18 mars 2012

Pauvre Shéhérazade !

A propos de l'article "L’écrit douloureux de Shéhérazade, candidate à l’enseignement"  (blog Interro écrite) qui montre les difficultés de maîtrise de la langue française d'une étudiante préparant les concours de professeur des écoles, Catherine Huby propose le commentaire suivant :


Pauvre Shéhérazade ! Je la plains sincèrement ! Et encore plus parce qu’elle fait partie de ceux qui ne pouvaient apprendre que de l’école.

Je suppose qu’à cette école, puis au collège et au lycée, elle a été bonne élève, ou même très bonne élève et que c’est cette joie d’être parmi « ceux qui y arrivent bien » qui lui a donné l’idée de devenir institutrice à son tour pour favoriser de nouvelles réussites et peut-être de nouvelles vocations chez ses futurs élèves…
En début de carrière, dans mon petit département rural du sud de la France, j’en ai encore connu de ces instituteurs ou institutrices-là.

Leurs parents n’étaient « rien », ou presque. Ils parlaient difficilement un francitan plus occitan que français. Chez eux, quand ils étaient petits, il n’y avait ni livres, ni sorties.

Quand ils ou elles sortaient de l’école, à quatre heures et demie, c’était pour vite courir bêcher le jardin, faire cuire la pâtée du cochon, garder les chèvres, faire les fromages, aider au ramassage des récoltes, garder les petits frères et les petites sœurs ou faire la soupe quand il n’y avait plus de grand-mère pour le faire à leur place.

Les devoirs, c’était après tout cela, parfois en se cachant ou en s’esquintant la vue parce que le père trouvait qu’on n’avait ni pétrole, ni électricité à gaspiller pour « lou mestre d’escolo » !

S’ils y étaient arrivés, c’était grâce à ce maître d’école qui, patiemment, avait réussi à convaincre un patriarche méditerranéen que, finalement, puisqu’il avait d’autres fils, d’autres filles, il pouvait bien en donner un à la république pour qu’il instruise les enfants des autres.

Et ces petits enfants du peuple, arrivés à cinq ou six ans non francophones, dans une petite école rurale perdue, sans aucune facilité matérielle, n’ayant aucun autre accès à la culture que la bibliothèque de classe et la parole d’un fonctionnaire dévolu à cette tâche, étaient devenus instituteurs !

Contrairement à Shéhérazade et à ses parents, les veinards avaient pu bénéficier d’études totalement gratuites payées par la société qui pouvait encore se le permettre (ne riez pas… on a les moyens qu’on se donne…).

La France de 1919, 1933, 1946 pouvait consacrer une partie de son budget à la formation gratuite de ses futurs instituteurs, elle… Depuis 1989, elle a de moins en moins pu, jusqu’à ne plus pouvoir du tout très récemment.

Autre différence notable entre Shéhérazade et ses lointains prédécesseurs, c’est la maîtrise de la langue écrite (en cherchant bien, je suis sûre qu’on pourrait en trouver d’autres… mais ne changeons pas de sujet).
Pourtant, les conditions de départ sont les mêmes ou presque. Une famille en difficulté, souvent mal logée, des conditions de travail à la maison inimaginables, au milieu des petits frères qui piaillent, sur un coin de table mal éclairé, sans dictionnaire ni encyclopédie…

Alors quoi ? Des maîtres moins dévoués ? Certainement pas ! Il n’y a qu’à lire Véronique Decker et tant d’autres qui tiennent blogs, forums, qui proposent d’accueillir des stagiaires, qui créent du matériel, qui ne comptent pas leurs heures et s’épuisent à différencier, épauler, conforter, choyer leurs élèves !

Quoi d’autre ? Les enfants qui ne sont plus les mêmes ? Ah bon ? On a des preuves de cela ? La mutation génétique a été confirmée par l’Académie de Médecine ?

Je n’y crois pas une seconde…

Il n’y a aucune différence entre les petits enfants de deux ans décrits par Léon Frapié en 1904 et ceux que je vois arriver chaque mois de septembre dans l’école que je dirige !

