Sur la nature
de l’esprit, il suffit de nous rappeler deux vérités essentielles entre celles
que la psychologie nous a apprises. Toute la méthode en découle, et nous aurons
moins à la décrire en détail, familière qu’elle est à tout le monde, qu’à
prendre une conscience claire de ce qui en fait le caractère et le prix.
La première de
ces vérités, c’est que l’esprit est un, malgré la diversité de ses opérations ;
qu’il est une unité vivante, où les facultés intellectuelles font un seul tout
organique, non entre elles seulement, mais avec la faculté de sentir et celle d’agir,
bien plus (et c’est Bossuet qui le dit), avec le principe même de la vie. C’est
la condamnation absolue de toute culture partielle et exclusive.
En second lieu,
l’esprit est de nature dynamique ; l’intelligence, comme tout notre être, est
une puissance, une énergie active. Il s’ensuit que les lois de l’activité sont
aussi les lois de la vie intellectuelle : l’esprit se développe en agissant,
par un exercice vif, mais réglé, répété plutôt que prolongé, normal en un mot,
c’est-à-dire proportionné aux forces du sujet, précédé et suivi d’un juste
repos. Il se développe, non comme un contenant élastique qu’on remplit et qu’on
distend, mais comme le muscle, qu’on exerce ; il se développe comme la volonté,
dont il ne diffère pas dans le fond, en se déployant par un effort, pénible s’il
le faut, mais libre et heureux. Mauvais sera, par suite, tout ce qui tendra à
le remplir comme une capacité inerte, à lui infuser le savoir tout fait. Toute
façon de procéder qui conduit à le traiter de la sorte est à peu près aussi
judicieuse que le serait, en hygiène, la prétention de donner au corps
fraîcheur et embonpoint en insérant directement dans les chairs quelque
substance pour les affermir. La plupart des métaphores par lesquelles il est d’usage
d’exprimer les vérités relatives aux choses de l’étude et de l’enseignement
sont empruntées à la nutrition : il n’y a point d’inconvénient à cela, mais à
une condition, c’est qu’on n’oublie pas que la nutrition est un acte en étroite
solidarité avec toutes les fonctions qui ensemble forment le dynamisme vital.
Il faut qu’une nourriture soit bien pauvre ou bien mauvaise pour ne pas suffire
à un corps naturellement sain, qui respire au grand air et agit en liberté. De
même absolument pour l’esprit. Mais que penser de l’erreur qui consisterait à
croire que la vigueur soit du corps, soit de l’esprit, ne dépend que des
aliments absorbés, peu importe comment réagit le patient à qui on les ingurgite
?
Il n’y a donc
qu’une méthode digne de ce nom ; c’est la méthode active. J’appelle ainsi
celle qui se soucie beaucoup moins de donner à l’esprit telle quantité d’aliments,
ou tel aliment plutôt que tel autre, que de lui donner l’impulsion et l’éveil,
comptant avant tout sur son jeu naturel, son effort propre pour assurer sa
croissance normale et sa belle venue. L’effort, voilà par excellence ce qui fortifie.
« Pour gagner la vie de l’esprit, dit Malebranche, il faut travailler de
l’esprit. Ceux qui ne gagnent pas à la sueur de leur front le pain de l’âme
n’en connaîtront jamais la saveur. » « On ne sait bien que ce qu’on fait
soi-même », pensée profonde d’Aristote, passée en lieu commun, ce qui n’empêche
pas Kant de la reprendre pour en faire un des principes de sa pédagogie et le criterium
du savoir. Quand un enfant, dit-il, ne met pas en pratique une règle de
grammaire, peu importe qu’il la récite, il ne la sait pas ; et celui-là la sait
qui infailliblement l’applique ; peu importe qu’il ne la récite pas. De même l’élève qui fait de tête la carte d’un pays ou
d’un voyage témoigne par là de la meilleure manière, sinon de la seule, qu’il a
étudié la géographie avec fruit. Agir et faire, voilà le secret et en même
temps le signe de l’étude féconde. Faire agir, voilà le grand précepte de
l’enseignement. Autant vaut dire le précepte unique, car il contient en germe
tous les autres.
Jugeons-en par
opposition. Le contraire de la méthode qui fait agir, n’est-ce pas celle qui
laisse ou qui rend inerte ? Mais qu’est-il de pis dans l’enseignement que
d’engourdir et d’immobiliser, que d’éteindre la flamme de l’intelligence ?
Faire croupir et se figer en quelque sorte l’esprit de l’enfant (je
dis « faire », car il ne croupit guère de lui-même et rien n’est
moins dans sa nature), n’est-ce pas le contre-pied de l’éducation, si bonne que
l’intention puisse être et quelque mal que se donnent parfois des maîtres aussi
zélés que malavisés pour aboutir à ce triste résultat ?
