TROISIÈME
CONFÉRENCE[1]
Séance du
mercredi 4 septembre.
(Avant l’arrivée de Mme Pape, les
objets qui doivent servir à la leçon ont été placés sur l’estrade.)
MESSIEURS,
Je dois d’abord vous rassurer sur la quantité d’objets
qui m’entourent. Leur nombre n’a rien de menaçant pour vous. Je ne vous
demanderai strictement que ces trois quarts d’heure de bonne volonté à laquelle
les collègues qui vous ont précédés sur ces bancs m’ont déjà accoutumée.
J’ai à vous entretenir d’un sujet bien minime en apparence.
Les petits enfants ! Qu’y a-t-il de moins considérable? Qu’y a-t-il eu, jusqu’à
ces dernières années, de plus inaperçu, de plus délaissé, au milieu de nos sociétés
préoccupées d’affaires, d’industrie, de guerre, de conquêtes matérielles de
toutes espèces?
Oui, en effet, les petits enfants sont une bien minime
chose ; mais cette chose est petite à la manière du gland qui, placé en bonne
terre, deviendra un chêne ! Vous êtes la bonne terre, vous, les instituteurs ;
le chêne vous devra sa croissance, sa force et sa beauté. Pour moi, je demande
à Dieu que ma parole soit simple, substantielle, et qu’elle vous aide à diriger
les premiers développements, les développements sans retour de la jeune plante !
Dans les écoles, il est de règle de procéder par
larges séances, taillées dans la journée suivant l’importance des matières et
le nombre d’années que les écoliers ont à étudier. Mais la lecture, l’écriture,
l’instruction religieuse, la grammaire, l’arithmétique, les notions de géographie,
de géométrie, ayant toutes de l’importance, on les distribue carrément dans la
vie de l’écolier, sans songer que peut-être l’écolier lui-même souffrira de ce petit
arrangement.
Dans la salle d’asile on procède d’une façon tout à fait
inverse. On se préoccupe de l’enfant avant de se préoccuper de l’enseignement.
On ne lui en donne qu’à sa force, et l’on pense qu’une petite connaissance,
mise bien à son aise dans une jeune tête, y germera mieux, et y produira de
meilleurs fruits, qu’une demi-douzaine de notions entassées et pressées pêle-mêle
l’une par-dessus l’autre. Rien n’est irréparable comme les impressions de l’enfance
; et si le désordre a été introduit dès le début dans une jeune cervelle, soyez
assurés qu’il y restera toute la vie.
Certaines personnes, trompées par la gaieté qui règne dans
les bonnes salles d’asile, et s’arrêtant aux apparences, ont pris pour de
simples amusements, des passe-temps sans conséquence, les occupations qui s’y
succèdent toute la journée. Des passe-temps ! Mais tout est passe-temps en ce
monde, car le temps ne s’arrête jamais, quelque usage que nous en fassions.
Seulement, il passe en laissant d’utiles traces ou en n’en laissant pas. La
salle d’asile s’arrange de manière à ce qu’il en laisse de si profondes, qu’elles
restent à jamais ineffaçables !
C’est pour aider à ce résultat qu’on y attache le souvenir
de la joie, de la douce et naïve gaieté si aimée des enfants. C’est pour cela
qu’on varie les exercices, que l’on chante, que l’on évite ces longues et
mortelles classes des écoles, mortelles pour la santé des enfants, qu’elles
privent du mouvement nécessaire ; mortelles pour leur intelligence, qu’elles
obligent à croupir sur des leçons pleines d’ennui.
Il faut épargner la souffrance aux enfants. Arrière ces
cœurs durs, stoïques pour les autres, qui prétendent que nos enfants étant
destinés à la peine, il faut les y accoutumer de bonne heure! Ces gens-là sont
peut-être les disciples de Zénon, et de cette société marâtre qui abandonnait
les enfants nés chétifs au coin des bornes ; mais ils ne sont pas les disciples
de Jésus-Christ, qui ramassait les petits enfants et les réchauffait contre son
coeur!
