Article paru dans la revue Commentaire, été 2012
http://www.commentaire.fr/revue/138/revue-138-ete-2012.html
RÉPARER L'ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES
JEAN-MICHEL KANTOR Introduction à un débat 481
SOLOMON GARFUNKEL, DAVID MUMFORD Comment réparer l'enseignement des mathématiques ? 485
ACADEMIE DES SCIENCES Combattre l'innumérisme 487
PIERRE ARNOUX Réflexions à partir de l'article de Garfunkel et Mumford 488
MICHÈLE ARTIGUE Réparer ? 490
ÉRIC BARBAZO Les professeurs, les mathématiques et les futurs citoyens 493
DOMINIQUE BARBOLOSI L'interdisciplinarité : un atout majeur 495
WERNER BLUM Remarques sur l'enseignement des mathématiques en Allemagne 498
ALEXANDRE BOROVIK L'exemple de la modélisation 500
JEAN-PIERRE DEMAILLY Refondation d'un système éducatif ambitieux 502
LAURENT GOUZENES Pour une réforme de l'enseignement des mathématiques dans le secondaire 504
MICHAEL HARRIS Des a priori qui faussent le débat 508
JOSEPH MALKEVITCH Réflexions sur l'éducation mathématique aux États-Unis 509
JOËL MERKER Sept symptomes 513
YVES MEYER Comment ressent-on les mathématiques ? 514
OLIVIER REY Questions préalables à une réparation 516
NATHALIE SINCLAIR Que faut-il vraiment réparer ? 518
ALEXEI SOSSINSKY Mathématiques appliquées à l'école ? Ah, non ! 521
http://www.commentaire.fr/revue/138/revue-138-ete-2012.html
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RÉPARER L'ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES
JEAN-MICHEL KANTOR Introduction à un débat 481
SOLOMON GARFUNKEL, DAVID MUMFORD Comment réparer l'enseignement des mathématiques ? 485
ACADEMIE DES SCIENCES Combattre l'innumérisme 487
PIERRE ARNOUX Réflexions à partir de l'article de Garfunkel et Mumford 488
MICHÈLE ARTIGUE Réparer ? 490
ÉRIC BARBAZO Les professeurs, les mathématiques et les futurs citoyens 493
DOMINIQUE BARBOLOSI L'interdisciplinarité : un atout majeur 495
WERNER BLUM Remarques sur l'enseignement des mathématiques en Allemagne 498
ALEXANDRE BOROVIK L'exemple de la modélisation 500
JEAN-PIERRE DEMAILLY Refondation d'un système éducatif ambitieux 502
LAURENT GOUZENES Pour une réforme de l'enseignement des mathématiques dans le secondaire 504
MICHAEL HARRIS Des a priori qui faussent le débat 508
JOSEPH MALKEVITCH Réflexions sur l'éducation mathématique aux États-Unis 509
JOËL MERKER Sept symptomes 513
YVES MEYER Comment ressent-on les mathématiques ? 514
OLIVIER REY Questions préalables à une réparation 516
NATHALIE SINCLAIR Que faut-il vraiment réparer ? 518
ALEXEI SOSSINSKY Mathématiques appliquées à l'école ? Ah, non ! 521
http://www.commentaire.fr/revue/138/revue-138-ete-2012.html
ALEXEI SOSSINSKY source de l'image : The Summer School
"Contemporary Mathematics"
Russia, Dubna, 19-30 july 2007
|
Mathématiques appliquées à l'école ?
Ah, non !
L’ÉTUDE effectuée par PISA a
clairement montré que les élèves du secondaire en France et en Russie, dont le
programme d'enseignement mathématique est chargé, sont totalement incapables
d'appliquer leurs connaissances à la résolution des plus simples problèmes
pratiques. Les élèves américains, dont le programme est léger, ne font pas
mieux. Par contre, les élèves finlandais, qui ont très peu d'heures de
mathématiques, mais qui sont systématiquement entraînés à la résolution de
problèmes de la vie courante, réussissent très bien dans les tests de type
PISA. Ces résultats ont motivé beaucoup d'enseignants à repenser à fond les
programmes et les principes mêmes de l'enseignement des mathématiques à
l'école.
David Mumford et Solomon
Garfunkel ont proposé un moyen radical pour s'en sortir. Ils proposent, en
fait, tout simplement, d'éliminer les mathématiques « théoriques » des
programmes scolaires et de les remplacer par des applications mathématiques
pratiques. Malgré toute mon admiration pour les deux auteurs, je pense que, si
jamais leur programme était appliqué, il aurait un effet contraire à celui
escompté, il ne serait qu'une nouvelle étape de la dégradation de l'enseignement mathématique observée dans
le monde entier ces dernières décennies.
