La salle de classe planétaire
http://mobile.lemonde.fr/education/article/2012/08/09/la-salle-de-classe-planetaire_1742909_1473685.html
LE MONDE | • Mis à jour le
Daphne Koller a une dent contre l'école. Enfant, cette Israélienne
veut découvrir les équations du troisième degré et la danse, l'histoire
de la Grèce antique et la poésie. Comme tous les élèves, elle doit subir
le programme, rentrer dans les cases. Sa soif d'apprendre se cogne à
l'éducation formatée. Elle abandonne l'école, avec le soutien de ses
parents. Elle entre à l'université hébraïque de Jérusalem à 13 ans,
obtient sa maîtrise à 18 ans. A 21 ans, elle quitte Israël pour Stanford
et un PHD en génie informatique. "Grâce à ma famille, j'ai pu
contourner le cursus éducatif traditionnel et devenir moi-même. J'ai eu
beaucoup de chance. Depuis, une question m'obsède : comment rendre cela
possible pour tous ?"
Daphne commence par devenir professeur. Avec son allure à la Joan Baez période 1968, elle enseigne à Stanford, anime un laboratoire de recherche sur le cancer, nourrit ses deux passions, le "machine learning" (l'"apprentissage autonome des machines") et la biologie. Elle veut résoudre les problèmes complexes à l'aide d'ordinateurs et de statistiques, et écrit plus de 180 articles scientifiques.
Devenue l'une des enseignantes les mieux notées de l'un des campus les plus réputés, l'ennui revient pourtant : "Passer ma vie à aller dans la même salle de classe, faire la même leçon, raconter les mêmes blagues, au même moment..., ce n'est pas une bonne utilisation de mon temps ni de celui des élèves." Avec d'autres, elle réfléchit à un moyen de rendre le travail en classe plus attractif. Morne plaine.
TEMPS PASSIF ET TEMPS ACTIF
Lors d'une conférence au Google Education Summit, cette petite brune à l'énergie adolescente assiste à une présentation de YouTube sur l'éducation. Elle bouscule ses voisins, sort en trombe. Elle tient son idée : jusqu'alors, l'élève écoute la leçon en classe (temps passif) et réalise des recherches, des devoirs à l'extérieur (temps actif). Mais si la leçon est disponible en vidéo, l'élève peut la visionner avant le cours et utiliser la classe pour la partie active (brainstorming, questions, cas).
C'est le concept de "flip education", le renversement des tempos et la revalorisation du professeur. Elle n'est pas la première à y penser, elle propose une expérimentation. Le corps professoral dégaine une salve d'a priori : que deviendra l'expérience du face-à-face ? Ne transforme-t-on pas ainsi l'enseignement en marchandise ? Ne va-t-on pas marginaliser un peu plus les Humanités ?
Au même moment, à l'automne 2011, son collègue Andrew Ng met en ligne de façon gratuite un cursus entier (10 semaines) de Stanford sur l'intelligence artificielle. Un tour de force : 400 élèves dans l'amphithéâtre, 100 000 personnes en ligne. 14 000 élèves obtiennent le certificat officiel diplômant. Daphne et Andrew unissent leurs forces. "Les professeurs n'ont pas toujours envie de s'adapter, surtout qu'en général, ils sont bien notés. En revanche, si vous leur dites qu'avec le même cours, ils ne vont pas toucher 40, mais 100 000 personnes d'un coup, alors là, ils vous écoutent ! On reçoit des courriels d'étudiants qui, grâce à ces cours, ont pu trouver du travail partout dans le monde, alors qu'ils n'avaient pas accès à la fac. Vous changez la vie en permettant d'apprendre. Un professeur, au fond, c'est fait pour cela."
Stanford embraye, débloque 150 000 dollars. Daphne et Andrew bâtissent une première plate-forme. Une partie des professeurs jouent le jeu, adaptent ses cours, découvrent un outil qui les libère du pensum de la leçon magistrale. L'enseignant revient au coeur de la partie : "De nos jours, il ne s'agit plus d'avoir la bonne réponse. Ce qu'il faut, c'est réfléchir ensemble et partager."
Daphne repousse les murs un peu plus loin : "On a sorti le projet de Stanford, avec l'accord de la direction. Après tout, ce n'est pas la seule université à proposer des cursus exceptionnels." Princeton, Penn, Michigan, Caltech, Duke, John Hopkins et une dizaine d'autres suivent et signent. "On doit leur démontrer notre sincérité. Il ne s'agit pas de commercialiser leur cours ni de brader leur marque, mais bien d'éduquer les gens et d'offrir les meilleurs cursus universitaires au monde entier, gratuitement."
