11 juillet 2012

Les bouliers-compteurs et numérateurs


Comment utiliser ce type de boulier en classe ? A quoi sert-il ?

Voici la première partie d'un article de A. Lenient pour le Journal des instituteurs.

La publication s'étale sur 6 n° :
1) 4 fév 1877 ; 2) 11 fév 1877 ; 3) 18 fév 1877 ; 4) 25 fév 1877 ; 5) 4 mars 1877 ; 6) 11 mars 1877

L'original est à : http://www.inrp.fr/numerisations/ 

De l’enseignement élémentaire de l’arithmétique
dans les écoles primaires

Des bouliers-compteurs ou numérateurs
et du calcul mental

par A. Lenient


« Matheseos duplex est usus, unus in vita communi, alter ad perfectionem artis cogitandi, quae nuspiam magis, quam in Mathesi, pulchra dat specimina sui. »[1]

Voilà, certes, un début bien prétentieux, pédantesque presque pour notre journal. Nos lecteurs, fort heureusement, ne sont pas habitués à nous entendre parler latin, et nous leur promettons volontiers de ne plus jamais recommencer.
Mais ces paroles de Leibniz nous semblent résumer parfaitement le caractère, le but et les avantages de l’enseignement du calcul dans les écoles primaires : l’instruction ministérielle du 20 août 1857, à laquelle nous aimons toujours à nous reporter, parce qu’elle a constitué un véritable programme pour nos écoles, et toutes celles qui l’ont suivie, n’ont jamais rien dit de plus exact et de plus sage.
Oui, le but que doit se proposer l’instituteur dans son enseignement est double. Il faut qu’il se serve de cette science comme d’un moyen d’éducation ; qu’il l’applique au développement de l’intelligence, du jugement et du raisonnement de l’enfant ; et qu’il mette en même temps celui-ci en état d’appliquer ses connaissances à ses besoins ; qu’il le rende capable de calculer avec assurance, exactitude et facilité tout ce qui se présentera dans sa vie, quelle que soit la carrière qu’il aura embrassée.
Cette exposition suffit, ce nous semble, pour caractériser la méthode qu’il convient d’employer dans l’enseignement de l’arithmétique.
De toutes les matières du programme de l’instruction primaire obligatoire, l’arithmétique d’ailleurs est peut-être celle qui laisse le moins à désirer.
Dans nos examens du certificat d’études, dans nos concours cantonaux, les compositions de calcul sont généralement bonnes et les problèmes sont bien résolus.
S’ensuit-il que les leçons d’arithmétique sont toujours, comme le demande la circulaire du 20 août précitée, un exercice de logique et de morale populaires ? Sont-elles données toujours, dans le cours élémentaire principalement, avec cette simplicité et ce caractère d’utilité pratique qui doivent éveiller l’intérêt de l’enfant et lui faire acquérir « cette rapidité, cette dextérité d’opérations techniques sans laquelle il n’aura qu’une demi-science à peu près inutile ?[2] »
Hélas ! non. Combien de fois avons-nous assisté dans les écoles à la récitation par cœur des définitions du nombre, de l’addition, de la multiplication et des règles à suivre pour effectuer les quatre opérations, alors que les pauvres enfants, qui nous débitaient ces formules, étaient incapables d’écrire un nombre de trois chiffres !
J’ai raconté, ici même, autrefois[3], comment une leçon d’arithmétique pouvait être donnée par un claquoir, sans que le maître intervînt jamais, et sans qu’un élève traçât un seul chiffre sur son ardoise ou au tableau.
Combien de fois encore n’avons-nous pas vu des pères de famille proposer à leurs enfants, bons élèves, de nos écoles primaires, des problèmes usuels, qu’ils résolvaient, eux, rapidement et de tête, alors que nos grands garçons, obligés de prendre la plume et le papier, hésitaient ou se trompaient !
Evidemment ces habitudes d’études abstraites doivent disparaître ; ces récitations de définitions et de règles mécaniques doivent être proscrites de nos écoles.
« Les sens sont les premiers instruments de nos connaissances, a dit J.-J. Rousseau ; avant d’apprendre à l’enfant à lire, il faut lui apprendre à voir. »
Ce principe est vrai en tout et pour tout, en arithmétique particulièrement.
La base de l’enseignement du calcul sera donc pour nous l’intuition. Le maître devra employer, d’abord et pendant longtemps, des objets et des moyens sensibles, afin de donner à l’enfant une idée juste du nombre et de l’empêcher de « confondre le nombre ou l’idée avec les chiffres ou les signes qui n’en sont que la représentation.[4] »
Cet emploi de l’intuition a motivé certains ressentiments parmi les pédagogues et les professeurs.
« Vous matérialisez trop l’enseignement, disent les uns. En évitant tout travail à l’enfant, vous engourdissez ses facultés ; vous le rendez incapable d’initiative, de recherche et d’effort ; vous en faites un instrument passif, au lieu de développer et de fortifier chez lui la volonté, l’énergie, l’activité et une certaine confiance dans ses propres forces, confiance dont il aura besoin plus tard dans le cours de s vie. »
Il me semble qu’on confond ici l’enseignement élémentaire avec l’enseignement scientifique proprement dit.
L’enseignement scientifique s’adresse à des intelligences déjà exercées ; la méthode qui lui convient, c’est évidemment la méthode expositive, déductive ou dogmatique ; elle est tracée tout-naturellement par le développement et l’enchaînement des applications de la science elle-même. L’enseignement élémentaire, lui, a pour première condition de faire servir l’instruction à la culture des facultés de l’élève. Sa méthode doit être subordonnée à la nature de l’enfant et au développement de son intelligence ; c’est la méthode inductive, d’interrogation ou d’invention.
Que le maître donc, avant de dire aux enfants ce que c’est que le nombre, leur fasse compter des objets qu’ils connaissent ou peuvent se procurer facilement : les doigts de la main, des billes, les galets de leur cour de récréation, de petites bûchettes, des bâtonnets ou des jetons. Qu’il leur demande le nombre des fenêtres, des tables et des places de leur salle de classe ; le nombre des jours de la semaine, des mois de l’année, etc., etc. En même temps qu’il éveillera chez eux l’esprit d’observation, l’attention et la réflexion, il leur donnera de cette manière une foule de connaissances exactes et utiles.
Puis, quand ils auront ainsi acquis l’idée du nombre, qu’il justifie cette notion par des exercices de composition et de décomposition ; qu’il distribue à deux, trois élèves une certaine quantité de jetons, et qu’il leur fasse réunir, soustraire, analyser ces différents nombres.
Tous ces exercices intéresseront vivement les enfants, animeront la leçon d’arithmétique et prépareront à la numération écrite.
Des appareils spéciaux, d’ailleurs, ont été depuis longtemps inventés pour faciliter l’acquisition de ces notions premières. Les Russes ont la schtote, les Chinois avaient leur souan-pan, comme les Romains l’abacus : nous avons, nous les bouliers-compteurs et numérateurs.



