9 octobre 2011

L'enseignement de l'histoire (primaire) Cabois 1912


L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE



Dans cette étude de l’Histoire, nous envisagerons l’historique, l’utilité de l’Histoire, la méthode à employer pour l’enseigner, les programmes et l’emploi du temps. Nous insisterons surtout sur la partie la plus importante : la façon d’enseigner l’Histoire.

I - HISTORIQUE

Avant la loi de 1833, on n’avait jamais parlé d’Histoire dans les écoles. Louis XIV dit que les jeunes gens de son époque ignorent l’Histoire de France, et Rollin avoue, avec humiliation, qu’il ne la connaît pas non plus.

Les Conventionnels avaient voulu réorganiser l’enseignement ; c’était une œuvre utile et considérable, qu’ils n’eurent pas le temps de mettre en pratique, mais, dans leur plan d’études, ils ne mentionnaient pas d’Histoire. Ils voulaient supprimer l’histoire de l’Ancien Régime, et n’enseigner que celle de la Révolution, et des peuples libres, qui devait servir à l’éducation des jeunes citoyens. C’était une grave erreur, de vouloir laisser dans l’oubli toute la période de l’histoire avant 1789.

Il n’est plus question de l’Histoire sous l’Empire. Lire, écrire, chiffrer, voilà ce que l’on demandait aux maîtres en 1808. 

Il faut arriver à la loi de 1833 (loi GUIZOT), qui a fait beaucoup pour l’enseignement, pour voir la Géographie et l’Histoire de France parmi les matières obligatoires dans l’enseignement primaire supérieur. 

En 1834, on décrète que l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie sera donné aux élèves les plus avancés des écoles primaires élémentaires. 

En 1850, on ne mentionne l’Histoire et la Géographie que comme matières facultatives. 

Avec la loi de Victor DURUY du 10 Avril 1867, l’Histoire et la Géographie prennent rang parmi les matières obligatoires. 

C’est une loi de 1882[1] qui a fait occuper à l’Histoire la place qu’elle a aujourd’hui.


II - L’HISTOIRE ET L’EDUCATION INTELLECTUELLE
L’Histoire contribue à l’éducation intellectuelle.
Elle éveille l’attention : l’enfant aime les histoires, surtout les histoires arrivées.
Elle concourt à la culture de l’imagination : il en faut pour se représenter les temps éloignés.
Elle exerce la mémoire.
Elle agrandit le domaine de la pensée : " L’enfant ne sera plus contraint et amoncelé en lui " (Montaigne).


Extrait du manuel d'histoire Lavisse
III - L’HISTOIRE ET L’EDUCATION MORALE
L’Histoire renferme des modèles, elle offre de nombreux exemples d’héroïsme, de dévouement. Certainement, elle n’a pas que des spectacles moraux, mais, d’un évènement immoral, nous sortirons une leçon de morale, et exercerons ainsi le jugement de nos élèves. Les fameux exemples d’intolérance viendront à l’appui de nos leçons de morale sur la tolérance.


IV - L’HISTOIRE ET L’EDUCATION CIVIQUE
L’enseignement de l’Histoire concourt encore à l’éducation nationale des élèves. L’enfant qui connaît bien sa patrie l’aime davantage.
De plus, il établit une comparaison entre le présent (l’histoire contemporaine) et le passé.
Et cela lui donne une leçon de civisme.


V - DANS QUEL ESPRIT ENSEIGNER L’HISTOIRE ?
Nous abordons maintenant la partie la plus importante de notre développement : la façon d’enseigner l’Histoire. Il n’était pas pourtant mauvais de montrer son utilité. Cet enseignement est fort difficile. Dans quel esprit faut-il faire ? Il faut enseigner l’Histoire avec impartialité et vérité.
Nous ne devons pas dénigrer le passé au profit du présent ; le passé a eu aussi son utilité. Lorsqu’il nous faut juger des actions passées, nous devons nous reporter à l’esprit du temps, ne pas les juger à notre point de vue : nous risquerions d’être injustes. Ainsi, dans son nouveau cours d’Histoire, M. Lavisse raconte que Charlemagne "fit un jour couper la tête à des centaines et des centaines de Saxons". Puis, l’auteur ajoute : "Il n’était pourtant pas méchant, mais, dans ce temps-là, les hommes faisaient des choses qui nous paraissent aujourd’hui atroces".

VI - LES METHODES

Il y a deux méthodes pour enseigner l’Histoire.

a) Une méthode brillante : c’est l’exposé de la leçon par le maître. Cette méthode nécessite une sérieuse préparation, et il est souvent fort difficile à un maître de consacrer un temps assez long à préparer une leçon ; de plus, cette méthode brillante demande un certain talent de parole, et une science historique très approfondie.
La leçon modèle de M. Lavisse sur la Féodalité est fort bien faite, fort bien conduite, mais elle a un inconvénient : elle n’est suivie d’aucun résumé, ni compte-rendu, elle ne doit pas laisser grand chose dans l’esprit des élèves.

b) Rôle du livre : M. l’Inspecteur nous conseille la deuxième méthode, beaucoup plus solide, qui consiste à se servir du livre. Le livre est d’ailleurs indispensable pour les révisions.
Au moment de la leçon, les élèves ouvrent leur livre, puis le maître fait lire, à un ou plusieurs enfants, la leçon. Il donne les explications nécessaires, et n’oublie pas d’envoyer un autre enfant montrer à la carte, s’il y a lieu, les villes, les pays dont il est question. L’élève apprendra ensuite cette leçon fort facilement, car il retrouvera les explications données par le maître, au lieu qu’il y aurait un inconvénient sérieux à ce que la leçon faite en classe ne concorde pas avec celle que l’enfant doit étudier, cela le dérouterait.
Cette méthode est celle qui donne le plus de résultats, et elle demande moins de préparation que la première.




VII - LES REVISIONS
Pour mieux graver les connaissances historiques, il faut faire de fréquentes révisions. On révise dès qu’un siècle est achevé, qu’une période importante est terminée, à la fin d’une quinzaine, d’un mois, d’un trimestre, de l’année.

Nous ne devons pas oublier, pour jalonner l’Histoire, de faire apprendre aux enfants un petit bagage de dates.

La méthode des graphiques (= frises)[2] permet de mettre en relief les faits importants de l’Histoire. Ils frappent la vue des élèves, et les faits se gravent mieux dans la mémoire. Le maître les dessine au tableau noir. Il trace une ligne horizontale, ou verticale, plutôt inclinée, assez semblable au cours d’un fleuve, car les années coulent aussi ! Sur cette ligne, on figure des siècles par de petits traits verticaux, et, dans chaque siècle, on place les évènements saillants.


VIII- LES PROGRAMMES
Les programmes officiels prescrivent :

a) Section enfantine :  Anecdotes tirées de l’Histoire nationale, contes, récits de voyage. Explications d’images.

b) Cours élémentaire : Récits et entretiens familiers sur les plus grands personnages et les faits principaux de l’Histoire nationale, jusqu’à la fin de la Guerre de Cent ans.

c) Cours moyen :  Cours élémentaire d’Histoire de France, insistant exclusivement sur les faits essentiels, depuis la fin de la Guerre de Cent ans.

Remarques

1) Le rôle de l'image chez les plus petits : 
A la section enfantine et au cours élémentaire, l’enseignement de l’Histoire consiste en récits et entretiens familiers. Il faut se servir beaucoup de l’image ; d’ailleurs, les livres d’Histoire à l’usage des jeunes enfants sont très illustrés : l’image y occupe beaucoup plus de place que la matière historique.

2) Enseignement juxtaposé ou concentrique ?
Le programme d’Histoire du Cours élémentaire va jusqu’à la fin de la Guerre de Cent ans. Celui du Cours moyen commence où s’arrête celui du Cours élémentaire. C’est donc un enseignement juxtaposé, ce qui est en contradiction avec les faits. L’enfant qui quitte le cours élémentaire ignore l’Histoire qui suit le Moyen Age. 

Dans les cours d’Histoire, on fait l’enseignement concentrique : on étudie toute l’Histoire au cours élémentaire, et aussi toute l’Histoire au cours moyen.
Doit-on faire l’enseignement de l’Histoire concentrique ou juxtaposé ? Le cours élémentaire est un cours d’initiation : on y commence une étude que l’on doit continuer au cours moyen. Dans son dernier livre, M. Prévost exprime une idée analogue : " On doit enseigner aux enfants la même chose tout le temps". Si nous faisons l’enseignement concentrique, nous complèterons au cours moyen les notions données au cours élémentaire, nous les préciserons ; elles se fixeront d’une façon plus durable dans l’esprit de nos élèves. C’est donc cet enseignement le meilleur que nous ferons.
La première leçon d’Histoire au cours élémentaire sera destinée à donner à nos élèves une notion du temps, afin qu’ils puissent ramener à une époque lointaine les évènements dont on lui parlera. On fera une ligne depuis l’année 1 jusqu’à l’année 1912. Mais les enfants ne devront pas ignorer qu’avant l’an 1, il y avait aussi des hommes sur terre. Sur cette ligne, nous placerons les évènements intéressant l’enfant : sa naissance, etc. Il se rendra compte ainsi du temps écoulé avant ces dates, et pourra y replacer les faits historiques.
Nous ne devons pas être trop ambitieux dans la matière historique à enseigner à nos élèves. J. Simon ne voulait que 50 pages d’Histoire, M. Prévost n’en veut que 30. Si nous voulons trop apprendre à nos élèves, nous n’aurons pas le temps de réviser ; si, au contraire, notre cours n’est pas trop ambitieux, nous pourrons mieux le parcourir.
Nous simplifierons, autant que possible, à l’exemple de M. Lavisse, qui dit dans la préface de son nouveau livre : " J’ai entièrement refait et considérablement simplifié mon cours d’Histoire. Des faits et des noms ont disparu : il en est qu’on s’étonnera de ne pas retrouver, mais je n’en ai pas sacrifié un sans réfléchir ".


