CHAPITRE PREMIER
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LA NUMÉRATION
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Il y avait
une fois deux petits garçons qui étaient marchands de pommes. Leur marraine, qui
était fée, leur avait donné un grand
verger tout rempli de pommiers, les plus admirables qu’on ait jamais vus. Ils produisaient
des pommes toute l’année, et toutes leurs pommes étaient exactement semblables.
Ce n’était pas comme les pommes du marché, dont les unes sont grosses, las
autres petites, ce qui fait que les paysans mettent les plus belles sur le
dessus du panier pour attirer les acheteurs. Celles-là étaient si complètement
égales entre elles qu’il n’y avait pas à choisir. Il suffisait de prendre dans
le tas.
Aussi je vous
laisse à penser si mes petits garçons avaient de la facilité pour les vendre. Tous
les enfants du voisinage couraient à leurs mamans quand on voyait arriver les
marchands de pommes, et les achats étaient bientôt faits : on pouvait
mettre la main de confiance dans le panier.
Les deux
petits garçons gagnaient donc leur vie le plus agréablement du monde, et ils auraient
été parfaitement heureux s’il n’y avait pas eu entre eux un sujet continuel de
disputes.
L’aîné qui
était un gros petit bonhomme, avec un œil vif et hardi, des joues rouges, des
mains larges et crochues, comme on en donnait dans le temps aux vieux Normands,
1’aîné n’avait pas de plus grand bonheur que de mettre toutes les pommes en un
gros tas. Partout où il en voyait, il sautait dessus, et courait les porter au
tas. Il ne se sentait riche qu’en voyant toutes ses richesses réunies en un
seul monceau. Son frère, à cause de cela, l’avait appelé Ramasse-Tout.
Le cadet,
mince, pâle, à la mine défiante et rusée, avait de grands doigts déliés et
fluets, et sa petite figure s’allongeait déjà en lame de couteau. Celui-là
craignait toujours les accidents, et n’avait de repos qu’en sachant son bien
éparpillé de tous côtés. Comme cela, il se croyait sûr d’en retrouver toujours
quelque chose. Sitôt que son frère avait le dos tourné, il se glissait du côté
du tas, y plongeait ses mains qu’il ramenait pleines de pommes, et allait
cacher son butin dans toutes sortes de cachettes à lui connues, entre
lesquelles il partageait la fortune de la maison. Il avait gagné à ce jeu-là le
vilain nom de Partageur que le pauvre Ramasse-Tout lui avait donné, dans un
moment de colère, un jour qu’en revenant de vendre ses pommes il n’avait plus
rien trouvé d’un magnifique tas, fait le matin.
Il faut vous
dire que dans ce temps-là on n’avait pas encore inventé l’arithmétique, et les deux
frères naturellement n’en savaient pas le premier mot.
Ils savaient
compter sur leurs doigts jusqu’à dix; mais, passé dix, ils n’y voyaient plus que
du feu. C’était là aussi ce qui rendait leurs disputes si acharnées. Quand
Ramasse-Tout avait vidé toutes les cachettes du cadet pour faire un beau tas,
celui-ci prétendait toujours que le compte n’y était plus. Quand Partageur
avait démoli le grand tas pour en faire
de petits, l’aîné jurait ses grands dieux que l’autre en avait laissé tomber en
route, et aucun des deux ne pouvait venir à bout de compter les pommes, ni du
grand tas, ni des petits, car ils y perdaient la tète.
Heureusement
pour eux, ils eurent un soir la visite de leur sœur Pinchinette, qui vivait
avec la bonne fée, leur marraine, et qui avait l’air elle-même d’une petite
fée, tant elle était mignonne et gracieuse, et faite à ravir des pieds à la
tète. Pinchinette n’avait pas de pommes à vendre, n’ayant pas reçu de verger;
mais, en revanche, la fée lui avait donné tant d’esprit qu’en toute circonstance
elle devinait du premier coup ce qu’il y avait à faire, si difficile que la
chose pût paraître aux gens.
Elle trouva,
en arrivant, Partageur et Ramasse-Tout se chamaillant de tout leur cœur devant
un tas de pommes qui remplissait à moitié la chambre.
— Je te dis
qu’il en manque, disait le premier. J’en avais bien plus que cela dans les miens.
— Je te dis
que tout y est, disait l’autre. Va voir toi-même s’il en reste quelque part.
Et la dispute
allait son train sans pouvoir finir, chacun répétant toujours la même chose.
— Il est bien
facile de vous mettre d’accord, s’écria Pinchinette. Il n’y a qu’à compter les pommes.
— C’est que
nous ne les avions pas comptées auparavant, dit le cadet.
— C’est que
nous ne savons compter que jusqu’à dix, dit l’aîné.
— Vous ne
savez compter que jusqu’à dix ! Eh bien! il y a encore un moyen de s’en
tirer. Je vais vous montrer à compter toutes vos pommes, sans dépasser dix.
