Textes d'Antonio Grasci et de Louis Althusser mis en résonance par Blaise Buscail sur son site fermé La logique des réformes actuelles de l'éducation nationale.
1) Antonio Gramsci :
L’efficacité
éducative de la vieille école moyenne italienne, telle que l’avait
organisée la vieille loi Casati, n’était pas à chercher (ou à
nier) dans la volonté expresse d’être ou non école éducatrice,
mais dans le fait que son organisation et ses programmes étaient
l’expression d’un mode traditionnel de vie intellectuelle et
morale, d’un climat culturel répandu dans toute la société
italienne par de très anciennes traditions. Un tel climat et un tel
mode de vie sont entrés en agonie, et l’école s’est détachée
de la vie : c’est ce qui a déterminé la crise de l’école.
Critiquer les programmes et l’organisation disciplinaire de
l’école, cela signifie moins que rien si l’on ne tient pas
compte de telles conditions. Ceci nous ramène à la participation
réellement active de l’élève à l’école, participation qui ne
peut exister que si l’école est liée à la vie. Quant aux
nouveaux programmes, plus ils affirment et théorisent l’activité
du disciple et sa collaboration active au travail de l’enseignant,
plus ils sont prévus comme si le disciple était une pure passivité.
Dans la vieille
école, l’étude grammaticale des langues latine et grecque, jointe
à l’étude des littératures et des histoires politiques
respectives, était un principe éducatif dans la mesure où l’idéal
humaniste, qui s’incarne dans Athènes et Rome, était répandu
dans toute la société, était un élément essentiel de la vie et
de la culture nationales. Même le caractère mécanique de l’étude
grammaticale était vivifié par la perspective culturelle. Les
notions particulières n’étaient pas apprises en vue d’un but
immédiat pratico-professionnel : le but apparaissait désintéressé
parce que l’intérêt était le développement intérieur de la
personnalité, la formation du caractère à travers l’absorption
et l’assimilation de tout le passé culturel de la civilisation
européenne moderne. On n’apprenait pas le latin et le grec pour
les parler, pour devenir employé d’hôtel, interprète,
correspondant commercial. On les apprenait pour connaître la
civilisation des deux peuples, présupposé nécessaire à la
civilisation moderne, c’est-à-dire pour être soi-même et se
connaître soi-même en pleine conscience. Les langues latine et
grecque étaient apprises selon la grammaire, mécaniquement, mais il
y a beaucoup d’injustice et d’impropriété dans l’accusation
de mécanisme et d’aridité. On a affaire à de jeunes enfants
auxquels il importe de faire acquérir certaines habitudes de
diligence, d’exactitude, de bonne tenue même physique, de
concentration psychique sur des sujets déterminés, habitudes qu’on
ne peut acquérir sans répétition mécanique d’actes disciplinés
et méthodiques. Un savant de quarante ans serait-il capable de
rester seize heures de suite assis à son bureau s’il n’avait dès
l’enfance été contraint, par coercition mécanique, d’adopter
les habitudes psycho-physiques appropriées ? Si l’on veut
sélectionner de grands hommes de science, c’est encore par là
qu’il faut commencer, et c’est sur tout le domaine scolaire qu’il
faut faire pression pour réussir à faire émerger ces milliers ou
ces centaines, ou ne serait-ce que ces douzaines de savants de grand
talent, dont toute civilisation a besoin (même si l’on peut faire
de grands progrès dans ce domaine, à l’aide des crédits
scientifiques adéquats, sans revenir aux méthodes scolaires des
jésuites).
