CONFÉRENCE PÉDAGOGIQUE
SUR L’ENSEIGNEMENT
DE LA LANGUE MATERNELLE
Faite par M. B. BERGER
Inspecteur de l’enseignement
primaire à Paris
LE LUNDI 19 AOÛT 1878
MESSIEURS
Le sujet que j’ai à traiter aujourd’hui devant vous
est l’enseignement de la langue
maternelle, ce qui veut dire pour nous l’enseignement de la langue
française. Cette épithète de maternelle
a été adoptée surtout pour montrer le point de départ et la méthode de cet
enseignement.
Ce ne devrait point être à moi, Messieurs, de vous entretenir
d’un sujet aussi vaste et aussi intéressant. J’aurais voulu laisser ce soin à
un homme éminent, aussi remarquable par la profondeur de sa pensée que par la netteté
de sa parole, au savant professeur du Collège de France, M. Michel Bréal, dont
le nom vous est bien connu. C’est lui qui, en 1872, dans un livre qui, je
crois, restera célèbre en matière d’éducation et de pédagogie : Quelques mots sur l’instruction publique,
a signalé les lacunes de notre enseignement à tous les degrés et les réformes à
y apporter.
M. Michel Bréal a fait, à cette même place, il y a
deux ans, à la Société des instituteurs et institutrices de la Seine, une
conférence dont ceux qui l’ont entendue n’ont pas perdu le souvenir, et à
laquelle je renverrai ceux qui n’ont pas eu le bonheur d’y assister. Ils la
trouveront soit dans la Revue politique
et littéraire de 1876[1], soit
dans un ouvrage qui dépasse certainement les études de la plupart d’entre vous,
mais qui est extrêmement intéressant; il a pour titre Mélanges de mythologie et de linguistique[2].
M. Michel Bréal étant absent de Paris, j’ai dû me
rendre à la désignation, toute bienveillante d’ailleurs pour moi, de la
commission et de M. le Ministre. Je n’ai que deux titres à votre bienveillante
attention : le premier, c’est qu’il y a plus de trente ans que je m’occupe de
la question ; le second, c’est que j’ai la conviction profonde que
l’enseignement de la langue maternelle doit être la pierre angulaire, la base
de notre éducation primaire.
C’est sur cette base de l’enseignement de la langue française,
de la langue maternelle, que doivent s’appuyer toutes les autres études. (Applaudissements.)
L’importance de l’enseignement de la langue maternelle
peut être établie à deux points de vue.
D’abord au point de vue purement utilitaire, en ce
sens que la langue est le moyen par excellence de communication avec nos
semblables ; à l’aide de ta langue maternelle, nous transmettons nos pensées et
nous recevons les pensées des autres. Celui qui ne comprend pas la langue de
son pays, celui qui ne sait pas la parler avec aisance et correctement est,
pour ainsi dire, un étranger dans sa patrie ; il y est dépaysé. Il est donc de
la plus haute importance pour tout homme, dans quelque position qu’il soit, si
restreintes que soient ses relations, qu’il sache s’exprimer clairement dans la
langue de son pays, qu’il puisse comprendre ceux dont il partage la destinée.
Mais il y a un autre motif, et un motif que je soumets
surtout à MM. les instituteurs, obligés d’être par l’exercice même de leur
profession des observateurs attentifs et sagaces des enfants, c’est que par un
bon enseignement de la langue maternelle, ils s’adressent à toutes les facultés
de ces jeunes intelligences.
Il y a dans leur programme des matières dont les unes cultivent
spécialement le jugement, d’autres l’observation par les sens, d’autres l’imagination.
Mais l’enseignement de la langue maternelle a ce caractère, qu’il développe toutes
les facultés de l’intelligence et qu’il n’en est aucune qu’il laisse sans
exercice. Il ne peut en être autrement, car enfin qu’est-ce que la langue ? C’est
le dépôt de toutes les pensées qu’une nation s’est faites ; c’est là que
reposent les idées de tous les hommes qui sont nos ancêtres ; et quand nous
voulons savoir les sentiments qui les ont animés, les conceptions qui se sont
produites dans leur esprit, et même l’ordre dans lequel elles s’y sont développées,
c’est dans la langue qu’il nous faut l’étudier.
Aussi, soit au point de vue utilitaire, soit au point
de vue pédagogique, je crois que vous admettrez avec moi que c’est un bon
enseignement de la langue maternelle qui doit être le fondement de notre
éducation primaire.
Maintenant, quel est le but de cet enseignement ?
Est-ce seulement d’apprendre à l’enfant à lire cette langue dans un livre, à l’y
déchiffrer tant bien que mal avec des inflexions plus ou moins intelligentes,
et de plus à l’écrire correctement sous une dictée ? Non, je ne crois pas que
ce soit seulement cela. Le but de l’enseignement de la langue maternelle, c’est
de mettre les enfants en état de s’exprimer clairement, facilement; d’employer
les expressions propres, de construire des phrases intelligibles ; en un mot,
de rendre nettement leurs pensées. Un enfant ne connaît pas sa langue quand il
ne sait pas s’en servir pour tous les besoins de la vie.
L’enseignement oral est évidemment ici le point de
départ de l’enseignement écrit. La méthode est dictée par le but à atteindre.
Si nous voulons amener l’enfant à exprimer sa pensée, il faut le faire parler.
C’est par là que nous devons commencer. Vous le savez, on a justement reproché
à nos écoles de ne pas assez faire parler les enfants ; ils écoutent trop
ordinairement; leur rôle est tout passif; ils ne produisent pas assez, et nous
ne les excitons pas suffisamment à penser et à exprimer leur pensée.
Nous en avons plus d’une preuve évidente.
Ici, Messieurs, je m’adresse surtout aux directeurs
des écoles normales et à mes honorables collègues, les inspecteurs primaires.
Ils ont chaque année les moyens de constater les résultats obtenus par
l’enseignement du français, dans les examens pour l’admission à l’école
normale; on leur amène les meilleurs élèves de nos écoles, des adolescents de
16 à 17 ans, et ces élèves sont soumis aux épreuves que le règlement du 31
décembre 1867 a
déterminées.
Dans ce règlement, il est dit :
« Lecture du français; explication de la signification
des mots, du sens des phrases et du passage tout entier.
« Les examinateurs feront expliquer un texte
français pour apprécier l’intelligence des candidats. » (Art. 5 et 6.)
