CHAPITRE IX.
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ORIGINE DES FRACTIONS
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Partageur était dans un enthousiasme qui ne tarda pas à se communiquer à son frère, malgré les impatiences qu’il avait eues à la fin. Le souvenir des fatigues et des ennuis de la leçon s’évanouit comme par enchantement dès que Ramasse-Tout se sentit la hotte sur le dos, et ce qu’il avait appris lui restait. Nos deux petits marchands de pommes partirent donc tout joyeux pour aller faire leur tournée, et je dois dire qu’ils ne vendirent guère ce jour-là. Ils parlaient à tout venant des milles choses que leur avait enseignées Pinchinette, et de tous les côtés on les retenait pour leur faire répéter les explications.
Bientôt il ne
fit bruit dans tout le pays que de ces merveilleuses inventions. Les gens
s’arrêtaient dans les rues, et se communiquaient la nouvelle. C’était une
allégresse universelle, tout comme si l’on eût gagné une grande bataille, et de
fait on venait de gagner une grande bataille, une bataille contre l’ignorance,
le pire ennemi qu’on puisse avoir. Aujourd’hui, les petits enfants qui ne
savent pas encore l’arithmétique ne s’en aperçoivent pas beaucoup, parce que
leurs parents la savent pour eux, et font tous les comptes qui sont nécessaires
dans la maison. Mais dans ce temps-là, avant l’invention de l’arithmétique, on
était bien malheureux. Quand il y avait quelque chose à compter, il fallait compter
sur ses doigts, avoir tout sous les yeux, mettre de côté ce que l’on prenait,
juger à vue d’œil la plupart du temps. Quand il y avait trop d’objets réunis à
la fois, on s’embrouillait bien souvent, et personne n’était sûr de ce qu’il
faisait. Les plus hardis en imposaient aux autres, et l’on ne savait pas de
moyen pour leur prouver qu’ils avaient trompé. Vous avez pu en juger par ce qui
était arrivé aux deux garçons avec leurs pommes.
Tous ces inconvénients
disparaissaient, grâce à l’esprit de Pinchinette. Mais comme on ne la voyait
pas, il était à peine question d’elle, et toute la gloire fut pour Ramasse-Tout
et Partageur, dont le nom vola dans la journée, de bouche en bouche, jusqu’aux
extrémités du pays. Le roi, comme on peut bien le penser, ne fut pas un des
derniers à être instruit de ce qui se passait, et immédiatement il envoya son
premier ministre, avec ordre de lui amener sur-le-champ les petits garçons qui
faisaient tant parler d’eux. Plus que tout autre, il avait eu l’occasion de
gémir sur l’impossibilité de faire des comptes exacts. C’était un très-bon roi
qui aimait beaucoup à s’occuper de ses sujets, et il n’en avait pas moins de
26.746, comme il ne tarda pas à le savoir. Car le lendemain on les compta, et l’on
écrivit leur nombre d’après la nouvelle méthode de Pinchinette. Jusque-là il
avait su seulement qu’il en avait beaucoup.
Dès que
Ramasse-Tout et Partageur furent arrivés dans le palais, le roi fit ranger
toute la cour sur des bancs dans la grande salle du trône, et lui-même se plaça
sur le premier banc, avec la reine et son fils Oscar, qui allait bientôt avoir douze
ans. On apporta un beau tableau noir qui servait de registre au ministre des
finances, pour tenir note, au moyen de barres faites avec de la craie, de
toutes les pièces d’argent qui entraient dans sa caisse ou en sortaient; et
vous pouvez juger quel travail c’était pour lui. Tout le monde était bien
attentif, car le roi, avait promis le grand cordon de son ordre du Serpent-Gris
à celui des courtisans qui comprendrait le plus vite et le mieux.
Aussi l’on
aurait entendu voler une mouche dans la salle quand nos deux garçons entrèrent,
chacun un bâton de craie à la main. Ils expliquèrent ensemble la numération,
l’un faisant les chiffres, l’autre les figures des sacs, boîtes et paniers; et
cette première partie de la leçon fut saluée d’unanimes acclamations. Ensuite,
chacun d’eux enseigna tour à tour à l’auguste assemblée les opérations qu’il
regardait comme sa propriété, Ramasse-Tout l’addition et la multiplication,
Partageur la soustraction et la division.
