Introduction
Pourquoi
enseigner l'oral en maternelle? Le titre volontariste de ce livre peut surprendre.
En effet, il choisit de se démarquer nettement de la «pédagogie
des situations» très souvent défendue dans les institutions de formation.
Selon cette conception, il suffirait de promouvoir des situations «authentiques
et variées» pour que le langage des enfants se construise dans les meilleures
conditions. En fait, on découvre à l'usage que la situation constitue la
condition nécessaire mais non suffisante à l'émergence chez l'enfant des formes
efficaces. L'enfant peut très bien gérer au rabais la situation qu'on lui
propose. Dans ce cas, le plus souvent, il ne réussit pas à se faire écouter de
ses camarades. Certes, si les élèves dont on est responsable en classe sont
bien armés par leur milieu familial, on peut prendre un grand plaisir à jouer
la seule pédagogie des situations. Les enfants ayant bénéficié de milliers et
de milliers d'interactions positives en milieu familial, il est toujours
possible de faire fonctionner positivement en milieu scolaire ce qui a été
appris en dehors de l'école.
Mais, pour des élèves dans l'ensemble moins
avancés, en Zep ou en Rep par exemple, une telle pédagogie montre vite ses
limites. C'est pourquoi, à côté des situations authentiques dont la variété
peut favoriser la souplesse des acquis de l'enfant mais dont l'efficacité est
le plus souvent éphémère, ce livre va plutôt insister sur la qualité des
interactions adulte/enfant s'organisant par exemple autour de photos des
enfants en action, qui rendent possibles de multiples réitérations, ou encore
autour d'albums illustrés présentés par l'adulte, dans un registre qui relève
clairement de l'oral, et qu'il entraîne les enfants à raconter à leur tour, de
façon de plus en plus riche et autonome. Seules les interactions que
déclenchent de tels supports, les réitérations qu'ils permettent naturellement,
l'imitation active de l'adulte qu'ils suscitent chez l'enfant, peuvent assurer
à tous des progrès substantiels et compenser l'absence des milliers d'interactions dont les
autres enfants ont pu bénéficier ailleurs.
Encore faut-il que les interactions adultes
se situent vraiment dans l'oral, sans se laisser contraindre par un académisme
qui tente d'imposer prématurément les carcans de l'écrit, avec le risque de
rigidifier et scléroser la construction du langage oral chez L'enfant.
La priorité de l'école maternelle
La conception qui vient d'être rapidement
évoquée et qui va être développée dans ce livre est tout à fait conforme aux programmes
de L'école maternelle[1]
qui font toujours «du langage oral l'axe
majeur de ses activités» et ne cessent de mettre en avant l'importance de
l'aide que l'adulte doit apporter à l'enfant qui construit son langage : «En
effet, au moment de leur première rentrée, le tout-petits ne savent souvent
produire que de très courtes suites de mots et ne disposent encore que d'un
lexique très limité. Lorsqu'ils quittent l'école maternelle, ils peuvent construire
des énoncés complexes et les articuler entre eux pour raconter une histoire,
décrire un objet, expliquer un phénomène; ils sont prêts à apprendre à lire. Ce
parcours doit certes beaucoup au développement psychologique extrêmement rapide
qui caractérise ces années, mais il doit plus encore à l'aide incessante des adultes ou des enfants plus âgés qui
entourent "l'apprenti-parleur".»
Cet extrait du texte officiel doit retenir l'attention
non seulement parce qu'il insiste sur le rôle de l'adulte dans cet étayage,
mais aussi parce qu'il choisit de mettre l'accent sur la construction
progressive de la syntaxe. C'est une autre caractéristique du présent ouvrage
que d'insister sur l'importance de la syntaxe («des énoncés complexes et
articulés entre eux»), ce qui pourra surprendre tous ceux pour qui les
difficultés langagières que connaissent les enfants relèvent essentiellement de
La pauvreté de leur vocabulaire ou de problèmes articulatoires. C'est la syntaxe qui doit être la priorité
du pédagogue du langage, à la fois parce qu'elle joue à une fréquence
considérable et parce qu'elle est souvent difficile à conquérir: mise en place
de pronoms comme le «je» et le «tu», qui nécessite de multiples réglages et
décentrations, conquête des phrases complexes qui exige aussi des opérations mentales difficiles... Aider l'enfant à
différencier ses pronoms, l'encourager à la construction de son système des
temps et à la complexification de ses phrases est absolument prioritaire.
Sur cette base, l'enrichissement du
vocabulaire de l'enfant devient possible, et ce livre en propose la
diversification progressive: 750 mots dès 3 ans, 1 750 à 4 ans, 2 500 pour les
5 ans.
À partir des mots ainsi acquis, en
s'appuyant notamment sur les imagiers constitués progressivement, l'ouvrage vise
aussi à mettre en place l'articulation de l'enfant.
Voici donc ce qui assure la cohérence de ce
livre: priorité à la syntaxe, qui rend possible l'enrichissement du vocabulaire
dont la comparaison des mots permet d'aider l'enfant à perfectionner son
articulation. Dans ces trois domaines, on n'hésite pas ici à proposer des programmations, ce qui peut bien sûr
dérouter les tenants de la seule «pédagogie des situations» qui, généralement,
ne s'aventurent à programmer... que les situations!
