Cet essai explique les trajectoires très diverses de l'histoire de
l'homme sur chaque continent par la géographie des plaques continentales
et le hasard de la répartition initiale des espèces de faune et de
flore. L'orientation d'est en ouest de la plaque eurasienne d'une part,
sa dotation initiale en plantes cultivables et animaux domesticables de
l'autre, sont les deux facteurs ultimes qui permettront aux Européens de
construire les navires et les fusils qui leur serviront à explorer et
conquérir le monde. Cette chaîne de causalité comporte plusieurs
maillons rigoureusement présentés et analysés par l'auteur, les deux
plus importants d'entre eux étant la domestication de grands mammifères
et la culture des céréales: cette étape servira en effet de soubassement
au développement de la vie en villages, puis à la création des métiers
dits "non productifs" et à la spécialisation grandissante des sociétés;
mais elle sera aussi à l'origine de l'adaptation des peuples eurasiens,
par sélection naturelle, aux virus issus des animaux qu'ils auront
domestiqués, une "opportunité" qui leur donnera un avantage décisif sur
leurs cousins d'Amérique, peu préparés à prendre de plein fouet germes
et fusils.
Cet essai a valu à Diamond le prix Pulitzer
1998 pour le meilleur ouvrage général hors fiction. En 2005, le livre a
été adapté en un film documentaire en 3 parties de 55 minutes, produit
par National Geographic Society, et diffusé sur les chaînes américaines du réseau PBS. Ces documentaires ont été diffusés en français sur Arte en avril 2008, sous le titre Un monde de conquêtes1.
De l'inégalité parmi les sociétés - Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire est un livre de Jared Diamond paru en 1997. Son titre original est Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies (Fusils, microbes et acier : le sort des sociétés humaines).
Jared Diamond : article Wikipedia
De l'inégalité parmi les sociétés (Wikipedia)
Guns, Germs and Steels, by Jared Diamond (18 VIDEOS)
Prologue de l'ouvrage (voir fin de l'article)
Résumé de la thèse de l'auteur
À partir de la « question de Yali » (pourquoi les Européens ont-ils
colonisé les autres peuples et non l'inverse ?), l'auteur retrace
l'histoire des sociétés humaines, entamée il y a 15 000 ans au Néolithique en Eurasie. Les sociétés occidentales qui ont leurs racines dans le Croissant fertile doivent leur richesse à plusieurs hasards de circonstance liés à la présence de mammifères et de plantes domesticables:
- L'Eurasie est à la fois le plus vaste des continents mais aussi le seul dont l'axe dominant soit est-ouest. Sans grande barrière écologique de l'Atlantique à la mer de Chine, de nombreux grands mammifères ont pu y proliférer. Mais, contrairement aux grands mammifères des quatre autres continents qui furent rapidement exterminés par les sociétés de chasseurs, ceux de la plaque eurasienne ont su s'adapter, voire s'habituer, au cours de plusieurs millénaires à la présence humaine. Au final, treize des quatorze grands mammifères domestiqués par l'homme moderne sont d'origine eurasienne, notamment cinq d'entre eux appelés à connaître une répartition mondiale: le mouton, la chèvre, le cheval, le porc et la vache.
- Dans le domaine végétal, l'Eurasie était mieux doté que les autres continents en plantes domesticables à grosses graines, notamment des céréales comme le blé et l'orge, et des légumineuses, source de protéines comme le pois. La présence de telles plantes serait due à un environnement tempéré aux saisons bien marquées.
Ce "bagage" initial favorable a permis l'apparition de l'agriculture
et de société de producteurs, et non plus de chasseurs-cueilleurs. Cela
a permis une augmentation de la production alimentaire et donc des
populations. Les hommes eurent aussi plus de temps à consacrer à
l'artisanat, l'industrie, l'innovation, la politique,
la culture. Ils se sont organisés en sociétés hiérarchisées, avec une
division du travail croissante rendue encore plus poussée grâce à
l'écriture. Toutes ces conditions étaient réunies dans le croissant fertile.
Ces modes de vie n'étaient pas (encore) développés plus à l'ouest,
faute des conditions requises, mais ils s'y sont facilement propagés,
car il n'y a pas de barrières écologiques majeures. Ces innovations ont
donc survécu à l'effondrement des sociétés sumériennes, probablement pour des raisons environnementales (déforestation et salinisation des sols provoquée par l'agriculture).
Le bétail transmet aux humains des maladies (variole, peste, tuberculose) ;
les densités de population élevées et la grande masse d'habitants en
Eurasie permettent l'évolution de microbes pathogènes de masse, qui ne
pourraient survivre dans des populations trop réduites à cause de
l'immunité persistant longtemps (rougeole, rubéole, grippe,
...). Les survivants de chaque épidémie transmettent leur immunité à
leurs descendants, donnant ainsi une considérable "avance" aux
occidentaux dans la résistance à ces maladies. Les autres peuples seront
eux victimes des germes apportés lors des grandes découvertes ;
notamment en Amérique, où des taux de mortalité de 95 % sont observés,
rayant de la carte les villes d'Indiens de la vallée du Mississippi,
minant les structures administratives et le moral des empires aztèques
et incas juste avant les expéditions espagnoles de Torres et Pizarro.
En sens inverse, les maladies endémiques causent des pertes importantes
chez les conquistadors mais ne se diffusent pas vers leur métropole,
qui peut continuer à envoyer des renforts.
La population élevée permet l'émergence de structure étatiques
fortes, capables de nourrir des spécialistes : lettrés qui font tourner
l'administration, soldats, artisans (potiers, menuisiers, forgerons,
tailleurs de pierre...). La diversité permet l'émergence, la diffusion
et la combinaison d'innovations techniques, dont celles qui fourniront
les véhicules (chariot, navires) et les armes (cuivre, bronze, fer,
acier, armes à feu, rapports et informations écrites) de la conquête.
À ce stade la civilisation chinoise
est en avance technique sur l'Europe occidentale, mais d'un coté (en
Chine) la géographie permet une unification complète et réduit la menace
militaire des voisins, tandis que de l'autre elle permet le maintien
d'états rivaux et en concurrence. Cette concurrence pousse à
l'innovation : armement, navigation. Les occidentaux explorent les
autres continents, où les populations n'ayant pas bénéficié d'autant de
facteurs « favorables » sont restées à l'état de chasseurs-cueilleurs,
ou de sociétés moins armées.
Plan de l'ouvrage
Prologue - La question de Yali
Les occidentaux dominent le monde, mais pourquoi eux plutôt que les habitants de Papouasie-Nouvelle-Guinée (dont fait partie celui qui pose la question, Yali) ?
La réponse évidente est que c'est grâce au "cargo" (désignation
indigène de l'ensemble des objets techniques occidentaux), mais elle ne
fait que conduire à une autre question : pourquoi le cargo est-il
originaire de là-bas plutôt que d'ici ? Or il est bien évident pour
l'auteur que ce n'est pas une question d'intelligence ou de moralité,
manifestement les habitants de Papouasie-Nouvelle-Guinée sont autant (et même mieux) dotés de ce point de vue que l'occidental moyen. Il faut chercher ailleurs ...
Première partie - De l'Éden à Cajamarca
- Chapitre premier - Sur la ligne de départ
- Chapitre 2 - Une expérience naturelle en histoire
- Chapitre 3 - Collision à Cajamarca
Deuxième partie - L'essor et l'extension de la production alimentaire
- Chapitre 4 - Le pouvoir de l'agriculture
- Chapitre 5 - Les nantis et les démunis de l'histoire
- Chapitre 6 - Cultiver ou ne pas cultiver
- Chapitre 7 - Comment faire une amande
- Chapitre 8 - Des pommes ou des Indiens
- Chapitre 9 - Les zèbres, les mariages malheureux et le principe de « Anna Karénine »
- Chapitre 10 - Cieux spacieux et axes inclinés
Troisième partie - Des vivres aux fusils, aux germes et l'acier
- Chapitre 11 - Le don fatal du bétail
- Chapitre 12 - Épures et lettre empruntées
- Chapitre 13 - La mère de la nécessité
- Chapitre 14 - De l'égalitarisme à la kleptocratie
Quatrième partie - Le tour du monde en cinq continents
- Chapitre 15 - Le peuple de Yali
- Chapitre 16 - Comment la Chine est devenue chinoise
- Chapitre 17 - En vedette vers la Polynésie
- Chapitre 18 - La collision des hémisphères
- Chapitre 19 - Comment l'Afrique est devenue noire.