Or, je fais appel, Messieurs, à vos souvenirs, à votre
impartialité. Jusqu’à quel point cette épreuve réussit-elle? Jusqu’à quel point
obtenez-vous qu’une page lue,—une demi-page, si vous voulez, — soit expliquée
de manière à prouver que le candidat l’a comprise, qu’il est entré dans les
idées de l’auteur, qu’il connaît le sens des mots? J’ai fait moi-même ces
examens-là; mais je déclare très-franchement que pour les deux tiers, sinon
pour les trois quarts des candidats, l’épreuve est presque nulle» Ils lisent
correctement sans doute, et mettent les mots au bout des mots en faisant les
liaisons scrupuleusement, — alors même que ce ne serait pas toujours nécessaire
; — mais si on les arrête au bout d’une phrase un peu longue, et qu’on leur
demande de la résumer ou d’expliquer le sens de certains mots, ils restent
muets. Il est donc évident qu’ils n’ont pas une connaissance suffisante de la
langue, qu’ils ne comprennent pas à fond ce qu’ils lisent, qu’ils n’en ont qu’une
idée très-vague dont il leur est impossible de rendre compte. Eh bien ! si
l’enseignement aujourd’hui ne donne que cela, il faut le réformer, il faut
prendre une autre voie.
Quand commence l’enseignement de la langue maternelle
? Mais, Messieurs, l’enseignement de la langue maternelle commence dès que l’enfant
parle, et pour vous, instituteurs, il commence quand l’enfant entre à l’école
pour y apprendre à lire. Dès ce moment, vous avez le devoir de ne faire entrer
dans son esprit que des mots qu’il comprenne, en même temps que vous lui apprenez
à les déchiffrer sous la forme imprimée ou sous la forme manuscrite. Nous ne sommes
plus au temps où les enfants s’asseyaient tout autour des murs d’une école, un
syllabaire à la main, sans faire autre chose qu’en tourner les feuillets
pendant trois heures, sauf les cinq ou six minutes où ils étaient appelés devant
le maître pour nommer quelques lettres ou épeler quelques syllabes. Je crois qu’il
n’existe plus aujourd’hui une école où les choses se passent encore de la
sorte. Vous avez tous souci, dès qu’un enfant arrive dans votre école, de vous
occuper de lui pour toutes les branches de l’instruction élémentaire. Vous lui
apprenez non-seulement à lire, mais encore à écrire, et en même temps à
compter. Cependant l’enseignement de la langue est laissé un peu trop à l’écart»
L’enfant ayant de la peine à déchiffrer les mots, on ne croit pas utile de l’interroger
sur ce qu’il lit; il énonce des sons qui n’ont souvent aucun sens pour lui. Il
y aurait alors un premier devoir, ce serait de ne lui faire lire que des mots
qu’il puisse comprendre, des mots désignant des objets placés dans son champ d’observation
et auxquels il s’intéresse.
C’est là, Messieurs, la méthode naturelle ; c’est
aussi la méthode qui donne les résultats les plus complets ; nous l’avons éprouvée
et je suis bien aise de citer ce fait à l’honneur de l’école normale primaire d’Auteuil.
On y a expérimenté une méthode qui consiste à faire tracer à l’enfant la lettre
figurant un son qu’il vient d’exprimer, puis à déchiffrer de petits mots où entre
cette lettre; et cette méthode a donné les résultats les plus satisfaisants.
Une commission avait été nommée par M, le Vice-Recteur pour en suivre l’application
; elle n reconnu qu’en moins de quatre mois tous les jeunes enfants qui avaient
suivi régulièrement l’école annexe étaient en état de lire très-couramment dans
un livre et d’écrire sous la dictée ce qu’ils avaient lu. Il faut donc,
Messieurs, commencer l’enseignement de la langue avec les premières leçons de lecture.
Je ne m’arrêterai pas davantage sur ce point qui ne rentre pas spécialement
dans mon sujet, et je reviens à la partie essentielle de ma conférence.
Si l’enseignement de la langue maternelle doit partir des
exercices de lecture, il y a tout de suite une condition qui s’impose : c’est
le bon choix des livres de lecture; c’est de ne donner à l’enfant que des
livres écrits dans un style à sa portée, et traitant de sujets qui lui soient
familiers.
Il n’en a pas été ainsi pendant bien longtemps. Nous commençons
à peine à abandonner des livres de lecture trop au-dessus de la portée des
enfants.
Les livres que nous mettons entre leurs mains ne sont pas
encore toujours écrits pour eux. Dernièrement, dans une école de Paris, j’assistais
à une lecture dans une classe élémentaire; le livre était excellent par les
sujets qu’il traitait ; il semblait, à ne regarder que la table des matières,
tout à fait approprié à la classe élémentaire. Eh bien ! il y avait une
petite histoire sur la probité d’un menuisier qui refusa de garder une somme en
or trouvée dans un vieux meuble qu’il réparait, et dans le récit se trouvaient
ces mots: « Il fut ébloui de son trésor.
» Je voulus voir jusqu’à quel point ces mots ébloui et trésor avaient
un sens pour les enfants. Je dus reconnaître qu’ils n’en avaient aucun, et
cependant nos petits Parisiens ont l’esprit éveillé. Ébloui ne voulait rien dire pour eux, trésor pas davantage, ou les quelques réponses que je reçus sur le
second mot avaient un sens tellement vague qu’évidemment les enfants ne voyaient
pas bien à quoi il se rapportait. Je vous cite ce fait pour vous montrer
combien il est difficile, encore aujourd’hui, de trouver des livres qui
remplissent la condition d’être à la portée des enfants, de ne traiter que de
choses qu’ils puissent comprendre et dans des termes qui leur soient familiers.
Je crois que l’attention des éditeurs de livres
classiques est éveillée sur ce point. Nous voyons paraître de temps en temps de
petits ouvrages, qui, je le crois, pourront être accueillis favorablement par
les instituteurs ; mais, je le répète, ces ouvrages sont encore rares.
Il n’en est pas de même à l’étranger. J’ai eu l’honneur,
comme vous le savez, d’être envoyé, il y a deux ans, aux Etats-Unis, pour
étudier l’exposition scolaire de Philadelphie[3]. J’y
ai trouvé une collection de livres de lecture que j’enviais et que j’envie
encore pour notre pays.
D’abord l’exécution typographique en est excellente :
les caractères sont très-nets, et les paragraphes très-courts ; pour les
premiers livres de lecture, il y a deux lignes, trois lignes au plus dans un
paragraphe, et quelquefois ces deux ou trois lignes forment trois phrases: c’est
vous dire qu’on ne présente à l’intelligence de l’enfant que des idées simples.
Les pages sont enrichies de vignettes représentant des objets qui lui plaisent;
il y reconnaît des choses qu’il est habitué à rencontrer dans sa famille, dans
les champs, dans les rues de la ville, et ces images deviennent l’occasion de
causeries, Dans la lecture entrent les mots qui désignent les objets de l’image,
et il suffit de quelques questions au jeune enfant pour lui faire analyser cette
image et décrire la scène qu’elle représente. Nous avons vu écrites au crayon,
sur du papier tracé à deux lignes, c’est-à-dire par des mains d’enfants de 7 à
9 ans, de charmantes petites histoires. Ainsi, l’enfant disait que l’image représente
un chevreau à côté d’une petite fille assise sur un banc ; que cette
petite fille est au pied d’un arbre, dont on voit l’ombre se projeter sur le
terrain ; qu’on est en été, parce que la petite fille a les bras nus, etc.
