11 octobre 2012

Origine des fractions - Chapitre 9 de Histoire de deux petits marchands de pommes, de Jean Macé


CHAPITRE IX.
ORIGINE DES FRACTIONS

     
     Partageur était dans un enthousiasme qui ne tarda pas à se communiquer à son frère, malgré les impatiences qu’il avait eues à la fin. Le souvenir des fatigues et des ennuis de la leçon s’évanouit comme par enchantement dès que Ramasse-Tout se sentit la hotte sur le dos, et ce qu’il avait appris lui restait. Nos deux petits marchands de pommes partirent donc tout joyeux pour aller faire leur tournée, et je dois dire qu’ils ne vendirent guère ce jour-là. Ils parlaient à tout venant des milles choses que leur avait enseignées Pinchinette, et de tous les côtés on les retenait pour leur faire répéter les explications.
Bientôt il ne fit bruit dans tout le pays que de ces merveilleuses inventions. Les gens s’arrêtaient dans les rues, et se communiquaient la nouvelle. C’était une allégresse universelle, tout comme si l’on eût gagné une grande bataille, et de fait on venait de gagner une grande bataille, une bataille contre l’ignorance, le pire ennemi qu’on puisse avoir. Aujourd’hui, les petits enfants qui ne savent pas encore l’arithmétique ne s’en aperçoivent pas beaucoup, parce que leurs parents la savent pour eux, et font tous les comptes qui sont nécessaires dans la maison. Mais dans ce temps-là, avant l’invention de l’arithmétique, on était bien malheureux. Quand il y avait quelque chose à compter, il fallait compter sur ses doigts, avoir tout sous les yeux, mettre de côté ce que l’on prenait, juger à vue d’œil la plupart du temps. Quand il y avait trop d’objets réunis à la fois, on s’embrouillait bien souvent, et personne n’était sûr de ce qu’il faisait. Les plus hardis en imposaient aux autres, et l’on ne savait pas de moyen pour leur prouver qu’ils avaient trompé. Vous avez pu en juger par ce qui était arrivé aux deux garçons avec leurs pommes.
Tous ces inconvénients disparaissaient, grâce à l’esprit de Pinchinette. Mais comme on ne la voyait pas, il était à peine question d’elle, et toute la gloire fut pour Ramasse-Tout et Partageur, dont le nom vola dans la journée, de bouche en bouche, jusqu’aux extrémités du pays. Le roi, comme on peut bien le penser, ne fut pas un des derniers à être instruit de ce qui se passait, et immédiatement il envoya son premier ministre, avec ordre de lui amener sur-le-champ les petits garçons qui faisaient tant parler d’eux. Plus que tout autre, il avait eu l’occasion de gémir sur l’impossibilité de faire des comptes exacts. C’était un très-bon roi qui aimait beaucoup à s’occuper de ses sujets, et il n’en avait pas moins de 26.746, comme il ne tarda pas à le savoir. Car le lendemain on les compta, et l’on écrivit leur nombre d’après la nouvelle méthode de Pinchinette. Jusque-là il avait su seulement qu’il en avait beaucoup.
Dès que Ramasse-Tout et Partageur furent arrivés dans le palais, le roi fit ranger toute la cour sur des bancs dans la grande salle du trône, et lui-même se plaça sur le premier banc, avec la reine et son fils Oscar, qui allait bientôt avoir douze ans. On apporta un beau tableau noir qui servait de registre au ministre des finances, pour tenir note, au moyen de barres faites avec de la craie, de toutes les pièces d’argent qui entraient dans sa caisse ou en sortaient; et vous pouvez juger quel travail c’était pour lui. Tout le monde était bien attentif, car le roi, avait promis le grand cordon de son ordre du Serpent-Gris à celui des courtisans qui comprendrait le plus vite et le mieux.