Épilogue, de l'avenir de l'histoire humaine considérée comme une science
Présentation de l'éditeur (Amazon)
L'inégalité dans la répartition des richesses entre les sociétés est liée aux différences de milieux, pas aux différences génétiques.
Mobilisant des disciplines aussi diverses que la génétique, la biologie moléculaire, l'écologie des comportements, l'épidémiologie, la linguistique, l'archéologie et l'histoire des technologies, Jared Diamond montre notamment :
* le rôle de la production alimentaire (c'est-à-dire la domestication des plantes et des animaux sauvages, puis l'augmentation des vivres par l'agriculture et l'élevage, qui permet d'entretenir des bureaucraties et des artisans spécialisés dans la production des armes) ;
* l'évolution des germes caractéristiques des populations humaines denses favorisées par la révolution agricole (les germes eurasiens ont tué plus d'indigènes américains et non eurasiens que les fusils ou les armes d'acier des Eurasiens) ;
* le rôle de la géographie dans la diffusion contrastée de l'écriture et de la technologie, selon la latitude en Eurasie, mais la longitude aux Amériques et en Afrique.
A l'ère de la globalisation, Jared Diamond nous propose opportunément cet essai, en tout point singulier, sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les sociétés.
PROLOGUE
Nous savons
tous que l’histoire a évolué de manière très différente pour les peuples des
différentes parties de la planète. Treize mille ans se sont écoulés depuis la
fin du dernier âge glaciaire : certaines parties du monde ont créé des sociétés
développées fondées sur l’alphabétisation et l’usage d’outils métalliques,
d’autres ont formé des sociétés uniquement agricoles et non alphabétisées, et
d’autres encore sont restées des sociétés de chasseurs et de cueilleurs avec
des outils de pierre. Ces inégalités historiques ont jeté sur le monde une
ombre épaisse, parce que les premières de ces sociétés ont conquis ou exterminé
les autres. Alors que ces différences forment la base de l’histoire du monde,
leurs raisons demeurent incertaines et sujettes à controverse. Cette
énigmatique question des origines m’a été posée, voilà vingt-cinq ans, sous une
forme simple et personnelle.
En juillet
1972, je me promenais sur une plage de l’île tropicale de Nouvelle-Guinée où,
en tant que biologiste, j’étudie l’évolution des oiseaux. J’avais déjà eu vent
d’un dénommé Yali, homme politique local remarquable, qui faisait alors le tour
du district. Par hasard, Yali et moi allions ce jour-là dans la même direction.
Il me rattrapa et nous marchâmes ensemble une bonne heure, sans cesser de
discuter.
Yali
rayonnait de charisme et d’énergie. Ses yeux brillaient de manière fascinante. Il
parla avec assurance de sa personne, mais il posa aussi quantité de questions
pénétrantes et me prêta une oreille attentive. Notre conversation commença par
un sujet alors présent à l’esprit de tous les Néo-Guinéens : la rapidité des
changements politiques. À l’époque, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, comme on
appelle aujourd’hui la nation de Yali, était encore administrée par l’Australie
dans le cadre d’un mandat des Nations unies, mais l’indépendance était dans
l’air. Yali m’expliqua ses efforts pour préparer la population locale à cette
perspective.
Au bout d’un
moment, il changea de sujet et se mit à me presser de questions. Yali n’avait
jamais quitté la Nouvelle-Guinée et avait arrêté ses études au lycée, mais il
était d’une curiosité insatiable. Pour commencer, il voulut savoir en quoi
consistait mon travail sur les oiseaux de Nouvelle-Guinée (y compris combien
j’étais payé pour le faire). Puis il me demanda comment les ancêtres de son
peuple avaient atteint la Nouvelle-Guinée au cours des quelques dizaines de
milliers d’années passées et comment les Européens blancs l’avaient colonisée
dans les deux cents dernières aimées.
La
conversation demeura amicale, alors même que nous était familière la tension
qui régnait entre les deux sociétés que nous représentions, Yali et moi. Il y a
deux siècles de cela, tous les Néo-Guinéens vivaient encore « à l’âge de pierre
». Autrement dit, ils employaient encore des outils de pierre semblables à ceux
que remplacèrent les outils métalliques en Europe voilà des milliers d’années. Et
ils vivaient dans des villages qui n’étaient pas soumis à une autorité
politique centrale. Les Blancs étaient arrivés, avaient imposé un gouvernement
centralisé et apporté des biens Matériels, dont les Néo-Guinéens reconnurent
aussitôt la valeur : des haches de métal, des allumettes, des médicaments, mais
aussi des vêtements, des boissons sans alcool et des parasols. En
Nouvelle-Guinée, on désignait tous ces biens sous le nom de cargo.
Nombre de
colons blancs ne cachaient pas leur mépris envers les Néo-Guinéens, qu’ils
jugeaient « primitifs ». Le moins capable des « maîtres » blancs lui-même — on
les appelait encore ainsi en 1972 — jouissait d’un niveau de vie très supérieur
à celui des Néo-Guinéens, même à celui des responsables politiques
charismatiques comme Yali. Ce dernier n’en avait pas moins pressé de questions
quantité de Blancs comme il le faisait avec moi, et j’avais moi-même pressé de
questions quantité de Néo-Guinéens. Nous savions parfaitement tous deux que les
Néo-Guinéens sont en moyenne au moins aussi dégourdis que les Européens. Il
devait avoir tout cela présent à l’esprit lorsque, me jetant un nouveau regard
pénétrant de ses yeux brillants, il me posa cette question : « Pourquoi est-ce
vous, les Blancs, qui avez mis au point tout ce cargo et l’avez apporté en
Nouvelle-Guinée, alors que nous, les Noirs, nous n’avons pas grand-chose à nous
? »
Une question
simple, mais qui allait au cœur de la vie, telle que Yali en faisait
l’expérience. La différence reste en effet immense entre le mode de vie du
Néo-Guinéen moyen et celui de l’Européen ou de l’Américain moyen. Et l’on retrouve
des différences comparables dans les modes de vie d’autres peuples. Ces
disparités considérables devaient avoir des causes puissantes qu’on aurait pu
croire évidentes.
Pourtant, il
n’est pas facile de répondre à la question apparemment simple de Yali. Je
n’avais pas de réponse alors. Les historiens de métier ne s’accordent toujours
pas sur la solution. La plupart ont même cessé de se poser la question. Depuis
cette conversation, j’ai étudié d’autres aspects de l’évolution des hommes, de
leur histoire et de leur langage. Écrit vingt-cinq ans plus tard, ce livre
s’efforce de répondre à Yali.
Si la
question de Yali ne portait que sur l’écart entre Néo-Guinéens et Européens
blancs, on peut l’étendre à un ensemble plus large de contrastes au sein du
monde moderne. Les populations d’origine eurasienne, en particulier celles de
l’Europe et de l’Asie de l’Est, sans oublier celles qui ont été transportées en
Amérique du Nord, dominent le monde moderne par leur richesse comme par leur
puissance. D’autres peuples, y compris la plupart des Africains, se sont
défaits de la domination coloniale européenne, mais demeurent loin derrière en
termes de richesse et de puissance. D’autres encore, comme les aborigènes
d’Australie, des Amériques et de l’Afrique australe, ne sont même plus maîtres
de leurs terres : les colons européens les ont décimés, asservis, voire
exterminés.
Aussi
peut-on reformuler les questions sur l’inégalité dans le monde moderne de la
manière suivante. Pourquoi la richesse et la puissance sont-elles distribuées
ainsi et pas autrement ? Pourquoi, par exemple, ce ne sont pas les indigènes
d’Amérique, les Africains et les aborigènes australiens qui ont décimé, asservi
ou exterminé les Européens et les Asiatiques ?