IX - EMPLOI DU TEMPS
On peut consacrer à l’enseignement de l’Histoire trois leçons par semaine, cela fait 90 leçons environ pour l’année. La durée de la leçon ne doit pas dépasser 20 minutes au cours élémentaire ; au cours moyen, elle peut aller de 30 à 40 minutes, car il faut prendre le temps de faire réciter les enfants.


Conclusions

1) L’Histoire est un enseignement important.
- Au point de vue intellectuel, elle éveille l’attention, exerce l’imagination, la mémoire, le jugement et la réflexion, en même temps qu’elle agrandit le domaine de la pensée chez l’enfant.
- Au point de vue moral, elle donne le sens de la solidarité, présente de nombreux exemples d’héroïsme à imiter, apprend la tolérance.
- Au point de vue national et civique, elle offre des leçons de patriotisme, et commence l’éducation du futur citoyen.

2) L’Histoire devra être enseignée avec le plus grand esprit d’impartialité, et avec le respect le plus scrupuleux de la vérité. Elle ne servira aucun intérêt de parti.

3) Au point de vue de la méthode, il est recommandé de se servir le plus possible d’un bon manuel. Les révisions seront fréquentes. 
On tracera des graphiques qui donneront aux enfants l’idée du temps. Une série de dates importantes devra être apprise par cœur.

4) Les programmes officiels pour les cours élémentaire et moyen sont fragmentés. Pour des raisons pédagogiques et pratiques, il semble que les cours concentriques soient à recommander.

5) L’emploi du temps devra prévoir trois leçons par semaine de 20 minutes au C.E. et de 40 minutes au C.M., soit environ 90 leçons, entre lesquelles on répartira la matière de l’enseignement historique, qu’on simplifiera autant qu’on le pourra.

6) L’Histoire locale, servira mieux à faire aimer le sol natal. Elle rendra l’Histoire nationale plus concrète, et partant, plus intelligible, en même temps plus intéressante. On fera, non un cours régulier d’Histoire locale, mais on adaptera les documents de l’histoire locale aux différentes leçons de l’histoire de France.

Une Commission est nommée dans chaque canton pour centraliser les documents que les maîtres et maîtresses trouveront dans leurs communes respectives.

M. CABOIS - Inspecteur du Primaire
Conférence pédagogique du 18/10/1912

 LES CONFERENCES PEDAGOGIQUES SUR LE SITE DE M. MEZAILLE, INSTITUTEUR  :

18/10/1905: l'esprit d'observation
ou ici sur le blog : L'esprit d'observation

18/10/1906: la lecture expressive
ou ici sur le blog : La lecture expressive

18/10/1906: sylviculture et pastoralisme
18/10/1907: l'action éducative et morale

12/10/1909: la composition française
ou ici sur le blog : La composition française


18/10/1910: le calcul mental
ou ici sur le blog : Le calcul mental

18/10/1911: les sciences physico-naturelles

18/10/1912: l'histoire
ou ici sur le blog:

10/11/1913: la dictée
ou ici sur le blog : Dictée préparée : conférence et manuel


04/02/1920: le programme de sciences
18/10/1920: l'hygiène
27/10/1921: le travail manuel
17/10/1925: l'orthographe
18/10/1926: la grammaire
26/10/1929: la réforme (b)
26/10/1929: l'école rurale

Les Inspecteurs de l’Enseignement primaire de la Circonscription d’Argelès-Gazost: MM. Lamirand 1896 - Baby 1904 - Cabois 1909 - Brunetier 1919 - Roque 1925 - Nan 1929 - Lier 1941 - Cansot 1942 - Darrieu 1970

 


[1] La loi de 1881 et celle de 1882

La loi du 16 juin 1881, nommée d'après le ministre de l'Instruction publique Jules Ferry, rend l'enseignement primaire public gratuit, ce qui permit de le rendre ensuite obligatoire par la loi de 1882, qui impose également un enseignement laïque dans les établissements publics. Jules Ferry élabore aussi quelques lois concernant l'éducation des femmes.

L'obligation d'instruction

C'est une obligation d'instruction et non de scolarisation, l'article 4 indiquant que l'instruction peut être donnée dans les établissements d'instruction, les écoles publiques ou libres ou dans les familles. L'école elle-même n'a donc jamais été obligatoire ni dépendante.

Contexte des lois Ferry

Votée par les « Républicains opportunistes1 » sous la Troisième République, ces lois sont d'abord une victoire contre la droite monarchiste, évincée du pouvoir après la crise du 16 mai 1877. Avec les lois de 1884 amendant les lois constitutionnelles de 1875, elles sont un pas décisif dans la consolidation du régime républicain et dans l'établissement de la laïcité. La révision constitutionnelle de 1875 abroge en effet le paragraphe 3 de l'article 1er de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, qui stipulait que « le dimanche qui suivra la rentrée, des prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son secours sur les travaux des assemblées ».
Ces lois sont une conséquence de la guerre de 1870, perdue contre la Prusse. Les soldats allemands étant jugés mieux instruits que les Français, la Troisième République chercha à compenser ce handicap, afin de préparer la revanche. Dés la naissance de la IIIe République, durant le Siège de Paris (1870), Jules Ferry alors Maire de Paris, avait instauré une commission de l'enseignement. Les travaux de cette commission portant, sur la gratuité, sur la laïcité et sur l'éducation des filles sont consignés dans le rapport Delon-Coignet2
Les lois de l'enseignement de Jules Ferry sont aussi fondées sur la conviction qu'une éducation permet l'introduction progressive des idées républicaines dans les régions de France les plus isolées. L'idée transmise par les « hussards noirs » de la république est celle que la république est le seul système capable de s'adapter au progrès, notion importante au XIXe siècle.
Outre la volonté d'inculquer aux jeunes français un patriotisme fervent, Ferry avait également comme ambition de freiner la progression des idées socialistes voire anarchistes, qu'il a eu l'occasion de combattre lors de la Commune de Paris. Ainsi lors d'un discours au conseil général des Vosges en 1879, il déclara : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. [...] Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. »3

Conséquences des lois Ferry

Les lois Ferry, à la base de la « République des instituteurs » (Mona Ozouf et Jacques Ozouf), ont pour conséquence une scolarisation quasi-complète — donc une alphabétisation et une « francisation » — des enfants français, s'inscrivant ainsi dans le projet des Lumières d'émancipation du peuple souverain.
L'enseignement est donné en français, diffusant ainsi à l'échelle du territoire national l'usage d'une même langue. Tout enseignement dans les langues locales (que ce soit le breton, l'auvergnat ou l'arabe et le kabyle en Algérie, annexée en 1848), qualifiées de « patois », était interdit. En ceci, l'école laïque, gratuite et quasi-obligatoire a été, avec la conscription, l'un des instruments essentiels de « nationalisation de la société » par l'État, ou encore de formation de l'État-nation français.
Les instituteurs, « hussards noirs de la République », ont été par la suite l'un des soutiens sociaux les plus constants des Radicaux-Socialistes qui ont dominé la scène politique française à partir des dernières années du XIXe siècle. L'œuvre éducative des instituteurs n'a pas toujours été du goût de tout le monde : ainsi, Gustave Le Bon stigmatisait, dans La Psychologie des foules (1895), des enseignants qui diffuseraient des « idéologies subversives » telles que le socialisme et l'anarchisme.

Références

  1. Ces républicains Modérés, sont à l'origine de la droite républicaine et libérale actuelle.
  2. La Revue politique et Littéraire, p. 413-418, Paris, Germer-Baillère, 1871.
  3. http://www.contreculture.org/AG%20Ferry.html

Articles connexes

Liens externes

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Loi du 28 mars 1882 sur l'enseignement primaire obligatoire
La loi sur l'enseignement primaire obligatoire vise deux objectifs : rendre l'instruction obligatoire, bien sûr, mais aussi laïque. En ce qui concerne l'obligation, le texte ne fait que consacrer une série d'efforts qui ont déjà largement porté leurs fruits, même s'il reste encore, en 1878, environ 600 000 enfants non scolarisés. La loi vise les enfants des deux sexes, de six à treize ans. Elle encadre les possibilités d'absence et prévoit un système gradué de sanctions en cas de manquements répétés et injustifiés. Enfin, elle ouvre la possibilité d'inscrire les enfants dans des établissements privés ou de leur faire donner une instruction à domicile. La scolarité est couronnée par un certificat d'études, ou validée par des examens annuels pour les enfants éduqués dans leur famille. C'est en matière de laïcité que le texte se montre plus innovant, en supprimant l'enseignement de la morale religieuse au profit d'une « instruction morale et civique ». Il s'agit d'affirmer la neutralité de l'Etat dans le domaine religieux et de séparer la sphère publique de la sphère privée, dans lequel la religion peut trouver sa place. A cet effet, un jour par semaine est réservé, en sus du dimanche, à l'enseignement éventuel du catéchisme.
Le texte est transmis au Sénat pour la première fois le 21 janvier 1881. Charles Hippolyte Ribière rend son rapport le 21 mai (JO des 29 et 31 mai, annexe n° 254, p. 363, 370). La première lecture comprend deux délibérations (du 2 au 14 juin, puis du 1er au 12 juillet 1881, soit dix séances en tout) et le texte est adopté après modification. De nouveau modifié par la Chambre des députés, le texte revient au Sénat le 26 juillet 1881. Le rapport est rendu le 6 mars 1882 (JO du 19 mars, annexe n° 69, p. 69, 71) et la seconde lecture a lieu du 11 au 23 mars 1882 (soit huit séances). Entre les deux, un renouvellement partiel du Sénat donne à la gauche une majorité plus confortable, qui permet l'adoption définitive du texte.
     Extrait du rapport                  Les débats               Texte de la loi au format pdf

[2] voir TEMPUS FUGIT par Jean-Pierre Picandet, Trans-Maître)

En histoire comme en géologie, se pose aux enfants le problème de la perspective temporelle. Comment se situer sur une ligne du temps ? comment donner de la "profondeur" aux différentes "strates" du passé ? Comment distinguer les événements d'un passé récent (histoire) de ceux d'un passé lointain (préhistoire) ? Comment situer l'apparition de la lignée humaine ? Comment se projeter dans son avenir ?