Aussi l’on aurait entendu voler une mouche dans la salle quand nos deux garçons entrèrent, chacun un bâton de craie à la main. Ils expliquèrent ensemble la numération, l’un faisant les chiffres, l’autre les figures des sacs, boîtes et paniers; et cette première partie de la leçon fut saluée d’unanimes acclamations. Ensuite, chacun d’eux enseigna tour à tour à l’auguste assemblée les opérations qu’il regardait comme sa propriété, Ramasse-Tout l’addition et la multiplication, Partageur la soustraction et la division.
On les fit recommencer, car les courtisans avaient la tête dure, à ce qu’il paraît. Quand ils eurent enfin terminé, le roi s’étant tourné vers sa cour, et ayant demandé par trois fois qui se sentait de force à gagner la récompense promise, il aurait eu le chagrin de ne pouvoir la donner à personne si un marmiton des cuisines royales, qui s’était faufilé par une porte entrebâillée, ne s’était présenté hardiment. Le petit drôle s’embarrassa à la fin dans la division mais il avait si bien dit tout le reste que le roi l’embrassa devant toute la cour, le nomma son secrétaire intime, et lui passa au cou, séance tenante, le grand cordon de l’ordre du Serpent‑Gris, qui lui descendait jusqu’au-dessous des genoux
Je vous raconte tout cela pour vous faire bien comprendre quel événement ce fut dans le pays que l’invention de cette arithmétique dont les enfants ont l’air quelquefois de faire fi. Pendant quinze jours, on ne s’occupa que de cela dans toutes les réunions. Les dames s’invitaient entre elles à des soirées où l’on jouait à l’addition, à la soustraction. Les fortes têtes du Cercle Académique exécutaient des multiplications et des divisions devant toute une foule accourue pour les voir, et des tonnerres d’applaudissements s’élevaient autour des calculateurs, quand ils avaient mis la main sur un produit ou sur un quotient.
Je dois ici vous prévenir que mon Partageur, garçon de précaution, pour être plus sûr de ne pas se tromper dans sa grande opération, n’avait eu garde d’essayer des divisions en public sur les premiers nombres venus. Se, rappelant la marche suivie par Pinchinette pour sa démonstration, il avait eu bien soin d’opérer toujours sur des produits obtenus à l’aide de multiplications faites auparavant, et qu’il divisait par l’ancien multiplicateur. De cette façon-là il savait d’avance quel serait son quotient, et naturellement ses divisions étaient toujours exactes. Il ne restait jamais rien après la dernière soustraction.
Les gens, habitués par lui à cette manière de faire, s’en contentèrent d’abord. Dans le premier feu de l’enthousiasme, on se pâmait devant les beautés de l’opération, sans lui demander à quoi elle pouvait servir. Faite ainsi, elle ne servait à rien en réalité, puisqu’elle ne donnait jamais qu’un nombre connu d’avance, et c’était affaire de curiosité pure de trouver par ce moyen-là ce qu’on tenait déjà. On devait finir par s’en apercevoir. Le premier qui murmura, et proposa d’essayer au hasard, fut tancé d’importance. On lui prouva clair et net qu’il n’était qu’un cerveau bridé, et qu’il allait tout compromettre en rompant avec la tradition. Il se le tint pour dit, et n’en parla plus.
Enfin le roi, qui protégeait plus que jamais la nouvelle découverte, donna, un beau jour, une grande séance d’arithmétique dans son palais. Il ne se possédait plus de joie depuis qu’il connaissait, à un homme près, le nombre de tous ses sujets, et il promenait sa cour de fête en fête. Partageur et Ramasse-Tout parurent à celle-ci en habits tout chamarrés d’or et de dentelles, car c’étaient maintenant de gros personnages. Partageur portait sur lui une telle foule de décorations qu’elles s’entrechoquaient et faisaient un petit bruit quand il marchait. Quant à Ramasse-Tout, il n’en avait qu’une, mais c’était une plaque d’or, avec des rayons, qui lui couvrait toute la poitrine. De Pinchinette, on n’en parlait plus du tout.
Les deux héros de la fête s’avancèrent d’un pas majestueux vers le tableau noir, pour donner encore une fois les bienheureuses explications en faveur de quelques vieux courtisans qui n’étaient pas encore parvenus à tout saisir. M. le secrétaire intime se tenait respectueusement derrière eux, l’éponge à la main, prêt à s’élancer pour effacer les chiffres dont ils n’auraient plus besoin.
