CHAPITRE XV
LA LEÇON DE CHOSES
La leçon de choses est la leçon par excellence, parce qu’elle est
intimement liée à l’acquisition de la langue maternelle et à la culture de tous
les sens. – La mère ne donne pas de leçon
à son petit enfant. – Une règle absolue pour la leçon de choses. – La leçon de
choses doit être graduée ; ce qui convient aux grands ne convient pas aux
petits. – En quoi consiste le talent de l’instituteur. – Ce que l’enfant doit
savoir. – La vie de l’école est une leçon de choses ininterrompue, si la
directrice sait s’y prendre. – Comment elle doit préparer sa leçon quand elle en fait une. – Résumé.
Ce qui est, dans l’école maternelle comme dans la famille,
la leçon par excellence, c’est la leçon
de choses. C’est la leçon par excellence, parce qu’elle est intimement liée
à l’acquisition de la langue maternelle et à la culture de tous les sens. L’enfant
prend des leçons de choses dès le berceau. Grâce à la curiosité de ses yeux
avides de voir, de ses doigts avides de toucher, de ses narines avides de
sentir, de ses oreilles avides d’entendre, de son palais avide de goûter, les
leçons se succèdent, se multiplient, se lient entre elles et se confondent. Si
la mère peut, grâce à sa culture
intellectuelle, revêtir du mot propre
chaque sensation, chaque idée de l’enfant, si elle peut lui nommer ce qu’il
voit et ce qu’il touche, il se développe dans des conditions excellentes.
Ces notions, elle ne les donne pas à brûle-pourpoint,
sans y être sollicitée ; a-t-on jamais vu une mère intelligente essayant de
faire prononcer à son bébé le nom d’un objet qui n’est pas à la portée de son
regard ? Et, quand il a grandi, qu’il sait parler, l’a-t-on jamais vue l’asseoir
sur une chaise et lui dire : « Bébé, sois bien sage ; mets les mains
au dos ; écoute ce que je vais te dire : voici un objet qui s’appelle un
soufflet, il sert à activer le feu ; on le fait aller comme cela. » Non !
l’enfant s’est emparé du soufflet qui était à sa portée, il l’a tourné,
retourné, il est arrivé à en écarter, à en rapprocher les deux moitiés, il a
recommencé et recommencé encore. La mère intervient alors : C’est le soufflet. « Souffle avec la
bouche, comme le soufflet. » La leçon est donnée, il n’a pas fallu de gradin ni
de table, il n’a pas fallu surtout commencer par faire disparaître toute la
spontanéité de l’enfant, en lui disant : « Sois bien sage, écoute », et c’est
l’enfant lui-même qui a fourni les éléments de sa propre instruction.
Règle absolue : l’enfant doit voir la chose sous toutes ses faces, sous tous
ses aspects, le dessus et le dessous, l’intérieur et l’extérieur ; il doit
la voir dans la lumière et dans l’ombre, avec les yeux, mais aussi avec les
doigts, – car il ne voit bien que ce qu’il touche ; – il doit la sentir si
elle a de l’odeur, l’écouter si elle a du son, la goûter si elle a de la saveur.
La leçon que l’enfant a provoquée est, pour lui, la meilleure
; essayons de la lui faire provoquer. En tout cas, amenons-le à la désirer.
Rien de plus facile à l’école. Si, en effet, l’école maternelle est ce que nous
la rêvons, si l’enfant a été autorisé à y apporter le matin l’objet qui l’intéresse,
s’il est libre de ses mouvements au lieu d’être assis, s’il est dans le jardin
au lieu d’être dans le préau, et, par conséquent, dans des conditions
favorables aux découvertes, la directrice doit s’attendre à une infinité de
questions.
Pour les traiter à
fond, il lui faudrait une instruction scientifique que peu de personnes
possèdent, mais on ne lui demande pas de les traiter à fond ; on la prie, au contraire, de ne pas l’essayer, car cette prétention,
– absolument injustifiée d’ailleurs, puisqu’un spécialiste seul est en état de
le faire, – cette prétention est une des erreurs les plus graves de nos écoles
maternelles. La leçon de choses y est pour l’enfant de trois ans la même que
celle de la section des grands ; celle de la section des grands est la même que
celle de l’école primaire ; celle de l’école primaire est, bien souvent aussi,
disproportionnée, si bien qu’il faudrait presque monter jusqu’à la Faculté des
sciences pour y trouver le type de la leçon unique que subissent les étudiants de tout âge, à commencer par
ceux qui ne savent pas parler.
