28 septembre 2011

Vivre comme un poisson, par Al-Farabi


§ 30. Puis, Platon rechercha dans un autre de ses livres
* si l'homme doit ou non préférer la sécurité et la vie accompagnées de l'ignorance, un mode de vie bas et de mauvaises actions —

* s'il y a ou non une différence entre l'existence et la vie de l'homme lorsqu'il mène un tel mode de vie, et son existence et sa vie, non en tant qu'homme, mais en tant qu'animal et en tant que pire qu'un animal.

* S'il y a une différence entre la mort et la non-existence de l'homme, son existence accompagnée d'ignorance et le fait de mener ce mode de vie inférieur, et le fait d'être un animal et pire qu'un animal.

* S'il est préférable de mener une vie de bête et pire que la vie d'une bête, ou de mourir.

* Si, lorsqu'un homme en arrive à désespérer de pouvoir vivre le reste de ses jours en conformité avec le mode de vie vertueux et la philosophie, et qu'il sait qu'à la fin de ses jours sa survie dépendra du fait qu'il mène un mode de vie bestial ou un mode de vie par lequel il deviendra pire qu'une bête, il doit mener une telle existence et la préférer ou s'il ne doit pas regarder la mort comme préférable.

* Et si, lorsqu'il a besoin d'être modéré ou courageux ou de posséder toute autre vertu, et que ni cette vertu, cette modération, ni ce courage ne sont vraie vertu, ni modération ni courage mais seulement tenus pour être tels, l'homme doit préférer la vie ou s'il doit préférer la mort.

Il rechercha ces choses en deux de ses livres ; le premier est la Protestation de Socrate devant les Athéniens, et le second est son livre connu sous le titre de Phédon (kâlan).

Il expliqua que l'on doit préférer la mort à une telle vie et qu'une telle vie conduit seulement à l'une de deux conditions : l'accomplissement, soit d'activités uniquement bestiales, soit d'activités pires que bestiales. Car il n'y a pas de différence entre <voir> un homme qui possède la bestialité la plus achevée et qui accomplit les activités les plus parfaites de ce genre, et supposer qu'il est mort et transformé en une bête de cette forme. Ainsi, il n'y a pas de différence entre un homme qui agit comme un poisson, et un poisson revêtu de l'apparence d'un homme : sa seule vertu est sa forme humaine et le fait qu'il agit comme un poisson parfait. Il n'y a aucune différence non plus entre le fait d'avoir une forme de poisson, d'agir comme un poisson et néanmoins de bien calculer ses actions comme un homme. Car en tout cela il ne possède pas d'humanité si ce n'est dans la mesure où le calcul, par lequel il accomplit bien l'activité de cette bête, est le calcul d'un homme. Il expliqua que plus il accomplit parfaitement l'activité de la bête, plus il est éloigné d'être humain ; si les activités de cette bête venaient d'un corps animé quelconque ayant la forme de cette bête ainsi que le calcul de l'homme au sujet de ces activités, ces activités ne seraient que l'activité la plus parfaite qui puisse procéder de cette bête - d'autant plus parfaitement et efficacement le corps animé accomplit les activités de cette bête, d'autant plus il s'éloigne de l'humanité.

Par conséquent, il vit que le temps et la vie de quiconque ne cherche pas ne sont pas ceux d'un être humain, et qu'il ne doit pas se soucier de mourir et préférer la mort à la vie à l'exemple de ce que fit Socrate. Car lorsqu'il sut qu'il ne pourrait survivre sans se conformer à de fausses opinions et sans mener un mode de vie bas, il préféra la mort à la vie. Cela fit voir clairement que si l'homme partage les opinions et les modes de vie des citoyens de ces nations et de ces cités, ou de celles qui leur ressemblent, sa vie ne sera pas celle d'un être humain ; et s'il souhaite s'écarter de leurs voies et s'en isoler pour rechercher la perfection, il mènera une existence misérable. Il est très improbable qu'il puisse parvenir à ce qu'il souhaite. Car il sera nécessairement exposé à deux sorts, ou bien la mort, ou bien la privation de la perfection.

Par conséquent, il lui devint clair qu'il faut une autre cité et une autre nation, différentes des cités et des nations existant en ce temps-là. Par conséquent, il lui fallut rechercher ce qui distingue cette cité. Il commença par rechercher ce qu'est la vraie justice, comment elle doit être et comment elle doit être appliquée. Comme il menait cette recherche, il vit qu'il lui fallait examiner la justice généralement reçue et appliquée dans les cités.
texte modifié dans la mise en forme (passages mis en gras et retours à la ligne avec *), extrait de La Philosophie de Platon, d'Al-Farabi, traduit par Olivier Sedeyn et Nassim Lévy, éditions Allia, 2002




La Philosophie de Platon

Traduit de l'arabe et annoté par Olivier Seyden et Nassim Lévy. 