Dans la salle d’asile, au contraire, tout est calculé pour
le bien de l’enfance. La sollicitude maternelle y a pris toutes les formes, afin
de répondre à tous les besoins de ces petits êtres impuissants, qui ne peuvent
encore rien pour eux-mêmes et attendent de notre amour tout ce que nous
demandons qu’ils rendent un jour à leurs familles et à la société.
Les deux premières préoccupations de l’instituteur, en
vue de la santé de ses élèves, doivent être : 1° celles du local dans lequel il
les garde pendant toute la journée ; et 2° l’exercice corporel par lequel il
donne satisfaction aux nécessités organiques de leur développement.
L’exercice est le complément indispensable des courtes
séances. C’est grâce aux repos fréquents que l’esprit des enfants pourra donner
à vos leçons l’attention nécessaire. Car il n’y a ni menace, ni promesse, ni
châtiment qui puisse obtenir de l’enfant une application prolongée au-delà de
ses forces. S’il se trouvait un jeune garçon capable de rester attentif
plusieurs heures sans éprouver le besoin de changer de place, ce serait très-malheureux
pour lui : cela prouverait que toute son activité vitale est concentrée au
cerveau, que l’équilibre est rompu, et que la santé de cet enfant est en danger.
Avez-vous remarqué ce qui se passe le soir à la sortie des écoles, surtout des
écoles où les enfants sont d’ordinaire le plus contenus ? Quels cris ! quels bonds
! quelle joie ! quelle délivrance !
Avez-vous remarqué aussi ce qui a lieu, à l’intérieur même
des classes, lorsque les enfants arrivent, partent ou changent de place isolément?
Quel bruit, quel désarroi, et souvent quel vacarme !
Pour éviter ces sérieux inconvénients, il suffirait d’imiter
ce qui se passe dans les salles d’asile, comme on a imité là ce qui a lieu dans
les régiments : on marche tous ensemble et en mesure. Les régiments ont la
musique, les asiles ont le chant. Si on laissait les soldats marcher seul à
seul, chacun à son pas, ils seraient bientôt hors d’haleine, car rien ne
fatigue plus vite que le désordre.
Les chants des salles d’asile sont simples, intelligibles.
Ils ont pour objet quelque sujet religieux, ou connu des enfants, ou facile à
leur apprendre. La simplicité et la clarté sont les premières conditions de l’intérêt
qu’y peuvent prendre les petits chanteurs ; c’est d’ailleurs la condition
universelle de tout ce qu’on veut leur enseigner. Il ne faut pas leur faire
tort, et dire, comme le disent à propos d’une foule de choses des instituteurs
ineptes ou paresseux : « Ceci est au-dessus des enfants. » Cette assertion est
simplement très‑commode pour se dispenser de les instruire.
Non, tout ce qui est accessible à notre âme est accessible
à la leur. Voyez, par exemple, s’ils ne sont pas parfaitement accessibles au
sentiment le plus élevé de tous, le sentiment religieux ; s’ils ne le
comprennent pas, et ne le ressentent pas, quelquefois même avec plus de ferveur
que nous?
Quand un enfant ne comprend pas, c’est qu’il y a incompatibilité
entre lui et la forme qu’on emploie. C’est que le chant, ou le livre, ou le maître
qui exprime une pensée, n’a pas su saisir le fond, l’essence même de cette
pensée, et la revêtir d’une forme claire, facile, agréable, lumineuse, qui ne
laisse aucune ombre.
Cette obscurité, cette impropriété du langage est une grande
imperfection. On s’en corrigerait facilement si on se donnait la peine d’y
penser.
Le chant, que je vous conseille d’employer, a d’ailleurs
une valeur hygiénique très précieuse : il fortifie et développe les poumons,
qui sont les principaux organes de la respiration. Vous savez que les constitutions
faibles et débiles se renouvellent au moyen de la gymnastique ; eh bien ! le
chant est pour les poumons une véritable gymnastique; et je n’en parle pas d’après
la théorie seulement : je n’accepte les théories qu’après avoir
expérimenté les faits; j’ai vu des enfants dont la poitrine était extrêmement
délicate, des enfants condamnés par les médecins comme atteints de tubercules, guéris,
radicalement guéris, par l’exercice gradué et mesuré du chant! Un chant sans
effort, pris dans un mouvement en rapport avec la nature des enfants, jamais trop
prolongé, ne montant pas trop haut, ne descendant pas trop bas, exécuté debout
pour faciliter les mouvements du diaphragme et de tous les organes qui concourent
à l’émission de la voix, rien n’est meilleur pour la santé, pour l’harmonie des
mouvements du corps ; en même temps que c’est une excellente préparation à l’enseignement
musical proprement dit, qui viendra un peu plus tard.
