11 avril 2012

B-A, BA et apprentissage de la langue

Catmano, alias Catherine Huby, écrit le texte suivant le 28 octobre 2007 sur le blog Bonnet d'âne de Jean-Paul Brighelli :

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« Parce que c'est ainsi que la langue et l'esprit se structurent, et les neuro-sciences aujourd'hui confirment les intuitions des linguistes d'hier : le b-a-ba seul abolit Babel, parce que savoir sa langue, c'est, potentiellement en connaître tant d'autres ! » (J.-P. Brighelli)

Le premier reproche que l'on adresse aux méthodes de ce type, c'est justement de ne proposer aux élèves de CP qu'un vocabulaire indigent dans des phrases stupides. 
   Il est vrai que « un rat a vu un chat : il file » (Borel-Maisonny, page 41, cf. image supra) n'est pas un monument de la littérature classique, ni même contemporaine, et qu'on peut se demander quel intérêt cela peut avoir pour un enfant de six ans de quelque milieu qu'il soit.
   Et pourtant, je fais lire cette phrase chaque année, depuis treize ans maintenant, et l'exploitation littéraire que nous en faisons met en place tout un cheminement qui sera exploité toute l'année et même l'année suivante. Je suppose que ma collègue puis les professeurs de collège et de lycée continueront dans le même sens.
   Lorsque l'élève finit de déchiffrer les quatre lignes du manuel, je demande, l'air étonné : « Ah bon, et pourquoi fait-il ça ? ». Les bonnes années, tous les doigts se lèvent et je dois, une fois de plus, combattre les cris d'oisillons de ceux qui ont de la peine à retenir leur réponse.
   Les mauvaises années, lorsque j'accueille les petits « déjà démolis », « bébés lunes » et autres « poupouce-canapé », je suis obligée de reformuler : « Le rat, pourquoi file-t-il ? » en insistant même parfois sur un enfant à qui je dois faire relire la phrase et expliquer qui est ce « il » qui file. Et là, son regard s'éveille, il sourit largement (en CP, on rigole beaucoup, contrairement à ce que croient les esprits chagrins) : « Ah oui, il a peur que le chat le mange alors il se sauve. » Parfois j'ai droit à « il se tire » ou « il se casse », on apprend à parler par imprégnation, n'est-ce pas ? Alors j'en remets un petite couche : « Oui, il file, il se sauve, il fuit, il s'enfuit. »
   Et nous continuons la lecture, « Il a ramassé la vis. », et pourquoi donc ? Il l'avait fait tomber, il l'a trouvée sur la route, il l'a trouvé par terre dans le couloir, il en avait besoin, elle aurait pu faire crever une voiture, un vélo, une moto, un camion, un car, se planter dans une chaussure, un pied, la patte du chien, du chat (« Au secours, arrêtez-les ! », pense la maîtresse qui voit les aiguilles tourner et se rappelle que l'année prochaine, elle devra les laisser parler encore un peu moins si elle veut arriver à boucler sa semaine avec deux heures de moins).
   « Marie a lâché sa rame. », et alors ? Elle ne peut plus ramer, elle sera obligée d'appeler du secours ou de rentrer à la nage, sa barque va dériver...
   Petit à petit, les petites phrases stupides du manuel de lecture apprennent à l'enfant à comprendre ce qu'il lit, à poser des questions sur le sens d'un mot. Le manuel a ainsi apporté pendant les deux mois qui viennent de s'écouler les mots jars, navire, mule, lilas, tapote, ôte, roc, cor, cosse, tarde qu'aucun de mes huit élèves de CP ne connaissait.
   Lorsque nous arrivons au début du troisième trimestre, nous abandonnons ce premier tome et les élèves accèdent alors à la lecture que nos instituteurs appelaient courante.
   Les contes et les récits se succèdent au rythme d'un conte entier, ou d'un épisode sur deux ou trois, par jour. Et les élèves apprennent à approfondir leur lecture, à se remémorer les épisodes précédents, à formuler des hypothèses pour la suite, à découvrir les types de personnages et leurs caractéristiques ; bien sûr ça reste succinct, une fois sortis du renard, du tigre ou du chacal rusés, du lion et de l'aigle forts et généreux, du loup ou du chameau stupides ou du chien servile, il n'y aura pas grand-chose. Mais on aura quand même déjà découvert le Roman de Renart, les Contes des Mille et Une Nuits, les Fables de La Fontaine – si vous en connaissez d'autres que Le Corbeau et le Renard, La Cigale et la Fourmi, La Grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le Bœuf, exploitables en CP- CE1, faites-moi signe, je sèche un peu.
    Au CE1, cette année, je continue le même type de travail. J'ai abandonné les cinq œuvres de la littérature de jeunesse exploitées chacune d'entre elles pendant une période de l'année scolaire sur toutes les coutures.