Utilité et compréhension
Que proposent concrètement Mumford et Garfunkel ? Je
cite, dans l'ordre où ils apparaissent dans l'article, les thèmes qui
devraient, selon eux, remplacer au lycée l'algèbre, la géométrie, l'analyse et
la théorie des probabilités : les prêts hypothécaires, la programmation des
ordinateurs, l'analyse des tests médicaux, l'étude des données numériques, de
l'ingénierie de base, du fonctionnement des moteurs et des signaux de télévision.
Les arguments principaux en faveur de cette révolution pédagogique sont que les
mathématiques « pures » sont difficiles à comprendre (telle la mystérieuse
lettre « x » en algèbre) et ne servent à rien dans la vie de tous les jours.
Eh bien, c'est vrai. Telles qu'on
les enseigne aujourd'hui au lycée, les mathématiques sont difficiles à
comprendre et, pour la majorité des gens, ne leur serviront jamais professionnellement.
D'autre part, je suis tout a fait d'accord avec Mumford et Garfunkel lorsqu'ils
affirment que les abstractions mathématiques
sont plus faciles à comprendre lorsqu'elles apparaissent dans des contextes
concrets de la vie réelle.
Regardons donc la « réparation de l'enseignement
mathématique » proposée par Mumford et Garfunkel à partir de ces deux points de
vue : son utilité dans la vie de tous les jours et la compréhension
réelle qu'elle donnerait des idées mathématiques sous-jacentes.
Quelle serait l'utilité du
programme Mumford-Garfunkel ? La ménagère qui a appris à l'école comment fonctionne
son téléviseur et le moteur de sa Renault, ça lui sert à quoi ? Le jeune homme
qui a appris le langage de programmation Pascal au lycée et qui remplit des feuilles
de calcul sur son ordinateur pour gérer une entreprise, sa maîtrise d'un
langage désuet lui permettra-t-elle de progresser au cours de sa carrière ? La
compréhension du fonctionnement des prêts hypothécaires lui servira, d'accord,
à ne pas faire de bêtises si jamais il se décide à acheter un appartement à
crédit, mais combien de fois le fera-t-il dans sa vie ? Les autres thèmes
proposés par Mumford et Garfunkel seraient-ils plus utiles ? Allons donc !
Sûrement pas plus que les techniques de résolution des équations
trigonométriques qu'on aime tellement enseigner encore aujourd'hui chez nous
en Russie et ailleurs.
Passons à la compréhension des idées mathématiques.
Est-ce que les notions de hasard et de probabilité sont plus faciles à
comprendre si elles apparaissent pour la première fois, disons, lors de l'étude
de la gestion des compagnies d'assurances ? Au premier abord, il semble que ce
soit effectivement plus simple de comprendre une idée dans sa réalisation
concrète plutôt que comme une abstraction pure. Mais il y a là un piège qu'il
faut éviter : si l'on comprend et l'on sait se servir de l'idée de probabilité
dans la gestion des assurances, saura-t-on comprendre et se servir des
probabilités dans d'autres situations ? Je pense que sur ce point cela dépend
beaucoup du professeur, de la façon dont il présente les idées principales, s'il
est capable de sortir un peu du cadre étroit de l'application de la théorie des
probabilités considérée. Sinon l'approche proposée ne donnera que des connaissances étroites d'utilité
restreinte.
Les applications proposées par Mumford et Garfunkel,
de même que les techniques de solution d'équations trigonométriques, pour ne
citer que cet exemple, ne sont pas seulement inutiles, ce ne sont pas des
mathématiques dignes de ce nom. Pour moi, les mathématiques sont un élément
essentiel de la culture humaine. C'est sous cet aspect qu'on doit les
enseigner, et non comme des théories formalisées et des techniques pour
résoudre des problèmes abstraits, ni comme des morceaux choisis disjoints des
mathématiques appliquées. Et ce sont les grandes idées mathématiques, celles
dont la dimension culturelle est la plus importante, que l'on retrouve le plus
souvent dans la vie courante. C'est elles qui doivent être étudiées en premier
lieu au lycée. Quelles sont-elles ?
Les grandes idées mathématiques
L'idée même de démonstration logique, la notion
générale de symétrie, l'introduction des systèmes de coordonnées, les fonctions
et leurs dérivées, la mesure, le hasard, la notion d'algorithme, la
présentation et l'analyse des données, voilà, je pense, les thèmes mathématiques
les plus importants et, j'insiste là-dessus, les plus utiles.