 

Lavisse, l'instituteur national

Jean Sévillia Mis à jour

De la fin du XIXe siècle jusqu’à la Grande Guerre, et même au-delà, Ernest Lavisse (1842-1922) régnera sur l’enseignement de l’histoire. Dans un esprit à la fois républicain et patriotique. Crédits photo : (Rue des Archives/TAL)

L'«Histoire de France» d'Ernest Lavisse est rééditée. Sa vision du passé est parfois obsolète, mais ce monument reflète une France qui était fière d'elle-même.


Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître... En ce temps-là, les écoliers - les garçons d'un côté, les filles de l'autre - portaient une blouse, se levaient devant l'instituteur, effectuaient des dictées, et apprenaient par cœur. Dans leurs cahiers, ils recopiaient à la plume sergent-major les leçons qui s'inscrivaient au tableau noir. Parmi leurs manuels, il y avait un livre d'histoire de France. En introduction de ce manuel - édition pour le cours moyen, 1re et 2e années -, l'auteur s'adressait ainsi aux enfants : «Vous verrez que [vos pères] ont versé leur sang dans de glorieuses batailles pour que la France fût honorée entre toutes les nations. Vous apprendrez ainsi ce que vous devez à vos pères, et pourquoi votre premier devoir est d'aimer par-dessus tout votre patrie, c'est-à-dire la terre de vos pères.»

C'était en 1894, et l'auteur du manuel, ponte de la IIIe République, «instituteur national» comme le surnomme Pierre Nora dans Les Lieux de mémoire, s'appelait Ernest Lavisse. Son ambition différait sensiblement de celle revendiquée de nos jours par les manuels destinés au même âge : «Amener les élèves à se repérer, à se situer dans des époques et des lieux aux échelles multiples de temps, de mémoire, d'espaces et d'acteurs qui sont ceux de la vie locale et quotidienne des élèves et ceux du monde...» (Histoire, CM2, cycle 3, Bordas, 1997).

Né au Nouvion-en-Thiérache, dans l'Aisne, en 1842, Lavisse, boursier issu d'un milieu modeste, entre à l'Ecole normale supérieure, puis passe l'agrégation d'histoire. Professeur de lycée, il est remarqué par Victor Duruy, ministre de l'Instruction publique de Napoléon III. Sur sa recommandation, en 1868, il devient précepteur du prince impérial. Eprouvé par la chute de l'Empire et la défaite de 1870, il part pour Berlin, où il prépare sa thèse d'Etat. Maître de conférences à Normale Sup en 1876, professeur à la Sorbonne en 1888, il va plus s'orienter vers les travaux de synthèse que vers l'érudition.

En 1892, Hachette lui commande une Histoire de France des origines à la Révolution, 18 volumes qui paraîtront de 1903 à 1911. La même année, il est élu à l'Académie française. Pendant l'affaire Dreyfus, aspirant à mettre un terme au déchirement de la nation, il milite pour «la réconciliation et l'apaisement», refusant l'opposition entre la justice et l'armée. Directeur de Normale en 1904, Lavisse est donc un républicain modéré, même si Péguy et l'Action française le prennent pour cible. En 1905, ce sexagénaire recru d'honneurs accepte une nouvelle commande : une Histoire de France contemporaine, dont les 9 volumes, retardés par la Grande Guerre, seront publiés entre 1920 et 1922. Comme la série précédente, c'est une œuvre collective.

L'ensemble représente 27 volumes, que les Editions des Equateurs, qui ont déjà réédité l'Histoire de France de Michelet, autre bonze républicain, entreprennent aujourd'hui de remettre à la disposition du public. Pierre Nora, dans sa préface générale, définit ce monument éditorial comme «l'expression indépassable d'un grand moment historique et national, au croisement d'une histoire en train de se faire scientifique et d'une République en train de se faire définitive».

La genèse de l'Histoire de France de Lavisse doit être comprise dans son contexte. D'abord celui du processus intellectuel né avec Mabillon, au XVIIe siècle, et qui a conduit à faire de l'histoire une discipline scientifique. Par ailleurs celui de cette période où, après un siècle de secousses politiques (Révolution, Empire, Restauration, République, Second Empire, République...), l'histoire se donne pour but de donner une cohésion, par l'écriture du «roman national», à un peuple en quête de continuité et de légitimité. L'histoire, explique Nora, «était devenue, du primaire au supérieur, l'instrument principal de formation de la conscience civique et nationale».

Lavisse sera donc un historien à deux étages. Au niveau supérieur, les gros volumes pour adultes. Au niveau inférieur, le manuel scolaire. De 1884 (première édition) jusqu'en 1914, le Petit Lavisse, imprimé à des millions d'exemplaires, enseignera l'histoire de leur pays aux écoliers français, dans une perspective qui dominera jusqu'aux années 1950 : celle d'une aventure collective née avec les Gaulois. Cette vision repose sur des présupposés discutables, mais elle fera consensus, de la gauche à la droite, jusqu'au grand chamboulement apporté par l'école des Annales (qui remettra en question le cadre national comme lieu de l'étude du passé), par le relativisme de Mai 68 et par la repentance postcoloniale.



Dans le Petit Lavisse de 1894 (pour le cours moyen), les règnes d'Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XVI sont traités en 84 pages. Dans un manuel d'aujourd'hui (Histoire géographie, CM 1, cycle 3, Hatier, 2003), la période équivalente représente deux pages. Il reste convenu, au sein de l'Education nationale, de stigmatiser l'histoire à la Lavisse. Est-ce de la nostalgie, pourtant, de regretter le temps où les élèves du primaire possédaient des connaissances en histoire que les bacheliers d'aujourd'hui ne maîtrisent sans doute même pas ?







Histoire de France, d’Ernest Lavisse, Editions des Equateurs, 18 € le volume. L’ensemble représentera 27 volumes, dont la publication, au rythme d’un volume par mois, s’étalera jusqu’en 2011. 
Les deux premiers volumes viennent de paraître : 
1) Tableau de la géographie de la France, par Paul Vidal de La Blache, préface générale de Pierre Nora, présentation de Jean-Yves Guiomar ; 
2) Les Origines, la Gaule indépendante et la Gaule romaine, par Gustave Bloch, présentation de Jean-Louis Brunaux. 
Une reproduction du Petit Lavisse de 1894 est offerte pour l’achat de ces deux premiers volumes.

Kasby
A quoi sert l'orthographe? La syntaxe ça sert , mais l'ortograf? On n'en n'a pas besoin à part pour quelques homonymes comme tente et tante (et encore le contexte devrait suffire). Si vos ne s'expriment pas bien c'est qu'ils n'ont pas compris (ce qui se conçoit bien, s'énonce clairement, etc)
Le 8/10/2009 à 16:28 RépondreAlerter
 
AvatarkoufraDes ouvrages comme ceux d'Ernest Lavisse témoignent d'un goût de la qualité mais aussi d'un authentique respect des élèves, de leur capacité à lire, comprendre et synthétiser. Traiter en 84 pages 4 règnes quand les manuels modernes n'y consacrent que 2 pages montrent que maintenant, il s'agit d'en exiger le moins possible des élèves, le moins d'effort. Je sais, les hyper-modernistes vont me dire que l'on encourage les élèves à poursuivre leurs recherches sur Internet; aux dernières nouvelles, il s'agit plus de pratiquer du copier-coller à partir de sources souvent douteuses d'ailleurs. Et puis en 84 pages, l'auteur faisait aussi un vrai travail d'écrivain, cela était bien écrit. Un manuel de 2009, c'est du charabia.
Pour Kasby. L'étude des matières scientifiques n'exclut pas l'études de matières plus littéraires ou sciences humaines. Faire ses humanités ou être cultivé, ce n'est certainement pas être monotache. Blaise Pascal était un génie des mathématiques mais aussi un grand penseur; cessons d'opposer les compétences. Et quand je corrige certaines copies de mes étudiants scientifiques, je suis affligé de leur incapacité à écrire dans leur langue maternelle : il me faut littéralement déchiffré ce qu'ils ont voulu dire. S'il leur avait fallu au lycée lire plus de deux pages dans leurs manuels d'histoire ou de géographie, peut-être auraient-ils appris un peu mieux le français tel qu'on doit l'écrire.
Le 6/10/2009 à 20:01 RépondreAlerter
 
AvatarKasby84 pages sur l'époque de 4 règnes! C'est disproportionné, ce n'est pas souhaitable de nos jours! Il vaut mieux étudier les disciplines scientifiques, plus actuelles, plus opérantes.
Le 6/10/2009 à 16:06 RépondreAlerter
 
AvatarDominique003001Nous sommes maintenant à l'heure de l'auto-flagellation et de la repentance pour les "crimes" de nos ancêtres. La France n'a commencé à exister qu'en 1789 sous l'effet des "Lumières" dont on se gargarise jusqu'à plus soif (les cathédrales, les châteaux de la Loire, Versailles, Villon, Ronsard, Corneille, Racine, Molière, etc. n'étant sans doute que les fruits de l'obscurantisme). On fête Trafalgar mais pas Austerlitz (merci Chirac). En histoire comme dans les autres matières, l'Education nationale a cessé depuis longtemps d'être l'Instruction publique, on a inventé les "sciences de l'éducation" (sic !) et les quelques enseignants qui résistent sont fustigés par leurs inspecteurs. Pour finir (encore que ...) on en vient à payer les élèves pour qu'ils viennent en cours. Lavisse (et bien d'autres) doit se retourner dans sa tombe.
Le 5/10/2009 à 11:32 RépondreAlerter
 
PiémontHistorien républicain plutôt qu'historien ET républicain, Ernest Lavisse s'est efforcé de réconcilier la discipline historique et les méthodes modernes de recherche. Même si son oeuvre est aujourd'hui datée, même si elle vise à l'évidence un but pédagogique politique à la gloire de la République, rendons-lui le mérite d'avoir contribué à importer d'Allemagne des méthodes de travail et de questionnement des sources. L'affaire n'était pas simple dans la IIIe République, née sur les décombres d'une défaite face à la Prusse, et motivée pendant plus de 40 ans par un désir de revanche, les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges... S'insprirer de ceux qui vous ont humilié, tirer parti de leurs méthodes pour fortifier votre idéal politique et vous préparer à la revanche : loin des tranchées, le triomphe de Lavisse est dans ses livres. Qui osera écrire sa biographie militante ?
Le 3/10/2009 à 05:02 

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Faire adhérer sans argumenter. 