Considérez
adulte, pour bien juger du mal, l’esprit qui a grandi (mais le mot est
impropre, c’est « vieilli » qu’il faut dire) dans l’habitude de
l’inaction. C’est ce qu’on appelle d’un terme familier, aussi laid que la
chose, mais qui par cela même dit bien ce qu’il veut
dire, un esprit « encroûté ». II y a diverses façons de l’être, voisines
d’ailleurs, contraires presque également, quoique différemment, à l’esprit de
liberté. C’en est une, et la pire, que de recevoir toutes faites les pensées
d’autrui, de les accepter sans contrôle, de s’y tenir sans y mettre du sien, en
attendant peut-être qu’on en reçoive d’autres, voire de contraires, sans seulement
se soucier de s’accorder avec soi-même, puisque aussi bien soi-même on ne pense
point. Il est clair que nous voilà loin de cette raison autonome que nous
voulons former. Comment celui qui, enfant, puis jeune homme, n’a jamais fait
que subir un enseignement dogmatique, juger sur la parole d’un maître ou le
texte d’un livre, aurait-il un jour une opinion propre ? Toute sa vie, il aura
la superstition de l’imprimé, la foi en son journal ; il opinera avec les gens sûrs de leur fait. Pauvre citoyen d’un pays libre !
D’autres, d’un
plus ferme caractère, ne sont pas moutons de Panurge ; ils ont une autre façon d’être
mentalement inertes : c’est de se fixer trop vite et sans information
suffisante dans une opinion, qui est leur jusqu’à un certain point, mais qu’ils
n’examinent plus et dont rien ne les ferait démordre. Ce n’est plus l’inconsistance
et la nullité, c’est l’étroitesse irrémédiable. Grave défaut encore pour la vie
libre ! Celle-ci exige, en effet, de fortes individualités, mais tolérantes et perfectibles. C’est en
faisant sans cesse agir l’intelligence, en lui donnant l’habitude de chercher
et de trouver par elle-même, de contrôler toujours ses raisons de croire, que
l’enseignement formera des esprits à la fois fermes et souples, toujours ouverts
à toute vérité et sympathiques à tout progrès. Le plus grand service à rendre à
la pensée, c’est de l’empêcher de s’emprisonner soit dans des opinions qu’elle
reçoit toutes faites, soit dans ses propres liens.
Extrait d’une
leçon du cours sur la Science de
l’éducation à la Faculté des lettres de Paris, 1887-1888, Revue pédagogique, 1888, tome 1, p. 5.
MODES, MÉTHODES ET PROCÉDÉS D'ENSEIGNEMENT
F. Brémond, Lectures de pédagogie pratique, Librairie Delagrave , Paris, 1931, pages 39-61 :
La méthode intuitive, F. BUISSON
La méthode active, H. MARION
Comment doit-on interroger ? E. BOUTROUX
De la manière d’interroger, E. CAZES
Chapitre disponible en entier : http://michel.delord.free.fr/bremond_37-61-methodes.pdf
Suite :
Deux conditions contraires,
mais également nécessaires, de l’enseignement, comme tel, sont la variété qui l’assaisonne
et une suffisante continuité, sans laquelle il ne laisse point de traces. La
méthode active force, pour ainsi dire, celui qui la pratique à remplir ces deux
conditions : elle fait trouver naturellement la mesure qui est comme impossible
de saisir en dehors d’elle. [...]
Quand le maître agit seul
devant l’élève passif, il n’est guère juge de l’état d’esprit de l’enfant : il
peut l’ennuyer sans s’en douter, et, se grisant de son propre vin, continuer à
parler longtemps après qu’on ne l’écoute plus. Enfin, suprême avantage, la
méthode active bannit la routine, et voici comment. C’est par définition, tout
le contraire de la routine, qu’un régime où l’élève est sans cesse mis en
demeure de voir par lui-même et de juger sur le vif, non de réciter une leçon
ou un credo mis en formule.
Le professeur qui fait agir
et penser s’oblige par cela même à agir toujours, lui aussi, à penser vraiment,
sincèrement devant ses élèves. Sinon il serait vite mis en échec par cette
curiosité qu’il éveille. Il faut qu’en lui les enfants trouvent toujours un
homme vrai à qui parler. Ce n’est pas le cas de celui qui fait devant sa classe
un perpétuel monologue : on ne sait que trop ce qui lui arrive. Comme l’action
appelle l’action, l’inertie invite à l’inertie. En endormant, peu à peu il s’endort
sur ses cahiers, sur ses leçons toutes faites, les mêmes, jour pour jour, d’une
année à l’autre ; leçons que l’élève zélé connaît d’avance quelquefois, et où
il guette, avec une attention malicieuse, le trait d’esprit ou l’anecdote rendue
légendaire par ses aînés. Voilà ce qui arrive aux meilleurs maîtres par le fait
seul de n’avoir pas vivre intellectuellement pour faire vivre, de n’avoir pas à
se renouveler. Quel service rend la méthode, s’il en est une, qui forcément
exclut de l’enseignement tous les « clichés » et défend l’école de son fléau
propre, le mécanisme !
Suite : La méthode socratique s’appuie sur l’observation de l’enfant, H. MARION
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