Les démonstrations que l'on
rencontre en mathématique, d'une part, enseignent à convaincre (la plaidoirie
de l'avocat, le discours du chirurgien qui veut convaincre un malade à se faire
opérer, le discours électoral d'un homme politique) et, d'autre part,
apprennent à n'être jamais convaincu par un discours émotionnel dénué de
rigueur logique (l'électeur par la démagogie du politicien, la ménagère par les
assertions tonitruantes et approximatives d'une publicité abusive).
La compréhension réelle des
nombreuses symétries qui existent dans le monde aide non seulement pour
l'aspect esthétique de la vie courante (ameublement d'une chambre, planification
d'un jardin), mais aussi dans des situations aussi variées que la• lecture
d'une table de données ou la vérification de l'honnêteté d'une élection
(l'absence de symétrie d'une courbe qui aurait dû être gaussienne a fait
scandale lors des élections récentes en Russie).
La possibilité (ou l'impossibilité) d'introduire des
coordonnées sont le point de départ de presque toutes les applications de
l'analyse (équations différentielles). Monsieur Tout-le‑Monde n'aura jamais à
en faire, mais il doit comprendre ce que c'est (sinon il ne pourra pas suivre
les informations géographiques, apprécier les trajets des vaisseaux cosmiques,
la construction des tunnels).
Je passe sur l'utilité de l'étude
de la mesure et du hasard, des probabilités, sauf pour noter par exemple que
les dames d'un certain âge, sans connaissance de la « loi des grands nombres[1]
», achètent volontiers des produits qui leur garantissent « 27 % de rides en
moins ». Beaucpup de gens grattent tous les matins des feuilles de loto depuis
des années, excités par l'espoir de devenir millionnaire et la peur de se
ruiner, ne sachant pas qu'en fait ils ont perdu presque exactement 1 % de la
somme totale investie (si c'était en France) ou presque exactement 6 % (si
c'était en Russie).
Le concept d'algorithme n'est pas
seulement un préambule général à l'étude des ordinateurs et de la
programmation, mais c'est une notion qui doit servir dans la vie de tous les
jours — pour expliquer à des invités éventuels comment trouver votre maison,
pour savoir clairement décrire une recette de cuisine, pour lire le mode
d'emploi d'un nouvel appareil électroménager.
Enfin, la présentation et l'analyse des données, qui
n'est pas, traditionnellement, un thème mathématique, devrait s'inscrire
normalement dans les cours de mathémathiques, et son utilité, en particulier
pour ceux qui n'ont pas la bosse des maths, est évidente.
Apprendre à réfléchir
Le contenu des cours de
mathématiques au lycée (le choix des thèmes mathématiques à étudier) est certes
très important, mais la manière (en particulier, la façon suivant laquelle on
aborde la solution des problèmes et leur choix) l'est encore plus. De mon point
de vue, la grande tare de l'enseignement mathématique en France et en Russie,
c'est l'entraînement systématique à la solution des « problèmes types » dans le
contexte théorique (mathématiques pures), auquel les lycéens sont soumis par les enseignants, y compris par
les meilleurs.
Voici un exemple. Lorsqu'on
commence à étudier les dérivées, la première chose que l'on enseigne, c'est
leur calcul dans la situation abstraite ; on commence par une douzaine
d'exercices de calcul de dérivées de polynômes (d'abord des monômes !), puis
d'autres séries d'exercices — avec fonctions exponentielles, trigonométriques
—, enfin des douzaines d'exercices où il faut appliquer la « règle de la
dérivée d'une fonction de fonction ». Si le professeur est bon, presque tous
les élèves de la classe maîtrisent ces techniques, mais, lorsqu'on leur donne
un problème réel qui se résout facilement grâce au calcul d'une dérivée, ils ne
savent plus quoi faire (à moins que ça soit un des problèmes types proposés
lors de l'étude du chapitre du manuel consacré aux « Applications du calcul
différentiel »).
Trouver la solution de problèmes
mathématiques devrait, mieux que toute autre activité, apprendre à réfléchir.
Dans la situation que je viens de décrire, elle fait exactement le contraire :
elle apprend aux jeunes gens à obéir et à fonctionner comme des automates.
Est-ce la faute des enseignants ? Absolument pas : ils n'ont pas le choix, ils
doivent préparer les élèves aux examens (le baccalauréat en France et l'examen
unifié d'État en Russie) où justement les mêmes problèmes types sont proposés.