Manuels scolaires et «Voyages extraordinaires» à la fin du XIXe siecle

Dominique Maingueneau
Université Paris XII
(Francia)
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Résumé
Cet article réfléchit sur les processus discursifs qui permettent de susciter l’adhésion à un certaine idéologie sans passer par les voies classiques de l’argumentation où l’on défend une thèse à l’aide d’une érie d’arguments. Cette réflexion s’appuie sur un exemple tiré de la fin du XIX° siècle, où la doxa tenait pour évidente la supériorité de l’Europe occidentale. On y met en relation deux ensembles discursifs: les manuels de l’école laïque et la série des Voyages extraordinaires de Jules Verne. Cette mise en relation permet de construire une formation discursive «plurifocale». A la différence des formations discursives «unifocales» telles que le «discours raciste» ou le «discours patronal», dont les textes sont unifiés à un niveau supérieur par un foyer unique qui les fait converger, les formations discursives «plurifocales» n’impliquent pas que les corpus ainsi associés obéissent à un même système de règles; on préserve donc leur hétérogénéité. Sur ces deux ensembles discursifs l’article met l’accent sur deux ressources majeures: l’interdiscours et la réflexivité. Cette interdiscursivité est appréhendée à deux niveaux complémentaires: à l’intérieur du système des manuels, par l’étayage réciproque des disciplines et l’existence d’invariants sémantiques transversaux, mais aussi entre les manuels et les romans. Quant à la réflexivité, son efficacité tient à ce qu’elle constitue le point aveugle de l’activité énonciative dans laquelle sont engagés les enfants, dans la pratique scolaire comme dans la lecture des romans. Cette idée est illustrée par la figure de la «Sphère» dans laquelle sont enfermés quelques Occidentaux, menacés par une horde de «sauvages».  


Mots clef: idéologie - formation discursive - interdiscours - réflexivité - énonciation.
 
Abstract
This article reflects about discoursive processes that allow to make grow the adherence to a certain ideology without passing by classic ways of argumentation where a thesis is defended with the support of a branch of arguments. This reflection is posed over an example taken from late XIX century, when common sense held as evident the superiority of Western Europe. Two kind of joint speeches will be put in relation: textbooks of lay school and the series of Voyages extraordinaires by Jules Verne. Once this relation is made, it allows to build a «plurifocal» discoursive formation. Differently from «unifocal» discoursive formations such as «racist speech» and «boss’ speech», where texts get united in an upper level by a common space, «plurifocal» discoursive formations only imply that corpora gathered in this way obey to a same rule system; its hetereogeneity is then preserved. The article stress on two main resources: interdiscourse and reflexivity. This interdiscoursivity is retained in two complementary levels: into the textbooks system, by the reciprocal support of subjects and the existence of transversal semantic unvariants, but also between textbooks and novels. Concerning to reflexibility, its efficacity tends to which it makes part of the blind point of enunciative activity in which children are commited, in the scholar practice and when reading novels. This idea is illustrated by the image of «Sphere», where certain Western people are locked, threatened by a mob of «savage people». 
Keywords: ideology - discoursive formation - interdiscourse - reflexivity - enunciation.
 
Resumen
Este artículo reflexiona sobre el proceso discursivo que permite suscitar la adhesión a una cierta ideología sin pasar por los caminos clásicos de la argumentación en los que una tesis es defendida con el apoyo de un conjunto de argumentos. Esta reflexión se apoya sobre un ejemplo tomado de fines del siglo XIX, cuando la doxa consideraba evidente la superioridad de Europa occidental. Se pondrán en relación dos tipos de discurso: los manuales de la escuela laica y la serie de los Viajes extraordinarios de Julio Verne. Esta puesta en relación permite construir una formación discursiva «plurifocal». A diferencia de las unidades discursivas «unifocales»  tales como «discurso racista» y «discurso patronal», en las que los textos se unifican en un nivel superior por un espacio único que los hace converger, las formaciones discursivas «plurifocales» solo implican que los corpus así reunidos obedecen a un mismo sistema de reglas; se preserva así su heterogeneidad. El artículo enfatiza sobre dos recursos principales: la interdiscursividad y la reflexividad. Este interdiscurso está encerrado en dos niveles complementarios: en el interior del sistema de los manuales, por el sostén recíproco de las disciplinas y la existencia de invariantes semánticos transversales, pero también entre los manuales y las novelas. En lo relativo a la reflexividad, su eficacia tiende hacia lo que constituye el punto ciego de la actividad enunciativa a la que se someten los niños, en la práctica escolar o en la lectura de las novelas. Esta idea está ilustrada por la imagen de la «Esfera», en la que algunos occidentales están encerrados, amenazados por una turba de «salvajes».  
 
Palabras clave: ideología - formación discursiva - interdiscurso - reflexividad - enunciación.  
 

L’immense majorité des processus qui permettent de susciter l’adhésion ne sont pas d’ordre argumentatif. Pour les psycho-sociologues ou les spécialistes des multiples formes de «propagande» commerciale ou politique, c’est là une banalité. Même un type de discours qui est communément considéré comme fondamentalement argumentatif, la publicité, emprunte aujourd’hui des voies indirectes: bien souvent, en effet, il ne s’agit pas avant tout d’argumenter en faveur d’un produit, mais de valoriser l’ethos d’une marque, d’imposer la qualité d’une présence.


Encore faut-il s’entendre sur la notion d’argumentation; trivialement, il s’agit par une utilisation appropriée du langage de faire adhérer des individus à une certaine thèse. Mais il est très difficile de circonscrire exactement son champ. On peut en effet la faire intervenir à des niveaux très différents. En simplifiant beaucoup, j’en distinguerai quatre:

1) Le niveau de ce qu’O. Ducrot et J.-C. Anscombre (1983) appellent l’«orientation argumentative», celui des contraintes que chaque proposition fait peser sur ses enchaînements possibles. L’étude de connecteurs «argumentatifs» (or, donc, cependant…) en est la manifestation la plus visible. Avec l’interpénétration de plus en plus profonde du pragmatique et du sémantique dans les processus d’interprétation, cette «orientation» apparaît comme une dimension constitutive du fonctionnement du langage.

2) Celui de l’argumentation qu’on pourrait dire «canonique»; codifiée par la rhétorique antique, elle a constamment fait l’objet d’un enseignement dans de nombreux domaines de la vie sociale. On y analyse des textes ou des parties de textes en termes de thèse défendue et d’arguments échangés sur une «question». A ce niveau, peu importe que, dans la lignée de Perelman et Olbrechts-Tyteca (1958), l’argumentation soit plutôt monologale, ou «pragma-dialectique» (van Eemeren et Grootendorst, 2004), inscrite dans une interaction.

3) Celui de textes qui ont une «dimension argumentative» (Amossy, 2000), sans pour autant se présenter comme des argumentations. Il peut s’agir de genres très divers: «l’article scientifique, le reportage, les informations télévisées, certaines formes de témoignage ou d’autobiographie, le récit de fiction, la lettre amicale, la conversation quotidienne» (Amossy, 2000: 26). Un roman comme Le Dernier jour d’un condamné à mort de V. Hugo, par exemple, a une forte dimension argumentative: il prend position dans un débat de société, il s’interprète aisément comme un plaidoyer contre la peine de mort.

4) Celui de vastes ensembles de textes de divers genres, pour lesquels on parle facilement d’ «idéologie» dans l’usage courant, et de «formation discursive» chez un certain nombre d’analystes du discours, dans la lignée de M. Foucault (1969) ou de M. Pêcheux (Haroche, Henry et Pêcheux, 1971). Il s’agit de faire adhérer un nombre considérable de gens à une certaine vision du monde. Pour de tels ensembles on parle plus volontiers de «propagande», de «conditionnement», d’ «endoctrinement»… que d’argumentation au sens strict. De fait, il s’agit plutôt pour eux de court-circuiter l’argumentation: pour provoquer l’adhésion il est beaucoup plus efficace de construire un univers d’évidences. Une argumentation qui se montrerait comme telle risquerait de donner le sentiment qu’il y a des positions divergentes et qu’il y a matière à débat. 

     C’est ce dernier type de phénomène qui va m’intéresser dans cet article, à travers un exemple emprunté à la société française de la fin du XIXe siècle, mais dont la portée va historiquement bien au-delà. Je voudrais en effet considérer la doxa caractéristique de la fin du XIXe siècle qui tenait pour évidente la supériorité de l’Europe occidentale. Je vais restreindre mon propos à des discours destinés aux petits Français en mettant en relation deux ensembles discursifs: d’une part les manuels de l’école laïque,[1] dont le développement est au cœur de la politique de la III° République, et la célèbre série des Voyages extraordinaires de Jules Verne.

Une formation discursive?
   Un spécialiste de littérature ou un historien trouverait parfaitement normal d’associer les Voyages extraordinaires de Jules Verne et les manuels scolaires qui en sont contemporains, puisqu’il s’agit dans les deux cas de textes didactiques destinés aux enfants. Un analyste du discours, en revanche, peut se demander si c’est là un corpus légitime, dans la mesure où des deux ensembles de textes ne relèvent ni du même type ni du même genre de discours, et ne visent pas la même catégorie de lecteurs.