On peut
aisément poser la même question en remontant un peu en arrière. Par exemple,
jusqu’en 1500 : alors que l’expansion coloniale de l’Europe ne faisait que
commencer, les populations des divers continents accusaient déjà de grandes
différences en termes de techniques et d’organisation politique L’Europe,
l’Asie et l’Afrique du Nord se composaient largement d’États ou d’empires
connaissant le métal, pour certains au seuil de l’industrialisation. Deux
peuples indigènes des Amériques, les Aztèques et les Incas, régnaient sur des
empires avec des outils de pierre. De petits États ou des chefferies avec des
outils de fer se partageaient diverses régions de l’Afrique subsaharienne. Les
autres peuples — y compris tous ceux d’Australie et de Nouvelle-Guinée, de
nombreuses îles du Pacifique et de petites parties de l’Afrique subsaharienne —
vivaient pour la plupart sous forme de tribus agricoles, voire encore de bandes
de chasseurs-cueilleurs utilisant des outils de pierre.
Ces
différences techniques et politiques de 1500 sont bien entendu les causes
immédiates des inégalités du monde moderne. Les empires aux outils d’acier
furent à même de conquérir ou d’exterminer des tribus pourvues d’armes de
pierre et de bois. Mais comment le monde en était-il arrivé là en 1500 ?
Une fois
encore, on peut aisément remonter dans le temps et puiser dans l’histoire
écrite et les découvertes archéologiques. Jusqu’à la fin du dernier âge
glaciaire, jusque vers 11 000 av. J.-C., toutes les populations de tous les
continents vivaient encore de la chasse et de la cueillette. Entre 11000 avant
notre ère et 1500 apr. J.-C., le développement contrasté des différents
continents se solda par les inégalités techniques et politiques de 1500. Alors
que les aborigènes d’Australie et les indigènes d’Amérique restaient des
chasseurs et des cueilleurs, la majeure partie de l’Eurasie et une bonne partie
des Amériques et de l’Afrique subsaharienne développèrent l’agriculture,
l’élevage en troupeaux, la métallurgie et des organisations politiques
complexes. Des parties de l’Eurasie et une région des Amériques se dotèrent
aussi indépendamment de l’écriture. Mais toutes ces innovations intervinrent
plus tôt en Eurasie qu’ailleurs. Par exemple, la production en masse d’outils
de bronze, à peine amorcée dans les Andes sud-américaines avant 1500, était
déjà bien établie dans certaines parties de l’Eurasie plus de 4 000 ans
auparavant. Lorsque les explorateurs européens les découvrirent, en 1642, les
Tasmaniens avaient une technologie de la pierre plus simple que celle du
paléolithique supérieur, dans certaines régions de l’Europe, plus de 10 000 ans
plus tôt.
Dès lors, on
peut reformuler la question sur les inégalités du monde moderne de la manière
suivante : pourquoi l’humanité ne s’est-elle pas développée au même rythme sur
les différents continents ? Ce sont ces disparités qui forment la trame
générale de l’histoire et qui sont le thème de mon livre.
Alors qu’il
traite, au fond, d’histoire et de préhistoire, son intérêt n’est pas purement
académique : il est au contraire d’une importance pratique et politique
majeure. C’est l’histoire des interactions entre populations disparates qui ont
donné sa forme au monde moderne à travers des conquêtes, des épidémies et des
génocides. Ces collisions ont eu des répercussions dont on n’a pas fini de
sentir les effets, bien des siècles plus tard, et qui restent aujourd’hui
actives dans quelques-unes des régions les plus troublées du monde.
Par exemple,
une bonne partie de l’Afrique est encore aux prises avec l’héritage du
colonialisme récent. Dans d’autres régions — y compris une bonne partie de
l’Amérique centrale, au Mexique, au Pérou, en Nouvelle-Calédonie, dans
l’ex-Union soviétique et certaines parties de l’Indonésie —, des guerres
civiles ou des guérillas opposent des populations indigènes encore nombreuses
aux gouvernements dominés par les descendants des envahisseurs et des
conquérants. Maintes autres populations indigènes — comme les autochtones
d’Hawaii, les aborigènes d’Australie, les indigènes de Sibérie ou les Indiens
des États-Unis, du Canada, du Brésil, de l’Argentine et du Chili — ont été si
largement réduites par le génocide et la maladie qu’elles sont aujourd’hui
beaucoup moins nombreuses que les descendants des envahisseurs. Tout en étant
incapables de livrer une guerre civile, elles n’en affirment pas moins de plus
en plus leurs droits.
Outre ces
répercussions politiques et économiques des collisions passées, il est des
répercussions linguistiques : je veux parler de la disparition imminente de la
majeure partie des 6 000 langues qui ont survécu et sont en passe d’être
remplacées par l’anglais, le chinois, le russe et quelques autres langues dont
le nombre de locuteurs a considérablement augmenté dans les derniers siècles. Tous
ces problèmes modernes résultent des trajectoires historiques différentes
implicites dans la question de Yali.
Avant
d’essayer d’y répondre, il faut s’arrêter sur quelques objections visant le
principe même du débat. Pour diverses raisons, d’aucuns s’offusquent en effet
qu’on pose même la question.
La première
objection se présente ainsi. Si nous parvenons à expliquer comment certains
peuples en sont venus à dominer les autres, n’est-ce pas justifier cette
domination ? N’est-ce pas, au fond, une manière de dire que l’issue était
inévitable et qu’il serait donc vain d’y vouloir changer quoi que ce soit
aujourd’hui ? Cette objection repose sur une tendance courante à confondre
l’explication des causes et la justification ou l’acceptation des résultats. La
question de l’usage que l’on fait d’une explication historique n’a rien à voir
avec l’explication elle-même. La compréhension sert plus souvent à essayer de
changer une issue qu’à la répéter ou à la perpétuer. C’est bien pourquoi les
psychologues tâchent de comprendre l’esprit des meurtriers et des violeurs, les
historiens le génocide, et les médecins les causes des maladies humaines. Ces
chercheurs n’entendent aucunement justifier le meurtre, le viol, le génocide et
la maladie, mais s’efforcent plutôt de mettre à profit ce qu’ils savent d’une
chaîne causale pour briser cette chaîne.
En deuxième
lieu, refuser de répondre à la question de Yali, n’est-ce pas ipso facto
adopter une approche eurocentrique de l’histoire qui glorifie les Européens de
l’Ouest et trahit une obsession de la prééminence de l’Europe occidentale et de
l’Amérique européanisée dans le monde moderne ? Or cette prééminence n’est-elle
pas juste un phénomène éphémère des tout derniers siècles, qui s’efface
maintenant derrière la prééminence du Japon et de l’Asie du Sud-Est ? Pour
l’essentiel, ce livre traitera en fait d’autres peuples que les Européens. Plutôt
que de se focaliser exclusivement sur les interactions entre Européens et
non-Européens, nous examinerons aussi les interactions entre différents peuples
non européens : en particulier en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est, en
Indonésie et en Nouvelle-Guinée, parmi les populations indigènes de ces
régions. Loin de glorifier les populations d’origine ouest-européenne, nous
verrons que les éléments les plus fondamentaux de leur civilisation sont
apparus ailleurs, d’où l’Europe occidentale les a importés.
En troisième
lieu, des mots comme « civilisation » et/ des formules comme « essor de la
civilisation » ne donnent-ils pas l’impression fallacieuse que la civilisation
est bonne et les chasseurs-cueilleurs tribaux misérables ? Que l’histoire des
13 000 ans passés est celle d’un progrès vers un plus grand bonheur humain ? En
réalité, je me garde bien de postuler que les États industrialisés sont «
meilleurs » que les tribus de chasseurs-cueilleurs ou que l’abandon du mode de
vie de ces derniers pour une forme étatique fondée sur l’emploi du fer marque
un « progrès » ou a accru le bonheur humain. Pour avoir partagé ma vie entre
les villes des États-Unis et les villages de Nouvelle-Guinée, mon sentiment est
que les bienfaits de la civilisation ne sont pas sans mélange. En comparaison
des chasseurs-cueilleurs, par exemple, les habitants des États industrialisés
modernes jouissent de meilleurs soins médicaux, de moindres risques de mort par
homicide et d’une plus longue espérance de vie, mais ils bénéficient beaucoup
moins du soutien de leurs amis ou de la famille élargie. En me penchant sur ces
différences géographiques des sociétés humaines, mon propos n’est pas de
célébrer un type de société de préférence à une autre, mais uniquement de
comprendre ce qui s’est passé dans l’histoire.