Sur tout cela, l’enfant écrit, rédige il apprend sa
langue par l’usage. Quand il aura continué ces exercices depuis l’âge de six ou
sept ans jusqu’à celui de douze ou treize, soyez sûrs qu’il ne sera pas, comme la
plupart des enfants qui quittent nos écoles, embarrassé pour rédiger la moindre
petite lettre. Ce défaut d’exercices pratiques sur la langue est si bien le
côté faible de notre enseignement primaire que vous avez entendu, comme moi,
les familles s’en plaindre. A chaque instant des pères de famille viennent dire
: « Mon enfant a été à l’école pendant six ans ; je lui ai demandé d’écrire une
lettre à son oncle, à sa tante, à son cousin, pour une affaire très-simple ; il
n’a jamais pu le faire, ou bien il l’a fait d’une manière
inintelligible. »
Cet embarras de l’enfant s’explique très-bien. Il n’a jamais
pris l’habitude d’exprimer sa pensée sur les choses pratiques; il n’a fait que
répéter la parole des autres: la pensée n’est donc pas éclose en lui, et il
manque de mots pour l’exprimer.
Voilà un premier point établi : des livres de lecture bien
choisis, des causeries sur ces lectures, et, dès que cela est possible, de
petites rédactions»
Et, Messieurs, ne croyez pas que cela doive commencer seulement
dans le cours moyen. Non, cela doit se faire dès le cours élémentaire, dès que l’enfant
a pu de ses petits doigts tracer tout son alphabet et réunir les lettres pour former
des mots. Il s’agit seulement de trouver des mots assez simples, des idées
assez familières pour qu’il n’éprouve aucun embarras.
A côté de ces exercices de lecture, il y a, du reste, quelque
chose qui vient se placer tout naturellement : ce sont les leçons sur les
objets, Object lessons, comme on dit
aux États-Unis. Ne croyez pas toutefois que j’aie l’intention, en vous citant
encore l’Amérique, de vouloir faire prévaloir les écoles américaines sur les
nôtres. Non, elles ont leurs misères, leurs erreurs, leurs lacunes; seulement,
ce que j’y trouve de bon, je vous le dis, et je crois que vous devez être
content de l’apprendre. Soyez tranquilles, je vous dirai aussi leurs
faiblesses, et cela ne tardera pas.
Les leçons sur objets sont un excellent moyen d’apprendre
la langue; elles obligent l’enfant à trouver des mots pour dire ce qui frappe
ses sens. Vous prenez un objet quelconque, votre morceau de craie, par exemple.
L’enfant aura sur ce morceau de craie à écrire un certain nombre de phrases
courtes. Vous lui demanderez d’abord de quelle couleur est la craie; cela le
frappe tout de suite : La craie est
blanche. Il ne lui sera pas difficile de faire cette phrase. Vous lui
demanderez quelle est la forme de ce bâton de craie ; — le morceau de craie est long et carré. Vous pouvez lui demander
ensuite combien il y voit de ces lignes qu’on appelle arêtes; il dira facilement
qu’il en voit quatre. Ensuite vous passerez aux usages de la craie, et, si son
intelligence est déjà assez développée, vous lui demanderez d’où l’on tire la
craie. Il fera ainsi toute une série de petites phrases qui seront un exercice
utile de langage; il aura trouvé des mots pour rendre sa pensée. Il pourra ensuite
enchaîner ses idées et de quatre ou cinq propositions faire une seule phrase. C’est
ainsi qu’il apprendra la construction des phrases et qu’il commencera l’étude
de la syntaxe.
On a pris depuis quelque temps l’habitude de faire
faire aux jeunes élèves beaucoup d’exercices copiés. Dans la plupart des
grammaires, on trouve des devoirs où l’enfant n’a qu’à compléter certains mots
ou à choisir un mot entre ceux qui lui sont donnés. Quelquefois il doit mettre
un s pour former le pluriel; un e muet pour former le féminin, etc. Je
ne pense pas que ces exercices soient bons, surtout dans le cours élémentaire
D’abord» l’enfant lit encore assez mal ; on n’est pas
sûr que les mots qu’il copie, il puisse les lire très-couramment ; puis, enfin,
quand il copie, il ne songe qu’à reproduire lettre après lettre le mot qu’il
voit sur le livre, mais les syllabes ainsi exprimées, il ne les entend pas ;
elles ne sonnent pas à son oreille. Ce qu’il faut, c’est que les mots lui
arrivent prononcés très-distinctement par le maître et
qu’il
ait ensuite à les écrire; de cette manière il retient la composition des
syllabes; il fait l’analyse des sons bien mieux qu’en copiant.
Vous me direz : « Mais ce mot qu’il a copié, il le
lira ensuite. » Ce n’est pas du tout la môme chose : quand l’enfant écrit
un mot qui lui est prononcé par le maître, il se préoccupe d’exprimer les sons
qu’il entend, de combiner les lettres nécessaires, quand il copie, l’idée des sons
qui composent le mot ne lui vient pas. Je crois donc que dans le cours
élémentaire, ou s’il n’y a qu’une seule classe, dans la troisième division, il
importe de commencer surtout par des dictées très-courtes, composées de mots
très-simples, de mots d’une ou deux syllabes et de syllabes de deux ou trois
lettres au plus. C’est ainsi que les enfants acquièrent l’intelligence des mots
d’abord, et leur orthographe ensuite.
Je ne saurais m’arrêter longtemps sur chaque cours, car
je ne veux pas prolonger cette conférence au delà de l’heure qui lui est
assignée.
Si nous passons au cours moyen, ou à la seconde division
de l’école, évidemment nous sommes obligés de parler des dictées. On fait des
dictées et beaucoup en France, et l’on n’a pas tort; on a seulement le tort de les
faire souvent trop longues, ou de les mal choisir.