Forte de sa promesse, Daphne se transforme en femme d'affaires. D'un projet académique, l'initiative devient une start-up, baptisée "Coursera". Kleiner Perkins Caufield & Byers, l'un des fonds de capital-risque les plus puissants de la Silicon Valley, investit 16 millions de dollars. "On a amélioré l'interface et annoncé le lancement en avril dernier. Aujourd'hui, on a 787 000 étudiants dans 190 pays, 2 millions d'engagements, pour 111 cursus allant de la robotique à la poésie." Soit 14 millions de vidéos visionnées en... trois mois.
MODÈLE FREEMIUM
Comment gérer cet afflux ? Les professeurs enregistrent leurs cours, listent devoirs et examens. Chaque vidéo est traduite en 6 à 10 langues sur la base du volontariat, par les étudiants. Des modules d'interaction (quiz, forums ou encore système d'évaluation par les pairs) engagent l'élève. Et la machine "apprend" : l'énorme moteur compulse informations et interactions, suggère des pistes d'amélioration en ligne ou non. Le modèle économique ? Le sacro-saint "freemium" : des cursus en libre accès et gratuits mais des certificats diplômants payants (de 100 à 150 dollars). A terme, Coursera mettra en lien les étudiants et les entreprises, devenant une plate-forme de recrutement ultradétaillée.
L'enseignement supérieur n'a pas encore basculé dans le numérique. Il a une révolution à vivre. "Les universités savent que ce qu'elles proposent doit aller bien au-delà du contenu. Elles doivent développer la créativité de leurs étudiants, transmettre la passion pour les disciplines, apprendre à raisonner de façon systémique. C'est ça l'enjeu ! Et le MOOC (Massive online open classroom) permet tout cela. Il force à repenser les cours, le temps en classe, la valeur. Pour les universités, c'est un signal fort qu'elles ont autre chose à proposer que du contenu."
A l'heure du MOOC, Coursera n'est pas seule : Udacity.com est née à Stanford de la même expérience de cours sur l'intelligence artificielle. A l'automne, Harvard et le MIT lanceront leur plate-forme commune, "EdX", misant à elles deux 60 millions de dollars. Pour John Hennessy, le patron de Stanford cité par le New Yorker, c'est le "campus tsunami".
Libre et rayonnante, Daphne Koller mène sa barque à la vitesse d'une Ferrari. Elle raconte son histoire d'une voix pleine de sourires, respire l'intelligence. A la fin de l'entretien, elle nous regarde, amusée : "Au fait, on cherche des cours de facs étrangères. Vous ne voulez pas m'aider à récupérer du contenu français ?" Avis aux intéressés...
"Coursera, c'est ma façon de changer le monde. J'espère que je vais y parvenir. En fait, je veux surtout essayer..." Elle veut libérer l'enseignement, devenu trop cher, exclusif, ennuyeux et inopérant. Daphne Koller a du souffle. Il en faudra : l'éducation est au coeur de toutes nos mutations. Une chose est sûre : la Joan Baez de l'enseignement supérieur a soldé ses comptes avec l'école. En Californie, on appelle cela une "killer idea".
Liens Le Monde :
Retrouvez notre blog consacré à la conférence TED.
Daphne commence par devenir professeur. Avec son allure à la Joan Baez période 1968, elle enseigne à Stanford, anime un laboratoire de recherche sur le cancer, nourrit ses deux passions, le "machine learning" (l'"apprentissage autonome des machines") et la biologie. Elle veut résoudre les problèmes complexes à l'aide d'ordinateurs et de statistiques, et écrit plus de 180 articles scientifiques.
Devenue l'une des enseignantes les mieux notées de l'un des campus les plus réputés, l'ennui revient pourtant : "Passer ma vie à aller dans la même salle de classe, faire la même leçon, raconter les mêmes blagues, au même moment..., ce n'est pas une bonne utilisation de mon temps ni de celui des élèves." Avec d'autres, elle réfléchit à un moyen de rendre le travail en classe plus attractif. Morne plaine.
TEMPS PASSIF ET TEMPS ACTIF
Lors d'une conférence au Google Education Summit, cette petite brune à l'énergie adolescente assiste à une présentation de YouTube sur l'éducation. Elle bouscule ses voisins, sort en trombe. Elle tient son idée : jusqu'alors, l'élève écoute la leçon en classe (temps passif) et réalise des recherches, des devoirs à l'extérieur (temps actif). Mais si la leçon est disponible en vidéo, l'élève peut la visionner avant le cours et utiliser la classe pour la partie active (brainstorming, questions, cas).
C'est le concept de "flip education", le renversement des tempos et la revalorisation du professeur. Elle n'est pas la première à y penser, elle propose une expérimentation. Le corps professoral dégaine une salve d'a priori : que deviendra l'expérience du face-à-face ? Ne transforme-t-on pas ainsi l'enseignement en marchandise ? Ne va-t-on pas marginaliser un peu plus les Humanités ?