La question
de Yali appelle-t-elle vraiment un nouveau livre ? Ne connaissons-nous pas déjà
la réponse ? Si oui, quelle est-elle ?
L’explication la plus courante consiste
probablement à supposer, de manière explicite ou implicite, des différences
biologiques parmi les peuples. Après 1500, lorsque les explorateurs
européens ont pris conscience de l’existence de grandes différences entre les
populations en matière de techniques et d’organisation politique, ils ont
postulé que ces différences tenaient à des capacités innées différentes. Avec
l’essor de la théorie darwinienne, les explications ont été refondues en termes
de sélection naturelle et d’évolution. Sur le plan des techniques, les
populations primitives étaient considérées comme des vestiges de l’évolution de
l’humanité depuis ses ancêtres simiesques. L’éviction de ces populations par
les colons des sociétés industrialisées illustrait la survie des plus aptes.
Avec l’essor ultérieur de la génétique, les explications ont été une fois
encore refondues en termes génétiques, les Européens étant jugés génétiquement
plus intelligents que les Africains et, a fortiori, que les aborigènes
d’Australie.
De nos
jours, divers segments de la société occidentale répudient publiquement le
racisme. Beaucoup d’Occidentaux (la plupart, peut-être) n’en continuent pas
moins à accepter en privé ou de manière inconsciente des explications racistes.
Au Japon comme en bien d’autres pays, on continue à avancer publiquement et
sans vergogne des arguments de ce genre. Lorsqu’il est question des aborigènes
d’Australie, même des Américains, des Européens ou des Australiens blancs
cultivés supposent qu’il y a chez eux quelque chose de primitif. Assurément,
ils ont l’air différents des Blancs. De nombreux descendants des aborigènes qui
ont survécu à la colonisation européenne ont aujourd’hui du mal à réussir dans
la société australienne blanche.
Un argument
apparemment irrésistible se présente ainsi. La population immigrée blanche
d’Australie a édifié un État démocratique, politiquement centralisé,
industrialisé, fondé sur la maîtrise de la lecture et de l’écriture, l’usage
d’outils métalliques et la production alimentaire. Ils ont accompli tout cela
en l’espace d’un siècle, colonisant un continent où les aborigènes menaient
une vie tribale de chasseurs-cueilleurs depuis au moins 40 000 ans. On est ici
en présence de deux expériences de développement successives dans un milieu
identique — la seule variable étant la population qui l’occupait. Quelle autre preuve
pourrait-on souhaiter pour établir que les différences entre les aborigènes d’Australie
et les sociétés européennes sont nées de différences entre les peuples
eux-mêmes ?
Ces
arguments racistes ne sont pas seulement détestables : ils sont faux. On n’a
pas de preuves solides de l’existence d’un lien entre différences
intellectuelles et différences techniques chez l’homme. En réalité, les
populations modernes de l’« âge de pierre » sont en moyenne probablement plus
intelligentes, non moins, que les populations industrialisées. Aussi paradoxal
que cela puisse paraître, nous verrons dans le chapitre 15 que les immigrants
blancs de l’Australie ne méritent pas le crédit qu’on leur fait habituellement
d’avoir bâti une société alphabétisée et industrialisée présentant les autres
vertus mentionnées plus haut. En outre, les populations qui, il y a peu de
temps encore, étaient technologiquement primitives — comme les aborigènes
d’Australie et les Néo-Guinéens — maîtrisent sans difficulté les techniques
industrielles pour peu que l’occasion leur en soit donnée.
Les
spécialistes de psychologie cognitive ont beaucoup étudié les différences de
QI entre populations d’origines géographiques différentes mais habitant désormais
le même pays. En particulier, de nombreux psychologues américains blancs
essaient depuis des décennies de démontrer que les Noirs américains d’origine
africaine sont naturellement moins intelligents que les Blancs américains
d’origine européenne. Mais, on le sait, les populations comparées diffèrent
grandement par leur milieu social comme par les chances de scolarisation qui
leur sont offertes. D’où une double difficulté pour mettre à l’épreuve
l’hypothèse suivant laquelle les différences techniques sont sous-tendues par
des différences intellectuelles. En premier lieu, même nos capacités cognitives
d’adultes sont fortement influencées par le milieu social que nous avons connu
dans notre enfance au point qu’il est difficile de discerner quelque influence
de différences génétiques préexistantes. En second lieu, les tests d’aptitude
cognitive (comme les tests de QI) ont tendance à mesurer l’apprentissage
culturel, plutôt qu’une intelligence pure et innée, quel que soit le sens qu’on
lui donne. En raison de ces effets incontestables de l’enfance et du savoir acquis
sur les résultats des tests de QI, les psychologues n’ont pas réussi jusqu’ici
à mettre en évidence dans le QI, des populations non blanches la moindre
carence génétique présumée.
Ma
perspective sur cette controverse est le fruit de trente-trois ans de travail
auprès des Néo-Guinéens et de mon immersion dans leurs sociétés intactes. Dès
le tout début de mon travail avec eux, j’ai été frappé de les voir en moyenne
plus intelligents, plus éveillés, plus expressifs et plus intéressés par les
choses et les gens de leur entourage que l’Européen ou l’Américain moyen. Ils
paraissent même nettement plus aptes à certaines tâches dont on pourrait
raisonnablement penser qu’elles reflètent divers aspects des fonctions
cérébrales. Naturellement, les Néo-Guinéens réussissent en général moins bien
dans des tâches que les Occidentaux sont formés à accomplir depuis leur petite
enfance. Ainsi, lorsque des Néo-Guinéens non scolarisés quittent leurs villages
lointains pour s’aventurer en ville, ils passent pour des idiots aux yeux des
Occidentaux. Inversement, j’ai toujours le sentiment de passer pour un empoté
aux yeux des Néo-Guinéens quand je suis avec eux dans la jungle et que je suis
incapable d’accomplir les tâches élémentaires auxquelles ils sont habitués depuis
leur plus tendre enfance (par exemple, suivre une piste dans la jungle ou
construire un abri).
Mon
impression que les Néo-Guinéens sont plus dégourdis que les Occidentaux repose
sur deux raisons faciles à saisir. En premier lieu, les Européens vivent depuis
des milliers d’années dans des sociétés densément peuplées avec un
gouvernement central, une police et une justice. Dans ces sociétés, les
maladies infectieuses épidémiques des populations denses (comme la petite
vérole) ont été historiquement la principale cause de décès, tandis que les
meurtres étaient relativement rares et l’état de guerre l’exception plutôt que
la règle. La plupart des Européens qui échappaient aux maladies mortelles
échappaient aussi aux autres causes potentielles de mort et parvenaient à
transmettre leurs gènes. De nos jours, la plupart des petits enfants occidentaux
(mortinatalité exceptée) survivent et se reproduisent, indépendamment de leur
intelligence et des gènes dont ils sont porteurs. À l’opposé, les Néo-Guinéens
ont vécu dans des sociétés aux effectifs trop faibles pour que s’y propagent
les maladies épidémiques de populations denses. En fait, les Néo-Guinéens
traditionnels souffraient d’une forte mortalité liée aux meurtres, aux guerres
tribales chroniques et aux accidents, ainsi qu’à leurs difficultés à se
procurer des vivres.
Dans les
sociétés traditionnelles de Nouvelle-Guinée, les individus intelligents ont
plus de chances que les moins intelligents d’échapper à ces causes de
mortalité. Dans les sociétés européennes traditionnelles, en revanche, la
mortalité différentielle liée aux maladies épidémiques n’avait pas grand-chose
à voir avec l’intelligence : elle mettait plutôt en jeu une résistance
génétique liée aux détails de la chimie physique. Par exemple, les porteurs du
groupe sanguin B ou O résistent mieux à la variole que ceux du groupe A. En
conséquence, la sélection naturelle encourageant les gènes de l’intelligence a
probablement été beaucoup plus rude en Nouvelle-Guinée que dans les sociétés à
plus forte densité de population et politiquement complexes, où la sélection
naturelle liée à la chimie du corps a été plus puissante.
