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11 janvier 2013

Education des sens et abstraction (Pascal Dupré, Outils pour apprendre à calculer, 1)

Si le premier article du Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson est consacré au mot « Abaque », ce n'est pas seulement dû au hasard de l'ordre alphabétique : c'est aussi le reflet de la place prépondérante dans la méthode intuitive d'un matériel permettant de rendre sensibles aux enfants les abstractions mathématiques.   
     On trouve ainsi dans l'article « Mathématiques » un rappel des instructions officielles : « En tout enseignement, le maître, pour commencer, se sert d'objets sensibles, fait voir et toucher les choses, met les enfants en présence de réalités concrètes, puis peu à peu il les exerce à en dégager l'idée abstraite, à comparer, à généraliser, à raisonner sans le secours d'exemples matériels. Le meilleur moyen d'apprendre aux enfants à compter consiste à leur faire compter effectivement des objets semblables, comme des pois, des noisettes, ou de simples bûchettes analogues à des allumettes et que l'on a taillées d'avance. Des paquets de dix bûchettes liées ensemble serviront à introduire l'idée des dizaines ; et dix paquets semblables, réunis en un seul, donneront l'idée d'une centaine, etc... »
      Et plus loin : « Dès le début, il faut faire connaître aux élèves le mètre, le franc, le kilogramme et le litre ; non pas par une définition, mais en leur montrant des mesures effectives réelles, grandeur nature, en leur expliquant comment on mesure une longueur avec un mètre ou une capacité avec un litre. » 
     Ou encore : « L'idée première de chaque opération devra être introduite à propos d'un petit problème d'application, aussi simple que possible, sur des billes, des gâteaux, etc., et avec des nombres très petits, de façon que l'enfant soit amené à faire intuitivement ces opérations. »  
     Le Dictionnaire attribue la paternité de ces méthodes à une lignée de pédagogues qui s'inspirent des théories de Rousseau sur l'éducation des sens. 
      Il cite notamment Marie Pape-Carpantier « apôtre de la méthode naturelle, de la méthode qui prend la nature pour point de départ, ensuite pour guide et pour point d'appui ; qui s'adresse d'abord aux sens et, par leur moyen, met l'enfant en communication avec tout ce qui l'entoure » et l'article précise : « Elle répugne à l'abstraction ; elle ne parle qu'en présence de l'objet ou du moins de son image ; sa maxime est : « Un signe visible pour chaque chose visible »(Article « Pape-Carpentier (Mme) » de Eugène Brouard (édition de 1911)
    L'article « Calcul intuitif » mentionne également l'influence, dans le domaine mathématique, de la méthode de l'allemand Grube dont il résume ainsi l'esprit : « L’enfant doit retenir à force d’avoir vu et non à force d’avoir récité ».


Méthode intuitive, méthode naturelle, éducation des sens, le Dictionnaire Pédagogique se démarque cependant des pédagogies qui « répugnent à l'abstraction »
          On trouve ainsi (peu après le mot « Abaques »...), l'article « Abstraction » avec une mise au point de Buisson : « Le rôle de l'abstraction et des idées abstraites dans l'éducation intellectuelle est un des points controversés de la pédagogie théorique, un des problèmes délicats de la pédagogie pratique. [...] Depuis le commencement du dix-neuvième siècle, en particulier sous l'influence des idées de Rousseau, une vive réaction s'est faite contre l'abus de l'abstraction, et l'on est allé jusqu'à prétendre l'exclure de l'enseignement élémentaire. Nous croyons qu'il y a là un malentendu ...
       Et il commence par dénoncer les méfaits de l'abstraction prématurée : « Faire abstraire prématurément, c'est faire abstraire passivement, machinalement, sans profit pour l'intelligence. C'est cette considération qui a fait de nos jours le triomphe de la méthode dite intuitive. »
Puis il énonce les pédagogues qui ont tracé la voie de la méthode intuitive, sans omettre certains égarements. Ainsi Jacotot que Buisson qualifie gentiment d'utopiste : « Jacotot pousse si loin la prétention de se passer de l'abstraction, qu'il veut, même en lecture ou en grammaire, que la lumière se fasse dans l'esprit de l'enfant par une sorte de divination naturelle, par un travail spontané et inconscient d'analyse. »
       C'est bien sur le mot « naturel » que repose le malentendu évoqué par Buisson, qui rappelle justement que « l'abstraction est une faculté naturelle dont le développement ne saurait être impunément négligé ni même ajourné ».
        Et il poursuit : « Si légitime que soit cette réaction contre l'abus des procédés abstractifs et déductifs, il ne faudrait pas la pousser jusqu'à les bannir de l'enseignement. Il ne faut même pas reculer trop tard le moment où l'on fera de l'abstraction la forme et la condition de tout l'enseignement : trouver pour chaque élève et pour chaque étude le moment précis où il convient de passer de la forme intuitive à la forme abstraite est le grand art d'un véritable éducateur. Un enfant qu'on habituerait à ne jamais faire cet effort d'intelligence qu'exige l'abstraction, puis la généralisation, risquerait de prendre une sorte de paresse d'esprit, une lourdeur ou une difficulté de conception extrêmement fâcheuse »
Suivent deux règles pédagogiques pour l'emploi de l'abstraction dans l'enseignement. « La première est que l'abstraction dans tout enseignement, dans tout exercice, ait toujours été précédée de l'intuition et n'en soit que le résumé. La seconde est que l'abstraction soit graduée » Selon que ces règles seront ou non observées, l'abstraction sera « un désastreux procédé d'enseignement » ou « un secours pour la mémoire, une satisfaction pour l'intelligence, une ressource inappréciable pour le langage ».

