L’ENSEIGNEMENT
DE L’HISTOIRE
Dans cette étude de l’Histoire, nous
envisagerons l’historique, l’utilité de l’Histoire, la méthode à employer pour
l’enseigner, les programmes et l’emploi du temps. Nous insisterons surtout sur
la partie la plus importante : la façon d’enseigner l’Histoire.
I - HISTORIQUE
Avant la loi de 1833, on n’avait jamais parlé
d’Histoire dans les écoles. Louis XIV dit que les jeunes gens de son époque
ignorent l’Histoire de France, et Rollin avoue, avec humiliation, qu’il ne la
connaît pas non plus.
Les Conventionnels avaient voulu réorganiser
l’enseignement ; c’était une œuvre utile et considérable, qu’ils n’eurent pas
le temps de mettre en pratique, mais, dans leur plan d’études, ils ne
mentionnaient pas d’Histoire. Ils voulaient supprimer l’histoire de l’Ancien
Régime, et n’enseigner que celle de la Révolution, et des peuples libres, qui
devait servir à l’éducation des jeunes citoyens. C’était une grave erreur, de
vouloir laisser dans l’oubli toute la période de l’histoire avant 1789.
Il n’est plus question de l’Histoire sous
l’Empire. Lire, écrire, chiffrer, voilà ce que l’on demandait aux maîtres en
1808.
Il faut arriver à la loi de 1833 (loi GUIZOT), qui a fait
beaucoup pour l’enseignement, pour voir la Géographie et l’Histoire de France
parmi les matières obligatoires dans l’enseignement primaire supérieur.
En 1834, on décrète que l’enseignement de
l’Histoire et de la Géographie sera donné aux élèves les plus avancés des
écoles primaires élémentaires.
En 1850, on ne mentionne l’Histoire et la
Géographie que comme matières facultatives.
Avec la loi
de Victor DURUY du 10
Avril 1867, l’Histoire et la Géographie prennent rang parmi les matières
obligatoires.
C’est une loi de 1882[1] qui a
fait occuper à l’Histoire la place qu’elle a aujourd’hui.
II - L’HISTOIRE ET L’EDUCATION INTELLECTUELLE
L’Histoire contribue à l’éducation intellectuelle.
Elle éveille l’attention : l’enfant aime les histoires, surtout les histoires
arrivées.
Elle concourt à la culture de l’imagination : il en faut pour se
représenter les temps éloignés.
Elle exerce la mémoire.
Elle agrandit
le domaine de la pensée : " L’enfant ne sera plus contraint et
amoncelé en lui " (Montaigne).
Extrait du manuel d'histoire Lavisse |
III - L’HISTOIRE ET L’EDUCATION MORALE
L’Histoire renferme des modèles, elle offre de nombreux exemples d’héroïsme, de dévouement.
Certainement, elle n’a pas que des spectacles moraux, mais, d’un évènement immoral, nous sortirons une leçon de morale, et exercerons ainsi le
jugement de nos élèves. Les fameux exemples d’intolérance viendront à l’appui
de nos leçons de morale sur la tolérance.
IV - L’HISTOIRE ET L’EDUCATION CIVIQUE
L’enseignement de l’Histoire concourt encore
à l’éducation nationale des élèves. L’enfant qui connaît bien sa patrie l’aime
davantage.
De plus, il établit une comparaison entre le
présent (l’histoire contemporaine) et le passé.
Et cela lui donne une leçon de civisme.
V - DANS QUEL ESPRIT ENSEIGNER L’HISTOIRE ?
Nous abordons maintenant la partie la plus
importante de notre développement : la façon d’enseigner l’Histoire. Il n’était
pas pourtant mauvais de montrer son utilité. Cet enseignement est fort
difficile. Dans quel esprit faut-il faire ? Il faut enseigner l’Histoire avec impartialité et vérité.
Nous ne devons pas dénigrer le passé au
profit du présent ; le passé a eu aussi son utilité. Lorsqu’il nous faut juger des actions passées, nous devons nous
reporter à l’esprit du temps, ne pas les juger à notre point de vue : nous
risquerions d’être injustes. Ainsi, dans son nouveau cours d’Histoire, M. Lavisse
raconte que Charlemagne "fit un jour couper la tête à des centaines et des
centaines de Saxons". Puis, l’auteur ajoute : "Il n’était pourtant
pas méchant, mais, dans ce temps-là, les hommes faisaient des choses qui nous
paraissent aujourd’hui atroces".
VI - LES METHODES
Il y a deux
méthodes pour enseigner l’Histoire.
a) Une méthode brillante : c’est
l’exposé de la leçon par le maître. Cette méthode nécessite une sérieuse
préparation, et il est souvent fort difficile à un maître de consacrer un temps
assez long à préparer une leçon ; de plus, cette méthode brillante demande un
certain talent de parole, et une science historique très approfondie.
La leçon modèle de M. Lavisse sur la
Féodalité est fort bien faite, fort bien conduite, mais elle a un inconvénient
: elle n’est suivie d’aucun résumé, ni compte-rendu, elle ne doit pas laisser
grand chose dans l’esprit des élèves.
b) Rôle du livre : M.
l’Inspecteur nous conseille la deuxième méthode, beaucoup plus solide, qui
consiste à se servir du livre. Le livre est d’ailleurs indispensable pour les
révisions.
Au moment de la leçon, les élèves ouvrent
leur livre, puis le maître fait lire, à un ou plusieurs enfants, la leçon. Il
donne les explications nécessaires, et n’oublie pas d’envoyer un autre enfant
montrer à la carte, s’il y a lieu, les villes, les pays dont il est question.
L’élève apprendra ensuite cette leçon fort facilement, car il retrouvera les
explications données par le maître, au lieu qu’il y aurait un inconvénient
sérieux à ce que la leçon faite en classe ne concorde pas avec celle que
l’enfant doit étudier, cela le dérouterait.
Cette méthode est celle qui donne le plus de
résultats, et elle demande moins de préparation que la première.
VII - LES REVISIONS
Pour
mieux graver les connaissances historiques, il faut faire de fréquentes
révisions. On révise dès qu’un siècle
est achevé, qu’une période importante est terminée, à la fin d’une quinzaine,
d’un mois, d’un trimestre, de l’année.
Nous ne devons pas oublier, pour jalonner
l’Histoire, de faire apprendre aux enfants un petit bagage de dates.
La méthode des graphiques (= frises)[2] permet
de mettre en relief les faits importants de l’Histoire. Ils frappent la vue des
élèves, et les faits se gravent mieux dans la mémoire. Le maître les dessine au
tableau noir. Il trace une ligne horizontale, ou verticale, plutôt inclinée,
assez semblable au cours d’un fleuve, car les années coulent aussi ! Sur cette
ligne, on figure des siècles par de petits traits verticaux, et, dans chaque
siècle, on place les évènements saillants.
VIII- LES PROGRAMMES
Les programmes officiels prescrivent :
a) Section enfantine : Anecdotes
tirées de l’Histoire nationale, contes, récits de voyage. Explications
d’images.
b) Cours élémentaire : Récits et entretiens familiers sur les plus grands
personnages et les faits principaux de l’Histoire nationale, jusqu’à la fin de
la Guerre de Cent ans.
c) Cours moyen : Cours élémentaire d’Histoire
de France, insistant exclusivement sur les faits essentiels, depuis la fin de
la Guerre de Cent ans.
Remarques
1) Le rôle de l'image chez les plus petits :
A la section enfantine et au cours
élémentaire, l’enseignement de l’Histoire consiste en récits et entretiens
familiers. Il faut se servir beaucoup de l’image ; d’ailleurs, les livres
d’Histoire à l’usage des jeunes enfants sont très illustrés : l’image y occupe
beaucoup plus de place que la matière historique.
2) Enseignement juxtaposé ou concentrique ?
Le programme d’Histoire du Cours
élémentaire va jusqu’à la fin de la Guerre de Cent ans. Celui du Cours moyen
commence où s’arrête celui du Cours élémentaire. C’est donc un enseignement juxtaposé, ce qui est en contradiction
avec les faits. L’enfant qui quitte le cours élémentaire ignore l’Histoire qui
suit le Moyen Age.
Dans les cours d’Histoire, on fait
l’enseignement concentrique : on
étudie toute l’Histoire au cours élémentaire, et aussi toute l’Histoire au
cours moyen.
Doit-on faire l’enseignement de l’Histoire
concentrique ou juxtaposé ? Le cours élémentaire est un cours d’initiation : on
y commence une étude que l’on doit continuer au cours moyen. Dans son dernier
livre, M. Prévost exprime une idée analogue : " On doit enseigner aux enfants
la même chose tout le temps". Si nous faisons l’enseignement concentrique, nous complèterons au cours moyen les
notions données au cours élémentaire, nous les préciserons ; elles se fixeront
d’une façon plus durable dans l’esprit de nos élèves. C’est donc cet enseignement
le meilleur que nous ferons.