— Ah ! ma
petite Pinchinette, que tu seras donc gentille ! fit le gros rougeaud en
sautant de joie et embrassant sa sœur
sur les deux joues.
— Et comment
pourras-tu t’y prendre? fit le pâlot en la regardant d’un air de doute.
— Ce n’est
pas bien malin. Allez me chercher des petits sacs, des boîtes, et vos grands paniers.
J’avais
oublié de vous apprendre que leur papa, qui était mort, avait été jardinier, et
que leur maman, qui était morte aussi, allait de son vivant dans la campagne
vendre aux paysannes des rubans, des lacets, du fil et toute espèce de
merceries. En conséquence, il ne manquait pas dans la maison de petits sacs à
serrer les graines, et il s’y trouvait toute une armée de belles boîtes carrées
où l’on pouvait mettre tout ce qu’on voulait. Quant aux paniers, ils en avaient
fait faire exprès pour eux une demi-douzaine d’énormes qu’on mettait sur l’âne
à tour de rôle, un de chaque côté, et qu’on remplissait ensuite de pommes, tant
qu’il pouvait en tenir.
Quand tout
fut apporté :
— Prends un
des sacs, dit Pinchinette à Ramasse-Tout, et, quand tu auras compté dix pommes,
mets-les dans le sac, que tu fermeras bien solidement.
Ce ne fut pas
long.
— Maintenant,
passe le sac à ton frère. Prends-en un autre, et continue toujours comme cela, tant
qu’il y aura des pommes.
— S’il n’y a
que cela à faire, j’en viendrai bien à bout, s’écria l’aîné tout joyeux.
Et il se mit
à remplir les sacs du plus vite qu’il put. Une, deux, trois, quatre, cinq, six,
sept, huit, neuf, dix : cela marchait comme sur des roulettes.
Bientôt le
cadet eut dix sacs entre les mains.
— Mets tes
dix sacs dans une des boîtes, lui dit sa sœur; donne-moi-la, et fais toujours
de même dès que tu auras dix sacs à la fois.
Quand Pinchinette
eut à son tour dix boîtes, elle les rangea bien soigneusement dans un des paniers;
et ils allaient ainsi gaillardement, passant les sacs, le cadet les boîtes, et
la sœur mettant les boîtes, par dix, dans les paniers, quand tout à coup Ramasse-Tout s’écria :
— Je ne peux plus faire de sacs; il ne
reste que six pommes.
— Et moi, dit Partageur, je ne peux
plus remplir de boîtes; je n’ai que trois sacs.
— Et moi, dit Pinchinette, je n’ai que
sept boîtes ; c’est fini pour les paniers. J’en ai rempli cinq. L’affaire est
faite : comptons maintenant.
Elle aligna
sur une file d’abord les pommes, puis les sacs, puis les boîtes, puis les
paniers. La spirituelle petite fille était radieuse; mais les garçons ne
comprenaient pas bien où elle voulait en venir, et la regardaient d’un air ébahi.
— Voyez-vous,
dit-elle, ce que nous avons fait? Chaque sac contient dix pommes, chaque boîte
dix sacs, et chaque panier dix bottes. A présent, vous pouvez compter tranquillement
ce que vous aviez de pommes dans votre tas, sans aller plus loin que dix. Vous
aviez d’abord six pommes : les voilà! puis trois sacs dont chacun vaut dix
pommes ; puis sept boîtes dont chacune vaut dix sacs, et enfin cinq
paniers dont chacun vaut dix boîtes. Rien ne vous sera plus facile à présent
que de retrouver votre compte, quand vous en aurez envie.
Ramasse-Tout
ne se possédait pas de joie, mais Partageur n’était pas encore satisfait.
— Et si nous avions eu dix paniers?
dit- il avec un petit ton moqueur. On les aurait mis dans une voiture. Et si
nous avions eu dix voitures? On les aurait mises dans un grand bateau. Et si
nous avions eu dix grands bateaux ?
— Tu m’ennuies. Il se passera du temps,
mon pauvre garçon, avant que tu aies besoin de dix grands bateaux pour mettre
tes pommes.
Le petit
chicaneur ne se tenait pas pour battu.
— Et si nous
avions eu à compter des chevaux? reprit-il. Nous n’aurions pourtant pas pu mettre
dix chevaux dans un petit sac, dix sacs dans une botte, et dix boîtes dans un
panier?
— Tu as
raison. Il faudrait trouver un moyen de compter n’importe quoi de la même façon
que nous venons de compter des pommes. Attendez, il me vient une idée :
Les six
pommes que voilà, c’est six fois une
pomme ; appelons-les : six unités.
Nos trois
sacs contiennent chacun dix pommes; appelons-les trois dizaines.
Dix dizaines,
appelons cela : une centaine. Nos
sept bottes deviendront sept centaines.
Appelons dix
centaines un mille. Nos cinq paniers
feront cinq mille.