On apprend le
latin (ou mieux, on étudie le latin), on l’analyse jusqu’à ses
subdivisions les plus élémentaires, on l’analyse comme une chose
morte, c’est vrai, mais toute analyse faite par un enfant ne peut
porter que sur des choses mortes ; d’autre part, il ne faut pas
oublier que là où cette étude est faite sous cette forme, la vie
des Romains est un mythe qui, dans une certaine mesure, a déjà
intéressé l’enfant et l’intéresse, si bien que dans ce qui est
mort est présente une plus grande vie. Et puis, la langue est morte,
est analysée comme une chose inerte, comme un cadavre sur la table
de dissection, mais elle revit continuellement dans les exemples,
dans les narrations. Pourrait-on étudier de la même façon
l’italien ? Impossible ; aucune langue vivante ne pourrait être
étudiée comme le latin, cela serait et semblerait absurde. Aucun
enfant ne connaît le latin quand il en commence l’étude par une
telle méthode analytique. Une langue vivante pourrait être connue
et il suffirait qu’un seul enfant la connaisse pour rompre le
charme : tous iraient à l’école Berlitz, tout de suite. Le latin
(le grec aussi) se présente à l’imagination comme un mythe, même
pour l’enseignant. On n’étudie pas le latin pour apprendre le
latin ; depuis longtemps, en vertu d’une tradition
culturelle-scolaire dont on pourrait rechercher l’origine et le
développement, on étudie le latin comme élément d’un programme
scolaire idéal, élément qui résume et satisfait toute une série
d’exigences pédagogiques et psychologiques ; on l’étudie pour
habituer les enfants à étudier d’une façon déterminée, à
analyser un corps historique qu’on peut traiter comme un cadavre
constamment rappelé à la vie ; pour les habituer à raisonner, à
abstraire schématiquement tout en étant capables de redescendre de
l’abstraction à la vie réelle immédiate, pour voir dans chaque
fait ou chaque donnée ce qu’il a de général et ce qu’il a de
particulier, le concept et l’individu. Et la constante comparaison
entre le latin et la langue qu’on parle, que ne signifie-t-elle pas
du point de vue éducatif ? La distinction et l’identification des
mots et des concepts, toute la logique formelle avec les
contradictions des opposés et l’analyse des différents, avec le
mouvement historique de l’ensemble linguistique qui se modifie dans
le temps, qui a un devenir et n’est pas seulement une entité
statique. Pendant les huit ans de gymnase-lycée (Gymnase : Nom donné en Italie à des établissements scolaires comportant les premières classes du second degré. Quelque chose comme nos C.E.S.).
on étudie toute la langue historiquement réelle, après l’avoir
vue photographiée dans un instant abstrait sous forme de grammaire :
on l’étudie depuis Ennius (et même depuis les termes des fragments
des Douze Tables) jusqu’à Phèdre et aux auteurs chrétiens ; un
processus historique est analysé de sa naissance à sa mort dans le
temps, mort apparente puisqu’on sait que l’italien, auquel le
latin est continuellement confronté, est du latin moderne. On étudie
la grammaire d’une certaine époque, une abstraction, le
vocabulaire d’une période déterminée, mais on étudie (par
comparaison) la grammaire et le vocabulaire de chaque auteur
déterminé, et la signification de chaque terme dans chaque «
période « (stylistique) déterminée, on découvre ainsi que la
grammaire et le vocabulaire de Phèdre ne sont pas ceux de Cicéron,
ni ceux de Plaute ou de Lactance et Tertullien, qu’un même
assemblage de sons n’a pas la même signification à différentes
époques, chez différents écrivains. On compare continuellement le
latin et l’italien ; mais chaque mot est un concept, une image dont
la coloration varie selon les temps et les personnes dans chacune des
deux langues comparées. On étudie l’histoire littéraire des
livres écrits dans cette langue, l’histoire politique, les hauts
faits des hommes qui ont parlé cette langue. Tout ce complexe
organique détermine l’éducation du jeune homme, du fait qu’il
a parcouru, ne serait-ce que matériellement, cet itinéraire avec
ces étapes, etc. Il s’est plongé dans l’histoire, il a acquis
une intuition historiciste du monde et de la vie, qui devient une
seconde nature, presque une spontanéité, parce qu’elle n’a pas
été inculquée de façon pédantesque, par une « volonté »
extrinsèquement éducative. Cette étude éduquait sans en avoir la
volonté expressément déclarée, avec le minimum d’intervention
« éducatrice » de l’enseignant : elle éduquait parce
qu’elle instruisait. Des expériences logiques, artistiques,
psychologiques étaient faites sans « y réfléchir », sans se
regarder continuellement dans la glace, et surtout était faite une
grande expérience « synthétique », philosophique, de
développement historico-réel. Cela ne veut pas dire (et le penser
serait stupide) que le latin et le grec, comme tels, aient des vertus
intrinsèquement thaumaturgiques dans le domaine éducatif. C’est
toute la tradition culturelle, vivante aussi et surtout hors de
l’école, qui, dans un milieu donné, produit de telles
conséquences. On voit d’ailleurs comment, une fois changée la
traditionnelle intuition de la culture, l’école est entrée en
crise, et est entrée en crise l’étude du latin et du grec.