Voici un exemple le mouton (un sujet dont on use et
dont on abuse dans les écoles). Le mouton est un ruminant pour la section des petits, comme il est un ruminant pour la section des grands,
comme il sera un ruminant pour les
enfants de l’école primaire, capables seuls de comprendre – si elle leur est
bien expliquée – cette leçon de physiologie. Ce mouton ! l’enfant le prend dans
le pré, –, c’est tout juste s’il comprend – il le conduit à l’abattoir, de l’abattoir
à la boucherie, de la boucherie – ce qu’il en reste du moins – à la tannerie, à
la filature, au tissage, au magasin de nouveautés, à la fabrique de chandelles,
à l’usine de noir animal, etc. Quel voyage! un voyage à toute vapeur, où les
cahots ne sont pas épargnés et où les tunnels sont nombreux. Ce ne sont presque
que des tunnels ! les pauvres petiots sont ahuris et n’y voient goutte. – Cependant,
me dira-t-on, si un petit curieux – un brave enfant, celui-là – demande : «
pourquoi l’animal, quand il ne broute plus, fait-il encore et sans cesse aller
sa bouche ? » II faut lui répondre, mais pas en lui parlant des trois estomacs :
en lui disant qu’au lieu de mâcher peu à peu leur nourriture, comme nous, et comme
la plupart des autres animaux, les moutons coupent d’abord toute l’herbe de
leur repas et l’avalent ; puis que, en prenant leur temps, ils la font
revenir peu à peu dans leur bouche, pour la mâcher. Je suis sûre que l’enfant
sera satisfait.
Le talent de l’instituteur consiste, d’ailleurs, à
penser non pour lui-même, mais pour ses élèves. Il ne doit pas se croire obligé
de dire tout ce qu’il sait du sujet
qu’il traite : il doit au contraire se demander ce qui, de ce sujet, peut
convenir aux enfants ; il doit savoir trier et présenter à chacun la nourriture
qui convient à son âge, et avec une préparation telle qu’il se la puisse bien
assimiler.
Or l’enfant doit savoir le nom de l’objet, en quoi il est
fait, et ce qu’on en fait. S’il s’agit d’un animal : son nom, sa
nourriture et alors, autant que possible, son caractère, ses mœurs. « Un chien
qui avait naguère accompagné à l’hôpital son maitre blessé, ayant été lui-même
victime d’un accident, est allé se présenter au concierge du même hôpital ! »
Voilà ce qui intéresse les enfants de l’école maternelle. La sollicitude de la
poule pour ses poussins, celle de la chatte qui nourrit ses petits, les frappe
autrement que le nombre de pattes de la première et les ongles rétractiles de la
seconde. Il faut mettre la leçon au point.
Il importe que les enfants sachent le nom de l’arbre à
l’ombre duquel ils jouent et les caractères auxquels ils reconnaîtront les
arbres de la même espèce ; il importe qu’ils sachent le nom du réséda qui
embaume la plate-bande, du volubilis qui s’enroule autour de la claire-voie, du
chèvrefeuille et de la clématite qui forment au fond du jardin un berceau
odorant ; le nom aussi des marguerites qui étoilent les prés, des bluets et des
coquelicots qui égayent les champs de blé, du muguet dont les clochettes
délicates donnent chaque année le signal du printemps ; de la rose, reine des
jardins. Il importe que l’enfant sache que le pain qu’il mange est fait avec du
blé réduit en farine ; que le linge qui couvre son corps vient d’une plante
à la fleur délicate ; que sa veste ou sa robe est faite avec la laine du mouton
; que le corps de la chaise sur laquelle il s’assoit a été découpé dans le tronc
d’un arbre, et que le siège de paille est fait avec la tige du blé. Le bouchon
de sa bouteille vient de l’écorce d’un arbre : le chêne-liège ; l’eau
qu’il boit a été puisée à la source qui épanche son eau claire sur les cailloux ;
c’est la vache qui lui donne son breuvage de prédilection ! le lait, etc., etc.
Toutes ces choses, dites au moment spécial où la curiosité de l’enfant était
excitée, se gravent dans sa mémoire, et il est rare qu’il les oublie. La vie
active de l’école est une leçon de choses ininterrompue, si la directrice sait
s’y prendre.
Une fois ou deux par semaine, la directrice peut aborder avec les plus grands une
vraie leçon de choses. Cette leçon, elle la préparera d’avance avec soin ; elle
fera d’abord son plan, pour qu’il n’y
ait pas de confusion dans les notions données ; elle en étudier a toutes
les parties, car il faut d’abord connaître son sujet, non pas pour tout dire,
mais pour savoir faire le triage et pour pouvoir répondre aux questions inattendues.
Mais le savoir n’est pas tout, il
faut encore la clarté, la vie, le charme du langage ; il faut que la leçon
s’adresse à l’intelligence et non à la mémoire, et, quand le sujet le comporte, mais seulement alors, elle doit s’adresser
aussi au cœur.
On ne peut donc inventer
ex abrupto une leçon pareille ; il faut la préparer assez sérieusement pour que
tout ce qui est vérité scientifique soit devenu conviction dans l’esprit de la
maîtresse ; pour que, débarrassée du malaise que fait éprouver le doute, elle
puisse se mettre à la portée de son petit auditoire, le captiver par l’originalité
de l’exposition, par la variété des exemples, par l’intérêt des anecdotes.