“Le Platon de Fârâbî présente Platon comme un homme qui eut à découvrir entièrement par lui-même la signification même de la philosophie. Il ne présente pas tant le Platon historique que le philosophe typique, lequel, une fois parvenu à la maturité de l’esprit, ‘comme un homme qui marche seul et dans les ténèbres’, doit prendre un nouveau départ et suivre son propre chemin quelle que soit l’importance de l’assistance qu’il a reçue de ses maîtres et leur talent. Par ce fait même, Fârâbî se révèle un vrai platonicien.” (Leo Strauss)
La Philosophie de Platon est un texte clef de la philosophie islamique médiévale. Il permet de découvrir un pan méconnu de l’histoire des idées : la résonance qu’eut, dans le monde musulman, la philosophie platonicienne et aristotélicienne. Al-Fârâbî nous offre ainsi une image de Platon déroutante pour un lecteur occidental. Il s'attache principalement à l'aspect politique de sa philosophie, et la façon dont celle-ci propose une conception du bonheur qui peut rejoindre celle du philosophe musulman.



NOTICE "AL-FARABI", par Olivier Sedeyn et Nassim Levy
On ne connaît que peu de choses de la vie d'Abû Nasr Muhammad Ibn Muhammad Ibn Tarahân Ibn Usalug Al-Fârâbi, et les renseignements biographiques qui nous sont fournis par ses disciples et successeurs sont bien souvent soumis à caution. Selon l'avis courant, il est né vers 87o (259 de l'hégire) dans un petit village du district de Fârâb. Sa famille, d'ascendance perse, avait migré depuis plusieurs générations dans cette région de l'actuel Turkestan, et son père avait suivi la carrière militaire jusqu'au grade de général. Après des études à Fârâb et Bukhara, il part pour Baghdâd poursuivre sa formation intellectuelle. Il étudie, officie comme Qadi (juge) puis enseigne dans la capitale abbasside durant de longues années (env. 901-941) et accomplit plusieurs voyages dans l'Empire byzantin pour compléter ses recherches linguistiques et philosophiques. Suite à l'accélération du démembrement de l'empire musulman et à la dégradation de la situation à Baghdâd même, il part en Egypte puis en Syrie, pays dans lequel il demeurera jusqu'à sa mort en 96o/339.

Ne sont parvenus jusqu'à nous qu'une centaine d'ouvrages attribués à Al-Fârâbî, dont la majorité est consacrée à la logique (monographies, commentaires et paraphrases de traités d'Aristote et des aristotéliciens). Le reste de sa production porte sur des questions de métaphysique, d'éthique, de science politique, de sociologie, de médecine et même de musicologie — musicien accompli, on lui doit le Kitâb al-Mûsîqâ al-Kabir ("Grand livre de la Musique"), l'invention d'instruments et le perfectionnement du système de notation musicale. Son œuvre encyclopédique et l'importance de ses travaux philosophiques lui ont valu d'être connu de la postérité comme le "Deuxième Maître" (al-Mou'allinz al-Thanz), le premier étant Aristote.

Le développement de la pensée théologique et philosophique en pays d'Islam au Moyen Age s'est avant toute chose appuyé sur la traduction, l'étude et le commentaire des textes grecs et hellénistiques. Au milieu du Xe siècle, les érudits arabes disposaient de traductions de la totalité du Corpus Aristotelicum, de bon nombre de commentaires de l'école aristotélicienne, de quelques dialogues de Platon (parmi lesquels, de manière assurée, figuraient Le Timée, La République et Les Lois), d'extraits des Ennéades de Plotin, plus connus sous le titre de Théologie d'Aristote, ainsi que de nombreux textes apocryphes attribués à Aristote ou Platon. Ces traductions se fondaient sur le texte original grec ou sur des traductions en syriaque. De très bonne qualité, elles ont été utilisées jusqu'à nos jours pour corriger ou compléter certains textes grecs douteux ou perdus.