Il faudra
remplacer le latin et le grec comme point d’appui de l’école
formatrice et on les remplacera, mais il ne sera pas facile de
disposer la nouvelle matière ou la nouvelle série de matières dans
un ordre didactique qui donne des résultats équivalents pour
l’éducation et la formation générale de la personnalité, depuis
l’enfance jusqu’au seuil du choix professionnel. En effet, dans
cette période les études ou la majeure partie des études doivent
être désintéressées (ou apparaître telles à ceux qui
apprennent), autrement dit ne pas avoir de buts pratiques immédiats
ou trop immédiats, elles doivent être formatrices même si elles
sont « instructives », c’est-à-dire riches de notions
concrètes. Dans l’école actuelle, la crise profonde de la
tradition culturelle, de la conception de la vie et de l’homme
entraîne un processus de dégénérescence progressive : les écoles
de type professionnel, c’est-à-dire préoccupées de satisfaire
des intérêts pratiques immédiats, prennent l’avantage sur
l’école formatrice, immédiatement désintéressée. L’aspect le
plus paradoxal, c’est que ce nouveau type d’école paraît
démocratique et est prôné comme tel, alors qu’elle est au
contraire destinée non seulement à perpétuer les différences
sociales, mais à les cristalliser à la chinoise (Allusion au système du mandarinat dans l'ancienne Chine.).
Antonio Gramsci
Problèmes de civilisation et de culture
B. Buscail : Il n’est pas
inutile de comparer ce texte avec ce que peut raconter Althusser dans
son fameux article sur l’école (extrait plus large donné plus
bas).
Or, qu'apprend-on à
l'Ecole ? On va plus ou moins loin dans les études, mais on apprend
de toutes façons à lire, écrire, compter, — donc quelques
techniques, et pas mal d'autres choses
encore, y compris des éléments (qui peuvent être
rudimentaires ou au contraire
approfondis) de « culture scientifique » ou « littéraire »
directement utilisables dans les différents postes de la production
(une instruction pour les ouvriers, une autre pour les techniciens,
une troisième pour les ingénieurs, une dernière pour les
cadres supérieurs, etc.). On apprend donc des « savoir-faire».
Que faut-il
penser d’un tel passage ?
Que l’analyse
d’Althusser prend position devant une école qui a déjà
enregistré les changements annoncés par Gramsci ? Seule
l’étude historique de l’évolution de l’école en France peut
le dire. Or celle-ci semble montrer que les programmes ont été très
stables jusque au début des années 1970. Mais
alors, que fait Althusser ? Il prophétise ce qui doit arriver,
et donne aux réformateurs de « gauche » les instruments
théoriques POUR que cela arrive ?
2) Louis Althusser :
Extrait de
« Idéologie et appareil idéologiques d’Etats », texte reproduit dans Positions, ES, 1976, p. 71 à 73.
Pourtant il ne
suffit pas d’assurer à la force de travail les conditions
matérielles de sa reproduction, pour qu’elle soit reproduite comme
force de travail. Nous avons dit que la force de travail disponible
devait être « compétente », c’est-à-dire apte à être mise en
œuvre dans le système complexe du procès de production. Le
développement des forces productives et le type d’unité
historiquement constitutif des forces productives à un moment donné
produisent ce résultat que la force de travail doit être
(diversement) qualifiée et donc reproduite comme telle. Diversement
: selon les exigences de la division sociale-technique du
travail, à ses différents « postes » et « emplois ».