La première leçon d’Histoire au cours
élémentaire sera destinée à donner à nos élèves une notion du temps, afin
qu’ils puissent ramener à une époque lointaine les évènements dont on lui
parlera. On fera une ligne depuis l’année 1 jusqu’à l’année 1912. Mais les
enfants ne devront pas ignorer qu’avant l’an 1, il y avait aussi des hommes sur
terre. Sur cette ligne, nous placerons les évènements intéressant l’enfant : sa
naissance, etc. Il se rendra compte ainsi du temps écoulé avant ces dates, et
pourra y replacer les faits historiques.
Nous ne devons pas être trop ambitieux dans
la matière historique à enseigner à nos élèves. J. Simon ne voulait que 50
pages d’Histoire, M. Prévost n’en veut que 30. Si nous voulons trop apprendre à
nos élèves, nous n’aurons pas le temps de réviser
; si, au contraire, notre cours n’est pas trop ambitieux, nous pourrons mieux
le parcourir.
Nous simplifierons, autant que possible, à
l’exemple de M. Lavisse, qui dit dans la préface de son nouveau livre : "
J’ai entièrement refait et considérablement simplifié mon cours d’Histoire. Des
faits et des noms ont disparu : il en est qu’on s’étonnera de ne pas retrouver,
mais je n’en ai pas sacrifié un sans réfléchir ".
IX - EMPLOI DU TEMPS
On peut consacrer à l’enseignement de
l’Histoire trois leçons par semaine,
cela fait 90 leçons environ pour l’année.
La durée de la leçon ne doit pas dépasser 20 minutes au cours élémentaire ; au
cours moyen, elle peut aller de 30 à 40 minutes, car il faut prendre le temps de
faire réciter les enfants.
Conclusions
1) L’Histoire est
un enseignement important.
- Au point de vue intellectuel, elle éveille l’attention, exerce l’imagination, la
mémoire, le jugement et la réflexion, en même temps qu’elle agrandit le domaine
de la pensée chez l’enfant.
- Au point de vue moral, elle donne le sens de la solidarité, présente de
nombreux exemples d’héroïsme à imiter, apprend la tolérance.
- Au point de vue national et civique, elle offre des leçons de patriotisme, et commence
l’éducation du futur citoyen.
2) L’Histoire
devra être enseignée avec le plus grand esprit d’impartialité, et avec le
respect le plus scrupuleux de la vérité. Elle ne servira aucun intérêt de
parti.
3) Au point de vue
de la méthode, il est recommandé de se servir le plus possible d’un bon manuel.
Les révisions seront fréquentes.
On tracera des
graphiques qui donneront aux enfants l’idée du temps. Une série de dates
importantes devra être apprise par cœur.
4) Les programmes
officiels pour les cours élémentaire et moyen sont fragmentés. Pour des raisons
pédagogiques et pratiques, il semble que les cours concentriques soient à
recommander.
5) L’emploi du
temps devra prévoir trois leçons par semaine de 20 minutes au C.E. et de 40
minutes au C.M., soit environ 90 leçons, entre lesquelles on répartira la
matière de l’enseignement historique, qu’on simplifiera autant qu’on le pourra.
6) L’Histoire
locale, servira mieux à faire aimer le sol natal. Elle rendra l’Histoire
nationale plus concrète, et partant, plus intelligible, en même temps plus
intéressante. On fera, non un cours régulier d’Histoire locale, mais on
adaptera les documents de l’histoire locale aux différentes leçons de
l’histoire de France.
Une Commission est
nommée dans chaque canton pour centraliser les documents que les maîtres et
maîtresses trouveront dans leurs communes respectives.
M. CABOIS - Inspecteur du Primaire
Conférence pédagogique du 18/10/1912
LES CONFERENCES PEDAGOGIQUES SUR LE SITE DE M. MEZAILLE, INSTITUTEUR :
18/10/1905: l'esprit d'observation
ou ici sur le blog : L'esprit d'observation
18/10/1906: la lecture expressive
ou ici sur le blog : La lecture expressive
18/10/1906: sylviculture et pastoralisme
18/10/1907: l'action éducative et morale
12/10/1909: la composition française
ou ici sur le blog : La composition française
18/10/1910: le calcul mental
ou ici sur le blog : Le calcul mental
18/10/1911: les sciences physico-naturelles
18/10/1912: l'histoire
ou ici sur le blog:
10/11/1913: la dictée
ou ici sur le blog : Dictée préparée : conférence et manuel
04/02/1920: le programme de sciences
18/10/1920: l'hygiène
27/10/1921: le travail manuel
17/10/1925: l'orthographe
18/10/1926: la grammaire
26/10/1929: la réforme (b)
26/10/1929: l'école rurale
Les Inspecteurs de l’Enseignement primaire de la Circonscription d’Argelès-Gazost: MM. Lamirand 1896 - Baby 1904 - Cabois 1909 - Brunetier 1919 - Roque 1925 - Nan 1929 - Lier 1941 - Cansot 1942 - Darrieu 1970
[1] La loi de 1881 et celle de 1882
La loi du 16 juin 1881, nommée d'après le ministre de l'Instruction publique Jules Ferry, rend l'enseignement primaire public gratuit, ce qui permit de le rendre ensuite obligatoire par la loi de 1882, qui impose également un enseignement laïque dans les établissements publics. Jules Ferry élabore aussi quelques lois concernant l'éducation des femmes.L'obligation d'instruction
C'est une obligation d'instruction et non de scolarisation, l'article 4 indiquant que l'instruction peut être donnée dans les établissements d'instruction, les écoles publiques ou libres ou dans les familles. L'école elle-même n'a donc jamais été obligatoire ni dépendante.Contexte des lois Ferry
Votée par les « Républicains opportunistes1 » sous la Troisième République, ces lois sont d'abord une victoire contre la droite monarchiste, évincée du pouvoir après la crise du 16 mai 1877. Avec les lois de 1884 amendant les lois constitutionnelles de 1875, elles sont un pas décisif dans la consolidation du régime républicain et dans l'établissement de la laïcité. La révision constitutionnelle de 1875 abroge en effet le paragraphe 3 de l'article 1er de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, qui stipulait que « le dimanche qui suivra la rentrée, des prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son secours sur les travaux des assemblées ».Ces lois sont une conséquence de la guerre de 1870, perdue contre la Prusse. Les soldats allemands étant jugés mieux instruits que les Français, la Troisième République chercha à compenser ce handicap, afin de préparer la revanche. Dés la naissance de la IIIe République, durant le Siège de Paris (1870), Jules Ferry alors Maire de Paris, avait instauré une commission de l'enseignement. Les travaux de cette commission portant, sur la gratuité, sur la laïcité et sur l'éducation des filles sont consignés dans le rapport Delon-Coignet2
Les lois de l'enseignement de Jules Ferry sont aussi fondées sur la conviction qu'une éducation permet l'introduction progressive des idées républicaines dans les régions de France les plus isolées. L'idée transmise par les « hussards noirs » de la république est celle que la république est le seul système capable de s'adapter au progrès, notion importante au XIXe siècle.
Outre la volonté d'inculquer aux jeunes français un patriotisme fervent, Ferry avait également comme ambition de freiner la progression des idées socialistes voire anarchistes, qu'il a eu l'occasion de combattre lors de la Commune de Paris. Ainsi lors d'un discours au conseil général des Vosges en 1879, il déclara : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. [...] Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. »3
Conséquences des lois Ferry
Les lois Ferry, à la base de la « République des instituteurs » (Mona Ozouf et Jacques Ozouf), ont pour conséquence une scolarisation quasi-complète — donc une alphabétisation et une « francisation » — des enfants français, s'inscrivant ainsi dans le projet des Lumières d'émancipation du peuple souverain.L'enseignement est donné en français, diffusant ainsi à l'échelle du territoire national l'usage d'une même langue. Tout enseignement dans les langues locales (que ce soit le breton, l'auvergnat ou l'arabe et le kabyle en Algérie, annexée en 1848), qualifiées de « patois », était interdit. En ceci, l'école laïque, gratuite et quasi-obligatoire a été, avec la conscription, l'un des instruments essentiels de « nationalisation de la société » par l'État, ou encore de formation de l'État-nation français.
