22 novembre 2011

La numération décimale de 1 à 100



INITIATION MATHEMATIQUE 

par Charles-Ange Laisant

(§ 1 à 4)


 

1. – Les bâtons


L’une des premières facultés qu’on doive développer chez l’enfant, dès l’âge où son activité cérébrale s’éveille, c’est celle du dessin. Presque toujours, il en a le goût instinctif, et il faut l’y encourager, bien avant d’entreprendre de lui enseigner l’écriture ou la lecture.

Dans ce but, on devra lui mettre entre les mains, pour commencer, une ardoise ou une feuille de papier quadrillé, placer entre ses petits doigts un crayon d’abord, une plume lorsqu’il sera devenu plus habile, et lui faire tracer simplement des bâtons au début ; non pas les bâtons inclinés classiques, préparatoires à l’écriture penchée, mais de petites lignes suivant les directions du tracé du quadrillage, et bien régulièrement espacées.

Ces lignes étant dirigées de haut en bas d’abord, puis au bout de quelque temps de gauche à droite, l’élève formera ainsi des bâtons verticaux (fig. 1) et des bâtons horizontaux (fig. 2).

Fig. 1. – Bâtons verticaux.


Fig. 2. – Bâtons horizontaux.

Graduellement, on lui apprendra à tracer des bâtons plus on moins longs, à en intercaler entre les lignes du quadrillage, à en mener de nouveaux qui soient obliques, dans toutes les directions possibles. Puis on lui fera former des figures composées d’assemblages de bâtons plus ou moins longs. Nous en dirons quelques mots plus loin.

Plus tard, soit avec les instruments (règle, équerre, compas), soit à main levée, on lui fera dessiner des figures où entrent des lignes courbes. Ces exercices, qui développent l’habileté de la main et la justesse de l’œil, ne devront jamais être abandonnés tant que durera la période éducative. Nous n’en parlons ici que dans la mesure indispensable pour ce qui va suivre : mais à ce point de vue même, il faut insister sur ce fait qu’ils doivent être indiqués, jamais imposés. S’ils cessent de constituer un jeu, le but sera manqué. Laissez l’enfant gribouiller sur son ardoise, gâcher quelques feuilles de papier ; guidez-le de vos conseils, il ne manquera jamais de vous en demander; mais quand il en aura assez, laissez-le faire autre chose. C’est une condition rigoureusement nécessaire pour développer chez lui l’esprit d’initiative, pour entretenir sa curiosité naturelle, pour éviter la fatigue et l’ennui.

Il y aurait un livre entier à faire sur ce premier enseignement du dessin, dont j’ai dû dire quelques mots ; d’autres sur l’écriture, sur la lecture, qui ne doivent venir qu’ensuite, et qui sont en dehors de mon sujet. Mais tous ces enseignements, s’appliquant à l’enfance, doivent invariablement s’inspirer du même principe fondamental, c’est-à-dire conserver l’apparence de jeux, respecter la liberté de l’enfant et lui donner l’illusion (si c’en est une) que c’est lui-même qui invente les vérités mises sous ses yeux. Quant à l’âge auquel doit commencer à être donnée cette première initiation mathématique, débutant par celle du dessin, et marchant ensuite parallèlement, il n’y a pas de règle absolue à formuler. Mais on peut dire qu’en moyenne il est bien rare qu’un enfant de trois ans et demi à quatre ans ne manifeste pas déjà son goût pour le maniement du crayon et j’affirme qu’à dix ou onze ans, il serait facile de lui avoir mis dans la tête la totalité des matières exposées dans ce qui va suivre, s’il a une organisation cérébrale normale.

Plus d’un aura peut-être plaisir, au bout de quelques années, à prendre en main ce petit livre, qui ne lui est pas destiné pour l’instant. Son esprit, perfectionné par des études ultérieures, apte au raisonnement conscient, y trouvera certainement matière à des réflexions utiles.

Pour en finir avec ces généralités et n’avoir pas à me répéter inutilement, je dois signaler aux familles et aux instituteurs qui me liront le plus grand écueil à éviter dans la première éducation de l’enfance ; c’est l’abus de l’exercice de la mémoire, si général encore dans nos pratiques actuelles, et si pernicieux. En apprenant des mots à l’enfant, et le forçant à les répéter, on déforme son cerveau, on tue ses qualités natives, on prépare des générations d’êtres sans initiative, sans curiosité, sans volonté, bourrés de formules incomprises, aveulis et déprimés.

Si vous aimez vos enfants, si vous aimez ceux qu’on vous confie, si vous voulez qu’ils deviennent forts et bons, revenez aux principes de ces grands esprits et de ces grands cœurs, qui eurent nom La Chalotais[1], Froebel[2], Pestalozzi[3]. Ces bienfaiteurs de l’humanité auraient leurs statues dans tous les pays du monde, et leurs noms seraient gravés en lettres d’or dans toutes les écoles, si la terre était peuplée d’êtres raisonnables.