Dans un travail antérieur (Maingueneau, 2004) j’ai proposé de réserver le terme «formation discursive» à des unités comme «discours colonial», «discours raciste», ou «discours patronal», par exemple, qui sont construites par le chercheur et dont les corpus correspondants peuvent relever des types et des genres de discours les plus divers. Le chercheur peut même y associer des énoncés d’archive et des énoncés qu’il a suscités, par exemple sous forme de tests ou d’entretiens. Mais par la suite il m’est apparu (Maingueneau, 2006, 2011) que cette première caractérisation devait être spécifiée davantage. En effet, les textes de genres et de types divers qui se trouvent réunis dans des unités telles que «discours raciste» ou «discours patronal» sont unifiés à un niveau supérieur par un foyer unique qui les fait converger: quelle que soit leur diversité, ces textes apparaissent comme autant de manifestations d’un racisme ou d’une mentalité patronale qui gouvernent secrètement la parole des locuteurs.

De manière plus large, quand on rassemble dans un même corpus plusieurs ensembles discursifs, on peut a priori procéder de trois manières: 1) effectuer une simple comparaison entre divers sous-corpus indépendants les uns des autres, de façon à mettre en relief telles ou telles de leurs caractéristiques; 2) définir une formation discursive que j’appellerai unifocale, c’est-à-dire dans laquelle les sous-corpus sont gouvernés par un même système de règles; 3) construire une formation discursive plurifocale, qui ne ramène pas les divers sous-corpus au même système de règles, qui préserve leur hétérogénéité.

Le cas (2) peut être illustré par le livre de Michel Foucault Les Mots et les choses (1966), dans lequel l’auteur entend montrer qu’à l’âge classique trois disciplines distinctes («Histoire naturelle», «Analyse des richesses», «Grammaire générale») étaient régies par le même système de règles profondes, en dépit de la différence entre leurs domaines empiriques. La démonstration qu’il y a convergence de ces trois ensembles vers un même foyer constitue d’ailleurs l’aboutissement de la recherche de Foucault.

Pour le cas (3), en revanche, il n’est pas nécessaire de postuler que les sous-corpus sont régis dans leur totalité par un même principe caché, que leur divergence apparente doit être annulée a un niveau supérieur. L’analyste ne rassemble pas des données textuelles qui seraient «représentatives» d’une «réalité» préexistante, mais, en fonction des objectifs sa recherche, il institue souverainement une configuration originale. Une formation discursive plurifocale place ainsi au premier plan les interrogations du chercheur, qui construit une certaine configuration de textes pour répondre aux questions qu’il élabore, au lieu d’attendre que la «réalité» discursive immédiate lui impose ses découpages.

Ce recours aux formations discursives plurifocales est dans la logique des unités «non-topiques» (Maingueneau, 2006) et retrouve l’un des gestes fondamentaux de l’Ecole française d’analyse du discours des années 1960-1970, dont la démarche «analytique» (Maingueneau, 1991: 26) cherchait à construire des réseaux de relations inattendus, en rompant les contraintes imposées par la continuité ou la compacité des textes. Il s’agit ici d’un geste du même ordre, mais a un niveau supérieur, celui du groupement des textes. On ne peut pas se cacher, néanmoins, qu’un tel geste expose à des risques celui qui le pratique: comment être certain que le groupement de textes qu’on effectue n’est pas pur délire? L’analyste se trouve obligé de satisfaire simultanément deux exigences dont la combinaison n’a rien d’évident: d’un côté il doit s’affranchir des découpages préétablis, d’un autre côté ces configurations ne doivent pas être arbitraires, mais permettre d’accroître l’intelligibilité des discours concernés.

En associant des romans de Jules Verne et des manuels scolaires, nous construisons une formation discursive plurifocale. Nous ne raisonnons pas en termes d’influence de l’un sur l’autre –à supposer que cette notion ait un sens déterminé–, nous ne considérons pas non plus que ces deux ensembles discursifs dépendent d’un système de contraintes unique, une idéologie compacte. La distance est grande entre le patriotisme anticlérical de l’école républicaine qui vise un enseignement de masse, et l’anglophilie agnostique de Jules Verne, dont l’entreprise éditoriale vise surtout les enfants de classes aisées, ceux qui fréquentent les lycées. On peut d’ailleurs se demander si cette hétérogénéité n’est pas une des conditions de l’hégémonie du signifiant «Progrès» dans cette conjoncture.

Les manuels de l'école républicaine  
Les manuels scolaires sous la III° République n’ont pas le même statut qu’au début du XXI° siècle. Aujourd'hui l’accès au savoir ne se fait pas seulement à l'école; il passe même de moins en moins par une référence privilégiée au livre. Il n'en allait pas de même à la fin du XIXe siècle dans un pays très largement rural et avec des enfants de milieux populaires, pour lesquels le livre scolaire était chose rare et précieuse et qui n’avait pas de concurrent: ni radio, ni télévision, ni Internet.

En outre, l’école dans laquelle étaient utilisés ces manuels se trouvait au centre d’un grand débat politique, d’une lutte sans merci contre l’enseignement confessionnel, essentiellement catholique. La République venait d’être instaurée et la création d’une école laïque et obligatoire ne faisait qu’un avec elle. Dans cette situation d’urgence idéologique, pour le nouveau pouvoir les manuels devaient légitimer la République dans la conscience des masses: la III° République y apparaissait comme la finalité profonde de l’Histoire.

Dès lors, on comprend que la plupart des études consacrées à ces manuels s’intéressent avant tout à leur doctrine. Après avoir analysé la volonté politique du pouvoir d’inscrire durablement la République dans les consciences, les historiens cherchent à montrer comment celle-ci se «traduit» dans «l’idéologie» qu’ils diffusent. Dans cette perspective, le discours est pensé comme une sorte de véhicule de contenus que l'historien déchiffre en lisant attentivement les livres. Une telle démarche va évidemment à l’encontre d’une démarche d’analyse du discours. Ce qui est ainsi négligé, ce sont les moyens par lesquels une organisation textuelle peut avoir une efficacité idéologique, faire adhérer son public. On fait en effet comme s’il allait de soi que ces textes informent efficacement la conscience des enseignés. Il est vrai que la relation pédagogique et l'institution scolaire elle-même sont des conditions capables d'assurer pour une bonne part l'autorité et la valeur de persuasion de ce qu'elles énoncent, mais ce type d’explication ne suffit évidemment pas.

A mon sens, une bonne part de cette efficacité est due au court-circuitage de l’argumentation, grâce à une mobilisation appropriée de l’interdiscours et de la réflexivité énonciative.

L'étude des manuels montre que les diverses matières enseignées y sont en interaction constante. Et ceci à deux niveaux: 

1) Par des renvois plus ou moins explicites d’une discipline à l’autre: une leçon sur la fabrication du beurre débouche sur un cours d'hygiène; les livres de morale conseillent d'utiliser les livres d'histoire comme un répertoire d'illustrations de telle ou telle vertu (cf. la biographie des «grands hommes»), et ainsi de suite.

2) Par l’existence d’invariants sémantiques transversaux aux diverses disciplines. Par exemple, une analyse de type structural révèle sans difficulté qu’il n'existe pas de discours colonial spécifique, mais que, d'un point de vue sémantique, dans ce corpus le couple Français/colonisé est homologue à d'autres, en particulier ceux que forment Romains et Gaulois, rationalistes et superstitieux, instituteurs et enfants… De la même manière, on peut montrer que la politique de diffusion de la langue française, la politique de construction des voies de communication, la politique coloniale, etc. fonctionnent sur les mêmes schèmes: les divers domaines sont ainsi dans une relation d’étayage réciproque (Maingueneau, 1979). Dans ces conditions, il est vain d’en rester au découpage par disciplines d’enseignement ou de recourir à la distinction traditionnelle entre «sens propre» et «sens figuré». L'élève n'a pas accès à des énoncés disjoints, un énoncé de grammaire et un énoncé de géographie, un énoncé sur les Gaulois et un énoncé sur les instituteurs de la III° République: au-delà de la diversité des domaines abordés, il retrouve à chaque fois les soubassements sémantiques communs à l’ensemble du dispositif idéologique. Chaque énoncé pris individuellement s’appuie sur ceux du même réseau de sens, ce qui contribue ainsi fortement à lui conférer le statut d'une évidence. 

Un autre qui contribue à susciter l’adhésion est que ce discours prend réflexivement appui sur le dispositif d’énonciation scolaire lui-même. L'école est polyvalente. C’est en effet à la fois: 
 
1) Cet espace qui enveloppe concrètement l'enfant, avec ses salles de classe, ses cahiers, ses livres, ses maîtres, ses horaires... 

2) Un lieu produit par les manuels eux-mêmes, qui continuellement, mettent en scène sous des formes multiples la figure de l'école comme le couronnement de la civilisation.

3) La scène d’énonciation didactique à l’intérieur de laquelle est énoncé ce discours même, comme pratique discursive qui associe intimement règles de vie et transmission de connaissances.

Les manuels convergent vers la figure de l'école républicaine, qui est à la fois le lieu où elles trouvent à s’incarner idéalement et la source de toute leur énonciation. Si les manuels disent ce que doit être l'hygiène, ils montrent aussi que les locaux scolaires que construit la République y sont parfaitement conformes ; si l'histoire de la France et celle de l'Humanité sont gouvernées par la loi du «Progrès», l'aboutissement de ce Progrès est l'instauration de l'école gratuite, laïque et obligatoire; si l'enseignement affirme la primauté de la langue française, langue de la Raison et des Lumières, c'est justement par l'école que se trouve imposée cette langue et son bon usage, contre les patois ou les dialectes; si l'enseignement républicain définit l'idéal de l'homme éclairé, c'est la figure de l'instituteur qui l’incarne... A travers son discours, l'école s'engendre ainsi elle-même: Pasteur n'est un grand homme que dans la mesure où, enfant, il a été un écolier modèle.

Cette réflexivité généralisée se reporte sur la scène d’énonciation elle-même: continuellement, les scènes de parole évoquées dans les textes renvoient à la scénographie des manuels scolaires eux-mêmes. Je vais prendre un exemple qui mobilise la figure maternelle.

