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18 septembre 2013

L'écriture et la lecture (Maria Montessori)



Maria Montessori, L'Enfant, 9e éd., Desclée de Brouwer, pp. 121-131.
Traduit de l'italien par Georgette J.-J. Bernard.

Reposté sur le blog Apprendre à lire :
http://apprendrealire.eklablog.com/maria-montessori-lecture-et-ecriture-a104058246

DÉBUT DE L’ENSEIGNEMENT
L’ÉCRITURE — LA LECTURE

Je reçus un jour une délégation de deux ou trois mères. Elles venaient me demander d’apprendre à lire et à écrire à leurs enfants. Ces femmes étaient illettrées. Et, comme je résistais, trop loin, à cette époque, d’une telle entre­prise, elles m’exhortèrent avec insistance.
C’est alors que les plus grandes surprises me furent réservées. Je n’enseignai d’abord aux enfants de quatre à cinq ans que quelques lettres de l’alphabet que je fis découper dans du carton par la maîtresse. J’en fis égale­ment découper dans du papier émeri, afin de les faire toucher du bout du doigt dans le sens de l’écriture ; je rassemblai ensuite sur une table les lettres dont les formes étaient voisines entre elles, pour rendre uniformes les mouvements de la petite main qui devait les toucher.

source de la photo :
La maîtresse aimait ce travail et s’attacha à ce début si important. Nous étions étonnées de l’enthousiasme des enfants. Ils organisaient des processions, brandissant en l’air les petits cartons, ainsi que des étendards, et pous­saient des cris de joie. Je surpris un jour un enfant qui se promenait tout seul en disant : « Pour faire Sofia, il faut un S, un O, un F, un I, un A » et il se répétait les sons qui composent le mot. Il était donc en train de faire un travail, analysant les mots qu’il avait en tête et cherchant les sons qui les composaient. Il faisait cela avec la passion de l’ex­plorateur sur la voie d’une découverte ; il comprenait que ces sons répondaient à des lettres de l’alphabet. De fait, qu’est-ce que l’écriture alphabétique, sinon la corres­pondance d’un signe à un son ? le langage écrit n’est que la traduction littérale du langage parlé. Toute l’impor­tance du progrès de l’écriture alphabétique se trouve en ce point de rencontre où les deux langues se développent parallèlement. Au début, l’une — la langue écrite — tombe de l’autre, comme en gouttelettes éparses, détachées, qui forment, par la suite, un cours d’eau séparé, c’est-à-dire la parole, le discours.