Quant à Gabriel Compayré, il consacre un article à « l'éducation des sens » pour en démontrer les bienfaits et les limites : « Aujourd'hui la nécessité de l'éducation des sens est devenue un lieu commun de la pédagogie, et les exercices d'intuition ont acquis droit de cité dans nos écoles. Mais il reste beaucoup à faire pour les organiser d'après un ordre méthodique et rationnel.
    La condition psychologique essentielle du développement normal de la perception, c'est l'attention. En d'autres termes, les sens qui par leurs perceptions précises, exactes et nettes contribueront à former l'esprit, ont besoin eux-mêmes, pour vaquer à leur fonctions, de l'assistance d'un esprit attentif, maître de lui-même, s'appliquant à l'objet qu'il perçoit. On veillera donc à ce que l'enfant n'use pas de ses sens d'une façon distraite. Pour cela, il convient de ne pas lui présenter trop d'objets à la fois, ou du moins de ne pas faire défiler trop rapidement devant lui une trop grande succession et variété de choses. Il faut retenir son esprit sur un petit nombre d'objets, les lui faire examiner sous tous les aspects, exercer en un mot sa puissance d'observation.
      ...
      L'éducation des sens, si l'on en faisait l'objet principal du travail de l'école, ferait courir à l'esprit de véritables dangers. Elle matérialiserait l'intelligence. De plus elle la déshabituerait de l'effort. Gréard a remarqué avec raison que le spectacle des phénomènes sensibles amuse les enfants au point qu'ils y sacrifieraient tout le reste : calcul, histoire, grammaire. "Cette sorte d'étude, dit-il, est pour eux moins un travail qu'une distraction : elle les dissipe plutôt qu'elle ne les exerce. Nous avons banni de nos classes primaires l'ennui : prenons garde d'en faire un peu trop sortir l'effort. ».


      Cette catégorisation : concret-sensible-naturel-intuitif d'un côté, abstrait de l'autre a ses limites. Confondre méthode intuitive et éducation des sens c'est prendre le risque de restreindre l'intuition à sa forme sensible. C'est en partie vrai chez le tout jeune enfant, mais, dès que s'ébauche un raisonnement logique, c'est l'intuition intellectuelle, le « déclic » diront certains, qui permet la synthèse des éléments rationnels dans l'évidence de la compréhension.  
     Ferdinand Buisson développe cette notion dans l'article Intuition : « La méthode intuitive ne se borne pas à cette éducation des sens et par les sens: c'est par là qu'elle commence sans doute, mais pour se continuer en se généralisant de plus en plus. »« ...nous reconnaissons comme intuitifs les différents actes de l'esprit jugeant spontanément et affirmant indubitablement sur le seul témoignage des sens, de la conscience ou de la raison. Il y a intuition dans l'esprit quand il y a évidence dans l'objet qu'il considère; et nous tenons pour également légitimes les diverses formes d'intuition malgré les différences, parce que nous tenons pour également valables les divers modes d'évidence directe par lesquels la réalité ou la vérité s'impose à l'esprit. » 




A suivre......

Sommaire :


Pour poursuivre : 


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