En matière de dictées, nous faisons mieux toutefois
que les Américains. Ils ont l’habitude de faire beaucoup d’exercice dits spellings; ce sont des dictées de mots
isolés, souvent inintelligibles pour les enfants. Le maître en compose une
série plus ou moins longue, plus ou moins difficile, selon le degré d’instruction
des élèves. Ces mots n’ont souvent aucune liaison entre eux. On passe d’un terme
usuel à un terme de science, d’un mot technique à un mot métaphysique ; quand l’élève
a écrit tous ces mots qu’aucune idée ne relie, on les lui fait épeler. Que
peut-il apprendre ainsi ? A la rigueur la composition du mot à force de le
reproduire. Mais le sens du mot, mais son usage, il ne l’apprend pas. Si encore
on lui demandait, après avoir écrit les mots, de faire entrer chacun d’eux dans
une phrase de sa composition, il pourrait alors en saisir le sens. Mais cela ne
se fait pas ou se fait si rarement que je ne l’ai pas vu. Ces dictées arides de
mots isolés, je les ai vu faire par des jeunes gens de 12 à 14 ans sur des
ardoises; et cette écriture sur l’ardoise fait que l’enfant prend une raideur
de doigts qu’il conserve plus tard. Aussi l’écriture américaine est-elle bien
inférieure à l’écriture française.
Vous voyez que je n’hésite pas à critiquer l’Amérique,
quand je crois devoir le faire.
Je disais tout à l’heure que chez nous les dictées
sont trop longues. En général, on prend un sujet de quinze lignes environ dans
le cours moyen. Je vois presque toujours, dans les cahiers de la ville de Paris
qu’on remplit sinon la page tout entière, au moins les trois quarts de la page.
Eh bien ! c’est trop : on est conduit à dicter précipitamment: ou bien on
ne lit pas la dictée avant de la faire et on n’explique pas les mots qui
peuvent n’être pas connus des élèves; ou bien, enfin, on fait faire une correction
qui n’en sera pas une, avec cette épellation psalmodiée, toujours la même,
nommant une à une les lettres du mot, ce qui n’apprend à l’enfant absolument rien
sur le sens de ce mot, sur sa nature et sa fonction.
Messieurs, le choix des dictées est très-souvent
inintelligent. Il n’y a pas bien longtemps, j’entendais faire à des enfants de
neuf ans la dictée suivante :
«
Le triste hiver, saison de mort, —vous connaissez le morceau, — est le temps du
sommeil ou plutôt de la torpeur de la nature : les insectes sans vie, les
reptiles sans mouvement, les végétaux sans verdure et sans accroissement, tous les
habitants de l’air détruits ou relégués, ceux des eaux renfermés dans des
prisons de glace et la plupart des animaux renfermés dans des cavernes, des
antres et des
tanières,
tout nous présente l’image de la langueur et de la dépopulation. »
Evidemment, c’était trop difficile. Il n’est pas
possible qu’un enfant de neuf ans saisisse le sens de tous ces termes, et la
construction savante de la phrase dépasse sa portée. Donnez-lui, de grâce, des
mots qu’il puisse comprendre et une construction de phrase qu’il puisse imiter.
Vous ne sauriez demander à l’enfant de faire une phrase d’une texture aussi
savante, l’une de celles où M. de Buffon a mis le plus d’art. Puis, voyez ces
mots: « Le triste hiver, saison de mort ! »
Il y a là une figure qui dépasse la portée de l’enfant. — La TORPEUR de la nature !... comment voulez-vous que l’enfant
comprenne ce que c’est que la torpeur ou même la nature. Ce sont des termes trop
abstraits.
Passons : « Les
végétaux sans verdure et sans ACCROISSEMENT. » Ce mot d’accroissement est
un mot trop savant pour l’enfant; il sait ce que signifie grandir, mais croître
est un mot trop relevé, accroître l’est
encore plus et accroissement
davantage encore.
Voici ensuite les
habitants de l’air..., pour dire les oiseaux; puis, détruits ou RELÉGUÉS! Ce mot de relégués ne saurait être compris
par un enfant de neuf ans.
Vous voyez que le choix des dictées n’est pas toujours
fait avec assez de soin, qu’on n’y regarde pas d’assez près. Les instituteurs
trouvent le passage joli, ils y rencontrent un certain nombre de substantifs
que les enfants auront à écrire au pluriel, et pour ce seul motif ils prennent
ce morceau. Mais il ne faudrait pas considérer seulement le texte, il faudrait
songer aussi à l’esprit de l’enfant !
J’ai trouvé un autre morceau tout aussi difficile pour
le huitième exercice d’un recueil
destiné au cours élémentaire. Le voici, jugez-en :
« Figurez-vous des dunes sablonneuses, labourées par les
pluies de l’hiver, brûlées par les feux de l’été, d’un aspect rougeâtre et d’une
nudité affreuse. Quelquefois seulement des nopals épineux couvrent une partie
de l’arène sans bornes; le vent traverse les forêts sans pouvoir courber leurs
rameaux; çà et là, des débris de vaisseaux pétrifiés étonnent les regards, et
des monceaux de pierres servent, de loin en loin, à marquer le chemin aux
caravanes. »
S’imagine-t-on qu’un petit enfant doive écrire cela et
le comprendre? Évidemment, c’est du chinois pour lui ! (Applaudissements.)
A côté des dictées, on emploie encore dans les écoles des
exercices qui ont été condamnés bien souvent. On y tient, il paraît, car malgré
des défenses réitérées et formelles[4],
malgré l’aveu des maîtres qui les reconnaissent fastidieux et inutiles, on
continue de les pratiquer. Je veux parler des conjugaisons de verbes depuis le
commencement jusqu’à la fin ; des analyses grammaticales ne faisant grâce à
aucun des mots de la proposition ; puis de certaines analyses logiques qui
commencent quelquefois dès le cours moyen. De celles-ci cependant je ne
parlerai qu’en passant, il est trop évident que ce n’est pas là leur place.
Mais parlons des conjugaisons. Il faut bien reconnaître une chose, c’est qu’elles
n’apprennent rien à l’enfant, pas même les terminaisons personnelles du verbe. Vous
avez peut-être cru qu’à force d’écrire les temps il finirait par en retenir les
formes ; c’est une erreur que vous reconnaîtrez si vous vouliez vous
donner la peine de lire ses conjugaisons par écrit ; vous verrez qu’elles
fourmillent de fautes et qu’après avoir conjugué cinquante ou soixante verbes
de la première conjugaison, où cependant il n’y a pas d’irrégularités de
terminaisons, il fait encore des fautes grossières à l’imparfait, au passé
défini, au futur, et même dans les temps composés. De plus, il ne sait pas
reconnaître quel temps répond à l’expression de sa pensée.
On a tout fait d’ailleurs pour pousser les
instituteurs dans cette voie. On a imaginé de préparer des cahiers de verbes où
tous les temps sont indiqués ; on y a même mis la première lettre du pronom ou
le pronom tout entier. Le mécanisme est poussé là à ses dernières limites.
Quand l’enseignement primaire n’est plus que cela, il devient, comme le disait
M. Villemain dans son rapport sur la méthode du Père Girard, tout simplement un
nouvel atelier de travail que vous ouvrez aux enfants, absolument comme si vous
les occupiez à fendre de petits morceaux de bois ou à empaqueter des
allumettes. Ce n’est pas autre chose; leur intelligence n’y est en aucune façon
cultivée. De grâce, supprimons les conjugaisons écrites, ou, sans les
supprimer, faisons-les d’une manière intelligente et vraiment profitable.