2. – De un à dix.

Lorsque l’habitude commencera à être prise, de tracer régulièrement – et assez rapidement – les bâtons, on apprendra à les compter à mesure qu’on les forme, en prononçant les noms, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, successivement.

Ensuite, on formera des groupes de bâtons en les séparant les uns des autres par des intervalles, et on aura (fig. 3 et 4) des images qu’on lira :



un, deux, …….. dix bâtons verticaux, pour la fig. 3 ;
un, deux, …….. dix bâtons horizontaux, pour la fig. 4 ;

En regard, on placera des groupes de haricots, de grains de blé, de jetons ou d’autres objets quelconques, et ils seront énoncés :

un, deux … dix haricots, grains de blé, etc.

On supposera ensuite que les objets sont remplacés par des moutons, des chiens, des hommes, etc., et, ces exercices suffisamment répétés, devenus familiers à l’enfant, on pourra lui dire alors que les expressions dont il fait usage : trois bâtons, six grains de blé, huit moutons, par exemple, sont des nombres et des nombres concrets.

Ayant considéré un groupe de cinq bâtons, un autre de cinq haricots, un autre de cinq jetons, en ayant imaginé un de cinq chiens ou de cinq arbres, on lui fera remarquer que dans ces divers cas, il prononce toujours le même mot cinq ; on lui dira que ce mot, sans y rien ajouter, représente ce qu’on appelle un nombre abstrait, et qu’il pourra s’en servir pour désigner tout autre groupe de cinq objets : ânes, chaises, maisons, etc.

II ne faudra pas longtemps pour que le bambin sache compter sans hésitation de un jusqu’à dix n’importe quels objets. Il sera bon aussi de l’habituer à saisir le plus tôt possible du regard l’ensemble des objets qu’on lui présentera brusquement, des jetons ou des haricots par exemple, sans avoir besoin de les compter un à un ; pour cela, il sera nécessaire de commencer par de très petits nombres, et de procéder progressivement.




3. - Les allumettes ou bâtonnets ; paquets et fagots.



En dehors des divers objets indiqués plus haut comme pouvant aider à faire comprendre à l’enfant l’idée de nombre concret, et qu’on peut varier à l’infini, il en est d’autres que nous ne saurions assez recommander, et dont l’emploi est à notre avis indispensable. Ce sont de petits bâtonnets en bois, identiques aux allumettes en bois ordinaires, dont ils ne diffèrent que par l’absence de préparation chimique inflammable. Nous les désignerons parfois sous le nom d’allumettes, à cause de cette ressemblance, et ces allumettes – qui ne s’allument pas – peuvent être considérées comme les modèles des bâtons tracés sur les ardoises ou les cahiers. Elles doivent être toutes de même longueur.

Ayant devant soi un tas de ces bâtonnets, et sachant bien compter jusqu’à dix, l’enfant en mettra de côté dix successivement, et les réunira en un petit paquet bien régulier qu’il entourera d’une de ces petites bagues en caoutchouc si commodes et dont l’emploi est si répandu.

On lui montrera alors que ce paquet contenant dix bâtonnets peut être appelé une dizaine de bâtonnets.

Ensuite, il confectionnera encore d’autres paquets pareils en assez grand nombre. On vérifiera qu’il ne s’est pas trompé ; et s’il s’est trompé, on lui fera réparer son erreur.

Lui montrant alors deux paquets, on lui dira que le nombre de bâtonnets de ces deux paquets, pris ensemble, qu’on mettra sous ses yeux en défaisant et refaisant les paquets, s’appelle vingt et qu’ainsi :

un paquet, c’est dix bâtonnets,
deux paquets, c’est vingt bâtonnets.

Prenant ensuite trois, quatre, ...... neuf paquets, et procédant de même, on montrera que :


trois
paquets
c’est
trente
   bâtonnets
quatre
"     
"
quarante        
"
cinq
"
"
cinquante
"
six
"
"
soixante
"
sept
"
"
septante
"
huit
"
"
octante
"
neuf
"
"
nonante[4]
"


Ayant appris tout cela, nous prendrons, pour terminer, dix paquets, et nous les réunirons ensemble au moyen d’une bague de caoutchouc plus large, ce qui nous donnera un fagot. On expliquera alors que un fagot c’est une centaine de bâtonnets, que le nombre des bâtonnets contenus dans un fagot s’appelle cent; on vérifiera que dix paquets formant un fagot, dix dizaines c’est une centaine.


4. - De un à cent.


Prenant au hasard une poignée de bâtonnets (en nombre inférieur à cent), nous allons proposer à l’enfant de nous mettre avec lui à les compter. Dans ce but, il va fabriquer des paquets, tant que cela lui sera possible ; et il arrivera un moment où il n’aura plus assez de bâtonnets pour faire un paquet. Plaçant alors à sa gauche tous les paquets formés, à sa droite les bâtonnets restants, on lui fera énoncer les deux nombres séparément ; puis, les réunissant en un seul, il aura ainsi nommé le nombre des bâtonnets qu’on lui avait remis.