Au même moment, à l'automne 2011, son collègue Andrew Ng met en ligne de façon gratuite un cursus entier (10 semaines) de Stanford sur l'intelligence artificielle. Un tour de force : 400 élèves dans l'amphithéâtre, 100 000 personnes en ligne. 14 000 élèves obtiennent le certificat officiel diplômant. Daphne et Andrew unissent leurs forces. "Les professeurs n'ont pas toujours envie de s'adapter, surtout qu'en général, ils sont bien notés. En revanche, si vous leur dites qu'avec le même cours, ils ne vont pas toucher 40, mais 100 000 personnes d'un coup, alors là, ils vous écoutent ! On reçoit des courriels d'étudiants qui, grâce à ces cours, ont pu trouver du travail partout dans le monde, alors qu'ils n'avaient pas accès à la fac. Vous changez la vie en permettant d'apprendre. Un professeur, au fond, c'est fait pour cela."
Stanford embraye, débloque 150 000 dollars. Daphne et Andrew bâtissent une première plate-forme. Une partie des professeurs jouent le jeu, adaptent ses cours, découvrent un outil qui les libère du pensum de la leçon magistrale. L'enseignant revient au coeur de la partie : "De nos jours, il ne s'agit plus d'avoir la bonne réponse. Ce qu'il faut, c'est réfléchir ensemble et partager."
Daphne repousse les murs un peu plus loin : "On a sorti le projet de Stanford, avec l'accord de la direction. Après tout, ce n'est pas la seule université à proposer des cursus exceptionnels." Princeton, Penn, Michigan, Caltech, Duke, John Hopkins et une dizaine d'autres suivent et signent. "On doit leur démontrer notre sincérité. Il ne s'agit pas de commercialiser leur cours ni de brader leur marque, mais bien d'éduquer les gens et d'offrir les meilleurs cursus universitaires au monde entier, gratuitement."
Forte de sa promesse, Daphne se transforme en femme d'affaires. D'un projet académique, l'initiative devient une start-up, baptisée "Coursera". Kleiner Perkins Caufield & Byers, l'un des fonds de capital-risque les plus puissants de la Silicon Valley, investit 16 millions de dollars. "On a amélioré l'interface et annoncé le lancement en avril dernier. Aujourd'hui, on a 787 000 étudiants dans 190 pays, 2 millions d'engagements, pour 111 cursus allant de la robotique à la poésie." Soit 14 millions de vidéos visionnées en... trois mois.
https://www.coursera.org/ |
MODÈLE FREEMIUM
Comment gérer cet afflux ? Les professeurs enregistrent leurs cours, listent devoirs et examens. Chaque vidéo est traduite en 6 à 10 langues sur la base du volontariat, par les étudiants. Des modules d'interaction (quiz, forums ou encore système d'évaluation par les pairs) engagent l'élève. Et la machine "apprend" : l'énorme moteur compulse informations et interactions, suggère des pistes d'amélioration en ligne ou non. Le modèle économique ? Le sacro-saint "freemium" : des cursus en libre accès et gratuits mais des certificats diplômants payants (de 100 à 150 dollars). A terme, Coursera mettra en lien les étudiants et les entreprises, devenant une plate-forme de recrutement ultradétaillée.
L'enseignement supérieur n'a pas encore basculé dans le numérique. Il a une révolution à vivre. "Les universités savent que ce qu'elles proposent doit aller bien au-delà du contenu. Elles doivent développer la créativité de leurs étudiants, transmettre la passion pour les disciplines, apprendre à raisonner de façon systémique. C'est ça l'enjeu ! Et le MOOC (Massive online open classroom) permet tout cela. Il force à repenser les cours, le temps en classe, la valeur. Pour les universités, c'est un signal fort qu'elles ont autre chose à proposer que du contenu."
A l'heure du MOOC, Coursera n'est pas seule : Udacity.com est née à Stanford de la même expérience de cours sur l'intelligence artificielle. A l'automne, Harvard et le MIT lanceront leur plate-forme commune, "EdX", misant à elles deux 60 millions de dollars. Pour John Hennessy, le patron de Stanford cité par le New Yorker, c'est le "campus tsunami".
Libre et rayonnante, Daphne Koller mène sa barque à la vitesse d'une Ferrari. Elle raconte son histoire d'une voix pleine de sourires, respire l'intelligence. A la fin de l'entretien, elle nous regarde, amusée : "Au fait, on cherche des cours de facs étrangères. Vous ne voulez pas m'aider à récupérer du contenu français ?" Avis aux intéressés...
"Coursera, c'est ma façon de changer le monde. J'espère que je vais y parvenir. En fait, je veux surtout essayer..." Elle veut libérer l'enseignement, devenu trop cher, exclusif, ennuyeux et inopérant. Daphne Koller a du souffle. Il en faudra : l'éducation est au coeur de toutes nos mutations. Une chose est sûre : la Joan Baez de l'enseignement supérieur a soldé ses comptes avec l'école. En Californie, on appelle cela une "killer idea".
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
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Flore Vasseur
Éducation
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