Cette préparation intellectuelle doit être suivie de la
préparation écrite. Il faut que chaque mot soit pesé, chaque terme abstrait
remplacé par un terme à la portée des enfants, que la directrice soit enfin absolument
maîtresse d’elle-même quand elle arrive devant son petit auditoire.
Un tel travail suppose non seulement ce désir de bien
faire que j’appellerai la « conscience de l’étude », mais encore un amour
patient et persévérant de la vérité, et un sentiment profond de la nécessité qu’il
y a d’écarter toute erreur de l’esprit encore neuf des enfants. Et cela demande
de longues recherches ; car ce n’est pas seulement un livre qu’il faut
consulter, c’est souvent deux, c’est cinq, c’est dix, suivant le besoin.
S’agit-il d’un animal, la directrice étudiera le
chapitre de zoologie qui le concerne ; s’agit-il d’une plante, elle consultera
des ouvrages de botanique ; veut-elle faire connaître à ses petits élèves
un objet manufacturé, elle en étudiera d’abord la matière première, puis elle
fouillera dans les livres qui traitent spécialement des questions industrielles
sur lesquelles il importe qu’elle se renseigne.
Mais les livres ne suffisent pas : il faut voir,
expérimenter, étudier sur le vif. La leçon de choses, pour tout professeur
consciencieux, c’est presque l’infini.
On m’objectera peut-être qu’avec le matériel
insuffisant et le peu de temps dont disposent les directrices d’écoles
maternelles, ce que je demande est impossible. Oui, si l’on tient surtout à
parler aux enfants de crocodiles, de serpents à sonnettes, d’ananas et de
bananes ; non, si l’on choisit pour sujets de ses leçons les choses qui sont à
la portée de tous : chiens, poules, cerises, pommes de terre, etc.
Mais entendons-nous bien : c’est l’objet lui-même
qu’il faut montrer, et non des imitations informes propres à donner des idées
fausses aux petits élèves.
Qu’on se garde donc des monstres en carton ciré, des
fleurs artificielles, des fruits en plâtre, des oiseaux en verre soufflé. Qu’on
ne choisisse pas l’été pour faire une leçon sur la neige ; l’hiver, pour en faire
une sur les cerises.
La maison d’école, celle de la
directrice, celle des enfants, l’atelier où travaillent leurs pères, leurs
jardins, la grande route, la campagne environnante fourniront le meilleur
musée, je dirais presque le seul que doive posséder l’école maternelle.
La leçon faite, restent les interrogations, par
lesquelles la maîtresse s’assure qu’elle a été comprise. J’engage les
directrices à poser les questions de telle façon que les enfants n’y puissent
pas répondre par oui ou par non, et même, comme cela arrive trop souvent,
par un signe de tête. S’ils ont compris, les réponses doivent être justes et
claires. Les questions doivent s’adresser à
un seul enfant, qui réfléchira avant de répondre. S’il n’arrive pas, à lui
tout seul, à formuler sa pensée d’une manière satisfaisante, il sera aidé par
un camarade, puis par un autre ; la directrice s’en mêlera si c’est
nécessaire, et la réponse enfin obtenue sera répétée par tous les enfants. Puis
on cherchera des exemples, des comparaisons ; les enfants feront leurs
objections, raconteront leurs souvenirs personnels.
En résumé, la leçon de choses doit être d’abord appropriée
aux enfants qui la reçoivent.
Elle doit être faite, sans exception, avec l’objet
lui-même ou avec une bonne image.
Elle doit être absolument
vraie ; elle doit être claire ; le langage de la maîtresse doit être sobre, ce
qui n’exclut pas le mouvement et l’élégance.
L’enfant doit rendre compte de ce qu’il a vu et compris.
L'ouvrage de Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, paru en 1886, a contribué à installer définitivement en France l'idée d'école maternelle.
I- Education
I- Education
1.
L'école maternelle - 2. Le local - 3. Qu'est-ce qu'une école maternelle
? - 4. L'école maternelle éducatrice - 5. L'école maternelle mixte - 6.
L'éducation, ensemble de bonnes habitudes - 7. Education morale
II- La section des petits
8. Eléments éducatifs dont dispose l'école maternelle
9. Le sectionnement
Voir aussi l’article « Maternelles
(Ecoles) » de P. Kergomard dans le dictionnaire Buisson de 1911 : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3142)
11. La lecture (numérisé par Michel Delord)
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
source image : http://www.amazon.fr/Pauline-Kergomard-Alain/dp/2912470226/ref=sr_1_2?s=books&ie=UTF8&qid=1320492026&sr=1-2
PAR
Mme
P. KERGOMARD
INSPECTRICE
GÉNÉRALE DES ÉCOLES MATERNELLES
LIBRAIRIE
HACHETTE ET Cie, PARIS, 1886
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