   Finies les pages du manuel aux exercices tirés par les cheveux pour se trouver reliés au thème du moment, les transformations de phrases selon un modèle pris dans le texte, sous prétexte d'ORL, auxquelles personne, même les meilleurs élèves, ne comprenait rien, l'écriture de BD, d'affiches, de recettes, d'épisodes du conte truffés de fautes d'orthographe, parce que ce n'est pas en un quelques mois de lecture que l'on peut acquérir l'orthographe du français, même si la maîtresse travaille assidûment la grammaire, la conjugaison et l'écriture des mots courants.
   A la place de tout cela, un texte d'une page et demie à deux pages, écrit petit en plus, en lecture à haute voix (on dit « lecture oralisée », sur mon forum d'instits), sans préparation préalable, (contrairement à ce qui est proposé par les instructions officielles pour les élèves jusqu'au CM2), afin que tous les petits « faibles » lecteurs puissent dire le texte qu'ils ne savent pas déchiffrer, et le même travail d'explication, de compréhension après chaque paragraphe, tous les jours.
   Depuis le début de l'année, ils ont déjà lu treize contes complets et presque autant de pages de littérature que ce qu'ont lu leurs camarades de l'an dernier en une année scolaire (cinq chapitres de deux pages de cinq romans pour enfants).
   Les textes sont indifféremment au présent ou au passé. Ils lisent maintenant sans difficulté des verbes au passé simple qui posent encore des problèmes à leurs camarades de CE2 ou de CM1 pour lesquels je n'avais pas encore « viré ma cuti » et qui n'avaient accès à ce temps de conjugaison que par les lectures magistrales - on dit «lecture offerte», sur mon forum d'instits, je me suis fait drôlement secouer lorsque j'ai parlé de lecture « magistrale » !
   Je continue bien sûr quand même ces lectures magistrales, le soir, avant la sortie. Le temps scolaire doit rester utile et comme, de toute façon, après cinq heures trente de classe menée tambour battant, les pouces des plus jeunes retrouvent leur route vers la bouche et que même les plus âgés commencent à ne plus savoir ce que nous avons fait dans la journée, il serait complètement improductif d'essayer de mener un quelconque exercice de soutien, même avec les meilleurs.
   Pour l'instant, les livres sont simples et le Père Castor me rend bien des services : les petites GS n'ont eu accès en maternelle qu'aux cinq albums surexploités, jusqu'à écœurement, par l'une des deux collègues (pour T. Venot : cette collègue était à cette fameuse animation et a au moins entendu cela : «Lorsqu'on lit un album à des petits, on ne change pas de page tant que tout le vocabulaire n'a pas été compris et réemployé par tous les élèves de la classe.»), et aux lectures on ne peut plus cursives de l'autre qui faisait défiler page après page, pendant un quart d'heure, sans explications ni commentaires, l'album entier qui ne ressortirait plus jamais de la bibliothèque.
   Plus tard dans l'année scolaire, je leur lirai des Contes de Perrault ou des frères Grimm, Pinocchio ou les Contes du Chat Perché ou toute autre œuvre qui me reviendra en mémoire (vous pouvez m'aider, si vous voulez) et j'estime que j'aurai joué mon rôle de transmetteur.
   Pour les langues étrangères, j'ai opté pour l'imagier. Pour l'instant, ils apprennent des noms, comme lorsqu'ils étaient tout petits et qu'ils ont commencé à parler le français.
   Je laisse la suite du programme à ma collègue de cycle 3 qui aimerait bien bénéficier de quelques heures de plus pour caser tout le français, toutes les mathématiques, toute l'histoire, toute la géographie, toutes les sciences, tout le sport, toute la musique, tous les arts visuels et tout l'anglais qu'ils ont le désir de savoir et l'énergie pour le faire.

FIN

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Le constructivisme et la main à la pâte sont les deux mamelles de l'échec scolaire en science, telle est la thèse défendue par Catherine Huby dans ce texte polémiquement jouissif.

Pauvre Shéhérazade ! A propos de l'article "L’écrit douloureux de Shéhérazade, candidate à l’enseignement"  (blog Interro écrite) qui montre les difficultés de maîtrise de la langue française d'une étudiante préparant les concours de professeur des écoles, Catherine Huby propose un commentaire passionnant. 

Lecture en grande section : présentation du manuel de Thierry Venot, De l'écoute des sons à la lecture (GS).

L'école maternelle : une proposition de programme d'enseignement ambitieux pour l'école maternelle.


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Borel-Maisonny sur le blog 


Littérature au primaire :
Certains ouvrages, contes, histoires mentionnés dans l'article supra peuvent être consultés sur :

 
des extraits d'oeuvres classiques de la Littérature
adaptés aux différents niveaux de l'école élémentaire.

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