Dans le Cours régulier de langue française, Cours intermédiaire, Livre du Maître
Lecture. – La chanson de la mère.

Pendant que l’enfant sommeille, j’entends la mère qui chante doucement pour le bercer.

La mère chante, elle dit: «Mon enfant, je ne crains pas la peine, car c’est pour toi que je travaille. Pour toi, je travaillerai le jour, pour toi je travaillerai la nuit.»

La mère chante encore: «Un jour, tu seras grand, mon fils; alors tu seras beau et fort; alors ta mère sera vieille, et toi tu soutiendras ta mère. Dors, mon enfant, dors, cher petit!…» (Hanriot et Huleux, 1900: 244).

Tout doux
Quand j’étais petit, tout petit,
Je dormais dans un petit lit.
Ma mère chantait en cadence :
«Petit mignon, endormez-vous!
Endormez-vous, le berceau danse
Tout doux, tout doux!»


Lorsque je pleurais dans ses bras,
Maman, marchant à petits pas,
Me dorlotait avec tendresse:
«Petit mignon, consolez-vous!
Consolez-vous, on vous caresse
Tout doux, tout doux!»


Quand ses cheveux seront tout blancs,
Quand ses genoux seront tremblants,
– Pauvre mère, aujourd’hui si vive!
C’est moi qui gagnerai des sous
En travaillant pour qu’elle vive
Tout doux, tout doux. (Hanriot et Huleux, 1900: 240)

     Les deux textes décrivent la même scène, qui s’appuie à cette époque sur un interdiscours diffus où il y a glissement permanent entre la mère et la patrie, dont la réversibilité est consacrée par le signifiant mère patrie: «Va, brave enfant, toi qui accomplis à la fois deux grands devoirs, toi qui unis dans un même amour ta mère et ta patrie»,[2] dit un manuel en évoquant la figure de l’enfant Joseph Barra, mort pour avoir crié «Vive la République!». L’énonciation scolaire est l’énonciation d’une mère qui donne sans compter au petit enfant, en attendant que celui-ci lui rende, quand il sera devenu adulte. On part d’évidences premières dans lesquelles l’enfant est immergé: la relation à la mère, la relation scolaire, pour que la seconde se boucle sur la première. Par l’école, la République-Mère donne du savoir et des valeurs à l’enfant, qui devra les lui rendre. Et cela se passe précisément à travers l’activité même dans laquelle se trouve engagé l’enfant: le manuel où figurent ces textes participe de l’énonciation de la mère qui attend la reconnaissance de son enfant. Ici l’argumentation est court-circuitée par une «méta-scénographie» scolaire qui domine chacun des manuels et chaque instituteur. 

Cette boucle qui va de la scène d’énonciation aux contenus se manifeste de manière particulièrement exemplaire dans les livres d’histoire, dont le dernier chapitre ne manque pas de montrer les enfants de l’école républicaine sagement assis dans une classe moderne, image régulièrement associée, par contraste, à celle de l’école d’autrefois, sale, chaotique. On comprend l'efficacité d'un tel discours: au-delà de toute argumentation, l’école est l'évidence première dans laquelle est pris l’enfant, et elle transmue à son tour en évidence un enseignement qui, quand il parle de la nature, de l'histoire, du bien et du mal, en dernière instance parle aussi de l'Ecole elle-même.

La sphère et la horde
La fortune des Voyages extraordinaires participe d’une «scolarisation» généralisée de l’édition française. Si Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, fait fortune avec des livres à visée ostensiblement éducative, de grandes entreprises d’édition (Armand Colin, Hachette, Nathan, Belin, etc.) peuvent se développer grâce à la production massive de manuels pour l’école.

Jules Verne raconte des histoires, mais qui sont censées être au service d’un contrat didactique, préalablement défini par l’éditeur: à travers des voyages fictifs, faire connaître le monde aux enfants. D’une certaine façon, Jules Verne fait l’école. Réciproquement, le discours scolaire est lui-même travaillé en profondeur par la narration, et ceci à deux niveaux:

1) Parce qu’il repose sur un récit, l’histoire de France, qui n’est pas une discipline comme les autres mais la légitimation même de la République française, qui est à la fois le héros, l’énonciateur et le producteur de cette histoire et de l’ensemble du discours scolaire. Le manuel d’histoire n’hésite pas à affirmer lui-même son lien avec la fiction littéraire; sur la couverture du plus célèbre de ces livres, celui d’Ernest Lavisse, on voit ainsi l’image d’un grand-père entouré de jeunes enfants, avec cette légende signée d’Ernest Lavisse : «L’enseignement de l’histoire aux tout petits doit être une suite d’histoires comme en racontent les grands-pères à leurs petits-enfants».[3]

2) Parce qu’il produit quantité de fictions narratives à visée didactique: il suffit de songer au célèbre Tour de la France par deux enfants de G. Bruno (1877), qui s’est vendu à presque 5 millions d’exemplaires et qui contient à son tour de multiples récits. Ce livre phare de l’école républicaine raconte, comme Jules Verne, un voyage à visée encyclopédique, mais en France. De manière plus générale, la métaphore du voyage est constitutive du parcours scolaire. Ce que thématise d’ailleurs clairement le Tour de la France: ses deux héros, Julien et André, sont respectivement un enfant qui entre à l’école primaire et un enfant qui vient d’en sortir.

     Dans les Voyages extraordinaires comme dans les manuels de l’école républicaine, la scène d’énonciation est le point aveugle qui ne cesse de légitimer obliquement le texte qu’elle porte. C’est particulièrement visible dans les romans les plus célèbres, où un petit groupe d’Occidentaux privilégiés voyage dans une boîte mobile, ce qu’on pourrait appeler une Sphère: éléphant mécanique (La maison à vapeur), sous-marin (Vingt mille lieues sous les mers), ballon (Cinq semaines en ballon), radeau (La jangada)… Ce mobile qui parcourt l’espace à décrire constitue un point de réflexion pour l’énonciation romanesque: l’énonciateur et le destinataire invisibles font parcourir les pays à un enfant, la lecture étant cette Sphère ultime qui permet de voyager tout en restant immobile.

Cette Sphère, par son mode d’existence même, suppose une relation de «paratopie» (Maingueneau, 1993), d’inclusion paradoxale dans l’espace qu’elle parcourt. La paratopie est la condition même de toute énonciation littéraire, dès lors que la littérature comme l’écrivain doivent à la fois appartenir et ne pas appartenir au monde et que cette impossible appartenance, obliquement inscrite dans l’intrigue, est le moteur même de l’énonciation littéraire. Le problème est alors de voir comment cette paratopie est gérée à chaque fois. Chez E. Zola, par exemple, des personnages comme le Docteur Pascal, à la fois membre de la famille des Rougon-Macquart et théoricien de leur hérédité (Le Docteur Pascal), ou comme le romancier naturaliste Sandoz (L’Œuvre) sont des points de réflexion de cette paratopie fondamentale qui permet au romancier naturaliste de traverser l’ensemble des milieux sociaux, comme le Nautilus de Vingt mille lieues sous les mers traverse les bancs de poissons et les coraux.

Il arrive que cette Sphère soit menacée par ce qui l’entoure, et plus particulièrement par un ensemble d’humains non-civilisés qui appartiennent à un monde autre, exotique. Il convient en effet de distinguer la relation d’altérité, qui oppose le JE et le TU, le Français à l’Anglais ou l’Allemand, c’est-à-dire des entités placées sur un même plan, et la relation de rupture, celle entre JE-TU et la 3e personne, entre l’Occidental et l’exotique. Que ce soit dans le discours scolaire ou dans les Voyages extraordinaires, l’autre menaçant est caractérisé par deux traits: il est multitude, il est sauvage. Ces deux traits se retrouvent dans le nom «Horde».

On va voir cette Horde en action dans deux épisodes exemplaires. L’un, dans les manuels d’histoire, est l’épisode du Fort de Mazagran; l’autre, chez Jules Verne, est l’attaque du Nautilus par une foule de Papous (chapitre XXII: «La foudre du capitaine Nemo»). La similitude entre les deux situations saute aux yeux. A Mazagran, en Algérie, une petite troupe de soldats français retranchés dans un fort, résiste victorieusement à une foule grouillante d’Arabes, cent fois plus nombreux. Dans Vingt mille lieues sous les mers le Nautilus résiste à l’attaque d’une multitude de sauvages déchaînés. Dans les deux cas, en dépit de la disproportion entre les deux adversaires, la Sphère résiste victorieusement.

     Voici l’image qui illustre cet épisode dans le cours élémentaire de l’Histoire de France de Lavisse:[4] 



 
 Cette image est associée au récit suivant:
Le combat de Mazagran - Pendant cette guerre, il y eut bien des batailles. L'Algérie est habitée par des Arabes qui sont des soldats très braves. Une des plus célèbres batailles fut celle de Mazagran. Cent vingt-trois français occupèrent un fort qui portait ce nom. Ils y furent attaqués par les Arabes. L'image vous montre des Arabes qui arrivent au grand galop de leurs chevaux. Ils sont vêtus d'un manteau blanc, qu'on appelle un burnous. Vous en voyez qui tirent des coups de fusil vers le haut du mur. Nos soldats répondent. Derrière les Arabes que vous voyez, d'autres arrivèrent. Ils furent bientôt douze mille.
Pendant trois jours, ils demeurèrent autour de Mazagran. Ils essayèrent de grimper à des échelles pour atteindre le haut du mur. Mais nos soldats les repoussaient à coups de crosse. Les douze mille Arabes virent qu'ils ne viendraient jamais à bout des cent vingt-trois Français, et ils s'en allèrent. Dans toute la France, on parla du combat de Mazagran. Tout le monde fut fier de la vaillance de nos soldats. (L’italique est de Lavisse)

      Communément, on considère que dans un iconotexte, c’est-à-dire un texte qui associe du verbal et de l’iconique, l’image converge sémantiquement avec le texte verbal. Mais il est préférable aborder le problème en termes d’ajustement sémantique réciproque, d’interaction. En effet, le récit libère des possibles interprétatifs incontrôlables, que l’image permet précisément de canaliser; de son côté, l’image libère aussi des possibles que le récit verbalisé permet de canaliser dans une direction idéologiquement plus appropriée. Au lieu de chercher à suturer les interprétations indésirables en restant à l’intérieur du même domaine sémiotique (le texte ou l’image) –entreprise de toute façon vouée à l’échec– le livre s’arrange pour que l’autre versant de l’iconotexte ferme les ouvertures indésirables.