La Philosophie de Platon constitue la partie centrale d'une trilogie intitulée Philosophie de Platon et d'Aristote, dans laquelle elle est encadrée par L'Obtention du bonheur et La Philosophie d'Aristote. En 1936 paraît à Paris La Place d'al-Fârâbî dans l'école philosophique musulmane d'Ibrahim Madkour, première étude moderne consa­crée aux travaux philosophiques d'Al-Fârâbî. En 1943 est publié à Londres le texte arabe de la Philosophie de Platon accompagné d'une traduction latine. Léo Strauss consacre deux ans plus tard une étude au Platon d'Al­Fârâbî (Léo Strauss, Le Platon de Fârâbî, Paris, Editions Allia, 2002). Muhsin Mahdi, également auteur de La Cité vertueuse d'Alfarabi (Albin Michel) et de l'article consacré à Al-Fârâbî dans l'Histoire de la philo­sophie politique dirigée par Léo Strauss et Joseph Crop­sey (P.U.F., 1994), propose en 1969 une traduction anglaise de l'intégralité de la trilogie sous le titre Al­farabi's Philosophy of Plato and Aristotle (Cornell Paper­backs, New York), à partir de laquelle a été établie la traduction française publiée dans le numéro 67 de la revue Philosophie en septembre 2000. Notre édition est la première à proposer une traduction établie à partir du texte arabe.



VOIR AUSSI :

Al-Farabi, le Second Maître

Devenir le Centre Culturel & Scientifique du Monde : l'exemple du monde musulman au Moyen-Age

Pour commencer à étudier la philosophie médiévale, par Leo Strauss

 

"Car chaque être est fait pour atteindre la perfection ultime qu'il est susceptible d'atteindre conformément à sa place dans l'ordre de l'être. La perfection spécifique de l'homme est appelée le bonheur suprême."
Dans ce texte composé de 64 paragraphes, Al-Fârâbî recherche quelles sont les choses qui permettent aux nations et à leurs habitants d’atteindre le bonheur terrestre et le bonheur suprême dans la vie à venir. De façon rationnelle, il décrit les différentes étapes qui mènent peu à peu jusqu’au plus haut stade de la félicité. Ses conseils s’adressent aux gouvernants mais aussi au simple citoyen et dessinent ainsi un modèle de cité idéale. C’est, avec quelques siècles d’avance, un véritable humanisme qui se met ici en place, fait de tolérance et de foi en la raison, et visant à concilier bien public et bonheur individuel.

 

 

Le Platon de Fârâbî,Leo Strauss

“Le Platon de Fârâbî s’occupe essentiellement du bonheur et en particulier de la relation de la philosophie avec le bonheur ; et dans la mesure où le bonheur est le sujet de la science politique, nous pouvons dire que son Platon est essentiellement une recherche politique. Dans le cadre de cette philosophie politique, le Platon de Fârâbî examine entre autres choses le caractère essentiel de la philosophie : afin d’établir le rapport entre la philosophie et le bonheur, il lui faut établir en premier lieu ce qu’est la philosophie elle-même.”
Cette étude inédite resitue le commentaire de Platon par Al-Fârâbî dans son contexte culturel et philosophique, le Moyen Âge musulman. Familier aussi bien de la philosophie arabe qu’occidentale, Leo Strauss offre une lecture lumineuse de ce traité et met au jour le matérialisme caché d’Al-Fârâbî. Au-delà de ce cas particulier, ce livre pose les questions essentielles du bonheur, du pouvoir et de la démocratie en général.

Prof. Dr. Mubahat TÜRKER - KÜYEL


Bibliographie Al-Farabi (2002) arabe, anglais, français

 

The Political Writings

Selected Aphorisms and Other Texts
Translated by Charles Butterworth
Alfarabi was among the first to explore the tensions between the philosophy of classical Greece and that of Islam, as well as of religion generally. His writings, extraordinary in their breadth and deep learning, have had a profound impact on Islamic and Jewish philosophy. This volume presents four of Alfarabi's most important texts, making his political thought available to classicists, medievalists, and scholars of religion and Byzantine and Middle Eastern studies.
In a clear prose translation by Charles E. Butterworth, these treatises provide a valuable introduction to the teachings of Alfarabi and to the development of Islamic political philosophy. All of these texts are based on new Arabic editions. Two—The Book of Religion and Harmonization of the Two Opinions of the Two Sages, Plato the Divine and Aristotle—appear in English for the first time. The translations of the other two works—Selected Aphorisms and chapter five of the Enumeration of the Sciences—differ markedly from those previously known to English-language readers.
Butterworth situates each essay in its historical, literary, and philosophical context. His notes help the reader follow Alfarabi's text and identify persons, places, and events. English-Arabic and Arabic-English glossaries of terms further assist the reader.




Philosophy of Plato and Aristotle

Translated by Muhsin Mahdi
Foreword by Charles Butterworth, Thomas L. Pangle

This long-awaited reissue of the 1969 Cornell edition of Alfarabi's Philosophy of Plato and Aristotle contains Muhsin Mahdi's substantial original introduction and a new foreword by Charles E. Butterworth and Thomas L. Pangle. The three parts of the book, "Attainment of Happiness," "Philosophy of Plato," and "Philosophy of Aristotle," provide a philosophical foundation for Alfarabi's political works.
http://www.cornellpress.cornell.edu/book/?GCOI=80140100127630   

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