Ainsi, il est très-bon que l’enfant sache conjuguer
les divers temps du verbe, mais ne lui donnez pas les seize ou dix-neuf temps à
la fois ; donnez-lui le présent de l’indicatif, non d’un seul verbe, mais de
trois ou quatre verbes exprimant des actions qu’il a l’habitude de faire, ou de
voir s’accomplir autour de lui ; et alors il s’appliquera à les écrire
convenablement.
C’est du reste la voie où la plupart des instituteurs
sont entrés. Puisque je me plains que les conjugaisons écrites subsistent encore,
j’ajoute, pour être juste, qu’elles ne se font pas partout avec la même
routine ; à Paris notamment, elles tendent à disparaître.
Mais les exercices d’analyse écrite ? Je ne m’y
arrêterai guère, parce que vous devez reconnaître vous-mêmes que faire répéter
à l’enfant après le mot le, « article
simple, masculin singulier, » cela ne lui apprend rien ; faites-le-lui
dire, faites-lui marquer, si vous voulez, par un signe la nature du mot, mais
ne lui faites pas écrire toute cette terminologie. Il semblerait réellement,
quand on voit subsister de tels exercices, que nous ayons trop de temps pour
apprendre aux enfants ce qu’ils ont besoin de savoir, et que nous soyons
obligés de les occuper à des choses futiles et sans portée. (Applaudissements.)
J’ai dit que dans le cours élémentaire les exercices
de lecture devaient être la base de l’enseignement de la langue, mais c’est
bien plus vrai encore pour le cours moyen, ou pour la deuxième division de l’école.
Là, vous avez triomphé des premières difficultés mécaniques de la lecture; l’enfant
lit la phrase nettement, sans s’arrêter; vous n’êtes plus obligés, comme dans
le cours élémentaire, de lui faire répéter deux ou trois fois le même mot avant
d’en obtenir la prononciation correcte. Eh bien ! maintenant qu’il lit la
phrase correctement, demandez-lui quel sens il attache aux mots, quelles idées
ils jettent dans son esprit, et si cette phrase est, comme il faut le désirer,
une de celles qui peuvent entrer dans son langage » faites-lui composer deux ou
trois phrases semblables; laissez-lui la liberté du sujet, exigez simplement
une construction régulière et des termes exacts.
Faites-lui mettre après le sujet de la proposition un
verbe actif suivi d’un complément direct, d’un complément indirect, d’un ou de
deux compléments circonstanciels; bien entendu n’accumulez pas les difficultés
; augmentez les détails peu à peu et montrez-lui à les disposer convenablement.
Ce qu’il vous faut surtout obtenir, c’est l’invention,
la rédaction, — orale d’abord, puis écrite.
Ces exercices commencés, comme nous l’avons vu, par les
leçons de choses, par les récits sur images, doivent ici prendre un caractère
plus élevé. Ce sera, par exemple, le résumé d’une courte lecture, la traduction
en prose d’une fable en vers, le développement d’un proverbe.
La marche que je vous recommande, Messieurs, je l’ai essayée,
je l’ai pratiquée, et je crois que vous pouvez y entrer avec confiance.
Il n’y a pas longtemps que je l’indiquais dans une école
de Paris, sur un sujet que vous connaissez bien : Le sifflet de Franklin. Je le lus d’abord moi-même lentement aux
élèves ; je le fis lire trois fois par les meilleurs lecteurs de la classe,
puis je demandai la reproduction du récit, en laissant, bien entendu, les
enfants libres dans le choix et dans l’ordre des mots. Croyez-vous que j’aie obtenu
un bon récit ? Non, hélas! Les élèves n’étant pas exercés à parler ne savaient
par où commencer.
Ils voyaient bien la duperie dont Franklin avait été
la victime, mais tous les détails leur venaient en même temps à l’esprit; ils
arrivaient au dépit de Franklin sans dire comment il avait été amené à
reconnaître qu’il avait été trompé. Ils ne savaient pas exposer le sujet avec
ordre.
Si je recommande le récit après lecture, je recommande
bien davantage encore la rédaction après un récit fait par le maître, parce que
le récit oral aura bien autrement de vie que la lecture faite dans un livre. (Applaudissements.)
Maintenant, Messieurs, il est un exercice que j’ai vu
pratiquer quelquefois et que je trouve excellent : c’est de faire écrire
de mémoire un morceau appris par coeur. Ainsi faites apprendre la fable du Renard et du Corbeau, pour une
récitation du samedi, et, quand l’enfant sait la fable et vous l’a récitée
très-couramment, demandez-lui, un ou deux jours après, de vous l’écrire mot à
mot ou de la raconter dans une forme qui lui soit personnelle. Vous croyez
peut-être que parce qu’il a lu plusieurs fois cette fable et qu’il la sait par
coeur, il va vous l’écrire sans faute, détrompez-vous; l’expérience vous
montrera que les fautes seront encore nombreuses, non-seulement les fautes d’orthographe
grammaticale, mais les fautes dans la composition des mots; il y aura des
syllabes manquées, des sons mal exprimés. Cet exercice ne doit pas être trop
fréquent; mais pratiqué de temps en temps, il met de la diversité dans les
exercices scolaires ; il est une espèce de coup de sonde que vous jetez pour
vous assurer si l’enfant, après avoir appris un morceau par coeur, en a fixé
dans son esprit les mots et leur rapport.
Mais je m’aperçois, Messieurs, que je n’ai encore rien
dit de la grammaire.
Il vous paraîtra au moins étrange de m’entendre parler
sur l’enseignement de la langue française, sans que j’aie encore prononcé le
mot de grammaire. Si je n’ai pas encore parlé de la grammaire, c’est qu’elle ne
doit venir que lorsque l’enfant a déjà franchi toutes les premières difficultés
de l’orthographe et de l’accord des mots. Elle ne doit paraître que dans le
cours moyen, jamais dans le cours élémentaire. Jusque-là toute la science
grammaticale doit consister dans quelques règles très-courtes, résumant une
leçon faite au tableau noir sur des exemples bien choisis.
Et puisque nous parlons des ouvrages de grammaire, expliquons-nous
nettement sur leur utilité. J’ai appris la langue française dans Noël et
Chapsal et je crois que j’ai cela de commun avec bon nombre de mes auditeurs. Quand
je fus devenu maître et que j’eus à enseigner la langue française, je me servis
encore de cet ouvrage, mais bien malgré moi, car je ne lui pardonnais pas deux ou
trois définitions que j’avais répétées dès l’âge de 7 ou 8 ans et que je n’avais
guère comprises qu’à 18 ou 19 ans.