Quand au local, M. Gasquin vous a parlé ici, en termes
charmants et poétiques, des agréments qui devraient se trouver réunis dans une
maison d’école. Malheureusement le choix et la disposition des locaux ne dépendent
pas des instituteurs. Ils dépendent des autorités, qui crient toujours misère ;
et des architectes qui, trop souvent, se donnent plus de soin et dépensent plus
d’argent, pour construire de mauvaises classes, qu’il n’en faudrait pour en
faire de bonnes. Les architectes feraient bien, pour la plupart, de se
renseigner un peu plus sur les nécessités d’une école.
Cependant, lorsque l’instituteur ou l’institutrice ont
su, par leur sage conduite, par leur esprit d’ordre, leur dévouement à leurs devoirs,
conquérir l’influence personnelle qui ne leur fait jamais défaut quand ils s’en
montrent dignes, ils finissent toujours par obtenir, sinon de splendides
locaux, du moins ces petites améliorations de détail qui font le charme des
yeux, disposent maîtres et élèves à la belle humeur, et satisfont aux premières
exigences de l’hygiène.
Au nombre de ces exigences de l’hygiène, se place la circulation
large et abondante de l’air, de la lumière et du soleil. Rien n’est fortifiant,
vivifiant, rien n’est indispensable à la croissance des jeunes plantes comme l’air
enveloppant les enfants, les baignant pour ainsi dire de ses ondes pures et
sans cesse renouvelées.
Savez-vous quel est ce mal terrible qui sévit dans les
grandes villes, à Paris surtout, contre la vie de milliers de pauvres petits
enfants? Qui, jusque sur le sein de leur mère, souvent au milieu de l’abondance,
va prendre de gracieux petits êtres, nés forts et bien constitués, dont les
chairs roses, le regard souriant, les joues rebondies, avaient fait pendant les
premiers mois la sécurité et l’orgueil de leurs parents ! Mal affreux, indéfini,
sphinx de la médecine, caché on ne sait ou, qui les saisit un jour, et
lentement, sourdement, pâlit leur doux visage, fond leurs chairs, change leur
voix gazouillante en un plaintif gémissement, ternit l’éclat de leurs yeux
creusés d’un cercle noir, les courbe enfin, languissants, éteints, agonisants,
ces êtres adorés, dans les bras maternels qui les étreignent avec désespoir?...
En avez-vous entendu parler, de ce mal terrible? c’est
la Malaria ! ![2]
C’est l’absence de circulation dans l’air, l’éloignement
des végétaux qui le renouvellent et le reconstituent sans cesse. C’est le
châtiment presque fatal des hommes imprévoyants, qui ont imaginé de déserter
les champs salubres pour venir s’entasser dans l’air stagnant et corrompu des
grandes cités. Et la preuve ! la preuve irrécusable, c’est qu’il suffit de
quelques jours passés au milieu de la campagne, pour rallumer chez les enfants
les plus désespérés la vie prête à s’éteindre, et ramener sur leur visage, dans
leurs regards, cet ineffable rayonnement de l’âme, que la mort allait obscurcir
pour jamais !
Que l’air circule donc chez vous en grande abondance !
A la campagne les bâtiments manquent quelquefois, mais
l’espace manque rarement ; et l’air jamais Entourez-vous aussi, le plus que
vous pourrez, de végétaux.