La section intitulée «Le combat de Mazagran» est symétrique d’une autre, intitulée «Une école en Algérie», illustrée aussi par une image parfaitement symétrique, qui met en relation les mêmes actants: «Français» et «Arabes».



Le grouillement de la Horde sur la page de gauche témoigne d’un désordre social et psychique profond, qui se trouve contesté à la fois par l’énoncé et par l’énonciation du manuel: l’Ordre se donne à voir dans la parfaite géométrie de la mise en page comme dans la représentation d’une école exemplaire en Algérie: distribution paisible et symétrique des enfants, Français et Arabes, immobiles dans une classe elle-même ordonnée selon des principes géométriques où les paysages sont enfermés dans de grands cadres. La lecture de gauche à droite exprime dans un raccourci saisissant le Progrès: avant l’intervention de la République il y a la sauvagerie, après il y a l’Ordre incarné dans une école qui réfléchit celle-là même où on utilise ce manuel d’histoire.

Si l’on observe plus attentivement l’image, on note que les Arabes disposent des mêmes armes que les Français et que le fort de Mazagran est manifestement d’architecture indigène. Cela va dans le sens d’un affaiblissement de la frontière entre les deux actants du combat. Ce sont avant tout la bravoure et l’organisation qui font la supériorité des Français.

En revanche, dans l’épisode de l’attaque du Nautilus on n’a pas affaire à des Arabes, mais à des populations exotiques, plus éloignées de l’Occidental. Pour la doxa de l’époque, l’Arabe se situe en effet entre le sauvage et l’Occidental. Cette différence est soulignée par exemple par le philosophe Jules Payot, qui écrit dans un Cours de morale destiné aux instituteurs de l’école républicaine :

Nos lointains ancêtres, et de nos jours les tribus sauvages (Nègres, Peaux-Rouges), ainsi que les peuples peu civilisés (Arabes) étaient ou sont capables d’efforts violents, comme ceux que demandent la guerre et la chasse. Seulement, nous l’avons vu, ils avaient et ils ont horreur de l’effort d’attention qui dure. (1904: 82; c’est nous qui soulignons).

     Dans le cas du Nautilus, la frontière entre les deux protagonistes est même posée comme maximale, comme le montre la première prise de contact, qui rabat le «sauvage» sur le «singe» :

Levés tous les trois, le fusil à l’épaule, nous étions prêtes à répondre à toute attaque.
«Sont-ce des singes?» s’écria Ned Land.
-A peu près, répondit Conseil, ce sont des sauvages.
«Au canot!» dis-je en me dirigeant vers la mer. (1871: 253)


     Le commentaire de Jules Verne se fait alors tout naturellement ethnographique; le choix de la dénomination de «Papoua», au lieu de «Papou» est révélateur :


Les indigènes étaient toujours là, plus nombreux que la veille – cinq ou six cents peut-être. Quelques-uns, profitant de la marée basse, s’étaient avancés sur les têtes des coraux, à moins de deux encablures du Nautilus. Je les distinguai facilement. C’étaient bien de véritables Papouas, à taille athlétique, hommes de belle race, au front large et élevé, au nez gros mais on épaté, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupé et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvages étaient généralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillées, des hanches au genou, d’une véritable crinoline d’herbes que soutenait une ceinture végétale. Certains chefs avaient orné leur cou d’un croissant et de colliers de verroterie rouges et blanches. Presque tous, armés d’arcs, de flèches et de boucliers, portaient à leur épaule une sorte de filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.
Un de ces chefs, assez rapproché du Nautilus, l’examinait avec attention. Ce devait être un «mado» de haut rang, car il se drapait dans une natte en feuilles de bananier, dentelée sur ses bords et relevée d’éclatantes couleurs. (1871: 256)

L’indigène se trouve ainsi pris dans la même logique descriptive que les poissons ou les paysages: il fait partie du monde à explorer. Il y a ici renvoi à un savoir ethnographique préconstruit. Par exemple, le «bien» («c’étaient bien de véritables…») qui suppose la coïncidence avec un énoncé déjà validé, le «véritable» qui renvoie à une connaissance du centre de la notion. La désignation entre guillemets «mado» assorti de la modalisation «ça devait être» implique lui aussi un savoir déjà constitué. Quant a l’énoncé introduit par «car» («car il se drapait…»), il prend une valeur justificative en s’appuyant sur un savoir établi. Il en va de même pour le «ces» («ces pierres arrondies…»), dont la déixis mémorielle implique une connivence avec le lecteur.

Cette distance extrême entre les deux protagonistes se manifeste avec force dans la troisième et dernière image du chapitre, qui montre comment la Sphère a été défendue avec succès par les habitants du Nautilus: à la différence de ce qui se passait entre Arabes et Français, la victoire n’exige même pas de combat. Avec Jules Verne c’est le câble électrique, quelque chose qui pour les Papous est de l’ordre de la magie, qui tient lieu d’arme; comme le montre le titre du chapitre, qui assimile implicitement Némo à Zeus. L’image souligne le contraste entre l’immobilité des Occidentaux, qui n’ont même pas d’armes ou d’instruments de défense, et l’indigène armé d’une hache inutile et animé de mouvements grotesques. 



 
  Cette relation entre la Sphère et la Horde se retrouve dans un contexte très différent, aux USA, dans la culture populaire, à travers un motif comme l’attaque de la diligence par les Indiens, qui va devenir un thème privilégié du western. Avant même le développement de ce genre cinématographique, à l’époque de Jules Verne et de l’école républicaine, entre 1882 et 1912, le spectacle de Buffalo Bill (Buffalo Bill’s Wild West) va le populariser largement. Voici une affiche de 1885, qui met en scène une de ces scènes exemplaires, digne pendant de l’attaque du fort de Mazagran. 


 


     Le spectacle de Buffalo Bill est venu en France à deux reprises. Lors de sa première tournée, en 1889, il ne s'est produit qu'à Paris, Lyon et Marseille. En 1905, lors de son second passage dans l'hexagone, le spectacle -qui retraçait la conquête de l'Ouest américain- a été présenté dans 120 villes françaises. Nul doute que les spectateurs français ont retrouvé là des images qui leur étaient familières.

Conclusion
   Nous sommes partis d’une interrogation sur le pouvoir qu’ont les ensembles discursifs de susciter l’adhésion, bien au-delà des procédures de l’argumentation canonique. Au lieu de considérer un tel pouvoir comme allant de soi, nous avons cherché à comprendre, à partir d’une formation discursive «plurifocale», certains de ses ressorts. A travers les deux groupes de textes que nous avons mis en relation, les manuels scolaires de l’école républicaine et la série des Voyages extraordinaires de Jules Verne, nous avons pu mettre l’accent sur deux ressources majeures: l’interdiscours et la réflexivité. Nous avons appréhendé cette interdiscursivité à deux niveaux complémentaires: à l’intérieur du système que forment les manuels, par l’étayage réciproque des disciplines et l’existence d’invariants sémantiques transversaux, mais aussi entre les manuels et les romans, bien qu’ils soient situés dans des zones différentes de l’univers discursif. En ce qui concerne la réflexivité, son efficacité tient à ce qu’elle constitue le point aveugle de l’activité énonciative dans laquelle sont engagés les enfants, que ce soit dans la pratique scolaire ou dans la lecture. Chez Jules Verne, cette réflexivité s’inscrit au cœur de l’intrigue, à travers la Sphère qui est la condition même de l’intrigue et de sa lecture. L’épisode critique de l’attaque de la Sphère par la Horde, au-delà, de son intérêt dramatique, met en évidence ce qui soutient tacitement l’ensemble du dispositif, condition d’une colonisation qui permet précisément d’éliminer ce qui rend possible l’existence de telles Hordes.


Bibliographie 

AMOSSY, R. (2000); L’Argumentation dans le discours, Paris: Nathan.
ANSCOMBRE, J.-C. et DUCROT, O. (1983); L’Argumentation dans la langue, Liège: Mardaga.
BRUNO, G. (1877); Le Tour de la France par deux enfants, Paris: Belin.
EEMEREN, F.H. VAN et GROOTENDORST, R. (2004); A systematic theory of argumentation: The pragma-dialectical approach. Cambridge: Cambridge University Press.
FOUCAULT, M. (1966); Les Mots et les choses, Paris: Gallimard.
—— (1969); L’Archéologie du savoir, Paris: Gallimard.
HANRIOT, E. et HULEUX E. (1900); Cours régulier de langue française, Cours intermédiaire, Livre du Maître, Paris: Alcide Picard et Kaan.
HAROCHE, C.; HENRY, P. et PECHEUX, M. (1971); “La Sémantique et la coupure saussurienne: langue, langage, discours”, dans Langages, 24, pp. 93-106.
—— (2011); “Pertinence de la notion de formation discursive en analyse du discours”, dans Langage et Société, en presse.
LAVISSE, E. ; Histoire de France, Cours élémentaire, Paris: Armand Colin.
MAINGUENEAU, D. (2004); “L'analyse du discours et ses frontières”, dans Marges linguistiques (revue électronique), 9, pp. 64-75. (Repris dans
www.revue-texto.net/19962007/marges/marges/Documents%20Site%206/doc0227_maingueneau_d/0227_maingueneau_d.pdf ).
—— (1979); Les livres d’école de la République. Discours et idéologie, Paris: Le Sycomore.
—— (1991); L’Analyse du discours. Introduction aux lectures de l’archive, Paris: Hachette.
—— (1993); Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris: Dunod.
MOY, L. (1895); La Première année de récitation. Résumés, Morale, Maximes, Notes, Paris: Armand Colin.
PAYOT, J. ; Cours de morale, Paris: Armand Colin.
PERELMAN, CH. et OLBRECHTS-TYTECA, L. (1958); Traité de l'argumentation: La nouvelle rhétorique, Paris: Presses Universitaires de France.
VERNE, J. (1871); Vingt mille lieues sous les mers, Paris: Hetzel.
Recibido:13/02/2011 | Aceptado: 07/03/2011


  source : http://www.revistaretor.org/articulo-maingueneau.html



[1]] J’ai consacré un ouvrage à cette question (Maingueneau, 1979).
[2] Texte de Guyau, cité par Moy (1895: 63).
[3] Je consulte une réédition de 1939.
[4] Nous consultons l’édition de 1913.


