CHAPITRE XVII
LA GÉOGRAPHIE
L'enseignement de la géographie est absolument détourné de son but
descriptif. – La géographie, ce sont les
climats, la flore, la faune. – La géographie est intimement liée aux leçons de
choses. – Le sable dans la cour. – Le sable dans la classe. – La géographie par
les constructions. – Nécessité de l'orientation au début.
J'ai gardé la géographie pour la fin. Est-ce le cas de
dire : « aux derniers, les bons » ? Presque… si l'on s'inspirait, pour
l'enseigner aux enfants, de la simple définition placée au commencement de tous
les livres de géographie dont on se sert dans les écoles.
« La géographie est la description de la terre. »
Ce principe établi, voyons un peu ce que l'on en fait.
« La terre est ronde ; elle a la forme d'une boule immense ;
l'eau couvre les trois quarts de sa surface. »
C'est encore de la description. Je continue. « La terre
est divisée en cinq parties : l'Europe, l'Asie, l'Afrique » etc. «
L'Europe se divise en 16 contrées principales, dont 4 au nord qui sont la Suède...
», etc.
« La France se divise en 86 départements… »Il y a
longtemps que ce n'est plus de la description. « L'école maternelle est dans le
département de la Creuse (je choisis la Creuse parce que c'est le point central),
dont le chef-lieu est Guéret ; les sous-préfectures sont Aubusson, Bourganeuf,
Boussac... »Arrêtons-nous ici. Les enfants s'y arrêtent longtemps ; ils y
restent ; ils s'y ankylosent. Mais la «description » ? Sur cette terre qui est
ronde il y a des pays qui sont brûlés par le soleil et où la végétation est
prodigieuse ! les arbres y sont énormes, les fleurs y ont des couleurs
éclatantes et un parfum pénétrant. Il y a d'autres pays où le soleil ne parvient
pas à fondre la glace amoncelée en montagnes, il n'y a pas de fleurs, pas de
fruits. Dans les premiers pays, toujours l'été, un été brûlant ; dans les
seconds, l'hiver, un hiver glacial. Il y a des pays où l'on n'a jamais trop
chaud et jamais trop froid, où l'on passe, presque sans s'en apercevoir, d'une
saison à l'autre ; où l'on a de beaux arbres, de belles fleurs, de bons
fruits presque aussi beaux et aussi bons que dans les pays brûlés, où l'on
peut, comme dans les pays froids, patiner et faire des boules de neige.
Notre France est un de ces heureux pays. Elle est belle
et elle est bonne.
Ici (et la directrice a devant elle un tas de sables
c'est dans la cour, ou, si c'est dans la salle, une table creuse pleine de
sable : un de mes rêves non encore réalisés), ici c'est la montagne,
riante au pied, couverte de forêts, où vivent les lapins, les chevreuils, les
sangliers et quelques loups aussi ; tout en haut, c'est la gorge, où ne
croissent que les noirs sapins ; de cette montagne, les eaux s'écoulent en cascades,
qui sautent de rocher en rocher, s'éparpillent en ruisseaux dans la plaine, et
se réunissent en larges rivières, qui arrosent le pays et font tourner les
roues des usines où travaillent vos papas. Là c'est la rivière ; puis c'est la
plaine, où les troupeaux de vaches paissent l'herbe verte ; la plaine où
croissent le blé qui vous nourrit, les cerises succulentes que vous aimez tant,
le lin et le chanvre dont vos chemises sont faites.
Là encore, c'est la mer aux flots salés, sans cesse soulevés
en vagues qui se poursuivent sans relâche, et sans relâche aussi viennent se briser
sur la côte. Ici la côte est toute plate, couverte de sable fin ou de galets :
c'est la plage, la grève ; là elle est toute creusée et hérissée de grands
rochers qui forment des caps ; plus loin elle s'élève droite, presque comme une
muraille, c'est la falaise (et la directrice continue sa construction).
Ensuite, il y a des villes, où beaucoup d'hommes vivent
et travaillent ensemble. Voici la plus grande, Paris (quelques pierres ou des
cubes simulent les maisons mieux encore, elle place des maisons de papier
confectionnées par les enfants eux-mêmes à l'heure du pliage), Paris, au bord
de la Seine, qui part de ces hauteurs et descend de plus en plus jusqu'à
l'Océan ; voici Marseille, au bord de la Méditerranée, bleue comme le ciel dans
les plus beaux jours ; puis Lyon, Bordeaux… il y en a d'autres encore, moins
grandes, mais bien situées aussi, entourées de belles campagnes.