Faites tous vos efforts pour obtenir un jardin ; et si
vous n’en pouvez venir à bout, obtenez de transformer en jardin une partie de
votre cour de récréation. Vos élèves auront toujours les rues et les champs
pour leurs grands ébats, ils n’auront pas partout le bien-être physique et
moral d’un jardin bien cultivé. Et si vous ne pouviez même obtenir cette
permission (ce qui pourrait quelquefois arriver : tout le monde n’est pas bon
juge en cette matière), eh bien, plantez tout ce que vous pourrez autour de
votre maison. Rosiers, plantes grimpantes, clématites, liserons, haricots! tout
est bon, pourvu que votre maison soit transformée en jardin ; pourvu que la
verdure, les fleurs réjouissent le cœur et les yeux de vos enfants et les
vôtres; pourvu qu’une végétation bienfaisante contribue à l’entretien de la santé
qui leur est indispensable !
Les végétaux d’ailleurs,
vous fourniront le texte d’excellentes leçons de choses pour vos enseignements de
chaque jour. Car, n’allez pas croire que la meilleure science se trouve dans
les livres. Je ne veux pas médire des livres, mais je dis que les meilleurs
enseignements sont ceux qu’un bon instituteur sait tirer chaque jour de la vie
pratique. Et la vie déborde les livres. Elle les déborde dans tous les sens. Ce
n’est donc pas dans les livres, du moins uniquement, qu’il faut l’aller
chercher, c’est dans les choses qui nous environnent, dans les faits qui se
passent autour de nous, dans les phénomènes simples et familiers de la nature
qui s’accomplissent sous nos yeux, et qu’il faut savoir regarder et observer,
pour en tirer parti dans un sens noble et moralement utile.
Ainsi, un jour une petite fille arrive à l’asile en pleurant.
Elle s’est piquée à une touffe d’orties. L’ortie n’est pas un sujet qui semble
prêter beaucoup à une leçon. Mais tout y prête entre les mains d’un instituteur
intelligent :
Voici les orties auxquelles l’enfant s’est piquée.
(Mme Pape montre au
fur et à mesure les différents objets dont il est question.)
Beaucoup d’enfants ont appris de leurs parents, plus tendres
que judicieux, à se fâcher contre la cause passive des accidents dont ils sont
les auteurs. Ils frappent les portes et les meubles contre lesquels ils se sont
heurtés, les couteaux avec lesquels ils se sont coupés, sans se rendre compte
qu’ils ont seuls la responsabilité de ces accidents. Ainsi, la petite fille,
lorsque vous aurez essuyé ses larmes, pourra bien vous dire :
—Pourquoi le bon Dieu a-t-il fait les orties méchantes
qui piquent?
—Pourquoi ? répondrez-vous. D’abord les orties ne sont
point méchantes, elles ne piquent point les petites filles qui ne vont point
les chercher. Ensuite, au lieu de nuire, les orties rendent souvent service.
Elles servent de nourriture aux bestiaux, quelquefois même aux hommes.
En 1832, en Afrique, on a vu nos braves soldats, oubliés,
sans vivres, à Tlemcen,
manger des orties cuites dans eau!... C’était peu nourrissant, il faut le reconnaître,
mais cela valait toujours mieux que rien.
L’ortie est aussi une plante cultivée pour l’industrie.
Elle contient un fil délicat qui sert à faire les plus belles choses. Voyez ce
ravissant mouchoir! un véritable objet d’art ! Il est tissé en fil d’ortie ;
brodé en fil d’ortie ; garni d’une dentelle en fil d’ortie. (Supposons que ce
mouchoir soit la cravate de mariage du grand-père, conservée par la famille
comme une relique.) Vous voyez, mon enfant, que l’ortie, dont vous ne dites du
mal que parce que vous ne la connaissez pas, est au contraire une plante
précieuse autant que modeste.
L’enfant restera frappée et pensive. Vous ne savez
pas, messieurs, ce que font jaillir de lumières les réflexions muettes d’une
jeune âme! Dans cette âme encore limpide, il s’échange, entre Dieu et l’enfant,
de secrètes confidences qui nous échappent, et que nous devrions bien essayer
de suivre à la trace !...
Supposons qu’un autre enfant, témoin de votre conversation,
vous dise à son tour
— Et ma blouse, est-elle faite avec du fil d’ortie ?
