22 octobre 2011

Boisseau - Langue orale à l'école maternelle : Introduction

Introduction


   Pourquoi enseigner l'oral en maternelle? Le titre volontariste de ce livre peut surprendre. En effet, il choisit de se démarquer nettement de la «pédagogie des situations» très souvent défendue dans les institutions de formation. Selon cette conception, il suffirait de promouvoir des situations «authentiques et variées» pour que le langage des enfants se construise dans les meilleures conditions. En fait, on découvre à l'usage que la situation constitue la condition nécessaire mais non suffisante à l'émergence chez l'enfant des formes efficaces. L'enfant peut très bien gérer au rabais la situation qu'on lui propose. Dans ce cas, le plus souvent, il ne réussit pas à se faire écouter de ses camarades. Certes, si les élèves dont on est responsable en classe sont bien armés par leur milieu familial, on peut prendre un grand plaisir à jouer la seule pédagogie des situations. Les enfants ayant bénéficié de milliers et de milliers d'interactions positives en milieu familial, il est toujours possible de faire fonctionner positivement en milieu scolaire ce qui a été appris en dehors de l'école.

   Mais, pour des élèves dans l'ensemble moins avancés, en Zep ou en Rep par exemple, une telle pédagogie montre vite ses limites. C'est pourquoi, à côté des situations authentiques dont la variété peut favoriser la souplesse des acquis de l'enfant mais dont l'efficacité est le plus souvent éphémère, ce livre va plutôt insister sur la qualité des interactions adulte/enfant s'organisant par exemple autour de photos des enfants en action, qui rendent possibles de multiples réitérations, ou encore autour d'albums illustrés présentés par l'adulte, dans un registre qui relève clairement de l'oral, et qu'il entraîne les enfants à raconter à leur tour, de façon de plus en plus riche et autonome. Seules les interactions que déclenchent de tels supports, les réitérations qu'ils permettent naturellement, l'imitation active de l'adulte qu'ils suscitent chez l'enfant, peuvent assurer à tous des progrès substantiels et compenser l'absence des milliers d'interactions dont les autres enfants ont pu bénéficier ailleurs.

   Encore faut-il que les interactions adultes se situent vraiment dans l'oral, sans se laisser contraindre par un académisme qui tente d'imposer prématurément les carcans de l'écrit, avec le risque de rigidifier et scléroser la construction du langage oral chez L'enfant.

La priorité de l'école maternelle

   La conception qui vient d'être rapidement évoquée et qui va être développée dans ce livre est tout à fait conforme aux programmes de L'école maternelle[1] qui font toujours «du langage oral l'axe majeur de ses activités» et ne cessent de mettre en avant l'importance de l'aide que l'adulte doit apporter à l'enfant qui construit son langage : «En effet, au moment de leur première rentrée, le tout-petits ne savent souvent produire que de très courtes suites de mots et ne disposent encore que d'un lexique très limité. Lorsqu'ils quittent l'école maternelle, ils peuvent construire des énoncés complexes et les articuler entre eux pour raconter une histoire, décrire un objet, expliquer un phénomène; ils sont prêts à apprendre à lire. Ce parcours doit certes beaucoup au développement psychologique extrêmement rapide qui caractérise ces années, mais il doit plus encore à l'aide incessante des adultes ou des enfants plus âgés qui entourent "l'apprenti-parleur".»

   Cet extrait du texte officiel doit retenir l'attention non seulement parce qu'il insiste sur le rôle de l'adulte dans cet étayage, mais aussi parce qu'il choisit de mettre l'accent sur la construction progressive de la syntaxe. C'est une autre caractéristique du présent ouvrage que d'insister sur l'importance de la syntaxe («des énoncés complexes et articulés entre eux»), ce qui pourra surprendre tous ceux pour qui les difficultés langagières que connaissent les enfants relèvent essentiellement de La pauvreté de leur vocabulaire ou de problèmes articulatoires. C'est la syntaxe qui doit être la priorité du pédagogue du langage, à la fois parce qu'elle joue à une fréquence considérable et parce qu'elle est souvent difficile à conquérir: mise en place de pronoms comme le «je» et le «tu», qui nécessite de multiples réglages et décentrations, conquête des phrases complexes qui exige aussi des opérations mentales difficiles... Aider l'enfant à différencier ses pronoms, l'encourager à la construction de son système des temps et à la complexification de ses phrases est absolument prioritaire.

   Sur cette base, l'enrichissement du vocabulaire de l'enfant devient possible, et ce livre en propose la diversification progressive: 750 mots dès 3 ans, 1 750 à 4 ans, 2 500 pour les 5 ans.

   À partir des mots ainsi acquis, en s'appuyant notamment sur les imagiers constitués progressivement, l'ouvrage vise aussi à mettre en place l'articulation de l'enfant.

   Voici donc ce qui assure la cohérence de ce livre: priorité à la syntaxe, qui rend possible l'enrichissement du vocabulaire dont la comparaison des mots permet d'aider l'enfant à perfectionner son articulation. Dans ces trois domaines, on n'hésite pas ici à proposer des programmations, ce qui peut bien sûr dérouter les tenants de la seule «pédagogie des situations» qui, généralement, ne s'aventurent à programmer... que les situations!