boulier russe


boulier chinois ou suan-pan


boulier romain ou abacus


[1] Leibniz, Lettre à Friedrich Wilhelm Bierling (7 juillet 1711) (G VII 496) (Dutens V, 368) : paragraphe XIII. Suite du § XIII : « Itaque qui in altioribus meditationibus proficere volunt, etiam Matheseos excolere debent. Sed hoc non nisi ad paucos pertinet, qui ingenii humani pomoeria proferre student. »
[2] Rapport sur l’Exposition de Vienne.
[3] Voir page 356, année 1874.
[4] Hoffet, Arithmétique élémentaire.

L'article BOULIER du Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire Buisson 1887 reprend massivement les analyses développées dans cet article par Lenient :


Pour un recueil d'articles du Dictionnaire Buisson de 1887, consulter la page
LIRE ÉCRIRE COMPTER ; LA PÉDAGOGIE OUBLIÉE (site de michel Delord)
ou
LIRE ÉCRIRE COMPTER ; LA PÉDAGOGIE OUBLIÉE (site du SLECC)


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Autres articles sur les bouliers :

* A. Lenient, Journal des instituteurs, février-mars 1877 : "Les bouliers-compteurs et numérateurs et le calcul mental", gros article que j'ai divisé en plusieurs sous-chapitres :
1) Les bouliers-compteurs et numérateurs : introduction, la méthode intuitive
2)  Le calcul intuitif et le calcul abstrait
3) Le boulier-numérateur de Marie-Pape Carpantier
4) Le numérateur-Antoine ou le compteur-Antoine
5) Le numérateur Bardot
6) Le calcul mental et le calcul écrit
7) Les exercices d'arithmétique doivent être utiles et pratiques
8) Connaître et utiliser le système métrique
9) Utilité pratique et morale du calcul

* Pascal Dupré, "Des outils pour apprendre à calculer".

* Rosalie Hattemer, "De l'emploi du boulier" (1925)

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