— Non mon ami. Cette blouse de toile grise est faite avec
les fils d’une autre plante qui s’appelle du lin, et dont les fils sont moins
délicats, mais plus forts que ceux de l’ortie.
Je n’ai pu me procurer du lin vert. En fait de produits
naturels, à Paris, on n’a pas absolument tout ce qu’on désire. Voilà tout ce
que j’ai pu trouver : cette tige a au moins trois ans d’herbier! (On rit.)
Cependant, elle porte encore de la graine ; cette petite graine que vous
connaissez bien. La voici : elle est plate, brillante, un peu allongée et dure.
Mais on la réduit en farine, et quand on souffre de quelque douleur, vous en
savez l’emploi? on en fait des cataplasmes qui endorment notre souffrance.
Puis elle sert à l’industrie. On en extrait de l’huile
: l’huile de lin, très-siccative, qui
est employée par les peintres, les mouleurs. En sorte que cette plante, elle aussi,
est d’une grande utilité. Il est encore à remarquer que son fil est très doux,
et sa tige frêle et délicate se laisse facilement travailler.
Eh bien, cette douceur, cette facilité à obéir au devoir,
à se prêter au travail, n’est-elle pas une précieuse compensation de la faiblesse,
et l’une des plus charmantes qualités de l’enfance ?
Alors, dira un autre, est-ce que le tablier que ma mère
met devant elle lorsqu’elle fait le ménage et la cuisine, est fait aussi avec
du fil de lin?
— Non; il est fait avec du fil de chanvre. Voici un pied
de la plante qu’on nomme ainsi.
source : http://www.flowersway.com/visite/les-fours-a-chanvre-de-brehemont-222 |
Une personne obligeante m’a apporté de la campagne ce
magnifique échantillon. Celui que je possédais n’y ressemblait guère, hélas !
Tenez, voilà le chanvre de Paris! C’est une culture de mon concierge faite dans
un pot à fleur !
(Mme Pape dresse côte à côte un pied
de chanvre qui a 2 mètres
50 de hauteur et un autre pied qui a 60 centimètres. Un
immense éclat de rire s’élève de tous côtés).
Que voulez-vous ? c’est là ce que devient la nature, à
Paris!
Voyez, au contraire, le riche feuillage de ce beau chanvre?
Et vraiment j’y vois courir encore une jolie petite bête à bon Dieu. Ne
négligez pas ce détail : la nature est hospitalière et bonne. Elle laisse vivre
tout ce qui a reçu la vie. Il est bon d’apprendre aux enfants à faire comme
elle. Non sans doute qu’il soit d’un haut intérêt qu’une bête à bon Dieu, un
insecte quelconque, existe ou n’existe pas. Mais ce qui importe à un très‑haut
degré, c’est que les enfants apprennent à respecter la vie. Qu’ils soient
préservés de l’affligeante, et trop commune habitude, de ne pouvoir passer à
côté d’une petite bête inoffensive, et créée par Dieu, sans l’écraser ?...
Voici maintenant les graines du chanvre. Vous les connaissez
sous le nom de chènevis. On les donne à manger aux petits enfants.
(On sourit et l’on chuchote. Mme
Pape s’aperçoit qu’elle s’est trompée de mot et se reprend.)
Aux petits oiseaux, veux-je dire. Oiseaux et enfants se
ressemblent beaucoup !...
On en tire aussi, continue Mme Pape, de l’huile pour l’industrie.
Mais le principal emploi du chènevis, comme de toutes les graines, c’est de
servir de semence, et de perpétuer l’espèce de la plante selon la volonté du
Créateur.
Le chanvre, étant plus grand que le lin, donne naturellement
des fils plus gros, plus solides ; si
solides même, qu’ils servent non-seulement à faire la toile de ménage, mais
aussi à tordre les câbles de navire, et à tisser ces grandes voiles qui les
poussent si loin à travers les mers.
— Et ceci ? qu’est-ce encore ?
(Mme Pape présente un
bouquet de capsules de coton.)