C’étaient celles du nom et de l’article : vous devez
vous en rappeler le caractère abstrait et je ne suis certainement pas le seul
qui y ait trouvé des difficultés.
Il faut que la raison ait acquis toute sa maturité
pour comprendre ce que c’est que le genre,
l’espèce, l’individu, et tout cela entrait dans la définition de l’article.
J’ai essayé d’autres grammaires : elles ne m’ont pas
réussi davantage, Les enfants avaient une grande peine à apprendre des leçons
que huit jours après ils avaient oubliées. J’ai dû me dire alors : la méthode
est mauvaise ; ce n’est pas ainsi que les enfants apprendront leur langue.
C’est alors que j’ai connu la méthode du père Girard. Vous savez qu’elle a été
couronnée par l’Institut, en 1844, sur un rapport de l’illustre M. Villemain.
Je ne me suis pas astreint complètement à suivre l’ouvrage du père Girard ; il comprend
quatre volumes, c’était trop long pour l’école primaire; seulement je m’en
inspirai, je commençai par placer les élèves en face d’une proposition, c’est-à-dire
d’une phrase ayant un sens complet. Je m’aperçus bientôt que ce procédé
éveillait leur attention et qu’il était possible d’obtenir d’eux la composition
de phrases analogues à celles qui leur étaient données, et par suite de
triompher de l’aridité de l’orthographe.
Voilà mon point de départ, Mais j’ai fait subir à mon plan
d’enseignement bien des modifications, et ma conscience m’oblige à dire que c’est
à deux livres de la Suisse que je dois les plus justes idées que je me sois
faites de l’enseignement de la langue. Je viens de citer l’ouvrage du Père
Girard ; j’y joindrai, pour l’étude de notre littérature, la Chrestomathie, de Vinet, ouvrage en
trois volumes, composé par un homme éminent, au témoignage d’un critique
illustre, de Sainte-Beuve lui-même. Ces trois volumes m’ouvrirent sur l’enseignement
de la langue, sur la valeur des expressions, des horizons qui se sont étendus plus
tard, quand j’ai pu prendre connaissance des ouvrages de M. Brachet et de la
nouvelle école philologique.
Vous trouverez cette Chrestomathie de Vinet dans l’exposition de la Suisse, parmi les
livres du canton de Vaud et du canton de Genève. Je vous demande, si vous avez quelques
minutes, d’ouvrir seulement le premier volume qui a pour titre : Littérature de l’enfance, et vous verrez
avec quel soin notre langue s’y trouve analysée, non plus seulement quant à l’orthographe,
à la partie mécanique, mais quant au sens vrai des mots, au mouvement de la
pensée. Je le répète ; j’ai trouvé là, vers 1855, un point de départ qui m’a
été extrêmement profitable.
Je crois vous être utile en vous citant ma propre expérience,
car il importe que tous nous travaillions à rendre plus pratique notre
enseignement de la grammaire.
On
est déjà entré dans la voie des réformes ; je sais que dans beaucoup d’écoles
normales, on s’inspire de la méthode du Père Girard ; mais on ne saurait y
entrer trop complètement. Il faut que les règles de la grammaire soient introduites
dans un certain nombre de phrases, écrites d’abord par le maître au tableau et le
plus possible composées par lui ; il faut que l’élève en présence de ces phrases
soit amené à se rendre compte des rapports entre les mots qui les composent et
qu’il en déduise les règles de la langue.
Et puis nos grammaires ont besoin d’être considérablement
allégées. On y a mis toutes sortes de choses. Des remarques, par exemple, qui
ne signifient rien. La belle affaire, quand vous mettrez cinq lignes pour dire
à un enfant qu’il ne faut pas confondre a,
troisième personne de l’indicatif présent du verbe avoir, et à, préposition; ou encore l’article du et le participe passé dû ! Certainement, il ne faut pas
confondre ces mots ; mais vous ne lui dites pas comment il s’y prendra pour ne
les pas confondre. Il n’y a pour cela qu’une seule voie : c’est de comprendre
la phrase, de reconnaître le sens exact de chaque mot.
Il y a aussi des procédés mécaniques qui faussent l’esprit
des élèves. Nous venons de faire, à Paris, les examens du certificat d’études.
Les élèves y sont interrogés sur la grammaire, et très-souvent des vers de La
Fontaine sont pris pour texte des analyses grammaticales.
Je veux vous en citer une pour vous faire voir comment
l’élève applique ses leçons de grammaire.
« Tout vous est aquilon, tout me
semble zéphir. »
Analyse
grammaticale :
Aquilon; nom commun, masculin singulier, complément direct de
est.
Zéphir ; nom commun, masculin singulier, complément direct de semble.
C’est
bien simple à expliquer : on lui avait dit que le complément direct répond à la
question: Quoi?
Tout
vous est quoi ? — aquilon.
Tout
me semble quoi ? — zéphir.
(Rires
et applaudissements.)
L’élève était asservi à une règle mécanique prise dans
un livre, et le maître la lui avait fait répéter sans commentaire.
Vous le voyez : il importe d’apporter la lumière dans
cet enseignement de la langue, de le dégager de tout ce qui n’est que formule
vague, pur mécanisme, de tout ce qui n’est simple qu’en apparence, et de faire
acquérir à l’enfant le sens des mots, et par suite des idées justes.
Permettez-moi, à ce sujet, une courte citation de Fénelon
:
« Un savant grammairien court risque de composer une grammaire
trop curieuse et trop remplie de préceptes. »
Je ne suis pas ici de l’avis de Fénelon : ce n’est pas
le savant grammairien qui fera la grammaire la plus remplie de préceptes, c’est
au contraire le grammairien peu savant: il ne voit que la surface et ne va pas
au fond des choses.
Mais Fénelon ajoute très-justement :
« Il me semble qu’il faut se borner à une méthode
courte et facile. Ne donnez d’abord que les règles les plus générales; les
exceptions viendront peu à peu. Le grand point est de mettre une personne le
plus tôt qu’on peut dans l’application sensible des règles par un fréquent
usage; ensuite cette personne prend plaisir à remarquer le détail des règles qu’elle
a suivies d’abord sans y prendre garde[5]. »
Ce passage» vous le voyez, est tout à fait conforme à
ce que j’avais l’honneur de vous dire. Or, il date de 1713, nous n’avons pas
donc beaucoup marché depuis, du moins dans l’enseignement grammatical.
