Pascal Dupré, Quelques outils pour apprendre à calculer, 3 : Je me permettrai de
contester ce dernier extrait (voir ici) du Dictionnaire pédagogique en affirmant
qu'interdire de compter sur les doigts présente certainement un danger plus
grand que d'apprendre à calculer avec les doigts. Certains affirment
même qu'empêcher un enfant d'utiliser ses doigts pour compter peut conduire à une
mauvaise représentation du corps et entraîner des troubles dans le repérage
spatio-temporel. C'est en tout cas prendre le risque de brûler des étapes
importantes. Dans le domaine de la lecture, une pratique similaire visait à
interdire la lecture à voix haute pour le lecteur débutant, les dégâts ont été
considérables. Que l'on apprenne à se passer des doigts pour calculer et de
l'oralisation pour lire, certes, mais il ne faut pas mettre la charrue
avant les bœufs.
La main est le meilleur outil de l'enfant
pour entrer dans l'abstraction du nombre. Pour compter une collection d'objets,
il va associer successivement à chacun d'eux le nom qu'il aura mémorisé dans la
comptine numérique, il n'aura au début que la notion de nombre ordinal : il
pourra désigner le « un », le « deux », le « trois »..., c'est à dire le
premier, le deuxième, le troisième... Pour appréhender la notion de quantité,
c'est à dire la notion de nombre cardinal, il lui faudra deux aptitudes :
concevoir la notion d'unité, c'est à dire admettre que l'ordre dans lequel il
compte les objets ne modifiera pas le résultat final (c'est pourquoi il est
préférable de faire compter des objets « semblables », afin de neutraliser
toute différenciation qualitative), et garder le souvenir pour chaque unité de
toutes les unités précédentes. La main est donc le support idéal pour aider à
cette prise de conscience. Il lèvera successivement 3 doigts en comptant
le nombre d'objets qu'il voit, puis pour indiquer le résultat de son
dénombrement il lèvera simultanément les trois doigts en énonçant le
résultat. Le procédé ainsi décrit est évidemment limité aux dix premiers nombres
mais il en existe de plus complexes qui dépassent largement ces limites. Sans
s'attarder sur les systèmes qui utilisent pour dénombrer l'appariement avec
toutes les parties du corps, on signalera simplement l'utilisation des
phalanges des doigts opposés au pouce qui permettent de compter facilement
jusqu'à douze avec une main et jusqu'à soixante en combinant les deux mains (ce
qui n'est peut être pas étranger à l'utilisation des base douze et soixante).
Un ouvrage de calcul chinois du XVI° siècle indique même comment compter
jusqu'à cent mille sur une main et dix milliards sur les deux.
Il ne s'agit pas ici
d'aborder un système de numération corporel complexe mais d'envisager comment
le calcul sur les doigts peut favoriser les représentations mentales des dix
premiers nombres.
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numération sumérienne numération maya numération romaine
La structure de la main est à
l'image de cette limite de la perception humaine (4 doigts opposés au pouce) et
offre, en plus de la perception visuelle, la sensation kinesthésique qu'on ne
doit pas négliger dans l'apprentissage. Quand on parle de représentation
mentale du nombre on pense avant tout à une représentation visuelle mais le
nombre, pour le jeune enfant, c'est d'abord une perception sonore, un mot, au
sein d'une comptine, souvent associé à une durée ou à un rythme frappé dans les
mains (dans les jeux : « 1,2,3 soleil », « cache-cache », ou les ultimatums «
je compte jusqu'à 3... »). C'est bien évidemment insuffisant pour appréhender
la notion de nombre mais cela participe indéniablement à la construction de
cette notion.
La main offre en outre une représentation des relations
arithmétiques entre les dix premiers nombres : 2 et 3 s'obtiennent par addition
d'une unité (on lève un doigt de plus après le pouce 1+1, 2+1) mais pour monter
4, il est plus simple de cacher le pouce, c'est à dire de « montrer » 5 moins
1, dès lors on remarquera aussi que pour 3 on replie 2 doigts, c'est à dire « 5
moins 3 ». Quand l'enfant sera suffisamment exercé à observer, reproduire et
monter ces relations entre 1, 2, 3, 4 et 5, on pourra les associer à des
problèmes simples : « J'avais 3 billes, j'en ai gagné 2, combien ai-je de
billes maintenant ? J'avais 5 bonbons, j'en ai mangé 2, combien m'en reste-t-il
? J'avais 5 euros, j'ai acheté un pain avec 1 euro... ». La décomposition des 5
premiers nombres acquises, on passera à celle des nombres de 6 à 10, avec comme
perception première 6 = 5+1, 7= 5+2, 8 = 5+3, 9 = 5+4; 10 = 5+5, puis on
comptera les doigts repliés pour avoir 9=10-1, 8=10-2 ...
En montrant les doigts des 2 mains on pourra également
mémoriser les premiers doubles (2 pouces : 2 fois 1 égalent 2, 2 pouces et 2 index : 2
fois 2 égalent 4...) et bien sûr les premières moitiés. Quand toutes ces
combinaisons auront été mémorisées, on commencera à parler de « calcul mental »
en interdisant aux doigts de bouger. Mais il sera bien inutile et vain de
savoir quel type de représentation mentale sera privilégiée par chaque enfant.
Par exemple pour 5-3, entendra-t-il la formule 5-3=2 ? Verra-t-il 2 doigts de
sa main se replier pour en laisser 3 levés ? Sentira-t-il une impulsion
nerveuse au bout des doigts concernés, même sans les bouger ? Ou peut être même
un mélange de tout cela. Peu importe, il saura que 5-3 font 2 ...sur le bout
des doigts.
Pour la suite de l'apprentissage des tables d'addition
la mémoire auditive sera davantage sollicitée, mais si elle présente des
défaillances, il ne sera pas inutile de rappeler ces premiers calculs sur les
doigts et les décompositions de 5 et de 10. Par exemple « 8+7 » peut se
décomposer en « 8+2+5 = 10+5 = 15 », « 6+8 » en « 6+4+4 = 10+4 = 14 », mais il
est nécessaire pour cela de s'entraîner à enchaîner (avec, puis sans les doigts)
des suites d'additions et de soustractions de petits nombres (4-2+3+1-5...). On
trouvera également quelques techniques de calcul sur les doigts pour des tables
de multiplication mais elles font plus figure de gymnastique mentale ou de
remède d'urgence que de base d'apprentissage.
A suivre......
Sommaire :
Pour poursuivre :
- Catherine Huby et Sophie Wiktor, Se Repérer, Compter, Calculer en Grande Section.
- Pascal Dupré, Compter, Calculer au CP.
- Pascal Dupré et Catherine Huby, Compter, Calculer au CE1.
- Pascal Dupré et Catherine Huby, Compter, Calculer au CE2.
- Dictionnaire de pédagogie d'instruction primaire, Hachette, 1887. Et quelques textes de Ferdinand Buisson.
- Manuels de mathématiques fondés sur les programmes de 1887, 1923, 1945.
- Rudolf Bkouche, Abstrait vs. concret, une opposition ambiguë.
- Lenient, "Les bouliers-compteurs et numérateurs et le calcul mental", Journal des instituteurs, février-mars 1877.
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