L’enfant d’humain n’a pas biologiquement changé ! Pas plus que le chiot, le chevreau ou le souriceau… Fort heureusement, l’espèce n’a été victime d’aucune manipulation génétique !

Alors… Quoi donc ? Pourquoi cet exploit réalisé par tant d’enfants pauvres pendant presque cent ans n’est plus que très difficilement imaginable ?

Sachant que je suis une instit SLECC, je suppose que vous vous attendez à une réponse simple, et même, n’hésitons pas, simpliste.

Un truc du genre « C’est la méthode globale ! »

Eh bien non…

Shéhérazade est plus proche de vingt ans que de trente, elle a donc en effet pu avoir une de ces « méthodes » dites « idéo visuelles », conçues dans les années 80 à 90 pour faire « entrer de plain pied l’enfant dans un bain d’écrit » afin de gommer justement les inégalités langagières dues aux inégalités de naissance. On allait donner aux petits pauvres le même régime littéraire enrichi que celui que recevaient ceux qui étaient nés dans une famille lettrée !

Ils allaient être en contact avec « l’objet livre » ! Et ce contact ferait d’eux des lettrés…

Si mon hypothèse de départ est bonne, Shéhérazade a fait un bon CP. Elle y a donc appris à lire et n’est pas une de ces victimes pantelantes sacrifiées sur l’autel de « la Globale ». Eh oui, désolée de décevoir, mais même avec la pire des « non-méthodes », une bonne partie des enfants (parfois très insuffisante tout de même) apprend à lire si ce n’est au CP, mais au moins au CE1 (c’était même devenu un des « fonds de commerce » des aficionados des Cycles à l’École Primaire).

Alors ? Arrêtez de nous faire languir, me direz-vous !

Pour l’instant, la balance penche plus du côté de notre petite Shéhérazade de 2012 que du petit Célestin ou de la petite Élise de 1920 !

Grâce à l’école maternelle, contrairement à eux, elle est arrivée francophone au cours préparatoire (enfin, elle a dû… l’école maternelle a été créée pour cela en 1882 et s’il n’est plus question de la fermer, c’est parce qu’on s’est rendu compte qu’en ces temps de crise, elle est totalement irremplaçable) ; son école regorgeait de livres ; la télévision, le cinéma, la radio, internet faisaient entrer la Culture dans tous les foyers…

Bon, d’accord, selon les cas, il est possible qu’elle ait déjà pris une grosse année de retard sur ses illustres aînés en n’étant capable de lire seule qu’à l’issue de son CE1.

Il est vrai aussi que, contrairement à eux qui y étaient 30 heures par semaine, l’école ne la prenait en charge que 27 heures puis même 26. Après cinq années de primaire, ça en fait des heures de travail en moins pour arriver à une bonne maîtrise de la langue française écrite avant le collège !

Ah ! Ça y est ! Vous avez trouvé une piste à creuser tout seul ! Qui dit moins d’heures de classe dit forcément moins de chance de remédiation pour ceux qui n’ont que l’école pour s’en sortir…

Mais il y en a une autre… Cherchez bien… Je vous aide : une fois que l’on sait lire, au sens le plus simple que l’on peut donner à ce verbe, pourquoi continue-t-on à aller à l’école ?

Pour apprendre à se servir de ce nouvel outil qui va nous ouvrir des horizons insoupçonnés ! Oui, bravo, vous avez deviné !

Que propose l’école comme « lectures » à ses élèves ? Qu’a-t-elle proposé à Shéhérazade ? Et à Marius, Célestin, Élise, Jacqueline, Suzanne ou Claude, en 1900, 1920, 1936, 1950 ?

De quoi était composé le bain d’écrit de ces derniers ?

Je pense que vous le savez tous et qu’il est à peine besoin pour les plus jeunes que je rappelle ces extraits d’œuvres littéraires qui composaient les manuels de lecture d’antan. Au fil des pages et d’extraits de plus en plus « copieux », nous découvrions en même temps que des noms, Colette, Troyat, Genevoix, Hugo, Cervantès, Collodi, Tolstoï, Perrault, La Fontaine, Grimm, Alain-Fournier, et tant d’autres, des styles, des idées, des tournures de phrases, un vocabulaire qu’on n’emploie qu’à l’écrit, une idée de plus en plus précise de la manière dont on se doit d’écrire le français.