Outre cette
raison génétique, une deuxième raison explique que les Néo-Guinéens soient
devenus sans doute plus dégourdis que les Occidentaux. Dans le monde moderne,
les enfants européens et nord-américains demeurent passifs une bonne partie de
la journée devant leur poste de télévision ou de radio ou devant l’écran de
cinéma. Dans un foyer américain, la télévision reste en moyenne allumée sept
heures par jour. À l’opposé, les divertissements passifs n’ont pratiquement
aucune place dans la vie des petits Néo-Guinéens traditionnels : ils passent
le plus clair de leur temps en activité, à faire des choses, à bavarder ou à
jouer avec d’autres enfants ou avec des adultes. Presque toutes les études sur
le développement de l’enfant insistent sur le rôle de la stimulation et
l’activité au cours de la petite enfance dans le développement mental, et
mettent en évidence le retard mental irréversible associé à des stimulations
réduites dans l’enfance. Cet effet explique certainement une part non génétique
de la supériorité mentale moyenne des Néo-Guinéens.
En fait, en
termes d’aptitudes mentales, les Néo-Guinéens sont sans doute génétiquement
supérieurs aux Occidentaux. À tout le moins, ils savent mieux se soustraire aux
handicaps dévastateurs qui entravent de nos jours le développement de la
plupart des enfants des sociétés industrialisées. Assurément, on chercherait en
vain le moindre signe d’un handicap intellectuel chez les Néo-Guinéens qui
permettrait de répondre à la question de Yali. Les deux mêmes facteurs —
génétique et touchant au développement de l’enfance — sont susceptibles de
distinguer non seulement les Néo-Guinéens des Occidentaux, mais aussi les
chasseurs-cueilleurs et les autres membres de sociétés techniquement primitives
des membres des sociétés techniquement avancées en général. Ainsi, le postulat
raciste habituel est renversé. Pourquoi les Européens, malgré leur handicap
génétique probable et (dans les temps modernes) leur incontestable désavantage
en matière de développement, se sont-ils retrouvés avec un cargo beaucoup plus
important ? Pourquoi, malgré leur intelligence que je crois supérieure, les
Guinéens ont-ils finalement une technique primitive ?
L’explication génétique n’est pas la seule
réponse possible à la question de Yali. Une autre explication, en vogue en
Europe du Nord, invoque les prétendus effets stimulateurs de son climat froid
opposés aux effets inhibiteurs des climats chauds, humides et tropicaux sur la
créativité et l’énergie humaines. Peut-être les variations climatiques
saisonnières des hautes latitudes créent-elles des problèmes plus divers qu’un
climat chaud constant d’une saison à l’autre. Peut-être les climats froids obligent-ils
à être techniquement plus inventifs pour survivre, parce qu’il faut se
construire une maison chaude et se fabriquer des vêtements chauds, tandis qu’il
est possible de survivre sous les tropiques avec un logement plus simple et
sans vêtements. Mais on peut aussi bien retourner l’argument pour arriver à la
même conclusion : sous les hautes latitudes, la longueur de l’hiver laisse plus
de temps aux gens pour inventer, enfermés entre leurs quatre murs.
Autrefois
populaire, cette explication ne résiste pas non plus à un examen attentif. Les
populations d’Europe du Nord n’ont fait aucune contribution fondamentale à la
civilisation européenne avant le dernier millénaire. Elles ont simplement eu la
chance de vivre dans un cadre géographique où elles étaient susceptibles de
bénéficier des progrès (agriculture, roues, écriture et métallurgie) réalisés
dans les parties plus chaudes de l’Eurasie. Dans le Nouveau Monde, les régions
froides des hautes latitudes étaient plus encore des trous perdus. Les seules
sociétés américaines indigènes qui aient élaboré l’écriture sont apparues au
Mexique, au sud du tropique du Cancer. La plus ancienne poterie du Nouveau
Monde nous vient de l’Amérique du Sud tropicale, à proximité de l’équateur. Et
la société du Nouveau Monde généralement considérée comme la plus avancée dans
les arts, en astronomie et sur d’autres plans était la société maya classique
du Yucatán et du Guatemala tropicaux au premier millénaire de notre ère.
Un
troisième type de réponse à Yali invoque l’importance supposée des vallées
fluviales des plaines dans les climats secs, où l’agriculture hautement
productive dépendait de grands systèmes d’irrigation qui exigeaient à leur
tour des bureaucraties centralisées. Cette explication a été suggérée par
un fait incontestable, à savoir que les plus anciens empires et systèmes
d’écriture connus sont apparus dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate, dans
le Croissant fertile, et dans la vallée du Nil en Égypte. Il semble que des
systèmes de contrôle des eaux aient été aussi associés à une organisation
politique centralisée dans d’autres régions du monde : notamment dans la vallée
de l’Indus, sur le sous-continent indien, dans les vallées du fleuve Jaune et
du Yangzijiang en Chine, dans les plaines maya de Mésoamérique et le désert
côtier du Pérou.
Des études
archéologiques minutieuses ont cependant montré que, loin d’accompagner l’essor des bureaucraties
centralisées, la création de ces systèmes d’irrigation les a suivies avec un retard considérable. Autrement
dit, la centralisation politique est née d’une autre raison, puis a permis la
construction de systèmes d’irrigation complexes. Aucun des développements
cruciaux qui ont précédé la centralisation politique dans ces mêmes parties du
monde n’a été associé à des vallées fluviales ou à des systèmes d’irrigation
complexes. Dans le Croissant fertile, par exemple, la production alimentaire
et la vie villageoise sont apparues dans les collines et les montagnes, non pas
dans les vallées fluviales des plaines. Culturellement, la vallée du Nil était
encore un trou perdu 3 000 ans après que la production alimentaire villageoise
eut commencé à fleurir dans les collines du Croissant fertile. Les vallées
fluviales du sud-ouest des États-Unis ont fini par faire vivre une agriculture
d’irrigation et des sociétés complexes, mais uniquement après que nombre de
piliers de ces sociétés eurent été importés du Mexique. Les vallées fluviales
du sud-est de l’Australie sont demeurées occupées par des sociétés tribales
sans agriculture.
Un autre type d’explication consiste à
énumérer les facteurs immédiats qui ont permis aux Européens de tuer ou de
conquérir d’autres peuples — en particulier les armes à feu, les maladies
infectieuses, les outils d’acier et les produits manufacturés. Cette
explication est sur la bonne piste, car on peut en effet démontrer que ces
facteurs ont été directement responsables des conquêtes européennes. Mais cette
hypothèse est insuffisante, car elle n’identifie que les causes immédiates. L’explication
demeure incomplète et invite à rechercher les causes ultimes : pourquoi est-ce
les Européens, plutôt que les Africains ou les indigènes américains, qui se
sont retrouvés avec les fusils, les germes les plus nocifs et l’acier ?
Alors qu’on
a accompli quelque progrès dans le cas de la conquête du Nouveau Monde par
l’Europe, l’Afrique demeure une grande énigme. L’Afrique est le continent où
des protohumains ont évolué depuis le plus longtemps, où sont sans doute
apparus les humains anatomiquement modernes, et où des maladies indigènes
comme la malaria et la fièvre jaune ont décimé les explorateurs européens. Si
cette bonne longueur d’avance a quelque importance, pourquoi les fusils ne
sont-ils pas apparus d’abord en Afrique, permettant aux Africains et à leurs
germes de conquérir l’Europe ? Et comment expliquer que les aborigènes
d’Australie n’aient pas su dépasser le stade des chasseurs-cueilleurs avec des
outils de pierre ?
Les questions qui naissent de
comparaisons mondiales des sociétés humaines ont jadis largement retenu
l’attention des historiens et des géographes. L’exemple le mieux connu d’une entreprise de ce
genre est l’ouvrage en douze volumes d’Arnold Toynbee, Study of History. Il s’intéressa plus particulièrement à la dynamique
interne de 23 civilisations avancées, dont 22 qui connaissaient l’écriture et
19 eurasiennes. En revanche, il s’intéressa moins à la préhistoire et aux
sociétés plus simples qui ignoraient l’écriture. Ainsi Toynbee ne s’est-il pas
posé la question de Yali et ne s’est-il pas frotté à ce que je tiens pour la configuration (pattern) la plus large de l’histoire.