La question de la réforme de l’enseignement grammatical
est à l’ordre du jour partout. Je pourrais citer, si je ne craignais d’allonger
cette conférence, quand déjà j’ai été trop long, je pourrais citer, dis-je, les
opinions de plusieurs éducateurs américains. Je les ai consignées dans le
Rapport sur l’exposition de Philadelphie, et ceux d’entre vous qui l’ont entre
les mains, les inspecteur primaires et les directeurs d’écoles normales,
pourront s’y reporter. Mais je veux vous parler d’un ouvrage publié par un
instituteur belge, M. Ley, instituteur à Schaerbeek (Bruxelles). Il commence
par la reproduction d’un discours prononcé à Gand en septembre 1876, et exprimant
à peu près tout ce que je viens de vous dire.
M. Ley y formule des conclusions que le congrès des
instituteurs belges a toutes adoptées, en en modifiant une seule.
Voici quelles sont les réformes qu’il propose :
« 1° Leçons de choses, avec les objets sous les
yeux. Conséquences : visites aux localités, promenades dans les environs,
causeries, petits récits, etc. »
« 2° Suppression de la grammaire comme livre aux
mains des élèves. »
Le congrès a atténué ceci en disant : sauf pour la division supérieure, et je
suis de l’avis du congrès. »
« 3° Exercices, dictées par le maître lui-même. »
J’ajouterai : Pas d’exercices copiés ou le moins possible. Ces exercices
viendront seulement quand l’enfant aura déjà son orthographe assurée, sa langue
un peu fixée.
« 4° Choix par l’instituteur d’un livre de lecture
ayant des connaissances scientifiques pour base. »
Ici, Messieurs, je me sépare de M. Ley. Je ne veux pas
de livres qui ne traitent que de connaissances scientifiques proprement dites;
je veux des livres qui traitent de connaissances générales, de tout ce qui est
propre à développer l’esprit de l’enfant. Nous ne vivons pas seulement au
milieu des faits scientifiques; il y a les faits de l’ordre moral qu’il ne faut
pas perdre de vue et où l’enfant doit être introduit. Si nous ne lui parlions
que de faits scientifiques, il y a la moitié des mots de la langue qu’il ne
connaîtrait pas.
« 5° Lectures suivies par le maître et par les élèves.
»
« 6° Aussitôt que possible, compte rendu oral ou
écrit des leçons, c’est-à-dire rédaction sur tous les objets étudiés. »
Vous voyez, Messieurs, qu’en Belgique on pense comme en
Amérique, et que tout le monde s’accorde à reconnaître la nécessité d’une
réforme dans l’enseignement de la langue maternelle.
Oui, Messieurs, la méthode grammaticale employée jusqu’ici
est une méthode trop scolastique. On a dit avec raison que la scolastique s’était
réfugiée dans la grammaire, et, de fait, elle s’y est réfugiée sous la forme de
l’analyse logique. Ah ! c’est ici que l’abus a été grand ! Nous avons eu des traités
d’analyse logique, comme des ouvrages spéciaux sur les participes passés, et
des ouvrages volumineux de 200 à 300 pages !
De tout cela il faut débarrasser l’enseignement et
rejeter les distinctions de toutes sortes faites dans les propositions ;
supprimer ces dénominations de copulatives,
conjonctives, adversatives pour les propositions coordonnées ; et pour les
dépendantes ou subordonnées, celles de propositions participes, infinitives, conjonctives, relatives, interrogatives.
N’y a-t-on pas ajouté encore un classement en propositions pleines ou explicites, elliptiques, redondantes, implicites.
(Applaudissements et rires.)
Quand une intelligence d’enfant est appliquée à cela, elle
me fait l’effet d’un pauvre petit malheureux affamé à qui l’on donnerait à manger
des cailloux. (Applaudissements.)
Je crains d’avoir été trop long sur ce sujet, car l’heure
est épuisée et je n’ai pas encore tout dit.
Nous voici arrivés au cours supérieur. Ici, Messieurs,
il faut de la grammaire aussi simple et aussi méthodique que possible, de la
grammaire visant les faits incontestables de la langue. Résumons-les de la
manière la plus sommaire possible. Que nous ne voyions plus, de grâce, les cinq règles pour le pluriel des
substantifs composés: Vous vous les rappelez ces cinq fameuses règles ! Ce fut encore
un des tourments de ma jeunesse et je ne pardonne pas à Noël et Chapsal le
temps que j’y ai perdu. Il ne s’agissait pourtant que d’un principe bien
simple : les mots qui prennent la marque du pluriel sont les substantifs
et les adjectifs, vous les mettez au pluriel ou au singulier selon le sens ;
vous écrivez des coupe-gorge sans s à gorge, mais un porte-mouchettes avec un s
à mouchettes. D’ailleurs ces mots composés deviennent bientôt simples et suivent
la règle commune du pluriel; ainsi vous écriviez jadis des pour-boire en deux
mots sans s; ouvrez aujourd’hui le Dictionnaire de l’Académie, édition de1878,
vous y trouverez des pourboires avec
un s, aussi bien que des pourparlers : il est vrai que les
pourboires ont pris une si grande extension, que c’a été peut-être une raison
de soumettre ce mot à la règle générale. (Rires
et applaudissements.)
Maintenant plus qu’un mot : c’est sur l’importance des
exercices de lecture dans le cours supérieur. Nos maîtres ne lisent pas assez
dans les écoles. Il a été très recommandé par plusieurs instructions
ministérielles que le maître lise lui-même avant de faire lire les élèves.
Cette recommandation est-elle toujours bien suivie? Je n’oserais pas l’affirmer;
je ne sais si mes honorables collègues seraient sur ce point plus heureux que
moi, mais je trouve que nos maîtres n’usent pas assez de la lecture dite expressive.
Remarquez bien qu’il ne s’agit pas seulement de la leçon ordinaire de lecture,
mais de lectures choisies que les élèves écoutent pour recueillir les idées et
pour tâcher de les reproduire. Vous avez là, Messieurs, un puissant moyen d’éducation;
un moyen aussi de faire pénétrer dans ces jeunes esprits toutes les
connaissances utiles qu’on vous demande sans cesse de leur communiquer.
Ainsi, aujourd’hui, on veut que par l’école l’enfant acquière
certaines notions usuelles: on veut qu’il sache quelque chose des productions
de son pays, qu’il apprenne comment les pouvoirs publics sont organisés en
France ; on demande qu’il connaisse un peu d’hygiène, surtout d’hygiène
pratique au point de vue de la famille. Comment lui donnerez-vous ces
notions-là ? Par des lectures faites avec intelligence, par des lectures bien
choisies après lesquelles les enfants seront appelés à reproduire ce que vous
aurez lu, à le résumer de vive voix ou par écrit. Usez donc largement de ces
exercices de lecture. Et puis, Messieurs, c’est par la lecture que vous
donnerez connaissance aux élèves de nos magnifiques chefs-d’œuvre littéraires.