Les instituteurs, « hussards noirs de la République », ont été par la suite l'un des soutiens sociaux les plus constants des Radicaux-Socialistes qui ont dominé la scène politique française à partir des dernières années du XIXe siècle. L'œuvre éducative des instituteurs n'a pas toujours été du goût de tout le monde : ainsi, Gustave Le Bon stigmatisait, dans La Psychologie des foules (1895), des enseignants qui diffuseraient des « idéologies subversives » telles que le socialisme et l'anarchisme.
Références
- Ces républicains Modérés, sont à l'origine de la droite républicaine et libérale actuelle.
- La Revue politique et Littéraire, p. 413-418, Paris, Germer-Baillère, 1871.
- http://www.contreculture.org/AG%20Ferry.html
Articles connexes
Liens externes
Sur les autres projets Wikimedia :- « La loi du 16 juin 1881, rendant gratuit l'enseignement primaire public, », sur Wikisource (bibliothèque universelle)
- Texte intégral original de la Loi du 28 mars 1882 qui rend l'instruction primaire obligatoire
- Débats sur la loi du 28 mars 1882, site de l'Assemblée nationale
- Lettre aux Instituteurs, Jules Ferry, 17 novembre 1883, en ligne et commentée sur le site BibNum.
La loi sur l'enseignement primaire obligatoire vise deux objectifs : rendre l'instruction obligatoire, bien sûr, mais aussi laïque. En ce qui concerne l'obligation, le texte ne fait que consacrer une série d'efforts qui ont déjà largement porté leurs fruits, même s'il reste encore, en 1878, environ 600 000 enfants non scolarisés. La loi vise les enfants des deux sexes, de six à treize ans. Elle encadre les possibilités d'absence et prévoit un système gradué de sanctions en cas de manquements répétés et injustifiés. Enfin, elle ouvre la possibilité d'inscrire les enfants dans des établissements privés ou de leur faire donner une instruction à domicile. La scolarité est couronnée par un certificat d'études, ou validée par des examens annuels pour les enfants éduqués dans leur famille. C'est en matière de laïcité que le texte se montre plus innovant, en supprimant l'enseignement de la morale religieuse au profit d'une « instruction morale et civique ». Il s'agit d'affirmer la neutralité de l'Etat dans le domaine religieux et de séparer la sphère publique de la sphère privée, dans lequel la religion peut trouver sa place. A cet effet, un jour par semaine est réservé, en sus du dimanche, à l'enseignement éventuel du catéchisme.
Le texte est transmis au Sénat pour la
première fois le 21 janvier 1881. Charles Hippolyte Ribière rend son rapport le
21 mai (JO des 29 et 31 mai, annexe n° 254, p. 363, 370). La première lecture
comprend deux délibérations (du 2 au 14 juin, puis du 1er au 12
juillet 1881, soit dix séances en tout) et le texte est adopté après
modification. De nouveau modifié par la Chambre des députés, le texte revient
au Sénat le 26 juillet 1881. Le rapport est rendu le 6 mars 1882 (JO du 19
mars, annexe n° 69, p. 69, 71) et la seconde lecture a lieu du 11 au 23 mars
1882 (soit huit séances). Entre les deux, un renouvellement partiel du Sénat
donne à la gauche une majorité plus confortable, qui permet l'adoption
définitive du texte.
Extrait du rapport
Les débats
Texte de la loi au format pdf [2] voir TEMPUS FUGIT par Jean-Pierre Picandet, Trans-Maître)
En histoire comme en
géologie, se pose aux enfants le problème de la perspective temporelle. Comment
se situer sur une ligne du temps ? comment donner de la "profondeur"
aux différentes "strates" du passé ? Comment distinguer les
événements d'un passé récent (histoire) de ceux d'un passé lointain
(préhistoire) ? Comment situer l'apparition de la lignée humaine ? Comment se
projeter dans son avenir ?
Lavisse, l'instituteur national
Jean Sévillia Mis à jour
source : http://www.lefigaro.fr/livres/2009/10/03/03005-20091003ARTFIG00057--lavisse-l-instituteur-na-tional-.php
De la fin du XIXe siècle jusqu’à la Grande Guerre,
et même au-delà, Ernest Lavisse (1842-1922) régnera sur l’enseignement
de l’histoire. Dans un esprit à la fois républicain et patriotique.
Crédits photo : (Rue des Archives/TAL)
L'«Histoire de France» d'Ernest Lavisse est rééditée. Sa vision du passé est parfois obsolète, mais ce monument reflète une France qui était fière d'elle-même.
Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas
connaître... En ce temps-là, les écoliers - les garçons d'un côté, les
filles de l'autre - portaient une blouse, se levaient devant
l'instituteur, effectuaient des dictées, et apprenaient par cœur. Dans
leurs cahiers, ils recopiaient à la plume sergent-major les leçons qui
s'inscrivaient au tableau noir. Parmi leurs manuels, il y avait un livre
d'histoire de France. En introduction de ce manuel - édition pour le
cours moyen, 1re et 2e années -, l'auteur s'adressait ainsi aux enfants : «Vous verrez que [vos pères]
ont versé leur sang dans de glorieuses batailles pour que la France fût
honorée entre toutes les nations. Vous apprendrez ainsi ce que vous
devez à vos pères, et pourquoi votre premier devoir est d'aimer
par-dessus tout votre patrie, c'est-à-dire la terre de vos pères.»
C'était en 1894, et l'auteur du manuel, ponte de la IIIe République, «instituteur national» comme le surnomme Pierre Nora dans Les Lieux de mémoire,
s'appelait Ernest Lavisse. Son ambition différait sensiblement de celle
revendiquée de nos jours par les manuels destinés au même âge : «Amener
les élèves à se repérer, à se situer dans des époques et des lieux aux
échelles multiples de temps, de mémoire, d'espaces et d'acteurs qui sont
ceux de la vie locale et quotidienne des élèves et ceux du monde...» (Histoire, CM2, cycle 3, Bordas, 1997).
Né au Nouvion-en-Thiérache, dans l'Aisne, en 1842, Lavisse, boursier issu d'un milieu modeste, entre à l'Ecole normale supérieure, puis passe l'agrégation d'histoire. Professeur de lycée, il est remarqué par Victor Duruy, ministre de l'Instruction publique de Napoléon III. Sur sa recommandation, en 1868, il devient précepteur du prince impérial. Eprouvé par la chute de l'Empire et la défaite de 1870, il part pour Berlin, où il prépare sa thèse d'Etat. Maître de conférences à Normale Sup en 1876, professeur à la Sorbonne en 1888, il va plus s'orienter vers les travaux de synthèse que vers l'érudition.
En 1892, Hachette lui commande une Histoire de France des origines à la Révolution, 18 volumes qui paraîtront de 1903 à 1911. La même année, il est élu à l'Académie française. Pendant l'affaire Dreyfus, aspirant à mettre un terme au déchirement de la nation, il milite pour «la réconciliation et l'apaisement», refusant l'opposition entre la justice et l'armée. Directeur de Normale en 1904, Lavisse est donc un républicain modéré, même si Péguy et l'Action française le prennent pour cible. En 1905, ce sexagénaire recru d'honneurs accepte une nouvelle commande : une Histoire de France contemporaine, dont les 9 volumes, retardés par la Grande Guerre, seront publiés entre 1920 et 1922. Comme la série précédente, c'est une œuvre collective.
L'ensemble représente 27 volumes, que les Editions des Equateurs, qui ont déjà réédité l'Histoire de France de Michelet, autre bonze républicain, entreprennent aujourd'hui de remettre à la disposition du public. Pierre Nora, dans sa préface générale, définit ce monument éditorial comme «l'expression indépassable d'un grand moment historique et national, au croisement d'une histoire en train de se faire scientifique et d'une République en train de se faire définitive».
La genèse de l'Histoire de France de Lavisse doit être comprise dans son contexte. D'abord celui du processus intellectuel né avec Mabillon, au XVIIe siècle, et qui a conduit à faire de l'histoire une discipline scientifique. Par ailleurs celui de cette période où, après un siècle de secousses politiques (Révolution, Empire, Restauration, République, Second Empire, République...), l'histoire se donne pour but de donner une cohésion, par l'écriture du «roman national», à un peuple en quête de continuité et de légitimité. L'histoire, explique Nora, «était devenue, du primaire au supérieur, l'instrument principal de formation de la conscience civique et nationale».
Lavisse sera donc un historien à deux étages. Au niveau supérieur, les gros volumes pour adultes. Au niveau inférieur, le manuel scolaire. De 1884 (première édition) jusqu'en 1914, le Petit Lavisse, imprimé à des millions d'exemplaires, enseignera l'histoire de leur pays aux écoliers français, dans une perspective qui dominera jusqu'aux années 1950 : celle d'une aventure collective née avec les Gaulois. Cette vision repose sur des présupposés discutables, mais elle fera consensus, de la gauche à la droite, jusqu'au grand chamboulement apporté par l'école des Annales (qui remettra en question le cadre national comme lieu de l'étude du passé), par le relativisme de Mai 68 et par la repentance postcoloniale.