On les fit
recommencer, car les courtisans avaient la tête dure, à ce qu’il paraît. Quand
ils eurent enfin terminé, le roi s’étant tourné vers sa cour, et ayant demandé
par trois fois qui se sentait de force à gagner la récompense promise, il
aurait eu le chagrin de ne pouvoir la donner à personne si un marmiton des
cuisines royales, qui s’était faufilé par une porte entrebâillée, ne s’était présenté
hardiment. Le petit drôle s’embarrassa à la fin dans la division mais il avait
si bien dit tout le reste que le roi l’embrassa devant toute la cour, le nomma
son secrétaire intime, et lui passa au cou, séance tenante, le grand cordon de
l’ordre du Serpent‑Gris, qui lui descendait jusqu’au-dessous des genoux
Je vous
raconte tout cela pour vous faire bien comprendre quel événement ce fut dans le
pays que l’invention de cette arithmétique dont les enfants ont l’air
quelquefois de faire fi. Pendant quinze jours, on ne s’occupa que de cela dans toutes
les réunions. Les dames s’invitaient entre elles à des soirées où l’on jouait à
l’addition, à la soustraction. Les fortes têtes du Cercle Académique exécutaient
des multiplications et des divisions devant toute une foule accourue pour les
voir, et des tonnerres d’applaudissements s’élevaient autour des calculateurs,
quand ils avaient mis la main sur un produit ou sur un quotient.
Je dois ici
vous prévenir que mon Partageur, garçon de précaution, pour être plus sûr de ne
pas se tromper dans sa grande opération, n’avait eu garde d’essayer des
divisions en public sur les premiers nombres venus. Se, rappelant la marche suivie
par Pinchinette pour sa démonstration, il avait eu bien soin d’opérer toujours
sur des produits obtenus à l’aide de multiplications faites auparavant, et
qu’il divisait par l’ancien multiplicateur. De cette façon-là il savait
d’avance quel serait son quotient, et naturellement ses divisions étaient
toujours exactes. Il ne restait jamais rien après la dernière soustraction.
Les gens,
habitués par lui à cette manière de faire, s’en contentèrent d’abord. Dans le
premier feu de l’enthousiasme, on se pâmait devant les beautés de l’opération,
sans lui demander à quoi elle pouvait servir. Faite ainsi, elle ne servait à
rien en réalité, puisqu’elle ne donnait jamais qu’un nombre connu d’avance, et
c’était affaire de curiosité pure de trouver par ce moyen-là ce qu’on tenait
déjà. On devait finir par s’en apercevoir. Le premier qui murmura, et proposa d’essayer
au hasard, fut tancé d’importance. On lui prouva clair et net qu’il n’était
qu’un cerveau bridé, et qu’il allait tout compromettre en rompant avec la
tradition. Il se le tint pour dit, et n’en parla plus.
Enfin le roi,
qui protégeait plus que jamais la nouvelle découverte, donna, un beau jour, une
grande séance d’arithmétique dans son palais. Il ne se possédait plus de joie
depuis qu’il connaissait, à un homme près, le nombre de tous ses sujets, et il
promenait sa cour de fête en fête. Partageur et Ramasse-Tout parurent à celle-ci
en habits tout chamarrés d’or et de dentelles, car c’étaient maintenant de gros
personnages. Partageur portait sur lui une telle foule de décorations qu’elles
s’entrechoquaient et faisaient un petit bruit quand il marchait. Quant à
Ramasse-Tout, il n’en avait qu’une, mais c’était une plaque d’or, avec des
rayons, qui lui couvrait toute la poitrine. De Pinchinette, on n’en parlait
plus du tout.
Les deux
héros de la fête s’avancèrent d’un pas majestueux vers le tableau noir, pour
donner encore une fois les bienheureuses explications en faveur de quelques
vieux courtisans qui n’étaient pas encore parvenus à tout saisir. M. le secrétaire
intime se tenait respectueusement derrière eux, l’éponge à la main, prêt à
s’élancer pour effacer les chiffres dont ils n’auraient plus besoin.