Des propositions expérimentées sur le terrain
Oser programmer la construction de la
syntaxe tout au long de la maternelle pourra sembler à certains l'œuvre d'un
apprenti-sorcier ! En amont cependant, on a scruté, dépouillé, évalué dans le
détail des heures d'enregistrements réalisés dans de vraies classes, avec de
vrais enfants de zones socialement contrastées, animés par de réels pédagogues
de maternelle. Ainsi, les résultats avancés, qui en justifient les
programmations syntaxiques (voir La troisième partie) proviennent notamment de
deux enquêtes massives menées sous la direction de l'auteur, l'une à
Saint-Ouen-l'Aumône, dans Le Val-d'Oise, dans deux groupes scolaires de taille
importante et de milieux contrastés: en Zep/non Zep (plus de cent cinquante
pages d'enregistrement traitées), l'autre au sud de Rouen, qui a mobilisé cent
cinquante enseignantes de maternelle (plus de trois cents pages
d'enregistrement)[2].
De
même, les techniques pédagogiques proposées dans ce livre (albums échos, albums
en syntaxe adaptée, imagiers, outils d'évaluation...) ont été peu à peu perfectionnées,
ajustées aux âges divers, aussi bien dans des milieux plutôt favorisés, à
Pacy-sur-Eure (Eure) par exemple, qu'au sein d'équipes confrontées à une réelle
difficulté scolaire, en Zep ou en Rep, notamment à Pontoise (Val-d'Oise) et à
Creil (Oise). Ceci justifie amplement les conseils d'élaboration et de mise en œuvre
de ces techniques qu'on trouvera tout au long du livre. D'une façon plus générale,
si on se permet de présenter ici l'ensemble de ces conceptions de la pédagogie
du langage oral et de ces techniques, c'est qu'elles ont fait leurs preuves, y
compris sur des terrains difficiles où des conceptions moins volontaristes ne
parvenaient pas à grand chose malgré le dévouement des pédagogues, ce
qu'illustrent ces quelques lignes de l'animatrice d'une Zep mobilisée par cette
recherche: «Au départ, le diagnostic de nos collègues de l'école élémentaire,
lors des conseils de cycle, était toujours identique: bagage linguistique
insuffisant pour aborder l'écrit et les autres domaines d'apprentissage dans de
bonnes conditions. Décourageant!... À travers les grilles d'évaluation
élaborées lors de nos travaux, nous avons pu noter une évolution certaine des
acquis de nos élèves. Après trois années de travail correspondant au passage
d'une cohorte d'élèves en école maternelle, nous avons même eu le bonheur
professionnel d'entendre nos collègues de l'école élémentaire se réjouir du
niveau des élèves en langue orale.»
Ce livre s'ancre radicalement dans la pratique.
·
La
première partie («Le problème et les clés»), volontairement brève, pose le
problème central auquel est confrontée la pédagogie du langage en maternelle et
propose déjà quelques clés pour le résoudre. Cette partie introductive fournit succinctement
au lecteur les données dont il a besoin pour explorer efficacement la seconde
partie.
·
La
seconde partie (« Les pratiques et leur mise en œuvre»), beaucoup plus étoffée,
propose des outils: albums échos, albums en syntaxe adaptée... et développe une
pratique pour toute la maternelle en appliquant un éventail de vingt situations
à quinze thèmes d'abord faciles et très attractifs pour les plus jeunes
enfants, puis de plus en plus difficiles et exigeants.
Le lecteur est ensuite
invité à une distanciation progressive.
·
La
troisième partie récapitule «Les conditions de la réussite», puis propose une
synthèse par domaine: syntaxe, vocabulaire et articulation (y compris dans ses
aspects pratiques). Ces synthèses donnent accès à un outil d'évaluation à la
fois très opérationnel et facile à utiliser.
·
La
quatrième partie («Pour aller plus loin») invite à une seconde distanciation,
en comparant les conceptions les plus diverses de la pédagogie du langage.
[1] Programmes
d'enseignement de l'école primaire, BO hors-série
n° 1, 14 février 2002, ministère de ['Éducation nationale.
[2] Les enquêtes évoquées dans cette introduction pour
justifier les programmations syntaxiques de ce livre seront mieux présentées au
début de la troisième partie. Pour plus de détails encore, voir Boisseau, 1996,
ch. 2 et 9, ou Boisseau, 2000, ch. 2 et 5. Les programmations de vocabulaire
seront justifiées dans la troisième partie du présent livre.
Du même auteur, au CRDP de Haute-Normandie :
Philippe Boisseau, Introduction à la pédagogie du langage tome 1, 1996
|
Philippe Boisseau, Introduction à la pédagogie du langage tome 2, 1997
|
Philippe Boisseau, Introduction à la pédagogie du langage, version abrégée, 2000
Philippe Boisseau, Pédagogie du langage pour les 3 ans, 2002
|
Philippe Boisseau, Pédagogie du langage pour les 4 ans, 2004
|
Philippe Boisseau, Pédagogie du langage pour les 5 ans, à paraître
|
TABLE DES MATIERES
Philippe Boisseau, Enseigner la langue orale à l'école maternelle, Retz-CRDP Acad. Versailles, 2005
Introduction
Le problème et les clés
La
construction du langage de l'enfant en maternelle
Des
écarts considérables
Travailler
en groupes de langage
L'importance
de la qualité des interactions
Les
retards dans l'acquisition du langage
Les pratiques et leur mise en œuvre
Albums
échos
Vingt
situations sur le thème de la classe
Les
thèmes les plus populaires dès 3 ans
D'autres
thèmes à partir de 4 ans
D'autres
thèmes encore à partir de 5 ans
Des
albums pour apprendre à parler
Les conditions de la réussite
Encourager
la construction de La syntaxe
Élaboration
progressive du vocabulaire
Accélérer
l'acquisition de l'articulation
Comment évaluer les progrès de façon continue et
différenciée
Pour aller plus loin?
Apprendre à parler : quelles conceptions théoriques de
référence ?
Pour
une pédagogie volontariste du langage
Le
langage est-il vraiment considéré comme une priorité ?
Bibliographies
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