Dans le Petit Lavisse de 1894 (pour le cours moyen), les règnes d'Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XVI sont traités en 84 pages. Dans un manuel d'aujourd'hui (Histoire géographie, CM 1, cycle 3, Hatier, 2003), la période équivalente représente deux pages. Il reste convenu, au sein de l'Education nationale, de stigmatiser l'histoire à la Lavisse. Est-ce de la nostalgie, pourtant, de regretter le temps où les élèves du primaire possédaient des connaissances en histoire que les bacheliers d'aujourd'hui ne maîtrisent sans doute même pas ?
Histoire de France, d’Ernest Lavisse, Editions des Equateurs, 18 € le volume. L’ensemble représentera 27 volumes, dont la publication, au rythme d’un volume par mois, s’étalera jusqu’en 2011.
Les deux premiers volumes viennent de paraître :
1) Tableau de la géographie de la France, par Paul Vidal de La Blache,
préface générale de Pierre Nora, présentation de Jean-Yves Guiomar ;
2) Les Origines, la Gaule indépendante et la Gaule romaine, par Gustave Bloch,
présentation de Jean-Louis Brunaux.
Une reproduction du Petit Lavisse de 1894 est offerte pour l’achat de ces deux premiers volumes.
Kasby
A quoi sert
l'orthographe? La syntaxe ça sert , mais l'ortograf? On n'en n'a pas
besoin à part pour quelques homonymes comme tente et tante (et encore le
contexte devrait suffire). Si vos ne s'expriment pas bien c'est qu'ils
n'ont pas compris (ce qui se conçoit bien, s'énonce clairement, etc)
koufraDes
ouvrages comme ceux d'Ernest Lavisse témoignent d'un goût de la qualité
mais aussi d'un authentique respect des élèves, de leur capacité à
lire, comprendre et synthétiser. Traiter en 84 pages 4 règnes quand les
manuels modernes n'y consacrent que 2 pages montrent que maintenant, il
s'agit d'en exiger le moins possible des élèves, le moins d'effort. Je
sais, les hyper-modernistes vont me dire que l'on encourage les élèves à
poursuivre leurs recherches sur Internet; aux dernières nouvelles, il
s'agit plus de pratiquer du copier-coller à partir de sources souvent
douteuses d'ailleurs. Et puis en 84 pages, l'auteur faisait aussi un
vrai travail d'écrivain, cela était bien écrit. Un manuel de 2009, c'est
du charabia.
Pour Kasby. L'étude des matières scientifiques n'exclut pas l'études de matières plus littéraires ou sciences humaines. Faire ses humanités ou être cultivé, ce n'est certainement pas être monotache. Blaise Pascal était un génie des mathématiques mais aussi un grand penseur; cessons d'opposer les compétences. Et quand je corrige certaines copies de mes étudiants scientifiques, je suis affligé de leur incapacité à écrire dans leur langue maternelle : il me faut littéralement déchiffré ce qu'ils ont voulu dire. S'il leur avait fallu au lycée lire plus de deux pages dans leurs manuels d'histoire ou de géographie, peut-être auraient-ils appris un peu mieux le français tel qu'on doit l'écrire.
Pour Kasby. L'étude des matières scientifiques n'exclut pas l'études de matières plus littéraires ou sciences humaines. Faire ses humanités ou être cultivé, ce n'est certainement pas être monotache. Blaise Pascal était un génie des mathématiques mais aussi un grand penseur; cessons d'opposer les compétences. Et quand je corrige certaines copies de mes étudiants scientifiques, je suis affligé de leur incapacité à écrire dans leur langue maternelle : il me faut littéralement déchiffré ce qu'ils ont voulu dire. S'il leur avait fallu au lycée lire plus de deux pages dans leurs manuels d'histoire ou de géographie, peut-être auraient-ils appris un peu mieux le français tel qu'on doit l'écrire.
Kasby84
pages sur l'époque de 4 règnes! C'est disproportionné, ce n'est pas
souhaitable de nos jours! Il vaut mieux étudier les disciplines
scientifiques, plus actuelles, plus opérantes.
Dominique003001Nous
sommes maintenant à l'heure de l'auto-flagellation et de la repentance
pour les "crimes" de nos ancêtres. La France n'a commencé à exister
qu'en 1789 sous l'effet des "Lumières" dont on se gargarise jusqu'à plus
soif (les cathédrales, les châteaux de la Loire, Versailles, Villon,
Ronsard, Corneille, Racine, Molière, etc. n'étant sans doute que les
fruits de l'obscurantisme). On fête Trafalgar mais pas Austerlitz (merci
Chirac). En histoire comme dans les autres matières, l'Education
nationale a cessé depuis longtemps d'être l'Instruction publique, on a
inventé les "sciences de l'éducation" (sic !) et les quelques
enseignants qui résistent sont fustigés par leurs inspecteurs. Pour
finir (encore que ...) on en vient à payer les élèves pour qu'ils
viennent en cours. Lavisse (et bien d'autres) doit se retourner dans sa
tombe.
PiémontHistorien
républicain plutôt qu'historien ET républicain, Ernest Lavisse s'est
efforcé de réconcilier la discipline historique et les méthodes modernes
de recherche. Même si son oeuvre est aujourd'hui datée, même si elle
vise à l'évidence un but pédagogique politique à la gloire de la
République, rendons-lui le mérite d'avoir contribué à importer
d'Allemagne des méthodes de travail et de questionnement des sources.
L'affaire n'était pas simple dans la IIIe République, née sur les
décombres d'une défaite face à la Prusse, et motivée pendant plus de 40
ans par un désir de revanche, les yeux fixés sur la ligne bleue des
Vosges... S'insprirer de ceux qui vous ont humilié, tirer parti de leurs
méthodes pour fortifier votre idéal politique et vous préparer à la
revanche : loin des tranchées, le triomphe de Lavisse est dans ses
livres. Qui osera écrire sa biographie militante ?
Le 3/10/2009 à 05:02
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Voir le site études coloniales
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Faire adhérer sans argumenter.
Manuels scolaires et «Voyages extraordinaires» à la fin du XIXe siecle
Dominique Maingueneau
Université Paris XII
(Francia)
Université Paris XII
(Francia)
Résumé
Cet article
réfléchit sur les processus
discursifs qui permettent de
susciter l’adhésion à un certaine
idéologie sans passer par les voies
classiques de l’argumentation où
l’on défend une thèse à l’aide d’une
érie d’arguments. Cette réflexion
s’appuie sur un exemple tiré de la
fin du XIX° siècle, où la doxa
tenait pour évidente la supériorité
de l’Europe occidentale. On y met en
relation deux ensembles discursifs:
les manuels de l’école laïque et la
série des Voyages extraordinaires de
Jules Verne. Cette mise en relation
permet de construire une formation
discursive «plurifocale». A la
différence des formations
discursives «unifocales» telles que
le «discours raciste» ou le
«discours patronal», dont les textes
sont unifiés à un niveau supérieur
par un foyer unique qui les fait
converger, les formations
discursives «plurifocales»
n’impliquent pas que les corpus
ainsi associés obéissent à un même
système de règles; on préserve donc
leur hétérogénéité. Sur ces deux
ensembles discursifs l’article met
l’accent sur deux ressources
majeures: l’interdiscours et la
réflexivité. Cette interdiscursivité
est appréhendée à deux niveaux
complémentaires: à l’intérieur du
système des manuels, par l’étayage
réciproque des disciplines et
l’existence d’invariants sémantiques
transversaux, mais aussi entre les
manuels et les romans. Quant à la
réflexivité, son efficacité tient à
ce qu’elle constitue le point
aveugle de l’activité énonciative
dans laquelle sont engagés les
enfants, dans la pratique scolaire
comme dans la lecture des romans.
Cette idée est illustrée par la
figure de la «Sphère» dans laquelle
sont enfermés quelques Occidentaux,
menacés par une horde de «sauvages».
Mots clef:
idéologie -
formation discursive - interdiscours
- réflexivité - énonciation.
Abstract
This article
reflects about discoursive processes
that allow to make grow the
adherence to a certain ideology
without passing by classic ways of
argumentation where a thesis is
defended with the support of a
branch of arguments. This reflection
is posed over an example taken from
late XIX century, when common sense
held as evident the superiority of
Western Europe. Two kind of joint
speeches will be put in relation:
textbooks of lay school and the
series of
Voyages extraordinaires
by Jules Verne. Once this relation
is made, it allows to build a
«plurifocal» discoursive formation.