D’autres ouvrages sur l’histoire universelle ont pareillement tendance se
focaliser sur les civilisations eurasiennes fondées ur l’écriture et avancées
des 5 000 dernières années. Ils évoquent très brièvement les civilisations
précolom iennes et plus brièvement encore le reste du monde, si ce n’est dans ses
interactions récentes avec des des civilisations eurasiennes. Depuis
l’entreprise de Toynbee, les synthèses universelles de causation historique
ont perdu tout crédit auprès de la plupart des historiens, qui y voient apparemment
un problème insoluble.
Des
spécialistes de disciplines dive es ont proposé des synthèses globales de leur
sujet. On doit en particulier des contributions utiles aux spécialistes de
géographie écologique, d’anthropologie culturelle, aux biologistes qui
étudient la domestication des plantes et des animaux et aux chercheurs qui se
sent penchés sur l’impact des maladies infectieuses dans l’histoire. Ces études
ont attiré l’attention sur certains aspects du puzzle, mais elles n’apportent
que quelques pièces de la vaste synthèse nécessaire qui nous fait défaut.
Il n’y a donc aucune réponse généralement
acceptée à la question de Yali. D’un côté, les explications immédiates
sont claires : certains peuples ont produit des fusils, des germes, de l’acier
et d’autres facteurs conférant un pouvoir politique et économique avant les
autres ; d’autres n’ont jamais développé ces facteurs de pouvoir. De l’autre,
les explications lointaines — par exemple, pourquoi les outils de bronze sont apparus
plus tôt dans certaines parties de l’Eurasie, phis tard et seulement localement
dans le Nouveau Monde et jamais chez les aborigènes d’Australie — demeurent
nébuleuses.
L’absence d’explications de ce type
laisse un grand vide intellectuel, car la configuration
la plus générale de l’histoire demeure ainsi inexpliquée. Autrement plus
grave est cependant le vide moral qui subsiste. Il est clair aux yeux de chacun,
raciste ou non, que les différents peuples se sont comportés différemment au
fil de l’histoire. Les États-Unis sont une société construite au creuset de
l’Europe : ils ont occupé les terres conquises sur les indigènes d’Amérique et
ont intégré les descendants de millions de Noirs d’Afrique subsaharienne
transportés comme esclaves en Amérique. L’Europe moderne n’est pas une société
forgée par des Noirs d’Afrique subsaharienne qui auraient fait venir en esclavage
des millions d’indigènes d’Amérique.
C’est un
résultat complètement bancal : il n’est pas vrai que 51 % des Amériques, de
l’Australie et de l’Afrique ont été conquis par les Européens tandis que 49 %
de l’Europe ont été conquis par les indigènes d’Amérique, les aborigènes
d’Australie ou les Africains. C’est tout le monde moderne qui porte la marque
de cette situation bancale. Il doit donc exister des explications inexorables,
des explications qui vont au-delà des simples détails de ce type : qui a gagné
telle bataille ou qui a mis au point telle invention dans telle circonstance
il y a quelques milliers d’années ?
Il semble logique de supposer que la configuration
de l’histoire réfléchit des différences innées parmi les populations. Certes,
on nous fait observer que ce ne sont pas des choses qui se disent en public. Nous
lisons des études techniques qui prétendent mettre en évidence des différences
innées, mais aussi des réfutations qui les prétendent entachées de lacunes
techniques. Dans notre vie quotidienne, nous voyons bien que, des siècles
après la conquête et la traite des esclaves, certaines populations conquises
continuent à former une sous-classe. Et l’on nous dit qu’il ne faut pas
attribuer cette situation à des insuffisances biologiques mais à des handicaps
sociaux et à une gamme d’occasions plus limitées.
Force nous
est néanmoins de nous interroger. Ces différences flagrantes et persistantes
dans le statut des différentes populations continuent de nous sauter aux yeux. On
nous assure que l’explication biologique apparemment transparente des
inégalités mondiales en l’an 1500 de notre ère est fausse, mais on se garde
bien de nous indiquer quelle est la bonne explication. Tant que nous ne disposerons pas d’une explication convaincante,
détaillée et acceptée de la configuration de l’histoire, la plupart des gens
continueront à se dire que l’explication biologique et raciste est, somme toute,
la bonne. Tel est, à mes yeux, l’argument le plus fort pour se lancer dans
cette entreprise.
Régulièrement, les journalistes demandent aux auteurs de résumer un gros
livre en une phrase. S’agissant de celui-ci, en voici une : « L’histoire a suivi
des cours différents pour les différents peuples en raison des différences de
milieux, non pas de différences biologiques entre ces peuples. »
L’idée que
la géographie de l’environnement et la biogéographie ont influencé le
développement des sociétés est naturellement une vieille idée. De nos jours,
cependant, les historiens n’en font pas grand cas : ils la jugent fausse ou
simpliste, la caricaturent ou la rejettent comme une forme de déterminisme par
le milieu quand ils ne renoncent pas carrément à comprendre les différences
universelles — sujet réputé trop ardu. Or, à l’évidence, la géographie a eu
quelque effet sur l’histoire : toute la question est de savoir à quel point et
dans quelle mesure la géographie peut expliquer la configuration générale de
l’histoire.
Le temps est
venu de porter un regard neuf sur ces questions en raison des données nouvelles
venues de disciplines scientifiques apparemment éloignées de l’histoire
humaine. Ces disciplines sont nombreuses : avant tout la génétique, la biologie
moléculaire et la biogéographie appliquées aux cultures et à leurs ancêtres
sauvages ; les mêmes disciplines et l’écologie des comportements appliquées
aux animaux domestiques et à leurs ancêtres sauvages ; la biologie moléculaire
des germes humains et des germes apparentés des animaux ; l’épidémiologie des
maladies humaines ; la génétique humaine ; la linguistique ; les études
archéologiques sur tous les continents et les grandes îles ; et l’histoire de
la technologie, de l’écriture et de l’organisation politique.
La diversité
de ces disciplines pose des problèmes à l’auteur d’un livre qui se propose de
répondre à la question de Yali. Il doit posséder un minimum de compétence
technique dans toutes ces disciplines afin de pouvoir opérer la synthèse des
progrès pertinents. L’histoire et la préhistoire de chaque continent doivent
faire l’objet d’une synthèse analogue. Si l’histoire forme la matière du livre,
l’approche est celle de la science, en particulier celle des sciences
historiques comme la biologie de l’évolution et la géologie. L’auteur doit
avoir une expérience de première main qui lui permette de comprendre toute une
gamme de sociétés humaines, des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux
civilisations modernes à l’ère de la conquête de l’espace.
À première
vue, ces impératifs paraissent exiger un ouvrage collectif. Cette approche
serait cependant condamnée dès le début, car le fond du problème est
précisément d’élaborer une synthèse unifiée.
Malgré toutes les difficultés impliquées, cette considération impose un auteur
unique. Inévitablement, il ne devra pas ménager sa peine pour assimiler les
matériaux des multiples disciplines et devra se laisser guider par de nombreux
collègues.
Ma formation
m’a conduit à aborder plusieurs de ces disciplines dès avant que Yali ne m’ait
posé sa question en 1972. Ma mère est enseignante et linguiste ; mon père,
médecin spécialisé dans la génétique des maladies infantiles. Suivant l’exemple
de mon père, je me préparais à devenir médecin. A l’âge de sept ans, j’étais
aussi devenu un observateur passionné de oiseaux. Lors de ma troisième année
d’études, il me fut donc facile de changer de cap et d’abandonner la médecine
pour la recherche biologique. Jusque-là, toutefois, je m’étais surtout
intéressé aux langues, à l’histoire et à l’écriture. Alors même que j’avais
décidé de préparer un doctorat de physiologie, je faillis abandonner la science
dès la première année de deuxième cyde pour devenir linguiste.
Depuis l’achèvement de mon doctorat, en
1961, j’ai partagé mes recherches scientifiques entre deux domaines : la
physiologie moléculaire d’un côté, la biologie de l’évolution et la
biogéographie de l’autre. Bonus imprévu pour les fins qui sont celles de ce
livre, la biologie de l’évolution est une science historique forcée d’employer
des méthodes différentes de celles des sciences de laboratoire. Cette
expérience a eu l’avantage de me familiariser avec les difficultés auxquelles
se heurte une approche scientifique de l’histoire humaine. De 1958 à 1962, un
séjour en Europe au milieu d’amis cruellement traumatisés par l’histoire
européenne du xxe siècle m’a amené à réfléchir plus sérieusement à la manière
dont les chaînes causales opèrent dans le déroulement de l’histoire.