Et Shéhérazade, en lieu et place de ces manuels d’extraits choisis, tombés en désuétude dans les années 1980, époque où les instituteurs se sont vu enjoints de faire lire à leurs élèves des « écrits vrais » et d’essayer de passionner filles et garçons de six à onze ans aux joies de l’annuaire téléphonique, de la notice de montage, de l’affiche publicitaire, de la recette de cuisine, de l’article de journal, de la carte d’identité, de la règle du jeu, de l’ordonnance médicale, du ticket de caisse et, quand même,… du conte et du roman pour enfants, qu’a-t-elle lu Shéhérazade à l’école ?

Shéhérazade n’a pas lu les grands auteurs qui ont bercé notre enfance, elle ne les a pas écrits non plus lors de la dictée hebdomadaire (vous vous rappelez, on écrivait le nom de l’auteur que la maîtresse nous copiait au tableau, en bas à droite, sous la dernière ligne de dictée).

Shéhérazade, la veinarde, n’a pas lu non plus l’annuaire ou la notice de montage de l’étagère Ikéa du maître, à moins d’avoir eu des instits un peu ringards qui avaient du mal à sortir de cette période pragmatique où l’enfant de pauvre était censé apprendre à lire pour être capable de déchiffrer l’ordonnance du médecin !

Shéhérazade a dû être bercée à longueur d’année scolaire par l’étude approfondie et poussée d’œuvres de la… Littérature de Jeunesse !

Cinq à dix « objets livres » achetés par l’école (ou par les parents), des albums largement illustrés dans les petites classes (cette mode de l’étude de l’illustration à la place du texte, très court, s’est étendue depuis quelques années aux grandes classes de l’école élémentaire aussi) étudiés sur toutes les coutures, photocopiés, découpés, recollés, lus et relus, associés à une règle de grammaire par ci, un point d’orthographe par là, un saupoudrage de vocabulaire, quelques observations sur un verbe irrégulier en bonus et, pour emballer le tout, une belle « production d’écrit » à la manière de… l’auteur qui a tout compris et a fait son fonds de commerce d’une littérature pas trop difficile, bien en phase avec l’air du temps, si possible écrite au présent, dans un style propre à être compris par tous sans effort, allant jusqu’à être un peu relâché pour « se rapprocher des élèves qui ont bien changé, n’est-ce pas », pas trop volumineuse pour ne surcharger ni le cartable, ni les capacités de lecteurs de petits élèves parfois quand même assez amochés par un CP/CE1 où l’on s’est plus préoccupé de l’étendue du bain que de la qualité de l’eau qui le remplissait…
Pour un peu, je pourrais vous donner des titres… D’abord parce qu’il a existé une Liste Officielle dans laquelle les enseignants de Cycle 3 (CE2, CM1, CM2) pouvaient piocher. Ensuite parce que certains auteurs sont devenus des « incontournables », bien mieux que Victor Hugo, les frères Grimm ou Jules Renard. Enfin parce que certaines maisons d’édition ont très bien su mener leur barque et se faire connaître des professeurs d’IUFM, des maîtres formateurs, des conseillers pédagogiques et des IEN.

Le problème, c’est que ces livres, sans doute beaucoup plus séduisants, n’ont apparemment pas rendu le même service à Shéhérazade, qui sait sans doute lire mais ne sait pas écrire, que celui offert par les manuels d’extraits choisis pendant une centaine d’années aux enfants de mineurs, de paysans, d’ouvriers, de tous ces gens issus de la misère qui choisirent de devenir à leur tour instituteurs pour favoriser de nouvelles réussites et peut-être de nouvelles vocations.

Rédigé par : Catherine Huby | le 17 mars 2012 à 18:03 | Répondre | Alerter

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