L’enseignement de la lecture dans les salles d’asile a
été autrefois très contesté. On a craint qu’il n’existât des inconvénients à ce
que d’aussi jeunes enfants fussent assujettis à une étude abstraite, rendue
plus difficile par de nombreuses irrégularités; et la sollicitude des
autorités, prévenant l’abus dangereux d’un pareil enseignement, a tranché la
question comme un nœud gordien : dans quelques salles d’asile on a proscrit l’enseignement
lui-même.
Alors, sans aucun doute, on fit bien, et c’était agir
paternellement. L’enseignement de la lecture n’avait pas encore été approprié à
l’enfance. Au milieu d’un ensemble d’éducation nouvelle, facile et riante, que l’intelligence
maternelle venait de concevoir pour les petits enfants, la lecture demeurait
froide, triste; il valait mieux cent fois l’écarter que d’introduire avec elle
la fatigue et l’ennui dans des établissements qui doivent tout changer en
bonheur.
Marie Pape-Carpantier (interprétée par Marilou Berry)
L’Enseignement
pratique dans les salles d’asile, p. 113-117.
source de la photo : http://lkmagazine.jimdo.com/ |
Et cependant on sentait alors, comme aujourd’hui, que la lecture étant une des principales sources de nos connaissances, elle doit logiquement marcher de front avec nos premières études.
Cette opposition d’intérêts entre le besoin de gaieté
des enfants, qui fait redouter pour eux une tension d’esprit pénible; et leur
besoin de s’instruire, qui réclame les études nécessaires; cette opposition ne peut se concilier que par un mode
d’enseignement qui produise les résultats en épargnant les fatigues.
Marie-Pape Carpantier popularisa la méthode phonomimique de M. Grosselin visant un geste, un mime à associer à chaque son (= son voyelle) ou à chaque articulation (= son consonne). Source de la photo : lefigaro.fr |
Pour cela, il faut dégager la lecture de toutes ses
irrégularités, de ses exceptions, de ses fantaisies, et ne l’enseigner aux
petits enfants que par les syllabes et
les mots dont les lettres conservent leur valeur alphabétique, ou régulière.
Ainsi, on écartera les mots, dans lesquels l’u prend le son d’un o, comme dans album.
On ne connaîtra l’y
que dans les mots où il a la valeur d’un i,
lyre, martyre : et l’on évitera les mots où il représente deux i, comme noyer, étayer.
Le son en ne sera présenté que dans les syllabes où il
se prononce an : mentir, menton, et on l’évitera
dans les cas exceptionnels où il se prononce in : mentor, examen.
Le c et le g ne seront d’abord enseignés que dans
les syllabes où ils gardent l’articulation dure : cave, cône,
cuve, gazon, rigole,
aigu; ils seront ajournés
devant l’e et l’i qui les adoucissent : ceci,
large, agile, ainsi que le ç
qui équivaut à s.
Le s entre
deux voyelles sera également éloigné, parce que dans ce cas il prend la valeur
du z.
Même exclusion pour les syllabes où le t se prononce s, comme initié, action.
Le x ne sera
connu que dans les mots où il garde l’articulation cs qui lui est le plus ordinaire : axe, extrême.
On évitera encore les syllabes qui renferment des
lettres muettes ou dormantes, amenées par l’étymologie, le nombre ou le temps
du verbe, mais insensibles dans la prononciation : pain, carotte,
ils marchaient.
Enfin, on enseignera la lecture en ce qu’elle a de
conforme aux règles élémentaires, et on laissera pour un âge plus avancé les
difficultés accidentelles qui, si elles viennent en même temps que ces règles,
en troublent nécessairement l’application.[1]
La lecture ainsi réduite à sa plus facile expression
devient aisée à comprendre; elle intéresse les enfants comme un jeu, et, sans
les fatiguer, leur fait accomplir un progrès important pour l’avenir.