Differently from
«unifocal» discoursive formations
such as «racist speech» and «boss’
speech», where texts get united in
an upper level by a common space,
«plurifocal» discoursive formations
only imply that corpora gathered in
this way obey to a same rule system;
its hetereogeneity is then
preserved. The article stress on two
main resources: interdiscourse and
reflexivity. This interdiscoursivity
is retained in two complementary
levels: into the textbooks system,
by the reciprocal support of
subjects and the existence of
transversal semantic unvariants, but
also between textbooks and novels.
Concerning to reflexibility, its
efficacity tends to which it makes
part of the blind point of
enunciative activity in which
children are commited, in the
scholar practice and when reading
novels. This idea is illustrated by
the image of «Sphere», where certain
Western people are locked,
threatened by a mob of «savage
people».
Keywords:
ideology -
discoursive formation -
interdiscourse - reflexivity -
enunciation.
Resumen
Este artículo
reflexiona sobre el proceso
discursivo que permite suscitar la
adhesión a una cierta ideología sin
pasar por los caminos clásicos de la
argumentación en los que una tesis
es defendida con el apoyo de un
conjunto de argumentos. Esta
reflexión se apoya sobre un ejemplo
tomado de fines del siglo XIX,
cuando la doxa consideraba evidente
la superioridad de Europa
occidental. Se pondrán en relación
dos tipos de discurso: los manuales
de la escuela laica y la serie de
los Viajes extraordinarios de
Julio Verne. Esta puesta en relación
permite construir una formación
discursiva «plurifocal». A
diferencia de las unidades
discursivas «unifocales» tales como
«discurso racista» y «discurso
patronal», en las que los textos se
unifican en un nivel superior por un
espacio único que los hace
converger, las formaciones
discursivas «plurifocales» solo
implican que los corpus así reunidos
obedecen a un mismo sistema de
reglas; se preserva así su
heterogeneidad. El artículo enfatiza
sobre dos recursos principales: la
interdiscursividad y la
reflexividad. Este interdiscurso
está encerrado en dos niveles
complementarios: en el interior del
sistema de los manuales, por el
sostén recíproco de las disciplinas
y la existencia de invariantes
semánticos transversales, pero
también entre los manuales y las
novelas. En lo relativo a la
reflexividad, su eficacia tiende
hacia lo que constituye el punto
ciego de la actividad enunciativa a
la que se someten los niños, en la
práctica escolar o en la lectura de
las novelas. Esta idea está
ilustrada por la imagen de la
«Esfera», en la que algunos
occidentales están encerrados,
amenazados por una turba de
«salvajes».
Palabras clave:
ideología
- formación discursiva -
interdiscurso - reflexividad -
enunciación.
L’immense majorité
des processus qui permettent de
susciter l’adhésion ne sont pas
d’ordre argumentatif. Pour les
psycho-sociologues ou les
spécialistes des multiples formes de
«propagande» commerciale ou
politique, c’est là une banalité.
Même un type de discours qui est
communément considéré comme
fondamentalement argumentatif, la
publicité, emprunte aujourd’hui des
voies indirectes: bien souvent, en
effet, il ne s’agit pas avant tout
d’argumenter en faveur d’un produit,
mais de valoriser l’ethos d’une
marque, d’imposer la qualité d’une
présence.
Encore faut-il
s’entendre sur la notion
d’argumentation; trivialement, il
s’agit par une utilisation
appropriée du langage de faire
adhérer des individus à une certaine
thèse. Mais il est très difficile de
circonscrire exactement son champ.
On peut en effet la faire intervenir
à des niveaux très différents. En
simplifiant beaucoup, j’en
distinguerai quatre:
1) Le niveau de ce
qu’O. Ducrot et J.-C. Anscombre
(1983) appellent l’«orientation
argumentative», celui des
contraintes que chaque proposition
fait peser sur ses enchaînements
possibles. L’étude de connecteurs
«argumentatifs» (or, donc,
cependant…) en est la
manifestation la plus visible. Avec
l’interpénétration de plus en plus
profonde du pragmatique et du
sémantique dans les processus
d’interprétation, cette
«orientation» apparaît comme une
dimension constitutive du
fonctionnement du langage.
2) Celui de
l’argumentation qu’on pourrait dire
«canonique»; codifiée par la
rhétorique antique, elle a
constamment fait l’objet d’un
enseignement dans de nombreux
domaines de la vie sociale. On y
analyse des textes ou des parties de
textes en termes de thèse défendue
et d’arguments échangés sur une
«question». A ce niveau, peu importe
que, dans la lignée de Perelman et
Olbrechts-Tyteca (1958),
l’argumentation soit plutôt
monologale, ou «pragma-dialectique»
(van Eemeren et Grootendorst, 2004),
inscrite dans une interaction.
3) Celui de textes
qui ont une «dimension
argumentative» (Amossy, 2000), sans
pour autant se présenter comme des
argumentations. Il peut s’agir de
genres très divers: «l’article
scientifique, le reportage, les
informations télévisées, certaines
formes de témoignage ou
d’autobiographie, le récit de
fiction, la lettre amicale, la
conversation quotidienne» (Amossy,
2000: 26). Un roman comme Le
Dernier jour d’un condamné à mort
de V. Hugo, par exemple, a une forte
dimension argumentative: il prend
position dans un débat de société,
il s’interprète aisément comme un
plaidoyer contre la peine de mort.
4) Celui de vastes
ensembles de textes de divers
genres, pour lesquels on parle
facilement d’ «idéologie» dans
l’usage courant, et de «formation
discursive» chez un certain nombre
d’analystes du discours, dans la
lignée de M. Foucault (1969) ou de
M. Pêcheux (Haroche, Henry et
Pêcheux, 1971). Il s’agit de faire
adhérer un nombre considérable de
gens à une certaine vision du monde.
Pour de tels ensembles on parle plus
volontiers de «propagande», de
«conditionnement», d’
«endoctrinement»… que
d’argumentation au sens strict. De
fait, il s’agit plutôt pour eux de
court-circuiter l’argumentation:
pour provoquer l’adhésion il est
beaucoup plus efficace de construire
un univers d’évidences. Une
argumentation qui se montrerait
comme telle risquerait de donner le
sentiment qu’il y a des positions
divergentes et qu’il y a matière à
débat.
C’est ce dernier type de
phénomène qui va m’intéresser dans
cet article, à travers un exemple
emprunté à la société française de
la fin du XIXe siècle,
mais dont la portée va
historiquement bien au-delà. Je
voudrais en effet considérer la doxa
caractéristique de la fin du XIXe
siècle qui tenait pour évidente la
supériorité de l’Europe occidentale.
Je vais restreindre mon propos à des
discours destinés aux petits
Français en mettant en relation deux
ensembles discursifs: d’une part les
manuels de l’école laïque,[1]
dont le développement est au cœur de
la politique de la III° République,
et la célèbre série des Voyages
extraordinaires de Jules Verne.
Une formation discursive?
Un
spécialiste de littérature ou un
historien trouverait parfaitement
normal d’associer les Voyages
extraordinaires de Jules Verne
et les manuels scolaires qui en sont
contemporains, puisqu’il s’agit dans
les deux cas de textes didactiques
destinés aux enfants. Un analyste du
discours, en revanche, peut se
demander si c’est là un corpus
légitime, dans la mesure où des deux
ensembles de textes ne relèvent ni
du même type ni du même genre de
discours, et ne visent pas la même
catégorie de lecteurs.
Dans un travail
antérieur (Maingueneau, 2004) j’ai
proposé de réserver le terme
«formation discursive» à des unités
comme «discours colonial», «discours
raciste», ou «discours patronal»,
par exemple, qui sont construites
par le chercheur et dont les corpus
correspondants peuvent relever des
types et des genres de discours les
plus divers. Le chercheur peut même
y associer des énoncés d’archive et
des énoncés qu’il a suscités, par
exemple sous forme de tests ou
d’entretiens. Mais par la suite il
m’est apparu (Maingueneau, 2006,
2011) que cette première
caractérisation devait être
spécifiée davantage. En effet, les
textes de genres et de types divers
qui se trouvent réunis dans des
unités telles que «discours raciste»
ou «discours patronal» sont unifiés
à un niveau supérieur par un foyer
unique qui les fait converger:
quelle que soit leur diversité, ces
textes apparaissent comme autant de
manifestations d’un racisme ou d’une
mentalité patronale qui gouvernent
secrètement la parole des locuteurs.