source de la photo : http://www.lautreecole-montessori.com/

C’est un véritable secret, une clef qui, une fois décou­verte, redouble une richesse acquise, permet à la main de s’emparer d’un travail vital, presque inconscient comme le langage parlé, et de créer un autre langage qui le reflète dans tous ses détails. Il y a la part de l’esprit et la part de la main. Alors, la main peut déclencher une avance et, de cette goutte, faire tomber une cataracte. Tout le langage déferle. Un cours d’eau, une cataracte, ce n’est jamais qu’un ensemble de gouttes d’eau.
Une fois l’alphabet stabilisé, le langage écrit en dérive logiquement, comme une conséquence naturelle. Il faut, simplement, que la main sache tracer des signes. Les signes alphabétiques sont de simples symboles. Ils ne représentent aucune image ; ils sont donc très faciles à dessiner. Je n’avais pourtant jamais réfléchi à tout cela quand, dans la Maison des Enfants, se produisit l’événe­ment le plus important.
Un enfant se mit à écrire. Sa surprise fut telle qu’il cria de toutes ses forces : « J’ai écrit! j’ai écrit! » Ses cama­rades accoururent, intéressés, regardant les mots que l’en­fant avait tracés par terre avec un petit morceau de craie blanche. « Moi aussi ! moi aussi! » crièrent d’autres enfants, et ils se dispersèrent. Ils allaient chercher des moyens d’écriture ; quelques-uns se groupèrent autour d’une ardoise, d’autres se couchèrent par terre et, ainsi, le langage écrit fit son apparition comme une véritable explosion.
Cette activité inépuisable était comparable à une cata­racte. Ces enfants écrivaient partout, sur les portes, sur les murs et même, à la maison, sur les miches de pain. Ils avaient de quatre à cinq ans. L’établissement de l’écri­ture avait été un fait brutal. La maîtresse disait : « Cet enfant a commencé à écrire hier, à 3 heures. »
Nous nous trouvions vraiment devant un miracle. Mais quand nous présentions des livres aux enfants, (et beau­coup de personnes qui avaient appris le succès de l’école avaient apporté de très beaux livres illustrés), ils les accueil­laient avec froideur : ils les considéraient comme des objets contenant de belles images, mais qui distrayaient de cette chose passionnante qui concentre tout en soi : l’écriture. Ces enfants n’avaient certainement jamais vu de livres ; et, pendant un certain temps, nous cherchâmes à attirer leur attention dessus. Il n’était même pas possible de leur faire comprendre ce que c’était que la lecture. Les livres furent donc relégués dans l’armoire, en atten­dant des temps meilleurs. Les enfants lisaient l’écriture à la main, mais s’intéressaient rarement à ce qu’un autre avait écrit. On eût dit qu’ils ne savaient pas lire ces mots-là. Et quand je lisais à haute voix les derniers mots écrits, beaucoup d’enfants se tournaient, étonnés, vers moi, comme en se demandant : « Comment est-ce qu’elle le sait ? »
Ce fut près de six mois plus tard qu’ils commencèrent à comprendre ce qu’était la lecture ; et ce fut seulement en l’associant à l’écriture. Il fallait que les enfants suivis­sent des yeux ma main qui traçait des signes sur le papier blanc ; ils découvrirent alors que je transmettais ainsi mes pensées, aussi bien qu’avec la parole. Dès qu’ils en eurent clairement le sentiment, ils commencèrent à empoigner les morceaux de papier sur lesquels j’avais écrit, pour essayer de les lire, dans un coin : et ils essayaient mentale­ment, sans prononcer un seul son. On s’apercevait qu’ils avaient compris, quand un sourire venait soudainement épanouir le petit visage contracté par l’effort, ou quand un petit saut les détendait, comme par un ressort caché ; alors, ils se mettaient en action, parce que chacune de mes phrases était un « ordre », comme j’aurais pu en donner de vive-voix : «Ouvre la fenêtre », « viens près de moi », etc.
Et c’est ainsi que s’implanta la lecture. Elle se déve­loppa, par la suite, jusqu’à la lecture de longues phrases, qui commandaient des actions compliquées. Il semblait que le langage écrit fût envisagé par les enfants tout sim­plement comme une autre façon de s’exprimer, une autre forme du langage parlé, se transmettant comme lui, directement, de personne à personne.
Quand nous recevions des visites, les enfants qui étaient, auparavant, excessifs en formules de politesse, restaient maintenant silencieux. Ils se levaient et allaient écrire au tableau : « Asseyez-vous », « merci de votre visite », etc.