— Ceci ? c’est du coton. Non pas de la ouate comme celle
dont on garnit les manteaux et les habits, mais du coton naturel, encore
attaché à la fleur qui l’a produit, et tel qu’il est livré au commerce par les
marchands d’Amérique, d’Asie et d’Afrique, qui le cultivent comme on cultive
chez nous le blé et le chanvre. La graine de coton, cette petite graine
arrondie et noire que voici, soigneusement renfermée dans la capsule, est mise
en terre profonde vers février. Elle grandit, et peu de mois après produit ce
doux et chaud duvet bien blanc, recueilli par des mains bien noires : par
les mains des nègres. Je dis : les nègres. Il y a quelques années, j’aurais dit
: les esclaves. Mais Dieu soit loué !
il n’y a plus d’esclaves !
source de la photo : http://www.futura-sciences.com/fr/doc/t/technologie/d/du-vegetal-aux-textiles_585/c3/221/p3/ |
Les enfants questionnant toujours demanderont :
— Et mon pantalon? et la robe de ma soeur? Avec quoi
sont-ils faits?
— Ah ! ceci, c’est autre chose. Ces objets-là sont faits
avec les produits d’une douce et utile bête. Nous étions tout à l’heure dans le
domaine des végétaux, nous sommes maintenant dans le domaine des animaux. Voilà
la douce bête dont la laine a fourni la matière de ce pantalon.
(Mme Pape présente un
mouton).
source de la photo : http://ouessant-mouton.over-blog.com/article-31987511.html |
On a coupé cette toison de laine en été, et sans blesser
l’animal. Puis on l’a filée; on l’a tissée pour en fabriquer du drap; tricotée
pour en faire, des bas, des gilets, la robe de votre petite sœur, et mille
autres objets aussi chauds que solides. Le mouton, vous le voyez, est une des
bêtes les plus utiles à l’homme ! Et l’une des petites filles, questionnant
encore, dira peut-être :
— La robe de ma poupée est-elle en laine aussi?
— Non, répondrez-vous s’il s’agit d’une poupée riche
comme celle-ci. Cette étoffe n’est pas de la laine, mais de la soie, c’est le
produit d’un autre animal, beaucoup plus petit que le mouton, aussi doux, et encore
plus inoffensif : le ver à soie. Le voici :
(Mme Pape présente un
ver à soie attaché à une branche de mûrier).
On a parlé, messieurs, des leçons par l’aspect. Voilà, certes, une excellente image. Mais comparez-la
avec cet objet réel que l’enfant peut toucher, retourner, examiner sous ses
divers aspects, et dites si les leçons par les choses elles-mêmes ne sont pas mille fois préférables aux leçons
par le simple aspect.
N’ayons donc, une fois pour toutes, recours aux leçons
par l’aspect que lorsque nous ne pouvons donner la leçon par les choses.
Vous montrerez aux enfants, non seulement le ver et le
papillon, mais les œufs, le cocon, et la soie naturelle.
— Voilà, direz-vous, ce qu’est ce petit animal et ce qu’il
produit. On dit qu’il est gourmand, parce qu’il mange, proportionnellement à
son volume, autant à lui tout seul que trente-six chevaux ! Mais non, il n’est pas
gourmand. Ce n’est pas par gourmandise qu’il mange tout cela, c’est par ardeur
au travail. A proprement parler, il ne mange pas, il emmagasine les matières
premières dont il composera sa pièce de soie, ce cocon dont le fil,
soigneusement déroulé, atteint quelquefois jusqu’à mille mètres de longueur !
Voyez comme cette soie est belle et brillante !
Mais en voici les inconvénients : elle coûte cher, et sa
beauté, augmentée encore par le merveilleux talent des ouvriers qui la tissent
en velours, en satin, en rubans, en dentelles, entraîne quelquefois certaines femmes,
peu raisonnables, à faire des dépenses au-dessus des ressources de leur
fortune, et à marcher ainsi à la ruine !