Et puis... ce beau pays de France que nous aimons tant,
parce que nous y sommes nés, parce que nos pères l'ont cultivé, parce que c'est
un généreux pays que le monde entier admire, la France n'est pas le seul pays
que l'on aime à connaître. Si nous traversions ces hautes montagnes qu'on
appelle les Alpes, nous arriverions en Italie ; si nous marchions de ce côté-ci
(vers le nord), nous arriverions au bord d'un petit bras de mer, que l'on
traverse en une heure et demie pour se rendre en Angleterre ; et elle leur
parle de l'Italie et de ses hivers plus doux que les nôtres, des Italiennes au
costume pittoresque ; de l'Angleterre et de son industrie qui rivalise
avec celle de la France.
La géographie, c'est la flore et la faune : les
fleurs, les fruits, les animaux ; elle est intimement liée aux leçons de
choses. C'est de la mer qu'on extrait le sel qui ajoute sa saveur à celle de
tous nos aliments ; pour avoir du café, il faut aller en Arabie, dans les îles
de la côte orientale de l'Afrique, puis dans nos îles de là mer des Antilles
(la Guadeloupe, la Martinique) ; le thé nous vient de la Chine ; nous n'en
avons pas chez nous ? pourquoi ? C'est que le soleil, qui mûrit nos olives sur
les bords de la Méditerranée, n'est pas assez chaud pour le caféier, pour
l'arbre à thé. Le cheval vit dans tous les pays, mais le lion ne vit que dans
les déserts brûlants ; le rossignol se plaît sur nos arbres, mais
l'oiseau-mouche aux superbes couleurs est un des bijoux des contrées les plus chaudes
de l'Amérique ; et l'autruche, dont les belles plumes ornent les chapeaux
des femmes, l'autruche dont les œufs pèsent 1 kilogramme, naît en
Afrique et dans l'Inde.
C'est le pays des fleurs, c'est le pays des fruits, c'est
le pays des animaux qui intéressent les enfants ; ce n'est pas la ville
qu'habite un préfet, un sous-préfet ou un juge de paix.
Ce pays, il se le figure quand il l'a modelé lui-même,
quand il en a élevé les montagnes et étendu les plaines, quand il a fait
serpenter un ruisseau dans ses vallées, qu'il a planté des arbres en miniature dans
les endroits où il y a des forêts, et qu'il a élevé des maisons dans les
endroits où il y a des villes.
C'est pour cela qu'à la place de la carte, à laquelle les
enfants ne comprennent rien, je demande du sable, non seulement dans la cour,
mais dans les salles d'exercices : c'est très pratique. Un jour, à Berne,
dans un de ces jardins d'enfants comme il y en a encore trop dans beaucoup de
pays, un jardin d'enfants où il y a beaucoup d'enfants mais pas de jardin, je
me demandais ce que les pauvres petits pouvaient faire toute la journée dans
une salle située au premier étage et où le soleil n'entrait qu'avec beaucoup de
discrétion, lorsque la directrice me montra son matériel.
Il y avait là, entre autres choses intéressantes, des boîtes
d'une trentaine de centimètres de longueur sur quinze ou vingt de largeur (la
dimension ne fait rien à l'affaire), pleines de sable légèrement humide. Chaque
enfant prit la sienne et l'exercice commença. On creusa des lacs, on éleva des
montagnes, on fit des jardins anglais avec des rivières microscopiques serpentant
autour des massifs (ces rivières étaient formées par de petites lamelles de
zinc). Dans une autre école plus pauvre encore, il n'y avait pas de boîtes :
chaque enfant avait devant lui, sur la table, son tas de sable, qu'il
travaillait avec une espèce de couteau à papier.
Après bien des efforts infructueux, j'ai fini par acclimater
le sable dans une école maternelle de Marseille. La veille de la distribution
des boîtes, le préau était morne, il était lamentable. Quelques heures après la
bienheureuse distribution, je revins pour en voir les résultats. C'était un
pays enchanté. Les yeux des enfants brillaient ; de petits rires clairs traversaient
la salle comme des chants d'oiseaux. Et quel accueil on me fit ! « Reste
encore, madame ! » « Tu reviendras, madame ? »
Et qu'on ne me dise pas que je démarque les Allemands, parce que j'engage les directrices à imiter
un procédé employé dans une école de la Suisse allemande. Le sable ! un
procédé allemand ! Lorsqu'il y a bien, bien des années, j'allais avec ma
mère sur la plage et que je forais des puits dans le sable humide, et, que j'élevais
des forteresses, et que je creusais des lacs que la vague écumante venait
remplir, est-ce que je faisais alors de la méthode allemande ? Ah! si ma mère
avait insisté pour que mes puits fussent absolument « cylindriques », pour que
mes briquettes fussent coupées à « angles droits », pour que les pignons de mes
châteaux forts fussent des« triangles » vraiment « équilatéraux », peut-être eussions-nous
fait de la méthode allemande. Mais, en cet heureux bon vieux temps, les enfants
n'étaient pas abreuvés de géométrie, et, sous prétexte de faire l'éducation de
leur œil, on ne travaillait pas à étouffer leur spontanéité intellectuelle,
leur imagination, leur esprit. Nous entendons bel et bien aujourd'hui faire de
la méthode française.