On parlait, un jour, d’un grand désastre survenu en Sicile, où un tremblement de terre avait entièrement détruit Messine, faisant des centaines de mille victimes. Un enfant de cinq ans se leva et alla écrire au tableau ; il commença ainsi : « Je regrette... » Nous le suivions en pensant qu’il voulait déplorer l’événement ; il écrivait : « Je regrette... d’être petit... » Quelle réflexion curieuse et égoïste était-ce là? Mais l’enfant continuait à écrire : « Si j’étais grand, j’irais aider... » Il avait fait une petite composition littéraire tout en démontrant son bon cœur. C’était l’enfant d’une femme qui vendait, pour vivre, des légumes dans la rue.
Tandis que nous étions en train de préparer un matériel pour apprendre l’alphabet imprimé aux enfants et tenter à nouveau l’épreuve des livres, ils se mirent brusquement à lire tout ce qu’ils trouvaient imprimé dans l’école ; et il y avait des phrases vraiment difficiles à déchiffrer, certaines même écrites en gothique sur un calendrier. À cette époque-là, des parents nous racontèrent que, dans la rue, les enfants s’arrêtaient pour lire les enseignes des boutiques, et qu’on ne pouvait plus se promener avec eux. Il était évident que les enfants étaient intéressés par les signes alphabétiques et non par les mots. Il y avait là une écriture différente et il s’agissait de la découvrir, en arrivant à l’extraire du sens d’un mot. C’était un effort d’intuition, comparable à celui qui donne la clef des écritures préhistoriques gravées sur la pierre.
Trop de hâte de notre part dans l’explication des carac­tères imprimés aurait éteint cet intérêt et cette énergie intuitive. Une simple insistance à faire lire des mots dans les livres aurait été une aide négative qui, pour un but sans importance, aurait compromis l’énergie de ces esprits dynamiques. Aussi, les livres restèrent-ils, longtemps encore, enfermés dans l’armoire. Ce ne fut que plus tard, que les enfants prirent contact avec eux. Cela se produisit à la suite d’un fait bien curieux : un enfant arriva un jour à l’école, tout excité, cachant dans sa main un morceau de papier chiffonné et confia à un camarade : « Devine un peu ce qu’il y a dans ce morceau de papier. — Il n’y a rien ; c’est un morceau de papier abîmé. — Non! c’est une histoire... » Une histoire là-dedans ? Voilà qui attira une foule intéressée. L’enfant avait ramassé la feuille sur un tas d’ordures. Et il se mit à lire ; à lire l’histoire.
Alors, on comprit ce que c’était qu’un livre. Et à partir de ce moment, on peut dire que les livres donnèrent un plein rendement. Mais beaucoup d’enfants, ayant trouvé une lecture intéressante, arrachaient la feuille pour l’em­porter.
La découverte de la valeur de ces livres fut vraiment bouleversante ; l’ordre habituel en était troublé et il fallait discipliner ces petites mains frémissantes qui détruisaient par amour. Mais, même avant d’avoir lu ces livres, avant d’arriver à les respecter, les enfants, un peu aidés, avaient corrigé leur orthographe et tellement perfectionné leur écriture, qu’on les jugea équivalents aux enfants de la troisième classe des écoles élémentaires.
Pendant tout ce temps, on n’avait rien fait pour améliorer les conditions physiques des enfants. Et pourtant personne n’aurait reconnu, dans ces visages colorés, dans ces petits êtres à l’aspect vivant, les pauvres petits, sous-alimentés et anémiques, qui semblaient nécessiter des soins urgents, des médicaments et des aliments reconstituants. Ils étaient bien portants, comme s’ils avaient fait une cure d’air et de soleil. En effet, si les causes psychiques déprimantes peuvent avoir une influence sur le métabolisme en abais­sant la vitalité, il peut se produire le contraire : les causes qui exaltent l’esprit peuvent également influer sur le méta­bolisme et sur toutes les fonctions physiques. Et c’en était une preuve. Aujourd’hui que les énergies dynamiques sont étudiées dans la matière, on n’en serait plus impres­sionné ; mais, à cette époque, ce fut une profonde sur­prise.
Tous ces événements firent parler de « miracles », et les histoires des enfants merveilleux se répandirent en un instant, au point que les journaux les commentèrent éloquemment. On écrivit sur eux des livres, et des roman­ciers s’inspirèrent si bien d’eux, qu’en donnant la des­cription de ce qu’ils avaient vu, ils semblaient illustrer
un monde inconnu. On parla de la découverte de l’âme humaine, on parla de miracles, on cita même des conver­sions d’enfants ; le dernier livre anglais sur ce sujet s’inti­tulait : « New Children ». Il vint de loin, et spécialement d’Amérique, beaucoup de gens pour constater ces phé­nomènes surprenants.
Les enfants pouvaient bien reprendre les paroles de la Bible qui se lisent à l’église le 6 janvier, précisément le jour anniversaire de l’inauguration de l’école : « Lève les yeux et regarde alentour : ils se sont tous assemblés pour venir vers toi. Vers toi se dirige la multitude, d’au delà de la mer. »