De manière plus
large, quand on rassemble dans un
même corpus plusieurs ensembles
discursifs, on peut a priori
procéder de trois manières: 1)
effectuer une simple comparaison
entre divers sous-corpus
indépendants les uns des autres, de
façon à mettre en relief telles ou
telles de leurs caractéristiques; 2)
définir une formation discursive que
j’appellerai unifocale,
c’est-à-dire dans laquelle les
sous-corpus sont gouvernés
par un même système de règles; 3)
construire une formation discursive
plurifocale, qui ne ramène
pas les divers sous-corpus au même
système de règles, qui préserve leur
hétérogénéité.
Le cas (2) peut être illustré par le
livre de Michel Foucault Les Mots
et les choses
(1966), dans lequel l’auteur entend
montrer qu’à l’âge classique trois
disciplines distinctes («Histoire
naturelle», «Analyse des richesses»,
«Grammaire générale») étaient régies
par le même système de règles
profondes, en dépit de la différence
entre leurs domaines empiriques. La
démonstration qu’il y a convergence
de ces trois ensembles vers un même
foyer constitue d’ailleurs
l’aboutissement de la recherche de
Foucault.
Pour le cas (3), en
revanche, il n’est pas nécessaire de
postuler que les sous-corpus sont
régis dans leur totalité par un même
principe caché, que leur divergence
apparente doit être annulée a un
niveau supérieur. L’analyste ne
rassemble pas des données textuelles
qui seraient «représentatives» d’une
«réalité» préexistante, mais,
en fonction des objectifs sa
recherche, il institue
souverainement une
configuration originale. Une
formation discursive plurifocale
place ainsi au premier plan les
interrogations du chercheur, qui
construit une certaine configuration
de textes pour répondre aux
questions qu’il élabore, au lieu
d’attendre que la «réalité»
discursive immédiate lui impose ses
découpages.
Ce recours aux
formations discursives plurifocales
est dans la logique des unités
«non-topiques» (Maingueneau, 2006)
et retrouve l’un des gestes
fondamentaux de l’Ecole française
d’analyse du discours des années
1960-1970, dont la démarche
«analytique» (Maingueneau, 1991: 26)
cherchait à construire des réseaux
de relations inattendus, en rompant
les contraintes imposées par la
continuité ou la compacité des
textes. Il s’agit ici d’un geste du
même ordre, mais a un niveau
supérieur, celui du groupement des
textes. On ne peut pas se cacher,
néanmoins, qu’un tel geste expose à
des risques celui qui le pratique:
comment être certain que le
groupement de textes qu’on effectue
n’est pas pur délire? L’analyste se
trouve obligé de satisfaire
simultanément deux exigences dont la
combinaison n’a rien d’évident: d’un
côté il doit s’affranchir des
découpages préétablis, d’un autre
côté ces configurations ne doivent
pas être arbitraires, mais permettre
d’accroître l’intelligibilité des
discours concernés.
En associant des
romans de Jules Verne et des manuels
scolaires, nous construisons une
formation discursive plurifocale.
Nous ne raisonnons pas en termes
d’influence de l’un sur l’autre –à
supposer que cette notion ait un
sens déterminé–, nous ne considérons
pas non plus que ces deux ensembles
discursifs dépendent d’un système de
contraintes unique, une idéologie
compacte. La distance est grande
entre le patriotisme anticlérical de
l’école républicaine qui vise un
enseignement de masse, et
l’anglophilie agnostique de Jules
Verne, dont l’entreprise éditoriale
vise surtout les enfants de classes
aisées, ceux qui fréquentent les
lycées. On peut d’ailleurs se
demander si cette hétérogénéité
n’est pas une des conditions de
l’hégémonie du signifiant «Progrès»
dans cette conjoncture.
Les manuels de l'école républicaine
Les manuels scolaires sous la III°
République n’ont pas le même statut
qu’au début du XXI° siècle.
Aujourd'hui l’accès au savoir ne se
fait pas seulement à l'école; il
passe même de moins en moins par une
référence privilégiée au livre. Il
n'en allait pas de même à la fin du
XIXe siècle dans un pays très
largement rural et avec des enfants
de milieux populaires, pour lesquels
le livre scolaire était chose rare
et précieuse et qui n’avait pas de
concurrent: ni radio, ni télévision,
ni Internet.
En outre, l’école dans laquelle
étaient utilisés ces manuels se
trouvait au centre d’un grand débat
politique, d’une lutte sans merci
contre l’enseignement confessionnel,
essentiellement catholique. La
République venait d’être instaurée
et la création d’une école laïque et
obligatoire ne faisait qu’un avec
elle. Dans cette situation d’urgence
idéologique, pour le nouveau pouvoir
les manuels devaient légitimer la
République dans la conscience des
masses: la III° République y
apparaissait comme la finalité
profonde de l’Histoire.
Dès lors, on
comprend que la plupart des études
consacrées à
ces manuels
s’intéressent avant tout à leur
doctrine.
Après avoir analysé la volonté
politique du pouvoir d’inscrire
durablement la République dans les
consciences, les historiens
cherchent à montrer comment celle-ci
se «traduit» dans «l’idéologie»
qu’ils diffusent. Dans cette
perspective, le discours est pensé
comme une sorte de véhicule de
contenus que l'historien déchiffre
en lisant attentivement les livres.
Une telle démarche va évidemment à
l’encontre d’une démarche d’analyse
du discours.
Ce qui est ainsi négligé, ce sont
les moyens par lesquels une
organisation textuelle peut avoir
une efficacité idéologique, faire
adhérer son public. On fait en effet
comme s’il allait de soi que ces
textes informent efficacement la
conscience des enseignés. Il est
vrai que la relation pédagogique et
l'institution scolaire elle-même
sont des conditions capables
d'assurer pour une bonne part
l'autorité et la valeur de
persuasion de ce qu'elles énoncent,
mais ce type d’explication ne suffit
évidemment pas.
A mon sens, une bonne part de cette
efficacité est due au
court-circuitage de l’argumentation,
grâce à une mobilisation appropriée
de l’interdiscours et de la
réflexivité énonciative.
L'étude des manuels montre que les
diverses matières enseignées y sont
en interaction constante. Et ceci à
deux niveaux:
1) Par des renvois plus ou moins
explicites d’une discipline à
l’autre: une leçon sur la
fabrication du beurre débouche sur
un cours d'hygiène; les livres de
morale conseillent d'utiliser les
livres d'histoire comme un
répertoire d'illustrations de telle
ou telle vertu (cf. la biographie
des «grands hommes»), et ainsi de
suite.
2) Par l’existence d’invariants
sémantiques transversaux aux
diverses disciplines. Par exemple,
une analyse de type structural
révèle sans difficulté qu’il
n'existe pas de discours colonial
spécifique, mais que, d'un point de
vue sémantique, dans ce corpus le
couple Français/colonisé est
homologue à d'autres, en particulier
ceux que forment Romains et Gaulois,
rationalistes et superstitieux,
instituteurs et enfants… De la même
manière, on peut montrer que la
politique de diffusion de la langue
française, la politique de
construction des voies de
communication, la politique
coloniale, etc. fonctionnent sur les
mêmes schèmes: les divers domaines
sont ainsi dans une relation
d’étayage réciproque (Maingueneau,
1979). Dans ces conditions, il est
vain d’en rester au découpage par
disciplines d’enseignement ou de
recourir à la distinction
traditionnelle entre «sens propre»
et «sens figuré».
L'élève n'a pas accès à des énoncés
disjoints, un énoncé de grammaire et
un énoncé de géographie, un énoncé
sur les Gaulois et un énoncé sur les
instituteurs de la III° République:
au-delà de la diversité des domaines
abordés, il retrouve à chaque fois
les soubassements sémantiques
communs à l’ensemble du dispositif
idéologique. Chaque énoncé pris
individuellement s’appuie sur ceux
du même réseau de sens, ce qui
contribue ainsi fortement à lui
conférer le statut d'une évidence.
Un autre qui
contribue à susciter l’adhésion est
que ce discours
prend réflexivement appui sur le
dispositif d’énonciation scolaire
lui-même. L'école est polyvalente.
C’est en effet à la fois:
1) Cet espace qui enveloppe
concrètement l'enfant, avec ses
salles de classe, ses cahiers, ses
livres, ses maîtres, ses horaires...
2) Un lieu produit par les manuels
eux-mêmes, qui continuellement,
mettent en scène sous des formes
multiples la figure de l'école comme
le couronnement de la civilisation.
3) La scène d’énonciation didactique
à l’intérieur de laquelle est énoncé
ce discours même, comme pratique
discursive qui associe intimement
règles de vie et transmission de
connaissances.
Les manuels convergent vers la
figure de l'école républicaine, qui
est à la fois le lieu où elles
trouvent à s’incarner idéalement et
la source de toute leur énonciation.
