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11 janvier 2013

Outils pour calculer, calcul mental, calcul posé

Deuxième chapitre de Quelques outils pour apprendre à calculer par Pascal Dupré, l'auteur du fichier de mathématiques Compter, Calculer au CP.

Pour illustrer sa théorie de l'abstraction, Buisson renvoie le lecteur du DP à l'article « Boulier ».
     « Ce qui importe, ..., c'est de déterminer en quel sens et dans quelle mesure l'emploi du boulier doit être approuvé. Il a rencontré des adversaires sérieux. L'un d'eux, M. Rambert, professeur à l'Ecole polytechnique de Zürich, disait à propos des bouliers figurant à l'Exposition universelle de Vienne (1873) : « Le boulier corrompt l'enseignement de l'arithmétique. La principale utilité de cet enseignement est d'exercer de bonne heure, chez l'enfant, les facultés d'abstraction, de lui apprendre à voir de tête, par les yeux de l'esprit. Lui mettre les choses sous les yeux de la chair, c'est aller directement contre l'esprit de cet enseignement. La nature a donné aux enfants leurs dix doigts pour boulier ; au lieu de leur en donner un second, il faut leur apprendre à se passer du premier. »

Cet acharnement contre le boulier n'est guère compréhensible si on ne se réfère à l'histoire de l'arithmétique. Buisson s'y engage : « L'idée de faire compter par les enfants des objets matériels avant de leur parler des nombres abstraits et des chiffres qui les représentent est trop naturelle pour ne pas être aussi ancienne que la civilisation. Elle a fait inventer dès l'antiquité des abaques plus ou moins perfectionnés. Chez nous, depuis la fin du moyen âge, on exerçait les enfants, comme le porte le titre de plusieurs vieux livrets d'école, à « sommer avec les jets » (jetons) ; Montaigne dit quelque part : 'Je ne sais compter ni à jet ni à plume '. » (Buisson, DP, article « Boulier »). Mais Buisson ne développe pas ce que sous-entend cette expression. 
Voici une gravure dont le commentaire permettra de mieux comprendre quels sont les véritables enjeux :

Cette gravure du début du XVIe siècle représente Dame Arithmétique tranchant le débat entre deux calculateurs. L'un représente les « abacistes », défenseurs des chiffres romains et du calcul « à jets », pratiqué avec des jetons déplacés sur un abaque, ancêtre du boulier. L'autre, symbolise les « algoristes » partisans du calcul posé « à (la) plume » et des chiffres arabes (d'origine indienne). Bien que l'attitude de la dame signifie sa préférence pour l'algoriste la querelle entre les deux camps durera plusieurs siècles en occident.
     Comme le montre la citation de Montaigne, l'enseignement du calcul, même dans les milieux cultivés, était souvent réduit à la lecture des nombres, à l'addition, voire la soustraction. La multiplication fut rarement enseignée dans les petites écoles avant la Révolution et la division à peu près jamais avant cette date. Ceci pour deux raisons : d'une part la complexité des méthodes opératoires et d'autre part le blocage des autorités religieuses et des calculateurs professionnels qui voyaient dans la démocratisation du calcul une perte de pouvoir et d'influence. Ces deux verrous sautèrent à la fin du XVIIIe siècle avec la simplification des techniques opératoires et l'interdiction de l'usage de l'abaque dans les écoles et les administrations imposée par la Révolution française.


Nous tirerons deux leçons de cet aparté historique :
- la première c'est que derrière toute forme d'enseignement, même quand il s'agit de mathématiques, se trouvent des enjeux politiques.
- la seconde, c'est qu'en matière d'éducation il faut se méfier de la notion de simple. Le calcul abstrait des algoristes est « simple » dans la logique de l'adulte, mais l'intelligence naturelle de l'enfant s'appuiera avec beaucoup plus d'aisance sur la « complexité » du boulier. Ce que Buisson résume ainsi : « Le simple, c'est l'abstrait » « Le réel ou le concret n'est jamais simple ». (Article "Abstraction")
Ce n'est donc pas tant l'usage du boulier en tant que support à l'enseignement par les sens qui est condamné ici, mais son usage en tant que « machine à calculer » qui serait une entrave au bon exercice du calcul mental « Le calcul mental est la base de toute instruction en ce qui concerne le calcul ; toute machine qui a la prétention de suppléer au calcul mental va contre le but de l'enseignement » nous rappelle Buisson.
Et la distinction est faite entre la « machine » qui se substitue à l'opération mentale et « l'objet sensible» qui matérialise cette opération pour mieux l'assimiler. « En montrant à l'enfant, en lui faisant voir les résultats d'une addition, d'une soustraction, d'une multiplication ou d'une division, le boulier diminue les efforts et la fatigue de l'enfant ; mais, par le témoignage des yeux, il grave profondément dans son esprit et dans sa mémoire tous ces résultats qu'il lui importe de conserver. Le boulier prépare, initie au calcul mental : nous n'avons jamais pensé qu'il pût le remplacer. »
On veut que l'enfant s'accoutume à « voir de tête », c'est très bien ; mais encore faut-il qu'il ait appris d'abord à voir avec ses deux yeux. Avant l'abstrait le concret, avant la formule l'image, avant l'idée pure l'idée sensible : c'est la loi générale de la saine pédagogie. ».

A cet acquittement du boulier (qu’il faut cependant réserver aux « tout jeunes enfants ») succède pourtant une condamnation du calcul sur les doigts :
« Le calcul sur les doigts a plus d'inconvénients que le boulier, comme l'a fort bien montré M. Lenient : « D'abord on ne peut pas disposer de sa main comme d'un objet étranger ; puis, apprendre aux enfants à calculer sur leurs doigts présente certainement un danger : les élèves continueront à s'en servir longtemps encore après qu'on les aura exercés à calculer de tête. C'est donc justement un obstacle au calcul abstrait que préconise M. Rambert. ».
Alors, dans la pratique, quels outils, quels supports peut-on utiliser pour concilier « l'éducation des sens » sans retarder pour autant la représentation mentale et l'abstraction ?
La présentation qui suit concernera principalement le matériel utilisable en CP, certains supports pourront être utilisés dès à la grande section d'autres seront réutilisables au CE1. Le problème des machines à calculer, des bouliers russes ou chinois ne sera donc pas abordé ni celui des calculettes, « boîtes noires » qui ne trouveront pas leur place en primaire.

Pascal DUPRE, Quelques outils pour apprendre à calculer

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