Tout cela, dira-t-on, est fort bien. Mais ce n’est pas
de la grammaire. Que deviennent pendant ce temps les trois sortes d’e, et la règle des participes, et même qui s’accorde quand il précède et
qui ne s’accorde pas toujours quand il suit, et les différentes manières d’écrire
quelque et toutes ces autres règles
que nous avons apprises dans notre jeunesse et qu’en écrivant nous nous
félicitons de savoir si bien appliquer ? De tout cela, il n’a pas encore été
question, et nous sommes ainsi conduits au second inconvénient que nous
signalions au commencement, savoir la part exagérée qui est faite dans nos écoles
à la langue écrite, et particulièrement à l’orthographe.
Les conditions particulières de notre langue, le caractère
savant de notre civilisation ont fait de la France le pays de l’orthographe.
Une réforme pareille à celle de Grimm en Allemagne, ou même à celle de l’Académie
espagnole, rencontrerait chez nous d’insurmontables résistances. Mais je voudrais
au moins que les finesses de notre orthographe restassent réservées au lycée et
qu’on n’en incommodât point nos petits paysans. Je voudrais aussi que l’instituteur
apprît à distinguer ce qui se rapporte à la langue écrite et ce qui appartient
à la langue parlée, et qu’il ne confondît pas ces deux sortes d’enseignements. Quand
vous dites, par exemple La maison que j’ai vu bombarder; et La maison que j’ai
vue tomber, où est la différence dans la prononciation ? et à moins que vous ne
songiez au futur poète qui peut se trouver dans la classe, et qui a besoin de
connaître les règles de prosodie, à quoi sert dans la langue parlée une telle
distinction ? Enseignez-la tant que vous voudrez au collège, mais faites-en
grâce à l’école primaire. Vous nous dites qu’il faut écrire entendus dans cette phrase : Les
hommes qui vous cherchent sont ici ; on les a entendus entrer. Je le veux bien,
mais essayez de prononcer cet s et
vous verrez qu’il vaut mieux ignorer la règle en parlant.
C’est pourtant à des vétilles orthographiques que l’on
gaspille le meilleur du temps, de la peine et de la bonne volonté de nos
enfants. Plus la règle est subtile, plus le maître y attache d’importance :
Un couvre-pied, des couvre-pieds. Mais il faut écrire : Un serre-tête, des
serre-tête (parce que chacun ne serre qu’une tête). Les deux Corneille étaient
frères. – Les Corneilles, les Racines sont rares. – Où est la différence, je vous
prie, et qui songera jamais à faire entendre cet s ? – Ne voyez-vous pas qu’au
lieu de la pomme vous donnez à l’enfant la pelure, et au, lieu de la chose, non
pas même le mot, mais l’image du mot ? Les bons élèves retiennent la règle, les
médiocres la savent à moitié et prennent l’habitude de l’à-peu-près. Les
esprits lents se découragent d’apprendre une science si difficile : leur
pensée va ailleurs, souvent là où elle ne devrait pas aller ; ils perdent le
respect de la classe et du maître.
L’orthographe nous prend plus de temps que l’histoire
naturelle. Elle n’a jamais fini de commander ; toujours elle a par devers
elle quelque subtilité nouvelle. Née dans l’école, grandie dans l’école, elle
en est devenue le tyran. Elle est le tourment de l’élève et, par un juste
retour des choses, le désespoir du maître. Non seulement elle coûte un temps
précieux à nos enfants mais c’est un des plus sûrs moyens de les déshabituer de
penser. Il faut écrire un verrou, des verrous ; mais il faut : un bijou,
des bijoux. Pourquoi ? Dites-leur au moins que dans l’ancienne orthographe française
qui comportait une plus grande liberté, on mettait indifféremment l’x ou l’s, et que l’irrégularité actuelle est un reste de cette ancienne incertitude.
Je suppose qu’une lecture amène le nom du Rhin ou du Rhône. Pourquoi y a-t-il
un h après l’r ; c’est que les mots comme rhétorique, rhume qui
viennent du grec, avaient une aspiration, et qu’on a confondu à tort avec ces
mots les noms de nos deux fleuves. L’enfant sera enchanté de savoir ces petites
choses ; le sens historique s’éveillera en lui ; il aura une idée
plus juste de l’orthographe ; il apprendra à distinguer le fond de la forme, l’être
de l’apparence, et tout en retenant sa règle, il s’habituera à faire des questions
aux autres et à lui-même.
Par la force même des choses, nos manuels accordent
autant et plus de place à telle règle d’orthographe d’un emploi rare et d’une
importance fort secondaire, qu’à tel principe qui doit être appliqué à tout
instant. Laissez les premières de côté et attendez pour les expliquer que la
lecture d’un texte vous en amène un exemple. Le malheureux élève qui lit son
rudiment croit que la langue française est semée de pièges. Ici encore il faut
que l’instituteur ne soit pas le serviteur du livre et qu’il présente le
rudiment comme un aide-mémoire et non comme un catéchisme dont tous les
articles méritent un égal respect.
Quand on traite de l’orthographe, il faut faire une
distinction entre le mécanisme grammatical, qui peut s’enseigner par règles, et
l’orthographe première des mots, qui ne s’apprend que par l’usage. Ainsi les
personnes et les temps du verbe appartiennent au mécanisme grammatical : je
sais que la troisième personne du pluriel finit en ent ou nt, que le
conditionnel se termine en rais. Mais
l’orthographe des verbes eux-mêmes ne peut s’apprendre une fois pour toutes. Je
ne saurais pas, si on ne me l’a dit ou si je ne l’ai vu, comment on écrit : fouetter,
dompter, astreindre, contraindre. Et de même comment deviner l’orthographe des
substantifs tels que moelle, arrhes, abbaye ? Cette partie de notre orthographe
française est si compliquée et si capricieuse, elle est si inexplicable pour
ceux qui ne savent pas l’histoire de la langue, qu’on ne peut espérer la faire
apprendre en ses détails à de jeunes enfants. Enseignez les choses essentielles ;
quant au surplus, fiez-vous à votre élève, si vous avez su lui communiquer l’habitude
de l’observation et le goût de la lecture. L’opinion qui attribue à l’orthographe
une si grande importance, sera pour lui un stimulant suffisant : le jeune
homme qui emporte de l’école la connaissance des principales règles de la
grammaire, qui aime la lecture et qui sait se servir d’un dictionnaire, peut
aisément compléter son éducation sur ce point.
Michel Bréal, Quelques mots sur l'instruction publique en France, 1872
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