Si les manuels disent ce que doit
être l'hygiène, ils montrent aussi
que les locaux scolaires que
construit la République y sont
parfaitement conformes ; si
l'histoire de la France et celle de
l'Humanité sont gouvernées par la
loi du «Progrès», l'aboutissement de
ce Progrès est l'instauration de
l'école gratuite, laïque et
obligatoire; si l'enseignement
affirme la primauté de la langue
française, langue de la Raison et
des Lumières, c'est justement par
l'école que se trouve imposée cette
langue et son bon usage, contre les
patois ou les dialectes; si
l'enseignement républicain définit
l'idéal de l'homme éclairé, c'est la
figure de l'instituteur qui
l’incarne... A travers son discours,
l'école s'engendre ainsi elle-même:
Pasteur n'est un grand homme que
dans la mesure où, enfant, il a été
un écolier modèle.
Cette réflexivité généralisée se
reporte sur la scène d’énonciation
elle-même: continuellement, les
scènes de parole évoquées dans les
textes renvoient à la scénographie
des manuels scolaires eux-mêmes.
Je vais prendre un exemple qui
mobilise la figure maternelle.
Dans le Cours régulier de langue
française, Cours intermédiaire,
Livre du Maître
Lecture. – La chanson de la mère.
Pendant que l’enfant sommeille, j’entends la mère qui chante doucement pour le bercer.
La mère chante, elle dit: «Mon enfant, je ne crains pas la peine, car c’est pour toi que je travaille. Pour toi, je travaillerai le jour, pour toi je travaillerai la nuit.»
La mère chante encore: «Un jour, tu seras grand, mon fils; alors tu seras beau et fort; alors ta mère sera vieille, et toi tu soutiendras ta mère. Dors, mon enfant, dors, cher petit!…» (Hanriot et Huleux, 1900: 244).
Tout doux
Quand j’étais petit, tout petit,
Je dormais dans un petit lit.
Ma mère chantait en cadence :
«Petit mignon, endormez-vous!
Endormez-vous, le berceau danse
Tout doux, tout doux!»
Lorsque je pleurais dans ses bras,
Maman, marchant à petits pas,
Me dorlotait avec tendresse:
«Petit mignon, consolez-vous!
Consolez-vous, on vous caresse
Tout doux, tout doux!»
Quand ses cheveux seront tout blancs,
Quand ses genoux seront tremblants,
– Pauvre mère, aujourd’hui si vive!
C’est moi qui gagnerai des sous
En travaillant pour qu’elle vive
Tout doux, tout doux. (Hanriot et Huleux, 1900: 240)
Pendant que l’enfant sommeille, j’entends la mère qui chante doucement pour le bercer.
La mère chante, elle dit: «Mon enfant, je ne crains pas la peine, car c’est pour toi que je travaille. Pour toi, je travaillerai le jour, pour toi je travaillerai la nuit.»
La mère chante encore: «Un jour, tu seras grand, mon fils; alors tu seras beau et fort; alors ta mère sera vieille, et toi tu soutiendras ta mère. Dors, mon enfant, dors, cher petit!…» (Hanriot et Huleux, 1900: 244).
Tout doux
Quand j’étais petit, tout petit,
Je dormais dans un petit lit.
Ma mère chantait en cadence :
«Petit mignon, endormez-vous!
Endormez-vous, le berceau danse
Tout doux, tout doux!»
Lorsque je pleurais dans ses bras,
Maman, marchant à petits pas,
Me dorlotait avec tendresse:
«Petit mignon, consolez-vous!
Consolez-vous, on vous caresse
Tout doux, tout doux!»
Quand ses cheveux seront tout blancs,
Quand ses genoux seront tremblants,
– Pauvre mère, aujourd’hui si vive!
C’est moi qui gagnerai des sous
En travaillant pour qu’elle vive
Tout doux, tout doux. (Hanriot et Huleux, 1900: 240)
Les deux textes décrivent la même
scène, qui s’appuie à cette époque
sur un interdiscours diffus où il y
a glissement permanent entre la mère
et la patrie, dont la réversibilité
est consacrée par le signifiant
mère patrie: «Va, brave enfant,
toi qui accomplis à la fois deux
grands devoirs, toi qui unis dans un
même amour ta mère et ta patrie»,[2]
dit un manuel en évoquant la figure
de l’enfant Joseph Barra, mort pour
avoir crié «Vive la République!».
L’énonciation scolaire est
l’énonciation d’une mère qui
donne sans compter au petit
enfant, en attendant que celui-ci
lui rende, quand il sera
devenu adulte. On part d’évidences
premières dans lesquelles l’enfant
est immergé: la relation à la mère,
la relation scolaire, pour que la
seconde se boucle sur la première.
Par l’école, la République-Mère
donne du savoir et des valeurs à
l’enfant, qui devra les lui rendre.
Et cela se passe précisément à
travers l’activité même dans
laquelle se trouve engagé l’enfant:
le manuel où figurent ces textes
participe de l’énonciation de la
mère qui attend la reconnaissance de
son enfant. Ici l’argumentation est
court-circuitée par une
«méta-scénographie» scolaire qui
domine chacun des manuels et chaque
instituteur.
Cette boucle
qui va de la scène d’énonciation aux
contenus se manifeste de manière
particulièrement exemplaire dans les
livres d’histoire, dont le dernier
chapitre ne manque pas de montrer
les enfants de l’école républicaine
sagement assis dans une classe
moderne, image régulièrement
associée, par contraste, à celle de
l’école d’autrefois, sale,
chaotique.
On comprend l'efficacité d'un tel
discours: au-delà de toute
argumentation, l’école est
l'évidence première dans laquelle
est pris l’enfant, et elle
transmue à son tour
en évidence un enseignement qui,
quand il parle de la nature, de
l'histoire, du bien et du mal, en
dernière instance parle aussi de
l'Ecole elle-même.
La sphère et la horde
La fortune des
Voyages extraordinaires
participe d’une «scolarisation»
généralisée de l’édition française.
Si Hetzel, l’éditeur de Jules Verne,
fait fortune avec des livres à visée
ostensiblement éducative, de grandes
entreprises d’édition (Armand Colin,
Hachette, Nathan, Belin, etc.)
peuvent se développer grâce à la
production massive de manuels pour
l’école.
Jules Verne raconte
des histoires, mais qui sont censées
être au service d’un contrat
didactique, préalablement défini par
l’éditeur: à travers des voyages
fictifs, faire connaître le monde
aux enfants. D’une certaine façon,
Jules Verne fait l’école.
Réciproquement, le discours scolaire
est lui-même travaillé en profondeur
par la narration, et ceci à deux
niveaux:
1) Parce qu’il repose sur un récit,
l’histoire de France, qui n’est pas
une discipline comme les autres mais
la légitimation même de la
République française, qui est à la
fois le héros, l’énonciateur et le
producteur de cette histoire et de
l’ensemble du discours scolaire. Le
manuel d’histoire n’hésite pas à
affirmer lui-même son lien avec la
fiction littéraire; sur la
couverture du plus célèbre de ces
livres, celui d’Ernest Lavisse, on
voit ainsi l’image d’un grand-père
entouré de jeunes enfants, avec
cette légende signée d’Ernest
Lavisse
:
«L’enseignement de l’histoire aux
tout petits doit être une suite
d’histoires comme en racontent les
grands-pères à leurs
petits-enfants».[3]
2) Parce qu’il
produit quantité de fictions
narratives à visée didactique: il
suffit de songer au célèbre Tour
de la France par deux enfants de
G. Bruno (1877), qui s’est vendu à
presque 5 millions d’exemplaires et
qui contient à son tour de multiples
récits. Ce livre phare de l’école
républicaine raconte, comme Jules
Verne, un voyage à visée
encyclopédique, mais en France. De
manière plus générale, la métaphore
du voyage est constitutive du
parcours scolaire. Ce que thématise
d’ailleurs clairement le Tour de
la France: ses deux héros,
Julien et André, sont respectivement
un enfant qui entre à l’école
primaire et un enfant qui vient d’en
sortir.
Dans les Voyages extraordinaires
comme dans les manuels de l’école
républicaine, la scène d’énonciation
est le point aveugle qui ne cesse de
légitimer obliquement le texte
qu’elle porte. C’est
particulièrement visible dans les
romans les plus célèbres, où un
petit groupe d’Occidentaux
privilégiés voyage dans une boîte
mobile, ce qu’on pourrait appeler
une Sphère: éléphant mécanique (La
maison à vapeur), sous-marin (Vingt
mille lieues sous les mers),
ballon (Cinq semaines en ballon),
radeau (La jangada)… Ce
mobile qui parcourt l’espace à
décrire constitue un point de
réflexion pour l’énonciation
romanesque: l’énonciateur et le
destinataire invisibles font
parcourir les pays à un enfant, la
lecture étant cette Sphère ultime
qui permet de voyager tout en
restant immobile.