La séance
commença, aussi intéressante que la première fois, car la curiosité publique
semblait ne pouvoir se lasser. Cette séance ne fut d’abord qu’un long triomphe
pour les deux petits garçons ; mais un terrible affront les attendait.
Partageur
venait de terminer sa démonstration capitale en divisant le produit d’une
multiplication faite auparavant par son frère, et le dernier chiffre du
quotient était arrivé, comme toujours, juste à point. On le saluait d’une
triple salve d’applaudissements, dont le roi lui-même avait donné le signal.
Lui s’inclinait modestement, tout gonflé d’orgueil en dedans, et le petit Oscar
se disait tout bas qu’il aurait bien échangé sa future couronne contre la
gloire du grand petit homme qu’il avait sous les yeux.
Tout à coup
le ministre des finances se leva, et prit la parole sans en demander la permission.
Les mauvaises langues prétendaient qu’il n’était partisan qu’à demi des
nouveaux comptes, dans lesquels il était trop facile de voir clair. On se
chuchotait à l’oreille que s’il avait moins de peine avec eux, il n’avait plus
autant de profit. Mais il faut se méfier un peu de tous ces bruits qui courent
sur les gens en place : ils viennent bien souvent de ceux qui auraient envie
d’avoir leur place. Nous aimons mieux croire que c’était l’amour du progrès qui
le poussait.
— Gracieuse
Majesté, dit le ministre des finances en faisant une profonde révérence du côté
du bon roi qui lui rendit un petit salut, Gracieuse Majesté, il est temps, à
mon humble avis, de faire servir à quelque chose d’utile l’admirable opération
que nous venons tous d’applaudir. Nous sommes, dans cet heureux pays, 26.746
qui bénissons tous les jours le ciel de servir le meilleur des maîtres. Nous
voudrions vous offrir un gage de notre reconnaissance pour l’immortelle
découverte qui portera la gloire de votre règne à la postérité la plus reculée.
Donnons chacun une misère, un tocar. Les pommes de ces enfants sublimes se
vendent 8 tocars la pièce : que le seigneur Partageur divise hardiment
28.746 par 8, et qu’il nous dise combien nous pourrons déposer de pommes aux
pieds de Votre Majesté.
Un sourd
murmure accueillit cette audacieuse innovation. Tenter à l’aveuglette une
division dont le quotient était inconnu !!! Les amis de la tradition
auraient bien voulu se récrier ; mais l’astucieux ministre des finances les
avait mis dans un cruel embarras, en enveloppant sa perfide demande dans un
hommage utile à la personne royale, et l’on n’osait trop lui faire une opposition
qui aurait pu être mal interprétée.
Le monarque
avait essayé d’abord un refus.
— En vérité,
mon cher ministre, je n’ai que faire de toutes ces pommes !
Mais on
protesta aussitôt de tous les coins de la salle. La reine déclara que les
pommes viendraient on ne peut mieux pour sa provision d’hiver, qui n’était pas
encore faite. Oscar assura qu’il les connaissait déjà, et qu’elles étaient très
bonnes. Il fallut se résigner.
— Après tout,
dit le bonhomme, un tocar par tête, c’est bien peu pour chacun, et pour moi cela
fait un profit qui n’est pas encore à dédaigner. Mon petit ami Partageur va me
faire cette division. Cela nous donnera peut-être du nouveau.
Et ce fut
ainsi que le ministre des finances, en déboursant un tocar, eut l’honneur d’en
donner 26.746 à son maître, qui ne lui en sut pas mauvais gré. Au contraire!
Partageur
était devenu tout pâle en recevant l’ordre d’exécuter l’aventureuse entreprise.
Il pressentait un danger, et il aurait bien voulu pouvoir s’en aller. Mais il
n’y avait pas moyen de reculer. D’une main tremblante il promena la craie sur
le tableau noir, et l’opération suivante se déroula sous les yeux de l’assemblée,
qui la suivait avec une anxiété facile à comprendre :
Fatalité! il
restait 2 !!
L’opération n’était pas finie, et l’opérateur
ne pouvait pas aller plus loin. Il était au bout de son rouleau.
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