Rien de plus simple en effet que la lecture ramenée
ainsi à ses premiers éléments. Deux parties seulement la constituent, le son et l’articulation. Distinguer ces deux classes de signes et connaître
leur action réciproque, c’est savoir lire.
Le son écrit
représente le son naturel produit par le jeu de l’air dans le larynx, et poussé
au dehors par une émission simple, sans plus d’art ni d’étude qu’il n’en faut
au petit enfant pour pousser des cris, c’est-à-dire des sons, dès son entrée au
monde.
Les lettres de la langue française expriment douze
sons simples, figurés de différentes manières et dont quelques-uns se modifient
tantôt par un accent, tantôt par le seul usage. Ces douze sons simples, les
voici :
Tous les autres sons composés, appelés diphthongues,
ne sont que le produit de ces douze sons simples diversement combinés.
L’articulation est l’ouvrage de la langue et des
lèvres, agissant de diverses façons sur les dents et sur le palais. Les
articulations simples sont représentées par les dix-huit signes que voici, avec
leurs variantes dans quelques cas.
Grâce à ces dix-huit articulations, qui, comme les
sons simples, ont été combinées entre elles et ont formé des articulations
composées, on est parvenu à diversifier les émissions de la voix ou du son au point de former tous les mots de
notre dictionnaire. Aussi l’articulation est-elle la partie difficile de la
lecture et de la prononciation. Proférer un son est une faculté naturelle à l’enfant
comme à l’animal; modifier le son par une articulation, c’est déjà de la
science acquise, et ceci n’appartient qu’à l’espèce humaine.
En résumé, tout le mécanisme de la lecture reposant
sur des sons et des articulations, il faudra faire de ces
deux éléments une étude méthodique, et insister pour en faire bien comprendre
la différence et l’usage.
Les autres conseils que j’aurais à vous donner ne porteraient
que sur la manière de diriger les leçons, et sur le ton, l’ensemble de votre
personne quand vous les donnez vous-mêmes. À l’enseignement de la lecture plus
qu’à tous les autres il importe que l’attention soit captivée ; et vous devez
faire d’autant plus de frais pour la fixer, que les commencements de la lecture
offrent moins d’attrait par eux-mêmes.
Paraissez, avant tout, prendre plaisir à donner la
leçon, pour que vos élèves aient du plaisir à la recevoir. Si vous vous
ennuyiez, ils s’ennuieraient. Les enfants sont un miroir fidèle où viennent se
refléter les moindres sensations de la personne qui agit sur eux.
Tenez donc éveillés votre zèle et votre intérêt pour
tenir éveillés ceux des autres; appelez à votre aide l’entraînement de l’imitation.
Excitez-le chez l’enfant, mais par le désir de bien faire avec tous ses
condisciples, non par l’orgueilleuse émulation qui dit à chacun : Isole-toi d’eux
et sois le premier. Surtout gardez-vous de vous impatienter ou de punir lorsqu’un
enfant n’apprendra pas assez vite : c’est probablement que son heure n’est pas
encore venue; et le dégoût, que ne manquerait pas de faire naître votre sévère
façon d’agir, la retarderait infailliblement. Rendez l’étude aimable, au
contraire, et tâchez de faire pressentir la douceur de ses fruits : quand deux
syllabes seront connues séparément[2],
comme jo et li, pi et pe, mi
et di, faites-les assembler. Le
résultat : joli, pipe, midi, égaiera vos
élèves, leur fera découvrir le but et l’agrément de la lecture, quand on sait lire; et la curiosité et
votre bonne humeur les engageront à l’apprendre.
Au reste, comme l’enseignement de la lecture réclame
des élèves plus de mémoire que de calcul, les résultats en sont presque
toujours certains, d’autant plus que c’est la chose dont les instituteurs
manquent le moins de s’occuper; c’est pourquoi il me semble inutile de vous y
arrêter davantage.
[2] Voir, planche 3, le dessin du meuble adopté au cours
pratique des salles d’asile, et contenant tout le matériel de l’enseignement
dans ces institutions.
Reproduit ici :
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