Hier vous avez été, comme moi, charmés, je pourrais dire enthousiasmés par les
vers de Corneille. Eh bien ! cette admirable poésie cornélienne, comment
la ferez-vous aimer de vos élèves ? C’est en leur en lisant quelque passage de
temps en temps, et en tâchant de le lire avec cette expression qui nous a si
fort émus (Applaudissements) ou du moins on tâchant d’en approcher le plus près
possible. Et, Messieurs, ce ne sera pas, j’en suis sûr, une occasion perdue que
celle qui vous a été donnée d’entendre la tragédie de Cinna au Théâtre-Français : vous vous en inspirerez dans les
exercices de récitation que vous ferez faire à vos élèves. Ici encore je suis
obligé de dire que les Américains sont gens beaucoup plus avisés que nous. On
fait en Amérique beaucoup de lectures, beaucoup de récitations accentuées. Les
trois derniers livres de lecture, les deux derniers surtout, sont remplis de morceaux
classiques. L’enfant les apprend par coeur en partie; il est obligé de les
déclamer, de les débiter debout, dans l’attitude de l’orateur, au lieu de se
tenir assis, comme très-souvent cela a lieu dans nos écoles. Il accompagne de
gestes sa récitation ; on trouve même dans les volumes dont je parle, des
règles pour l’accent et les gestes. Cela s’explique par le régime politique
sous lequel vit le peuple des États-Unis.
Fénelon, à qui j’ai emprunté tout à l’heure un passage
de sa lettre au secrétaire de l’Académie française, y disait en parlant de l’art
oratoire : « En France, nous n’avons guère d’art oratoire qu’à la chaire et au
barreau, cela se conçoit : les affaires du pays se traitent dans le cabinet du
prince, ou dans des négociations particulières. » Oui, Messieurs, cela était
vrai du temps de Louis XIV; ce n’est plus vrai aujourd’hui : nous sommes sous
un régime où tous les citoyens français prennent part aux affaires publiques (Applaudissements); où le citoyen le plus
humble peut aspirer légitimement à devenir conseiller municipal de sa commune,
conseiller d’arrondissement, conseiller général, peut-être même député (Applaudissements et rires). Et pour toute
cette vie publique, Messieurs, il faut savoir parler; il faut savoir exprimer sa
pensée en public; il faut savoir faire passer dans l’esprit des autres les
convictions qu’on a soi-même.
Tout cela suppose une certaine habitude de la parole. S’il
n’est plus vrai de dire, comme du temps de Fénelon, que l’art oratoire n’est
guère représenté que par la chaire et le barreau, si l’art oratoire est devenu
quelque chose de nécessaire à beaucoup de personnes pour faire prévaloir leurs
opinions et leurs sentiments au milieu de leurs concitoyens, exerçons nos
élèves à parler publiquement, d’abord en répétant des morceaux qu’ils ont
appris et qu’ils comprennent, puis en exposant librement leur pensée sur un
sujet à leur portée.
Quand vous aurez fait cela, quand vous aurez appris à l’enfant
à lire avec fruit et à s’exprimer avec intelligence, soyez sûrs que vous aurez
beaucoup fait pour l’éducation du pays, et à cet égard je vous demande la
permission de vous citer un fragment d’un discours prononcé récemment par M. le
sous-secrétaire d’État au ministère de la justice, dans une distribution de
prix, à Toulouse.
« Ne redoutons point, dit l’honorable M. Savary, d’être
trop ambitieux pour l’école. Sa mission ne consiste pas seulement à apprendre à
lire, à écrire et à compter. Elle a d’autres devoirs que de mettre entre les
mains des enfants cet instrument dont ils auraient bien vite oublié l’usage, si,
en éveillant leur curiosité et en développant leur esprit, elle ne leur avait
donné en même temps le goût et l’habitude de s’en servir.
« La véritable mission de l’école est de donner à ceux
qui l’ont fréquentée le goût durable de la lecture et de leur permettre d’y
consacrer avec fruit leurs loisirs; et si elle est parvenue à ce résultat, elle
a rempli son but, car elle a mis à la disposition des plus humbles le moyen de conquérir
plus tard les connaissances qui leur manquent; et, à défaut d’autres
ressources, une bibliothèque garnie de bons livres et régulièrement fréquentée
sera, après elle, le meilleur et le plus instructif de tous les cours d’adultes.
»
J’arrive à la fin de cette conférence.
Permettez-moi de la terminer par une autre citation.
Je l’emprunterai à un livre que je recommande beaucoup
aux instituteurs, et qui, j’aime à le croire, se trouve déjà dans bon nombre de
vos bibliothèques, l’Art de la lecture,
par M. Ernest Legouvé.
M. Legouvé termine ses conseils par cette
considération :
« Quel puissant et nouveau moyen d’action du maître sur
les classes populaires et rustique, s’il peut les initier peu à peu, grâce à la
lecture, à l’intelligence même imparfaite de quelques-uns de nos chefs-d’œuvre !
N’est-ce pas une leçon d’histoire de France qu’une leçon sur le génie de la France
? N’est-ce pas notre devoir de multiplier, de resserrer sous toutes les formes
les liens qui attachent le peuple aux gloires intellectuelles de la patrie ?[6] »
Oui, Messieurs, les applaudissements que vous donniez hier
aux œuvres de Corneille et de Molière m’assurent que vous saurez faire, pour
répandre le goût de la bonne littérature classique, pour populariser nos chefs-d’œuvre,
tout ce que votre patriotisme vous inspirera. Rappelez-vous que notre littérature
est en ce moment-ci, aux yeux du monde entier, notre patrimoine le plus
incontesté. Notre gloire militaire a eu dos échecs, notre gloire littéraire est
sans taches ; elle ne fait que rayonner plus glorieuse et plus belle. Il m’est
bien permis de le dire, le lendemain du jour où vient de s’élever à Mâcon la statue
de Lamartine. (Vifs applaudissements.)
Voici une phrase que je lisais hier dans le bel
ouvrage de M. Nisard sur la littérature française :
« Le jour où le grand Corneille cesserait d’être
populaire sur notre théâtre, ce jour-là, nous aurions cessé d’être une grande
nation.[7] »
Messieurs, ce jour n’est pas proche, car vous, les
instituteurs primaires de France» vous avez hier couvert de vos applaudissements
les vers du grand Corneille. (Applaudissements
prolongés.)
[1] Chez Germer-Bailliere, à Paris.
[2] Chez
Hachette, 1 vol. in-8°, 1878.
[3] Rapport sur
l'Instruction primaire à l'Exposition Universelle de Philadelphie en 1876
[4] Circ. ministérielles du 20
août 1857 et du 7 octobre 1866.
[5] Lettre sur les
occupations de l’Académie française.
[6] L’Art de la
lecture, page 170.
[7] Histoire de la
littérature française, t. II, p. 117.
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