Nous aurons donc
alors cinq mille, sept centaines, trois dizaines et six unités qui représenteront
toujours le même nombre, que ce soit des pommes, des chevaux, des chiens, des
chats, tout ce que vous voudrez.
Cette fois,
Partageur fut obligé de s’avouer vaincu.
— C’est vrai,
dit-il; de cette façon-là on peut compter tout. Merci, Pinchinette, tu viens de
nous apprendre quelque chose de bien utile.
— Ma petite
Pinchinette, reprit alors Ramasse-Tout, je suis bien content de voir d’un coup
d’œil combien nous avions de pommes à la maison. Mais je me connais : sitôt que
je ne verrai plus les sacs, les boîtes et les paniers, j’aurai oublié tout de
suite ce qu’il y en avait. Est-ce que tu ne pourrais pas, toi qui as tant d’esprit,
imaginer une manière de nous rappeler toujours les comptes que nous avons
faits?
— Si l’on faisait
des marques sur un papier ? lui dit le cadet.
— Il en
faudrait bien trop ! Pense un peu à toutes les quantités différentes qu’on
peut avoir.
—
Tranquillisez-vous, fit Pinchinette. Je vais vous tirer d’embarras, si vous
voulez bien m’écouter.
Prenant alors
un morceau de charbon, elle traça sur le plancher les neuf chiffres que nous connaissons,
et qui nous viennent d’elle :
1, 2, 3, 4, 8, 6, 7, 8, 9.
— Si à la fin,
dit-elle, il vous reste une pomme, vous mettrez au-dessous le premier chiffre.
S’il vous en reste deux, vous mettrez le second, et ainsi de suite jusqu’à
neuf. Il en reste six cette fois : mettez le sixième chiffre. Le voilà : 6.
Au-dessous des trois sacs, mettez le troisième chiffre : 3. Au-dessous des sept
boîtes, mettez le septième : 7; et au-dessous des cinq paniers, mettez le
cinquième : 5
Cela vous
fait : 5736.
Vous savez
que le premier chiffre à droite représente les pommes, ou, si vous aimez mieux,
les unités ; le second, en allant à gauche, les sacs, ou les dizaines; le
troisième les boîtes, ou les centaines ; le quatrième les paniers, ou les mille.
Inscrivez-les sur un morceau de papier : le rang qu’ils occupent vous
indiquera suffisamment ce qu’ils représentent; et, avec neuf chiffres seulement,
vous pourrez ainsi marquer sur un papier tous les nombres qui vous arriveront, quels
qu’ils soient. Vous auriez des voitures, des bateaux, et encore plus fort, que
ce serait toujours la même chose.
— Et si l’on
avait plus de neuf à un rang? s’écria Partageur, qui voulait toujours
critiquer.
— C’est
impossible. Sitôt qu’on est plus de neuf, on est dix ; et dix pommes, dix sacs,
dix bottes, cela fait un sac, une botte, un panier.
— Cela, je le
veux bien, continua l’éternel raisonneur. Mais supposons qu’un rang vienne à manquer,
qu’il n’y ait pas de sacs, par exemple, ou de bottes, comment fera-t-on pour
savoir que le chiffre des paniers représente le quatrième rang ?
— S’il n’y a
que cela qui t’embarrasse, je vais te mettre bien vite à ton aise.
Elle reprit
son charbon, et dessina un joli rond :
0
— Vois-tu ce
petit rond? c’est encore un chiffre. Nous l’appellerons zéro. Celui-là veut dire
qu’il n’y a rien au rang où on le place. Tu le mettras au rang des sacs :
ou des boîtes :
si ce sont les sacs ou les bottes qui
manquent, et le chiffe des paniers restera toujours le quatrième. Ici, par
exemple, tu aurais
5706,
ou bien
5036.
C’est simple comme bonjour.
Ramasse-Tout,
qui n’avait pas l’habitude de réfléchir si longtemps à la fois, commençait à ne
plus s’amuser. Il n’osait pas trop réclamer, sentant combien tout cela était
important pour lui; mais à la fin, n’y pouvant plus tenir, il se décida à
prendre la parole
— Ma bonne
Pinchinette, dit-il, Je te suis tout à fait reconnaissant de tout le mal que tu
te donnes pour nous; mais je crois bien que j’en ai assez. Ma pauvre tête est
toute fatiguée.
Pinchinette
avait presque envie de se fâcher.
— Et moi,
dit-elle, crois-tu que cela ne me fatigue pas de vous trouver ainsi tout ce qui
vous est nécessaire pour faire vos comptes ? Il faut se fatiguer, mon
garçon, quand on veut arriver à quelque chose. S’il n’y avait qu’à jouer sur la
terre, les paresseux y feraient aussi bonne figure que les autres. Mais enfin,
puisque tu n’en veux plus, je ne suis pas fâchée moi-même de me reposer un peu.
Demain, je reviendrai vous voir, et nous achèverons cela.
Ainsi finit
la première visite de Pinchinette.
Elle avait
appris à ses petits frères la NumÉration.
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