La séance commença, aussi intéressante que la première fois, car la curiosité publique semblait ne pouvoir se lasser. Cette séance ne fut d’abord qu’un long triomphe pour les deux petits garçons ; mais un terrible affront les attendait.
Partageur venait de terminer sa démonstration capitale en divisant le produit d’une multiplication faite auparavant par son frère, et le dernier chiffre du quotient était arrivé, comme toujours, juste à point. On le saluait d’une triple salve d’applaudissements, dont le roi lui-même avait donné le signal. Lui s’inclinait modestement, tout gonflé d’orgueil en dedans, et le petit Oscar se disait tout bas qu’il aurait bien échangé sa future couronne contre la gloire du grand petit homme qu’il avait sous les yeux.
Tout à coup le ministre des finances se leva, et prit la parole sans en demander la permission. Les mauvaises langues prétendaient qu’il n’était partisan qu’à demi des nouveaux comptes, dans lesquels il était trop facile de voir clair. On se chuchotait à l’oreille que s’il avait moins de peine avec eux, il n’avait plus autant de profit. Mais il faut se méfier un peu de tous ces bruits qui courent sur les gens en place : ils viennent bien souvent de ceux qui auraient envie d’avoir leur place. Nous aimons mieux croire que c’était l’amour du progrès qui le poussait.
— Gracieuse Majesté, dit le ministre des finances en faisant une profonde révérence du côté du bon roi qui lui rendit un petit salut, Gracieuse Majesté, il est temps, à mon humble avis, de faire servir à quelque chose d’utile l’admirable opération que nous venons tous d’applaudir. Nous sommes, dans cet heureux pays, 26.746 qui bénissons tous les jours le ciel de servir le meilleur des maîtres. Nous voudrions vous offrir un gage de notre reconnaissance pour l’immortelle découverte qui portera la gloire de votre règne à la postérité la plus reculée. Donnons chacun une misère, un tocar. Les pommes de ces enfants sublimes se vendent 8 tocars la pièce : que le seigneur Partageur divise hardiment 28.746 par 8, et qu’il nous dise combien nous pourrons déposer de pommes aux pieds de Votre Majesté.
Un sourd murmure accueillit cette audacieuse innovation. Tenter à l’aveuglette une division dont le quotient était inconnu !!! Les amis de la tradition auraient bien voulu se récrier ; mais l’astucieux ministre des finances les avait mis dans un cruel embarras, en enveloppant sa perfide demande dans un hommage utile à la personne royale, et l’on n’osait trop lui faire une opposition qui aurait pu être mal interprétée.
Le monarque avait essayé d’abord un refus.
— En vérité, mon cher ministre, je n’ai que faire de toutes ces pommes !
Mais on protesta aussitôt de tous les coins de la salle. La reine déclara que les pommes viendraient on ne peut mieux pour sa provision d’hiver, qui n’était pas encore faite. Oscar assura qu’il les connaissait déjà, et qu’elles étaient très bonnes. Il fallut se résigner.
— Après tout, dit le bonhomme, un tocar par tête, c’est bien peu pour chacun, et pour moi cela fait un profit qui n’est pas encore à dédaigner. Mon petit ami Partageur va me faire cette division. Cela nous donnera peut-être du nouveau.
Et ce fut ainsi que le ministre des finances, en déboursant un tocar, eut l’honneur d’en donner 26.746 à son maître, qui ne lui en sut pas mauvais gré. Au contraire!
Partageur était devenu tout pâle en recevant l’ordre d’exécuter l’aventureuse entreprise. Il pressentait un danger, et il aurait bien voulu pouvoir s’en aller. Mais il n’y avait pas moyen de reculer. D’une main tremblante il promena la craie sur le tableau noir, et l’opération suivante se déroula sous les yeux de l’assemblée, qui la suivait avec une anxiété facile à comprendre :
Fatalité! il restait 2 !!
L’opération n’était pas finie, et l’opérateur ne pouvait pas aller plus loin. Il était au bout de son rouleau.

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