Des propositions expérimentées sur le terrain

   Oser programmer la construction de la syntaxe tout au long de la maternelle pourra sembler à certains l'œuvre d'un apprenti-sorcier ! En amont cependant, on a scruté, dépouillé, évalué dans le détail des heures d'enregistrements réalisés dans de vraies classes, avec de vrais enfants de zones socialement contrastées, animés par de réels pédagogues de maternelle. Ainsi, les résultats avancés, qui en justifient les programmations syntaxiques (voir La troisième partie) proviennent notamment de deux enquêtes massives menées sous la direction de l'auteur, l'une à Saint-Ouen-l'Aumône, dans Le Val-d'Oise, dans deux groupes scolaires de taille importante et de milieux contrastés: en Zep/non Zep (plus de cent cinquante pages d'enregistrement traitées), l'autre au sud de Rouen, qui a mobilisé cent cinquante enseignantes de maternelle (plus de trois cents pages d'enregistrement)[2].


   De même, les techniques pédagogiques proposées dans ce livre (albums échos, albums en syntaxe adaptée, imagiers, outils d'évaluation...) ont été peu à peu per­fectionnées, ajustées aux âges divers, aussi bien dans des milieux plutôt favorisés, à Pacy-sur-Eure (Eure) par exemple, qu'au sein d'équipes confrontées à une réelle difficulté scolaire, en Zep ou en Rep, notamment à Pontoise (Val-d'Oise) et à Creil (Oise). Ceci justifie amplement les conseils d'élaboration et de mise en œuvre de ces techniques qu'on trouvera tout au long du livre. D'une façon plus générale, si on se permet de présenter ici l'ensemble de ces conceptions de la pédagogie du lan­gage oral et de ces techniques, c'est qu'elles ont fait leurs preuves, y compris sur des terrains difficiles où des conceptions moins volontaristes ne parvenaient pas à grand chose malgré le dévouement des pédagogues, ce qu'illustrent ces quelques lignes de l'animatrice d'une Zep mobilisée par cette recherche: «Au départ, le diagnostic de nos collègues de l'école élémentaire, lors des conseils de cycle, était toujours identique: bagage linguistique insuffisant pour aborder l'écrit et les autres domaines d'apprentissage dans de bonnes conditions. Décourageant!... À travers les grilles d'évaluation élaborées lors de nos travaux, nous avons pu noter une évolution certaine des acquis de nos élèves. Après trois années de travail correspondant au passage d'une cohorte d'élèves en école maternelle, nous avons même eu le bonheur professionnel d'entendre nos collègues de l'école élémentaire se réjouir du niveau des élèves en langue orale.»



Ce livre s'ancre radicalement dans la pratique.

·    La première partie («Le problème et les clés»), volontairement brève, pose le problème central auquel est confrontée la pédagogie du langage en maternelle et propose déjà quelques clés pour le résoudre. Cette partie introductive fournit succinctement au lecteur les données dont il a besoin pour explorer efficacement la seconde partie.

·    La seconde partie (« Les pratiques et leur mise en œuvre»), beaucoup plus étoffée, propose des outils: albums échos, albums en syntaxe adaptée... et développe une pratique pour toute la maternelle en appliquant un éventail de vingt situations à quinze thèmes d'abord faciles et très attractifs pour les plus jeunes enfants, puis de plus en plus difficiles et exigeants.
Le lecteur est ensuite invité à une distanciation progressive.

·    La troisième partie récapitule «Les conditions de la réussite», puis propose une synthèse par domaine: syntaxe, vocabulaire et articulation (y compris dans ses aspects pratiques). Ces synthèses donnent accès à un outil d'évaluation à la fois très opérationnel et facile à utiliser.

·    La quatrième partie («Pour aller plus loin») invite à une seconde distanciation, en comparant les conceptions les plus diverses de la pédagogie du langage.


[1] Programmes d'enseignement de l'école primaire, BO hors-série n° 1, 14 février 2002, ministère de ['Éducation nationale.

[2] Les enquêtes évoquées dans cette introduction pour justifier les programmations syntaxiques de ce livre seront mieux présentées au début de la troisième partie. Pour plus de détails encore, voir Boisseau, 1996, ch. 2 et 9, ou Boisseau, 2000, ch. 2 et 5. Les pro­grammations de vocabulaire seront justifiées dans la troisième partie du présent livre.

Du même auteur, au CRDP de Haute-Normandie :
Philippe Boisseau, Introduction à la pédagogie du langage tome 1, 1996
Philippe Boisseau, Introduction à la pédagogie du langage tome 2, 1997

Philippe Boisseau, Introduction à la pédagogie du langage, version abrégée, 2000 
Philippe Boisseau, Pédagogie du langage pour les 3 ans, 2002
Philippe Boisseau, Pédagogie du langage pour les 4 ans, 2004

Philippe Boisseau, Pédagogie du langage pour les 5 ans, à paraître




TABLE DES MATIERES 
Philippe Boisseau, Enseigner la langue orale à l'école maternelle, Retz-CRDP Acad. Versailles, 2005

Introduction

Le problème et les clés
La construction du langage de l'enfant en maternelle
Des écarts considérables
Travailler en groupes de langage
L'importance de la qualité des interactions
Les retards dans l'acquisition du langage

Les pratiques et leur mise en œuvre
Albums échos
Vingt situations sur le thème de la classe
Les thèmes les plus populaires dès 3 ans
D'autres thèmes à partir de 4 ans
D'autres thèmes encore à partir de 5 ans
Des albums pour apprendre à parler

Les conditions de la réussite
Encourager la construction de La syntaxe
Élaboration progressive du vocabulaire
Accélérer l'acquisition de l'articulation
Comment évaluer les progrès de façon continue et différenciée

Pour aller plus loin?
Apprendre à parler : quelles conceptions théoriques de référence ?
Pour une pédagogie volontariste du langage
Le langage est-il vraiment considéré comme une priorité ?
Bibliographies

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Aidez-moi à améliorer l'article par vos remarques, critiques, suggestions... Merci beaucoup.

Follow on Bloglovin
 

Archives (2011 à 2014)

Vous aimerez peut-être :

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...