III
CONSÉQUENCES

Ce récit succinct de faits et d’impressions laisse per­plexe sur la question de la « méthode ». On ne comprend guère avec quelle méthode on peut obtenir de tels résul­tats.
Et c’est le point.
On ne voit pas la méthode. Ce qu’on voit, c’est l’enfant. On voit l’âme de l’enfant qui, libérée des obstacles, agit selon sa nature propre. Les qualités enfantines que nous avons dégagées appartiennent tout simplement à la Vie, au même titre que la couleur des oiseaux ou que le parfum des fleurs. Elles ne sont en rien le résultat d’une « méthode d’éducation ». Il est pourtant évident que ces faits naturels peuvent être influencés par l’éducation, dont le but est de protéger l’enfant, afin de favoriser son développement.
Les phénomènes survenus à la Maison des Enfants sont des phénomènes psychiques naturels. Ils ne sont pourtant pas apparents, comme les phénomènes naturels de la vie végétative. La vie psychique est si mobile que ses caractères peuvent brusquement disparaître, quand les conditions de l’ambiance ne sont pas propices ; d’autres caractères se substituent aux premiers. Aussi est-il néces­saire, avant de procéder à toute tentative d’éducation, d’éta­blir dans l’ambiance les conditions les plus favorables à l’éclo­sion des caractères normaux profonds. Il suffit, pour réaliser cette ambiance favorable, d’éloigner les obstacles, et c’est là le premier pas à faire, les bases mêmes de l’éducation.
Il ne s’agit donc pas seulement de développer les carac­tères existant, mais, avant tout, de découvrir la nature ; ce n’est qu’alors que l’on peut faciliter le développement du caractère normal.
C’est par hasard que, chez nous, les conditions se réa­lisèrent. L’une des plus caractéristiques a été cette am­biance plaisante offerte aux enfants. Ceux-ci, grandis en des lieux misérables, étaient particulièrement sensibles à cette maison propre et blanche, où ils trouvaient des tables neuves, de petits sièges construits pour eux et les pelouses de la cour ensoleillée.
Une autre condition essentielle était le caractère négatif de l’adulte : les parents illettrés, la maîtresse-ouvrière, sans ambitions ni préjugés. Cette situation réalisait un état de « calme intellectuel ».
On a toujours reconnu qu’un éducateur devait être calme. Mais on n’envisageait ce calme qu’au point de vue de son caractère, de ses impulsions nerveuses. Il s’agit ici d’un calme plus profond : d’un état de vide ou, plutôt, d’un manque d’encombrement mental d’où découlait une limpidité intérieure, un détachement de toute attache intellectuelle. C’est « l’humilité spirituelle » qui prépare à comprendre l’enfant, et qui devrait être la préparation essentielle de la maîtresse.
Une autre circonstance favorable fut l’offre aux enfants d’un matériel scientifique attrayant, déjà perfectionné pour l’éducation sensorielle.
Tout cela était capable de concentrer l’attention. Et rien n’aurait pu réussir si, en enseignant à haute voix, les énergies avaient été appelées de l’extérieur.
Donc, l’ambiance adaptée, le maître humble, et le matériel scientifique. Voilà les trois points extérieurs.
Cherchons à relever maintenant quelques manifesta­tions des enfants.
La plus saillante, celle qui semble presque due à une baguette magique faisant surgir les caractères normaux, c’est l’activité concentrée sur un travail, et s’exerçant sur un objet extérieur avec des mouvements de la main, guidés par l’intelligence. Alors, surgissent certains phénomènes ayant un mobile intérieur, tels que « la répétition de l’exercice » et « le libre choix ». Et l’enfant apparaît : illu­miné par la joie, infatigable ; l’activité est comme un métabolisme psychique, source de vie et condition de développement. C’est son choix qui, désormais, guidera tout ; c’est lui qui répond avec transport à certaines expé­riences, telles que le silence ; il s’enthousiasme pour l’enseignement qui lui ouvre la voie de la justice et de la dignité. Il absorbe intensément les moyens qui lui per­mettent de développer son esprit. Par contre, il est des catégories de choses qu’il refuse : les récompenses, les bonbons, les jouets. Il nous démontre, en outre, que l’ordre et la discipline sont pour lui des manifestations et des besoins vitaux. Et pourtant, c’est bien un enfant : frais, sincère, joyeux, sautillant, qui crie quand il s’enthou­siasme, qui applaudit, court, remercie avec effusion, appelle, sait démontrer sa gratitude ; il s’approche de tout le monde, admire tout, s’adapte à tout.
Dressons donc la liste de ce qu’il a choisi lui-même et tenons compte de ses manifestations spontanées. Notons ensuite ce qu’il a refusé en l’accompagnant du mot abo­lition :
       Travail individuel
Répétition de l’exercice
Libre choix
Contrôle du travail
Analyse des mouvements
Exercices de silence
Bonnes manières dans les contacts sociaux
Ordre dans l’ambiance
Propreté et soin de sa personne
Éducation des sens
Écriture indépendante de la lecture
Écriture précédant la lecture
Lecture sans livres
Discipline dans la libre activité.

2° Abolition des récompenses et des punitions
           >>       des syllabaires
           >>       des leçons collectives
           >>       des programmes et des examens
           >>       des jouets et de la gourmandise
           >>       de la chaire du maître enseignant.

Le plan d’une méthode d’éducation apparaît dans cette liste. En somme, c’est de l’enfant que sont venues les directives pratiques, positives et même expérimentales, pour construire une méthode d’éducation où son choix soit le guide, et où sa vivacité vitale serve de contrôle à l’erreur.
Il est à remarquer que, dans l’établissement qui s’en­suivit d’une véritable méthode d’éducation, longuement élaborée sur l’expérience, les directives premières, venues de zéro, se sont conservées intactes. Et l’on pense à l’em­bryon d’un vertébré, où apparaît une ligne qui s’appelle la ligne primitive : c’est un véritable dessin sans substance, qui deviendra par la suite la colonne vertébrale. On pour­rait distinguer trois parties : la tête, la section thoracique, la section abdominale ; et puis, beaucoup de points de …………..

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