Depuis
trente-trois ans, mon travail de terrain en ma qualité de spécialiste de
biologie de l’évolution m’a mis au contact d’un large éventail de sociétés
humaines. Ma spécialité est l’évolution des oiseaux, que j’ai étudiés en
Amérique du Sud, en Afrique australe, en Indonésie, en Australie et surtout en
Nouvelle-Guinée. En vivant avec les indigènes de ces régions, je me suis
familiarisé avec maintes sociétés humaines technologiquement primitives, des
chasseurs-cueilleurs aux tribus d’agriculteurs et de pêcheurs qui utilisaient
récemment encore des outils de pierre. Des modes de vie, qui sembleraient
étranges et issus de la lointaine préhistoire à la plupart des habitants des
sociétés fondées sur l’écriture, forment le pan le plus vivant de mon
quotidien. Bien qu’elle ne représente qu’une petite fraction de la surface
terrestre du monde, la Nouvelle-Guinée englobe une fraction disproportionnée
de sa diversité humaine. Sur les 6 000 langues que compte le monde moderne, 1
000 sont confinées à la Nouvelle-Guinée. Au cours de mon travail sur les
oiseaux, la nécessité de dresser des listes des noms locaux des espèces dans
près de cent langues néo-guinéennes a réveillé ma curiosité linguistique.
De tous ces
centres d’intérêt est né mon ouvrage le plus récent : une explication non
technique de l’évolution humaine intitulée Le troisième chimpanzé. Dans le chapitre 14, « Des conquérants
par accident », je cherche à comprendre l’issue de la rencontre entre Européens
et indigènes d’Amérique. Le livre achevé, je me suis aperçu que d’autres
rencontres modernes aussi bien que préhistoriques entre peuples soulevaient de
semblables questions. Je me suis rendu compte que la question à laquelle je
m’étais frotté dans ce chapitre était, au fond, la même que m’avait posée Yali
en 1972, mais appliquée à une autre partie du monde. Aidé de nombreux amis, je
vais enfin essayer de satisfaire la curiosité de Yali — et la mienne.
* Jared Diamond, Le troisième chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain, Paris, Gallimard, 2000, coll. «
Nrf essais » (traduit de l’anglais par Marcel Blanc).
Ce livre est
organisé en quatre parties.
I. La première, « De l’Éden à Cajamarca », réunit
trois chapitres.
Le premier (Sur la ligne de départ) présente un
survol de l’évolution et de l’histoire humaines, depuis notre divergence
d’avec les singes, voilà environ 7 millions d’années, jusqu’à la fin de l’ère
glaciaire, il y a environ 13 000 ans. Nous suivrons la progression de nos
ancêtres humains, de l’Afrique de nos origines vers les autres continents, afin
de comprendre l’état du monde à la veille des événements souvent réunis sous
l’appellation « essor de la civilisation ». Sur certains continents, le
développement a pris une longueur d’avance.
Le chapitre 2 (Une expérience naturelle en histoire)
nous prépare à explorer les effets des milieux continentaux sur l’histoire au
cours des 13 000 ans passés en examinant brièvement les effets des milieux
insulaires sur des échelles de temps et des surfaces plus réduites. (band les
ancêtres des Polynésiens ont essaimé dans le Pacifique il y a environ 3 200
ans, ils ont trouvé des îles aux environnements très différents. En l’espace de
quelques millénaires, l’unique société polynésienne ancestrale a engendré sur
des îles diverses un large éventail de sociétés, des tribus
de chasseurs-cueilleurs aux proto-empires. Ce rayonnement
peut servir de modèle au rayonnement plus long, plus ample et moins bien
compris de sociétés de divers continents depuis la fin du dernier âge
glaciaire, donnant naissance soit à des tribus de chasseurs-cueilleurs, soit à
des empires.
Le chapitre 3 (Collision à Cajamarca) nous
introduit aux collisions entre les populations de différents continents, en
racontant à nouveau, à travers le récit des témoins oculaires contemporains, la
plus spectaculaire rencontre de ce genre de toute l’histoire : la capture du
dernier empereur inca indépendant, Atahualpa, en présence de toute son armée,
par Francisco Pizarro et sa toute petite troupe de conquistadores dans la cité
péruvienne de Cajamarca. Nous pouvons identifier la chaîne des facteurs proches
qui ont permis à Pizarro de capturer Atahualpa et qui ont également joué dans
la conquête d’autres sociétés américaines indigènes par les Européens. Parmi
ces facteurs, il y avait les germes espagnols, les chevaux, l’alphabétisation,
l’organisation politique et la technique (en particulier celle des navires et
des armes). Cette analyse des causes prochaines est la partie facile du livre :
il est autrement plus difficile d’identifier les causes lointaines qui mènent à
elles et à l’issue réelle, plutôt qu’à l’issue contraire possible : celle d’un
Atahualpa arrivant à Madrid pour capturer le roi Charles Pr d’Espagne.
II. La deuxième partie, intitulée « L’essor et
l’extension de la production alimentaire », réunit les chapitres 4 à
10 : elle porte sur la constellation la plus importante, à mon sens, de causes
lointaines.
Le chapitre 4 (Le pouvoir de l'agriculture) esquisse
à grands traits comment la production alimentaire — c’est-à-dire l’augmentation
des vivres par l’agriculture et les troupeaux, plutôt que par la chasse et la
cueillette de produits sauvages — a débouché finalement sur les facteurs
immédiats du triomphe de Pizarro. Mais l’essor de la production alimentaire a
varié d’une partie du globe à l’autre. Comme on le verra dans le chapitre 5 (Les nantis et les démunis de l'histoire), les
populations de certaines parties du monde ont développé d’elles-mêmes cette
production alimentaire ; d’autres l’ont acquise dès la préhistoir de centres
indépendants ; d’autres encore ne l’ont ni éveloppée ni acquise à la
préhistoire, mais sont de eurées des chasseurs-cueilleurs jusque dans les tem
s modernes. Le chapitre 6 (Cultiver ou ne pas
cultiver) se penche sur les nombreux facteurs qui ont alimenté cette
évolution du style de vie des chasseurs-cueilleurs vers la production
alimentaire dans certaines zones mais pas dans d’autres.
Les
chapitres 7, 8 et 9 (7 - Comment faire une amande ; 8 - Des pommes ou des
Indiens ; 9 - Les zèbres, les mariages malheureux et le principe de
« Anna Karénine ») montrent ensuite comment, dans les
temps préhistoriques, les cultures et le cheptel ont été domestiqués à partir
de plantes et d’animaux sauvages ancestraux par des fermiers et des éleveurs
qui jamais n’auraient pu envisager le résultat. Les différences géographiques
dans les réserves locales de plantes et d’animaux sauvages disponibles pour la domestication
expliquent largement pourquoi seules quelques régions sont devenues des centres
de production alimentaire indépendants, et pourquoi cette dernière est
intervenue plus tôt dans certaines régions qu’en d’autres. Depuis ces rares
centres originels, la production alimentaire s’est propagée bien plus
rapidement dans certaines régions qu’en d’autres. L’orientation des axes des continents
semble avoir joué un rôle majeur dans cette progression contrastée :
essentiellement ouest-est pour l’Eurasie, essentiellement nord-sud pour les
Amériques et l’Afrique. (10. Cieux spacieux et
axes inclinés)
III. Ainsi, le chapitre 3 esquissait les facteurs
immédiats de la conquête des indigènes d’Amérique par l’Europe, et le chapitre
4 le développement de ces facteurs depuis la cause ultime de la production
alimentaire. Dans la troisième partie,
« Des vivres aux
fusils, aux germes et à l’acier » (chapitres 11-14), les liens entre
causes lointaines et prochaines sont examinés en détail, à commencer par
l’évolution des germes caractéristiques des populations humaines denses
(chapitre 11, Le
don fatal du bétail). Les germes eurasiens ont tué beaucoup plus
d’indigènes américains et d’autres peuples non eurasiens que les fusils ou les
armes d’acier des Eurasiens. Inversement, peu de germes mortels distincts,
voire aucun, attendaient les conquérants européens du Nouveau Monde. Pourquoi
l’échange de germes a-t-il été à ce point inégal ? En l’occurrence, les résultats
des études récentes en biologie moléculaire éclairent notre lanterne en
rattachant les germes à l’essor de la production alimentaire, en Eurasie
beaucoup plus qu’aux Amériques.