Comment faudrait-il procéder ? Après (ou peut-être
même avant !) avoir donné la définition de la dérivée, il faudrait en donner
des exemples d'application réels et très variés, non seulement son
interprétation géométrique (tangente) et physique (vitesse), mais aussi sa
signification en économie, en sociologie, en biologie (croissance-décroissance)
et en astronomie (variations de la distance de la terre au soleil, de la
longueur de la journée), etc. Ensuite, il faudrait donner à calculer la dérivée
des fonctions les plus simples (on peut se limiter aux polynômes) et effectuer
de tels calculs dans des situations réelles où le résultat du calcul est
significatif. Plus tard, ayant appris (et compris !) la condition nécessaire
d'extreffium, il faudrait s'en servir pour résoudre toutes sortes de problèmes
d'optimisation (dans des contextes concrets). Parmi ces problèmes, il faudrait
en donner quelques-uns où cette méthode ne fonctionne pas, et les faire
résoudre par les (meilleurs) élèves grâce à d'autres idées.
En général, les exercices et les
problèmes doivent surtout se situer dans un contexte réel (parfois seulement
dans le cadre théorique des mathématiques « pures »), et l'on doit apprendre
aux élèves à penser, à réfléchir, avant de calculer et de résoudre, au lieu de
transformer les élèves en automates qui ne peuvent résoudre que des problèmes
de format fixe.
Je suis particulièrement sensible
à cet aspect de l'enseignement mathématique, ayant vécu pendant de longues
années dans un État totalitaire où une composante essentielle de la formation
idéologique était l'abrutissement intellectuel, qui se manifestait en mathématiques
justement par la création de réflexes d'obéissance automatique, sans jamais
réfléchir librement. (Chez nous en Russie, ce n'est que grâce aux écoles spécialisées,
où régnait une atmosphère de créativité et de liberté de pensée, que la
culture mathématique a survécu au pouvoir soviétique.) Le même danger existe
aussi dans les sociétés de consommation de l'argent-roi : l'abrutissement,
l'absence d'esprit critique, l'habitude de ne pas penser conviennent
parfaitement aux puissances financières qui dirigent nos pays.
Une magnifique tradition
Un dernier point important. L'enseignement des
mathématiques dans les grandes classes des lycées, en particulier le nombre
d'heures de mathématiques par semaine, dépend de la spécialisation des élèves.
En France, il y a beaucoup plus d'heures de mathématiques en section S
(scientifique) que chez les littéraires, en Russie il y a des classes
mathématiques (de six à huit heures de mathématiques par semaine) dans presque
tous les lycées et aussi des « écoles spécialisées » dans toutes les grandes
villes, où le niveau de l'enseignement des mathématiques reste très élevé. Les
élèves qui ont plus d'heures de maths sont tout à fait capables, en général, de
comprendre les abstractions mathématiques, et, pour eux, il n'est pas du tout
nécessaire d'insister sur les significations concrètes de ces abstractions.
De mon point de vue, il ne faut
pas changer l'enseignement traditionnel des mathématiques (assez abstraites,
plutôt formalisées) pour ce type d'élèves, en somme assez efficace en France,
et surtout en Russie. Chez nous, tout en privilégiant les mathématiques
abstraites, les enseignants des classes spécialisées et des écoles
physico-mathématiques ont toujours cherché à présenter les idées fondamentales
non seulement en profondeur, mais aussi en largeur, sans oublier de mentionner
leurs applications diverses. Il serait catastrophique de remplacer cette
magnifique tradition par l'étude des mathématiques appliquées.
Je prévois une objection du lecteur : la réforme dont
je viens de décrire les grandes lignes est-elle réaliste, serait-elle
réalisable ?
Je réponds honnêtement : non, elle
ne l'est pas. Pour la réaliser, il faudrait bouleverser les programmes du
secondaire (surmontant la résistance des enseignants, toujours opposés à tout
changement), complètement modifier le contenu des examens (baccalauréat,
concours universitaires), transformer la mentalité des professeurs de
mathématiques et, pour cela, modifier considérablement leur formation
universitaire, etc. Et, même si l'on réussissait à effectuer simultanément
toutes ces réformes, il n'y a aucune raison de croire qu'un tel bouleversement
ferait fonctionner efficacement le système éducatif actuel.
Mais je ne voudrais pas conclure
cet article sur cette note pessimiste. Il serait peut-être envisageable que
l'on puisse quand même, malgré toutes les difficultés, s'acheminer doucement
vers un enseignement au lycée où les grandes idées mathématiques (donc les plus
utiles) seraient expliquées dans des contextes concrets, de la vie réelle, où
l'on apprendrait à réfléchir — au moins un peu avant de commencer à résoudre
les problèmes. Une telle perspective me semble bien plus réaliste que de
remplacer, comme le proposent Mumford et Garfunkel, les grandes idées
mathématiques par des petits morceaux de mathématiques appliquées finalement
inutiles.
ALEXEI SOSSINSKY
[1] Qui exprime le fait que les caractéristiques d'un
échantillon aléatoire se rapprochent des caractéristiques de la population
quand la taille de l'échantillon augmente. Les théories statistiques visent à
préciser cet énoncé.
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