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Lundi 14 mars 2011
  par Mickaël BERTRAND, blog Histoire, Mémoire et Société

Les parutions de ce début d’année 2011 confirment l’intérêt grandissant du fait mémoriel en histoire… et confirment surtout l’intérêt intellectuel d’une telle approche dans le renouvellement de notre lecture du passé.
 
Le récit national pour nos enfants : une histoire en miettes
Ernest Lavisse
Portrait d'Ernest Lavisse
Depuis les années 1980 et l’édition des Lieux de Mémoire dirigée par Pierre Nora, il était généralement admis qu’une sorte de « mythe national » avait été inculqué à nos enfants. Les contributeurs le rappellent à plusieurs reprises dans l’immense somme que constitue cette œuvre magistrale, mais c’est Pierre Nora lui-même qui se charge d’un chapitre sur « Lavisse, instituteur national » dans lequel il qualifie son célèbre manuel d’ « Evangile républicain ». En 1884 déjà, Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire, encensait l’ouvrage dans une lettre à son auteur : « Le voilà, le petit livre d’histoire vraiment national et vraiment libéral que nous demandions pour être un instrument d’éducation, voire même d’éducation morale ! ». 
  

 
Le Petit Lavisse
Couverture du manuel Lavisse. Cliquez sur l'image pour lire l'ouvrage sur Gallica.
 Depuis cette époque, nous pensons parfois avec fierté et orgueil être protégés de la tentation d’une participation à l’écriture du « roman national » (au sens d’une lecture idéalisée et nationalisée de l’histoire de France). Ayant décelés les dérives de la IIIe République, nous en serions vaccinés. Pour ma part, je préfère laisser à nos successeurs le soin de relire avec le recul nécessaire l’histoire que nous apprenons à nos enfants dans l’école de la République au XXIe siècle. Leurs critiques seront peut-être encore plus virulentes que les nôtres pour le XIXe siècle…
D’autant plus qu’une étude récente menée par Annie BRUTER (à écouter sur ce site) démonte en partie nos certitudes un peu schématiques sur l’apparition de ce « roman national ». A l’occasion d’un séminaire international sur l’enseignement de l’histoire de France avant la IIIe République à l’Institut national de recherche pédagogique, elle montre notamment que ni la Révolution française, ni la IIIe République n’a inscrit l’histoire de France au programme de l’école primaire mais que cet enseignement est une réalisation… du Second Empire ! (plus exactement, une loi est adoptée en ce sens le 10 avril 1867). Il convient donc de relativiser notre lecture téléologique d’un enseignement du « roman national » dont la généalogie reposerait d’abord sur la Révolution, puis sur la IIIe République par l’intermédiaire de ces célèbres hussards noirs de la République. L’usage d’une chronologie plus fine nous permet de remettre partiellement en question la construction du mythe mémoriel.
L’étude d’Olivier Loubes dans l’Histoire (coll n° 44, juillet-sept 2009) avait d’ailleurs déjà partiellement esquissé cette hypothèse en faisant remarquer que le « Petit Lavisse », s’il demeure un best-seller sur le temps long, n’en a pas moins connu des évolutions non-négligeables dans son contenu durant les décennies de son succès.
Le mythe du « roman national » se fissure donc de plus en plus.
 
Mémoire et idées reçues sur la résistance
Le chagrin et le venin
Pierre LABORIE, Le chagrin et le venin
On retrouve Olivier Loubes dans l’Histoire du mois de mars 2011 pour nous proposer cette fois-ci un compte-rendu du dernier ouvrage de Pierre Laborie : Le chagrin et le Venin ; La France sous l’occupation, mémoire et idées reçues (Bayard, 2011, 360 p.).
 

 
Je ne m’écarterai guère de son propos lorsqu’il nous explique que Pierre Laborie livre « une magistrale leçon d’histoire sur la mémoire de la France sous Vichy, sur la résistance et les comportements en temps de guerre et sur les conséquences politiques de l’identification actuelle des français à la veulerie supposée de leurs pères ».
On pensait avoir fait le tour de la question avec Henri Rousso ; on s’aperçoit qu’il n’en est rien, que l’on n’a pas encore débusqué tous les usages idéologiques de la mémoire, que le chagrin distille encore efficacement le venin.
La plume de Pierre Laborie est efficace. Elle assène quelques coups ciblés. Elle ajoute surtout un nouveau bataillon dans la guerre des mémoires de la Seconde Guerre mondiale dont personne ne semble vouloir signer l’armistice.
Cette étude doit donc être lue comme un manifeste : celui d’une histoire parmi les mémoires.
 

La fabrique de l’histoire au prisme de la mémoire
La préhistoire n’est pas en reste dans cette relecture des constructions mémorielles. L’ouvrage dirigé par Sophie Archambault de Beaune, Ecrire le passé : la fabrique de la Préhistoire et de l’Histoire à travers les siècles (CNRS éditions, 2010, 425 pages, 29 euros) apporte une solide contribution à ces réflexions restées jusqu’alors très minoritaires dans ce champ historiographique.
 
Ecrire le passé
Sophie A. de Beaune, Ecrire le passé
 
Réunis à l’occasion d’un colloque organisé en 2008 à l’Université Jean Moulin – Lyon III, les différents contributeurs de cet ouvrage montrent comment la préhistoire, et notamment les découvertes archéologiques, ont pu aussi faire l’objet d’une lecture mémorielle non pas seulement à l’époque contemporaine, mais sur le temps long.
Une trentaine d’articles se succèdent et sont autant d’exemples d’utilisations politiques, idéologiques et identitaires de la préhistoire et de ses sources.
Véronique Grandpierre nous en fournit un bon compte-rendu sur le site des Clionautes. Elle cite par exemple ces historiens soviétiques qui présentaient les actions des pirates (latrones) de l’Afrique romaine des IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ à la lumière de la lutte de classe, et en faisait du brigandage social. Elle évoque également cette cérémonie organisée en août 1942 et en présence de Philippe Pétain au cours de laquelle des mottes de terres prélevées aux quatre coins de la France dans des lieux chargés de symboles (le bûcher présumé de Jeanne d’Arc, l’île de Sainte-Hélène…) ont été placés sous le monument de Vercingétorix à Gergovie.
Dépassant les frontières chronologiques et territoriales, les contributions rassemblées dans cet ouvrage permettent également d’appréhender quelques grandes lignes d’une histoire mémorielle qui reste à écrire : ainsi, dès le XIIe siècle, le moine Sigebert réussit à présenter l’antique ville de Metz comme l’égale des grandes cités romaines. Plus tard, certains archéologues et historiens de l’art se sont mis au service du nazisme pendant la Seconde Guerre Mondiale afin de justifier l’annexion de la Moselle en cherchant à prouver l’ancienneté du peuplement germanique et le caractère intrinsèquement allemand du patrimoine mosellan.
Enfin, il faut noter la qualité du propos introductif de Sophie Archambault de Beaune qui, en toute modestie, replace ce projet éditorial dans son contexte historique sans toutefois être dupe des pesanteurs de son époque : « À l’heure où il est question des projets de réforme qui voudraient faire de l’histoire une discipline facultative pour l’enseignement du secondaire, il est urgent de rappeler qu’elle ne se caractérise pas seulement par une accumulation de savoirs que d’aucuns jugent plus ou moins inutiles, mais qu’elle peut aussi être un instrument de pouvoir »… à méditer !
 
Le vol de l’histoire par la mémoire européenne
Il faut en revanche être très âgé et avoir un sacré tempérament pour se permettre un livre comme celui que vient de commettre Jack Goody : Le vol de l’histoire, Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde (traduction française de Fabienne Durand-Bogaert, NRF Essais, Gallimard, 2010).
 
Le vol de l'histoire
Jack GOODY, Le vol de l'histoire
L’anthropologue âgé de 91 ans et professeur à l’université de Cambridge s’offre le luxe de relire les grands penseurs du XIXe et du XXe tels que Fernand Braudel, Norbert Elias ou encore Moses Finley pour leur reprocher une lecture du monde trop européo-centrée.
 
Ainsi, selon lui, l’historiographie française et européenne aurait imposé sa lecture de l’histoire et sa périodisation en omettant plus ou moins volontairement le reste de la planète. Le lecteur outragé apprendra donc qu’Athènes n’aurait pas été seule à inventer la démocratie et la liberté, ou encore que l’essor du féodalisme serait bien postérieur à l’essor de la « guerre équestre », apportée de longue date par les migrations asiatiques à travers les steppes.
Il faut avoir le cœur bien accroché pour se plonger dans ce livre qui déracine autant l’horizon que les certitudes. Dommage cependant qu’il faille attendre 91 ans pour oser se permettre la provocation…
 
A la lecture de ces ouvrages, et de dizaines d’autres à paraître en 2011, on s’aperçoit donc que la perspective mémorielle évolue progressivement. Elle n’est plus celle d’un Jacques Le Goff s’interrogeant sur les images successives d’un Saint Louis chevauchant les siècles de son aura biographique. De plus en plus, la mémoire permet de revenir sur l’histoire, de la relire, voire de la corriger. Nouveau paradigme ou simple mode ? Seule l’histoire justement nous permettra de savoir si la mémoire réussira à ramasser ses miettes.
 

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