Une autre
chaîne de causalité a conduit de la production alimentaire à l’écriture — qui
fut peut-être de loin l’invention la plus importante des derniers millénaires (chapitre 12, Épures et lettre empruntées). L’écriture
n’a surgi de novo que quelques rares
fois dans l’histoire humaine, dans des zones qui avaient été les tout premiers
sites de l’essor de la production alimentaire dans leurs régions respectives. Toutes
les autres sociétés qui ont acquis la maîtrise de l’écriture l’ont fait par la
diffusion des systèmes d’écriture ou de l’idée d’écrire depuis l’un de ces
rares centres primaires. Pour qui étudie l’histoire universelle, le phénomène
est donc particulièrement utile en vue d’explorer une autre constellation
importante de causes : l’effet de la géographie sur la facilité avec laquelle
les idées et les inventions se propagent.
Ce qui vaut
pour l’écriture vaut aussi pour la technologie (chapitre 13, La mère de la nécessité). Cruciale est la
question de savoir si l’innovation technique est à ce point tributaire de rares
génies inventeurs et de maints facteurs culturels idiosyncrasiques qu’elle
défie l’intelligence des configurations mondiales. Nous verrons que, loin de
nous compliquer la tâche, ce grand nombre de facteurs culturels nous aide
paradoxalement à comprendre les configurations mondiales de la technologie. En
permettant aux paysans de dégager des excédents alimentaires, la production de
vivres a permis aux sociétés agricoles d’entretenir des artisans spécialisés à
plein temps, qui élaboraient des techniques au lieu de se procurer leurs
vivres.
Outre les
scribes et les inventeurs, la production alimentaire a aussi permis aux paysans
d’entretenir des hommes politiques (chapitre 14, De l'égalitarisme à la kleptocratie).
Les bandes mobiles de chasseurs-cueilleurs sont relativement égalitaires, et
leur sphère politique est confmée au territoire des bandes et aux alliances
mouvantes avec les bandes voisines. L’essor de populations denses et
sédentaires productrices de vivres s’est accompagné de l’essor de chefs, de
rois et de bureaucrates. Ces bureaucraties ont joué un rôle essentiel pour
gouverner des domaines vastes et peuplés, mais aussi entretenir des armées permanentes,
envoyer des flottes en exploration et organiser des guerres de conquête.
IV. La quatrième partie, « Le tour du monde en cinq chapitres »
(chapitres 15-19), applique les leçons des deuxième et troisième parties à
chacun des continents et à quelques îles importantes. Le chapitre 15 (Le peuple de Yali)
examine l’histoire de l’Australie proprement dite et de la grande île de
Nouvelle-Guinée, qui formait jadis un seul continent avec elle. Le cas de
l’Australie, qui abrite les sociétés humaines récentes aux technologies les
plus élémentaires et le seul continent qui n’ait pas connu un développement
indigène de la production alimentaire, constitue un test critique pour les
théories relatives aux différences intercontinentales des sociétés humaines. Nous
verrons pourquoi les aborigènes d’Australie sont restés des
chasseurs-cueilleurs, alors même que la plupart des peuples de la
Nouvelle-Guinée voisine se sont mis à la production alimentaire.
Les chapitres 16 et
17 (16 - Comment la Chine est devenue chinoise ; 17
- En vedette vers la Polynésie) intègrent le développement de l’Australie et de la
Nouvelle-Guinée dans la perspective de toute la région du continent
est-asiatique et des îles du Pacifique. L’essor de la production alimentaire en
Chine a provoqué à l’époque préhistorique divers grands mouvements de
populations humaines ou de traits culturels. En Chine même, l’un de ces mouvements
a créé le phénomène politique et culturel chinois tel que nous le connaissons
aujourd’hui. Un autre s’est soldé par le remplacement, à travers la quasi-totalité
de l’Asie tropicale du Sud-Est, des chasseurs-cueilleurs indigènes par des
paysans originaires, en définitive, de Chine méridionale. De même, l’expansion austronésienne
a remplacé les chasseurs-cueilleurs indigènes des Philippines et de l’Indonésie
pour gagner les îles les plus reculées de la Polynésie ; en revanche, elle a
été incapable de coloniser l’Australie et la majeure partie de la
Nouvelle-Guinée. Pour qui se penche sur l’histoire universelle, toutes ces
collisions entre peuples de l’Asie de l’Est et du Pacifique sont doublement importantes
; elles ont formé les pays qui rassemblent un tiers de la population du monde
moderne et où la puissance économique se trouve de plus en plus concentrée ; et
elles fournissent des modèles particulièrement clairs pour comprendre
l’histoire des peuples d’autres parties du monde.
Le chapitre
18 (La
collision des hémisphères) revient sur le problème abordé dans le
chapitre 3 : la collision entre Européens et indigènes d’Amérique. Un aperçu
des 13 000 dernières années de l’histoire du Nouveau Monde et de l’Ouest
eurasien montre clairement que la conquête des Amériques par l’Europe a été
simplement l’aboutissement de deux longues trajectoires historiques,
essentiellement séparées. Ces différences de trajectoire ont été marquées par
des différences continentales touchant les plantes et les animaux
domesticables, les germes, les périodes de peuplement, l’orientation des axes
continentaux et les barrières écologiques.
Enfin,
l’histoire de l’Afrique subsaharienne (chapitre 19, Comment l'Afrique est devenue noire.)
présente des similitudes frappantes aussi bien que des contrastes avec
l’histoire du Nouveau Monde. Les mêmes facteurs qui ont façonné la rencontre
des Européens avec les Africains ont façonné leur rencontre avec les indigènes
d’Amérique. Mais, dans tous ces facteurs, l’Afrique s’est aussi distinguée des
Amériques. En conséquence, la conquête européenne n’a pas créé de colonies de
peuplement vastes et durables dans l’Afrique dans l’Afrique subsaharienne, sauf
dans l’extrême Sud. D’une portée plus durable fut un vaste mouvement de population
au sein même de l’Afrique : l’expansion bantoue. À l’origine, on retrouve
nombre des causes qui ont joué à Cajamarca, en Asie de l’Est, sur les îles du Pacifique,
en Australie et en Nouvelle-Guinée.
Loin de moi
l’illusion que ces chapitres soient parvenus à expliquer l’histoire de tous les
continents depuis 13 000 ans. Même si nous comprenions toutes les réponses, ce
qui n’est pas le cas, un seul livre, à l’évidence, n’y suffirait pas. Au mieux,
cet essai identifie diverses constellations de facteurs liés à l’environnement
qui, à mon sens, permettent de répondre largement à la question de Yali. La
reconnaissance de ces facteurs fait ressortir le résidu inexpliqué, qu’il
appartiendra à l’avenir d’essayer de comprendre.
L’épilogue,
intitulé « De l’avenir de l’histoire humaine considérée comme une science »,
expose certains éléments du résidu, dont le problème des différences entre
diverses parties de l’Eurasie, le rôle des facteurs culturels indépendants de
l’environnement et celui des individus. Le plus important des problèmes
irrésolus est peut-être de faire de l’histoire humaine une science historique,
au même titre que des sciences historiques reconnues comme la biologie de
l’évolution, la géologie et la climatologie. L’étude de l’histoire humaine
soulève des difficultés bien réelles, mais ces sciences historiques reconnues
doivent, pour une part, relever les mêmes défis. En conséquence, les méthodes
élaborées dans quelques-uns de ces autres domaines peuvent se révéler utiles
dans le champ de l’histoire humaine.
D’ores et
déjà, lecteur, j’espère t’avoir convaincu que l’histoire n’est pas une « simple
succession de faits bruts », pour reprendre le mot d’un cynique. On distingue
bel et bien, dans l’histoire des configurations générales, des scénarios. Chercher
à les expliquer est une entreprise aussi féconde que fascinante.
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