Faut-il à cause de cela tuer les vers à soie ?
détruire une matière belle, précieuse, dont la fabrication fait vivre un nombre
incalculable de familles ? Alors il faudrait détruire tout ce que Dieu a créé,
car il n’est rien dont on ne puisse abuser quand on oublie les règles du
devoir. Et puis la soie est employée aussi à d’autres usages que des vêtements
de femme, à des usages très nobles et très élevés dans notre vie sociale:
Elle sert aux ornements du culte, qui est la forme extérieure
de la RELIGION.
Elle forme l’écharpe du magistrat dans l’exercice de
son ministère, quand il représente la LOI.
Elle fournit l’étoffe de nos drapeaux qui représentent
la PATRIE!
Voilà bien des raisons pour pardonner à la soie les extravagances
qu’elle fait quelquefois commettre.
De plus, si la soie est la plus belle des étoffes,
elle en est aussi la plus durable. C’est sans doute pour ce motif qu’on l’a
choisie entre toutes pour représenter les sentiments les plus impérissables de
notre l’âme.
— Avec quoi sont faits mes souliers ? demandera peut-être
quelque infatigable questionneur. Est-ce qu’ils sont faits avec du chanvre, de
la soie ou du coton ?
— Non, voilà l’animal qui a fourni la matière de tes souliers.
(Mme Pape pose sur la
table un petit bœuf parfaitement exécuté. Puis s’interrompant, elle dit :)
Remarquez que pendant cette conversation, la petite fille
qui s’était piquée s’est calmée peu à peu. Elle a cessé de pleurer, et a pris un
vif intérêt à ce qui s’est dit et fait autour d’elle.
Le maître ou la maîtresse, en tout cas l’ami, a étendu
sur la petite main, gonflée par les piqûres d’orties et les frictions violentes
de l’enfant, un peu d’eau salée, un peu de salive peut-être, du baume de son coeur comme on dit et l’inflammation
a cédé. La petite fille a oublié sa cuisante douleur.
L’histoire du cuir sera facile à raconter. Vous la savez
tous.
— Alors, dira l’enfant, puisque le cuir est plus solide
que le coton et la soie, pourquoi ne fait-on pas les robes et les habits en
cuir ?
source de la photo : http://www.journaldunet.com/economie/reportage/louis-vuitton-atelier-asnieres/10-cuir.shtml |
— Pourquoi ? Écoute, je vais te raconter une
histoire...
Mais pardon, messieurs, je vous ai recommandé les courtes
séances, et je m’aperçois que je suis en train de l’oublier...
(Les cris : l’histoire
! se faisant entendre de toutes parts, Mme Pape continue :)
Cette histoire est une histoire véritable. J’ai connu le
héros. Il s’appelait Hans Bader. C’était le fils d’un cordonnier alsacien. Il
était petit, brun, vif, turbulent, impossible à tenir en place. Au lieu de se
rendre à l’école, il allait courir dans les champs et par tous les chemins. Il
grimpait aux arbres comme un écureuil, descendait les montagnes accroupi sur
les talons de ses sabots, et ne comprenait pas le moins du monde que, rentrant
chaque soir en lambeaux, il donnait à sa mère un ouvrage fou.
Hans Bader était pour tout un bon petit garçon, mais pour
le mouvement c’était un diable. Son père disait qu’il était venu au monde un
jour de tremblement de terre.
À la fin, ce père, qui était le meilleur homme qui fût
sous le ciel, dit à la digne maman Bader :
— Il est impossible, ma chère femme, que ça continue
ainsi. Ce mauvais garnement-là te fera mourir à la peine. Tu passes tes
veillées à le raccommoder, tantôt d’un côté tantôt de l’autre, le plus souvent
partout à la fois. Il faut que ça change. Ne me dis pas non, c’est décidé :
je vais lui faire un pantalon de cuir.
(Tout le monde rit.)
Je crois devoir vous répéter que ceci n’est pas une histoire
faite à plaisir.
Le père Bader prit donc son fil et son alêne, et fit
le vêtement... sur mesure.
Le petit Hans, au premier abord, parut légèrement déconcerté.