Si par exemple il avait formé trois paquets, et qu’il lui reste huit bâtonnets, il dira en regardant vers la gauche : « trente » ; en regardant vers la droite : « huit » puis, sans interruption : « trente-huit. »

Ayant répété un grand nombre de fois cet exercice, sur des collections de bâtonnets pris au hasard, on démolira un fagot, et on se proposera de compter successivement et un à un tous les bâtonnets. On commencera à compter un, deux, trois . . . . . jusqu’à dix. Ayant ainsi un paquet on le fera passer à gauche (sans même avoir besoin de le lier) et on continuera en disant :

dix-un ; dix-deux ; dix-trois ; dix-quatre ; dire-cinq ; dix-six[5] ; dix-sept ; dix-huit ; dix-neuf ;

enfin un nouveau bâtonnet complète un deuxième paquet, qu’on fait passer à gauche à coté du premier, en disant vingt ; et on continue de la même manière jusqu’au neuvième paquet, puis au neuvième bâtonnet restant, qu’on touche en disant nonante-neuf ; enfin on s’empare du dernier, complétant le dixième paquet qu’on fait passer vers la gauche, à côté des neuf premiers, en prononçant le mot cent.

Rien n’empêche de faire remarquer alors au jeune élève qu’on vient de lui enseigner la numération de un à cent; on pourra même lui dire que lorsqu’il lit septante-trois allumettes ou bâtonnets, il fait de la numération parlée, et que lorsqu’il range sept paquets à gauche et trois bâtonnets à droite, il fait de la numération figurée. Il sera d’autant plus flatté de se sentir si savant qu’il ne sait encore ni tracer une lettre ou un chiffre, ni lire : b, a, ba. Mais il dessine des bâtons, il a des yeux, s’en sert pour voir et commence à comprendre ce qu’il voit et ce qu’il fait.

Nous savons donc compter des bâtonnets de un à cent. Il faut nous habituer à compter de même d’autres objets quelconques, puis à les compter de tête ensuite sans les avoir sous les yeux. C’est le début du calcul mental si important dans la pratique, et si facile à faire pratiquer dès le plus jeune âge, si on commence par des choses très simples et si on procède progressivement.

Ce n’est pas tout encore ; partant de 1, il faut s’habituer à compter de deux en deux :
un, trois, . . . . . jusqu’à nonante-neuf

et expliquer que tous ces nombres sont des nombres impairs.

On fera de même en partant de deux :

deux, quatre, six, . . . . . jusqu’à cent,

et on aura des nombres pairs.

On s’habituera ensuite à compter de trois en trois, de quatre en quatre, en partant de un, pour commencer, puis d’un nombre quelconque.
Tous ces exercices se feront sur des objets d’abord – les bâtonnets de préférence, – ensuite mentalement.

Bref, cette manipulation des nombres, de un à cent, pourra se varier indéfiniment, car il ne faudra pas craindre de la prolonger, tant qu’elle ne deviendra pas fastidieuse et qu’elle intéressera l’enfant. Il sera bon de l’y ramener de temps en temps, alors même qu’il aura pénétré un peu plus avant dans son initiation scientifique.


[1] La Chalotais, magistrat français, né à Rennes (1701-1785) auteur de l’Essai d’éducation nationale.
[2] Froebel, pédagogue allemand, né à Oberweissbach (1782-1852), fondateur des Jardins d’enfants.
[3] Pestalozzi, éducateur suisse, né à Zurich (1746-1827) ; sa méthode a servi de base à Fichte, comme moyen de relèvement de l’Allemagne.
[4] Il faut bien se garder à ce  moment de faire connaître à l’enfant les noms absurdes et incohérents : soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix. Il les apprendra forcément plus tard (et toujours trop tôt). Et même s’il disait dans sa logique : sixante, huitante, neufante, il ne serait pas nécessaire de le reprendre.
[5] Ici encore, il faut se garder de dire : onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize. Ces noms s’apprendront sans aucune peine, le moment venu. Inutile, quant à présent, de surcharger la mémoire.


Voir aussi : 

Laisant, L'Education de demain (1913)

Charles-Ange LAISANT
L’ÉDUCATION DE DEMAIN
Publications des «TEMPS NOUVEAUX» - N° 68 - 1913
Préface à la deuxième édition
En publiant, à plusieurs années d’intervalle, cette deuxième édition de L’Éducation de demain, je n’y
vois aucune modification à faire. Les événements accomplis au cours de ces dernières années n’ont fait qu’apporter une confirmation constante aux idées qu’on trouvera développées ci-après, et dont je suis pénétré depuis longtemps déjà.

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