Quand je prononce ou quand je lis ces deux mots, «
méthode française », il me semble voir une clarté. C'est la méthode de la
raison, du bon sens ; c'est l'indépendance, la personnalité intellectuelle
vivifiées encore par ce fonds de bonne humeur, de vivacité d'esprit naturel qui
est le propre de notre tempérament national.
Favoriser d'abord le développement physique, la santé
du corps étant le plus sûr garant de celle de l'esprit ; laisser faire aux
enfants leur métier d'enfants, pour que, devenus hommes, ils puissent faire leur
métier d'hommes ; leur enseigner à voir ce qu'ils regardent ; à se rendre
compte de l'ensemble et des détails, et à en rendre compte dans leur langage ; à comparer les choses entre elles ; exciter la
curiosité de savoir par des leçons courtes, claires, vivantes, sur des sujets
concrets avec exemples à l'appui ; se garder de l'abstraction, qui, ne pouvant
être comprise, ne peut intéresser et habitue par degrés les enfants à
l'indolence intellectuelle ; ne se servir de la mémoire que pour graver dans
l'esprit les choses que l'intelligence s'est assimilées ; faire explorer aux enfants
le domaine de la vérité, de manière à leur laisser la joie de la découverte
n'arriver à la définition – que devra retenir la mémoire – que lorsqu'ils
auront pu la déduire eux-mêmes ; provoquer leurs observations, leurs objections
; encourager leurs saillies ; cultiver leur imagination par la description des
beautés de la nature, différentes de celles qu'ils voient tous les jours et
qu'on leur aura préalablement fait apprécier ; faire éclore dans leur cœur les germes
de bonté, de générosité, d'enthousiasme qu'il renferme, par des histoires
réelles ou non, mais toujours probables et appropriées à leur âge ; faire naître
le sentiment du beau par la vue des belles choses, le goût de la musique par
des chants bien choisis ; rendre les doigts habiles par l'habitude du travail
manuel ; se garder toujours de faire produire à l'intelligence des fruits
hâtifs. Voilà ce que j'appelle la méthode
française.
Nous voilà bien loin des préfets et des sous-préfets. Puisque
nous en avons éloigné les enfants, ne les en rapprochons plus. Quand ils seront
à l'école primaire, ils apprendront la géographie politique, et ils la
comprendront d'autant mieux qu'ils auront fait la géographie pratique et la
géographie descriptive dont nous venons de parler. Ils auront surtout acquis le
goût de la géographie ; or, quand on a le goût, il est rare que la science
ne soit pas donnée par surcroît.
J'ajoute en terminant qu'il est de toute nécessité que
les enfants apprennent à s'orienter. Rien de plus simple. Chaque matin, en
commençant les exercices, on leur demandera « de quel côté est le soleil ?
»Chaque soir, en les terminant, on posera la même question. Ces deux points
bien établis, le nord et le sud sont facilement déterminés. Toutes les fois que
l'enfant parlera d'un pays ou d'une ville, il devra savoir de quel coté il faut
se diriger pour s'en approcher.
L'ouvrage de Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, paru en 1886, a contribué à installer définitivement en France l'idée d'école maternelle.
I- Education
I- Education
1.
L'école maternelle - 2. Le local - 3. Qu'est-ce qu'une école maternelle
? - 4. L'école maternelle éducatrice - 5. L'école maternelle mixte - 6.
L'éducation, ensemble de bonnes habitudes - 7. Education morale
II- La section des petits
8. Eléments éducatifs dont dispose l'école maternelle
9. Le sectionnement
Voir aussi l’article « Maternelles
(Ecoles) » de P. Kergomard dans le dictionnaire Buisson de 1911 : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3142)
11. La lecture (numérisé par Michel Delord)
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
source image : http://www.amazon.fr/Pauline-Kergomard-Alain/dp/2912470226/ref=sr_1_2?s=books&ie=UTF8&qid=1320492026&sr=1-2
PAR
Mme
P. KERGOMARD
INSPECTRICE
GÉNÉRALE DES ÉCOLES MATERNELLES
LIBRAIRIE
HACHETTE ET Cie, PARIS, 1886
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