Il trouvait son nouveau costume assez singulier. Puis, aux articulations, c’était
roide. Puis il lui vint à l’esprit que ses camarades pourraient bien rire en le
voyant pantalonné comme cela. Mais pourtant il se résigna. Il faut dire que c’était
ce qu’il avait de mieux à faire : le père Rader ne lui avait pas laissé d’autre
habillement.
Pendant les premiers jours, le brave homme n’eut qu’à
se féliciter de son invention. Mais une après-midi, dans une de ses courses
champêtres et vagabondes, l’enfant vit des ouvriers occupés à rouir du chanvre
dans la petite rivière d’Ill, qui descend dans le Rhin près de Strasbourg. Ce
travail extraordinaire le ravit ! Et soudain le voilà dans l’eau, prêtant la
main de tout son pouvoir aux ouvriers qui riaient de son zèle impétueux.
Ce fut seulement lorsque Hans sortit de l’eau qu’il s’aperçut
que son pantalon était mouillé jusqu’à la ceinture. Ne voulant pas rentrer à la
maison dans cet état, il se déshabilla lestement, et suspendit son pantalon à
une branche d’arbre, au soleil.
Puis il alla jouer dans les herbes.
— Ce sera sec tout à l’heure, pensait-il.
Quand il revint, il éprouva une surprise extrême : son
pantalon avait complètement changé de physionomie. Hans crut qu’en le mettant
cela reviendrait, il essaya.... impossible d’entrer dedans ! le vêtement s’était
raccourci, rétréci, retiré dans tous les sens. C’était devenu tout ce qu’on
voudra, excepté un pantalon !
Le malheureux petit garçon fut obligé de rentrer en ville,
avec une mise... très incomplète ! et de parcourir de longues rues, en cachant
son pantalon derrière lui !... S’il eut à subir en son chemin des apostrophes et
des quolibets, cela ne se demande pas! Mais, lorsqu’il arriva à la maison, vous
représentez-vous la consternation du père, en voyant anéanti ce vêtement, objet
de ses dernières espérances?
Pourtant il n’y eut de perdu que le pantalon. Le jeune
Hans, honteux d’avoir ignoré les propriétés du cuir, et d’avoir, par suite de
cette ignorance, traversé la ville dans un costume aussi inusité, dit à sa
mère:
— Rendez-moi mes habits de drap, ma mère, je vous promets
de les ménager.
On les lui rendit, et non seulement il ne déchira plus
ses vêtements, mais il alla à l’école, devint un écolier modèle. Et plus tard,
quand il fut grand, il se fit militaire, ce qui prouve bien qu’il était tout à
fait converti à l’obéissance !
Et notre petite fille ? Eh bien, messieurs, elle a
fait comme vous : elle a écouté, elle a ri, et elle a oublié sa souffrance.
Alors la maîtresse lui a dit : Ta main ne te fait plus
mal ? — Non. — Écoute-moi donc, mon enfant, et réfléchis à ce que je vais te
dire :
Lorsqu’il nous arrive quelque chagrin imprévu, quelque
malheur que nous n’avons pas pu, ou pas su éviter, restons calmes, prenons
patience. Au lieu d’augmenter nos maux par une révolte inutile, comme tu le
faisais en frottant ta main avec colère, pensons à autre chose. Occupons
utilement notre esprit. Le travail utile adoucit nos peines, en nous les
faisant oublier.
Puisse cette constante pensée me rappeler à votre bon
souvenir, messieurs, chaque fois qu’en votre double qualité d’hommes, et d’instituteurs,
vous aurez à traverser des moments difficiles!
Marie-Pape Carpantier, Conférences faites aux instituteurs à la Sorbonne en 1867.
INTRODUCTION
DE LA
MÉTHODE DES
SALLES D’ASILE
DANS L’ENSEIGNEMENT
PRIMAIRE
Deuxième Conférence. a) Leçon de choses, le Pain ; b) Les cubes de Fröbel
Quatrième Conférence. a) Le goût du beau ; b) Leçon de choses, la Locomotion
Marie Pape-Carpantier (interprétée par Marilou Berry)
source de la photo : http://lkmagazine.jimdo.com/ |
[1] Deuxième série d’instituteurs.
[2] Nom que les Italiens donnent au mauvais air.
Merci
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