Or, comment
cette reproduction de la qualification (diversifiée) de la force de
travail est-elle assurée en régime capitaliste ? A la différence de
ce qui se passait dans les formations
sociales esclavagistes et servagistes, cette
reproduction de la qualification de la force de travail tend (il
s’agit d’une loi tendancielle) à
être assurée non plus « sur le tas » (apprentissage dans la
production même), mais de plus en plus en dehors de la
production : par le système scolaire
capitaliste, et par d’autres instances
et institutions.
Or,
qu’apprend-on à l’Ecole ? On va
plus ou moins loin dans les études, mais on apprend de toutes façons
à lire, écrire, compter, — donc quelques techniques, et pas mal
d’autres choses encore, y compris des
éléments (qui peuvent être rudimentaires
ou au contraire approfondis) de « culture scientifique » ou «
littéraire » directement utilisables dans les différents
postes de la production (une instruction pour les ouvriers, une autre
pour les techniciens, une troisième pour les ingénieurs, une
dernière pour les cadres supérieurs, etc.). On apprend donc des «
savoir-faire».
Mais à côté,
et aussi à l’occasion de ces techniques et ces connaissances, on
apprend à l’Ecole les « règles » du bon usage, c’est-à-dire
de la convenance que doit observer, selon le poste qu’il est «
destiné » à y occuper, tout agent de la division du travail :
règles de la morale, de la conscience civique et professionnelle, ce
qui veut dire, en clair, règles du respect de la division
sociale-technique du travail, et en définitive règles de l’ordre
établi par la domination de classe. On y apprend aussi à « bien
parler le français », à bien « rédiger », c’est-à-dire en
fait (pour les futurs capitalistes et leurs serviteurs) à « bien
commander », c’est-à-dire (solution idéale) à « bien parler »
aux ouvriers, etc.
Pour énoncer
ce fait dans une langue plus scientifique, nous dirons que la
reproduction de la force de travail exige non seulement une
reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une
reproduction de sa soumission aux règles de l’ordre établi,
c’est-à-dire une reproduction de sa
soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une
reproduction de la Capacité
à bien manier l’idéologie dominante pour les agents
de l’exploitation et de la répression,
afin qu’ils assurent aussi « par la
parole » la domination de la classe dominante.
En d’autres
termes, l’Ecole (mais aussi d’autres institutions comme l’Eglise, ou d’autres appareils
comme l’Armée) enseignent des « savoir-faire », mais dans des
formes qui assurent l’assujettissement
à l’idéologie
dominante, ou la maîtrise de sa « pratique ». Tous les agents
de la production, de l’exploitation et de la répression, sans
parler des « professionnels de l’idéologie » (Marx) doivent être
à un titre ou à un autre « pénétrés » de cette idéologie,
pour s’acquitter « consciencieusement » de leur tâche — soit
d’exploités (les prolétaires), soit d’exploiteurs (les
capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres),
soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses «
fonctionnaires »), etc.
La reproduction
de la force de travail fait donc apparaître, comme sa condition sine
qua non, non seulement la reproduction
de sa « qualification », mais aussi la reproduction de son
assujettissement à l’idéologie
dominante, ou de la « pratique » de cette idéologie, avec cette
précision qu’il ne suffit pas de dire
: « non seulement mais
aussi », car il apparaît que c’est
dans les formes et sous les formes de
l’assujettissement
idéologique qu’est
assurée la reproduction de la qualification
de la force de travail.
Mais par là,
nous reconnaissons la présence efficace d’une nouvelle réalité :
l’idéologie.
Ici, nous
allons présenter deux remarques.
La première
sera pour faire le point de notre analyse de la reproduction.
Nous venons
d’étudier rapidement les formes de la reproduction des forces
productives, c’est-à-dire des moyens de production d’une part,
et de la force de travail d’autre part.
Mais nous
n’avons pas encore abordé la question de la reproduction
des rapports de production.
source de l'image : http://en.wikipedia.org/wiki/Louis_Althusser
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Aidez-moi à améliorer l'article par vos remarques, critiques, suggestions... Merci beaucoup.