Cette Sphère, par
son mode d’existence même, suppose
une relation de «paratopie»
(Maingueneau, 1993), d’inclusion
paradoxale dans l’espace qu’elle
parcourt. La paratopie est la
condition même de toute énonciation
littéraire, dès lors que la
littérature comme l’écrivain doivent
à la fois appartenir et ne pas
appartenir au monde et que cette
impossible appartenance, obliquement
inscrite dans l’intrigue, est le
moteur même de l’énonciation
littéraire. Le problème est alors de
voir comment cette paratopie est
gérée à chaque fois. Chez E. Zola,
par exemple, des personnages comme
le Docteur Pascal, à la fois membre
de la famille des Rougon-Macquart et
théoricien de leur hérédité (Le
Docteur Pascal), ou comme le
romancier naturaliste Sandoz (L’Œuvre)
sont des points de réflexion de
cette paratopie fondamentale qui
permet au romancier naturaliste de
traverser l’ensemble des milieux
sociaux, comme le Nautilus de
Vingt mille lieues sous les mers
traverse les bancs de poissons et
les coraux.
Il arrive que cette
Sphère soit menacée par ce qui
l’entoure, et plus particulièrement
par un ensemble d’humains
non-civilisés qui appartiennent à un
monde autre, exotique. Il convient
en effet de distinguer la relation
d’altérité, qui oppose le JE
et le TU, le Français à l’Anglais ou
l’Allemand, c’est-à-dire des entités
placées sur un même plan, et la
relation de rupture, celle
entre JE-TU et la 3e
personne, entre l’Occidental et
l’exotique. Que ce soit dans le
discours scolaire ou dans les
Voyages extraordinaires, l’autre
menaçant est caractérisé par deux
traits: il est multitude, il est
sauvage. Ces deux traits se
retrouvent dans le nom «Horde».
On va voir cette
Horde en action dans deux épisodes
exemplaires. L’un, dans les manuels
d’histoire, est l’épisode du Fort de
Mazagran; l’autre, chez Jules Verne,
est l’attaque du Nautilus par une
foule de Papous (chapitre XXII: «La
foudre du capitaine Nemo»). La
similitude entre les deux situations
saute aux yeux. A Mazagran, en
Algérie, une petite troupe de
soldats français retranchés dans un
fort, résiste victorieusement à une
foule grouillante d’Arabes, cent
fois plus nombreux. Dans Vingt
mille lieues sous les mers le
Nautilus résiste à l’attaque d’une
multitude de sauvages déchaînés.
Dans les deux cas, en dépit de la
disproportion entre les deux
adversaires, la Sphère résiste
victorieusement.
Voici l’image qui illustre cet
épisode dans le cours élémentaire de
l’Histoire de France de
Lavisse:[4]
Cette image est associée au récit
suivant:
Le combat de Mazagran
- Pendant cette guerre, il y eut
bien des batailles. L'Algérie est
habitée par des Arabes qui
sont des soldats très braves. Une
des plus célèbres batailles fut
celle de Mazagran. Cent
vingt-trois français occupèrent un
fort qui portait ce nom. Ils y
furent attaqués par les Arabes.
L'image vous montre des Arabes qui
arrivent au grand galop de leurs
chevaux. Ils sont vêtus d'un manteau
blanc, qu'on appelle un burnous.
Vous en voyez qui tirent des coups
de fusil vers le haut du mur. Nos
soldats répondent. Derrière les
Arabes que vous voyez, d'autres
arrivèrent. Ils furent bientôt douze
mille.
Pendant trois jours, ils demeurèrent
autour de Mazagran. Ils essayèrent
de grimper à des échelles pour
atteindre le haut du mur. Mais nos
soldats les repoussaient à coups de
crosse. Les douze mille Arabes
virent qu'ils ne viendraient jamais
à bout des cent vingt-trois
Français, et ils s'en allèrent.
Dans toute la France, on parla du
combat de Mazagran. Tout le monde
fut fier de la vaillance de nos
soldats. (L’italique est de Lavisse)
Communément, on considère que dans
un iconotexte, c’est-à-dire un texte
qui associe du verbal et de
l’iconique, l’image converge
sémantiquement avec le texte verbal.
Mais il est préférable aborder le
problème en termes d’ajustement
sémantique réciproque,
d’interaction. En effet, le récit
libère des possibles interprétatifs
incontrôlables, que l’image permet
précisément de canaliser; de son
côté, l’image libère aussi des
possibles que le récit verbalisé
permet de canaliser dans une
direction idéologiquement plus
appropriée. Au lieu de chercher à
suturer les interprétations
indésirables en restant à
l’intérieur du même domaine
sémiotique (le texte ou l’image)
–entreprise de toute façon vouée à
l’échec– le livre s’arrange pour que
l’autre versant de l’iconotexte
ferme les ouvertures indésirables.
La section intitulée
«Le combat de Mazagran» est
symétrique d’une autre, intitulée
«Une école en Algérie», illustrée
aussi par une image parfaitement
symétrique, qui met en relation les
mêmes actants: «Français» et
«Arabes».
Le grouillement de la Horde sur la
page de gauche témoigne d’un
désordre social et psychique
profond, qui se trouve contesté à la
fois par l’énoncé et par
l’énonciation du manuel: l’Ordre se
donne à voir dans la parfaite
géométrie de la mise en page comme
dans la représentation d’une école
exemplaire en Algérie: distribution
paisible et symétrique des enfants,
Français et Arabes, immobiles dans
une classe elle-même ordonnée selon
des principes géométriques où les
paysages sont enfermés dans de
grands cadres. La lecture de gauche
à droite exprime dans un raccourci
saisissant le Progrès: avant
l’intervention de la République il y
a la sauvagerie, après il y a
l’Ordre incarné dans une école qui
réfléchit celle-là même où on
utilise ce manuel d’histoire.
Si l’on observe plus
attentivement l’image, on note que
les Arabes disposent des mêmes armes
que les Français et que le fort de
Mazagran est manifestement
d’architecture indigène. Cela va
dans le sens d’un affaiblissement de
la frontière entre les deux actants
du combat. Ce sont avant tout la
bravoure et l’organisation qui font
la supériorité des Français.
En revanche, dans
l’épisode de l’attaque du Nautilus
on n’a pas affaire à des Arabes,
mais à des populations exotiques,
plus éloignées de l’Occidental. Pour
la doxa de l’époque, l’Arabe se
situe en effet entre le sauvage et
l’Occidental. Cette différence est
soulignée par exemple par le
philosophe Jules Payot, qui écrit
dans un Cours de morale
destiné aux instituteurs de l’école
républicaine :
Nos lointains ancêtres, et de nos
jours les tribus sauvages (Nègres,
Peaux-Rouges), ainsi que les
peuples peu civilisés (Arabes)
étaient ou sont capables d’efforts
violents, comme ceux que demandent
la guerre et la chasse. Seulement,
nous l’avons vu, ils avaient et ils
ont horreur de l’effort d’attention
qui dure.
(1904: 82; c’est nous qui
soulignons).
Dans le cas du Nautilus, la
frontière entre les deux
protagonistes est même posée comme
maximale, comme le montre la
première prise de contact, qui rabat
le «sauvage» sur le «singe» :
Levés tous les trois, le fusil à
l’épaule, nous étions prêtes à
répondre à toute attaque.
«Sont-ce des singes?» s’écria Ned
Land.
-A peu près, répondit Conseil, ce
sont des sauvages.
«Au canot!» dis-je en me dirigeant
vers la mer. (1871: 253)
Le commentaire de Jules Verne
se fait alors tout naturellement
ethnographique; le choix de la
dénomination de «Papoua», au lieu de
«Papou» est révélateur :
Les indigènes étaient toujours là,
plus nombreux que la veille – cinq
ou six cents peut-être.
Quelques-uns, profitant de la marée
basse, s’étaient avancés sur les
têtes des coraux, à moins de deux
encablures du Nautilus. Je
les distinguai facilement. C’étaient
bien de véritables Papouas, à taille
athlétique, hommes de belle race, au
front large et élevé, au nez gros
mais on épaté, aux dents blanches.
Leur chevelure laineuse, teinte en
rouge, tranchait sur un corps noir
et luisant comme celui des Nubiens.
Au lobe de leur oreille, coupé et
distendu, pendaient des chapelets en
os. Ces sauvages étaient
généralement nus. Parmi eux, je
remarquai quelques femmes,
habillées, des hanches au genou,
d’une véritable crinoline d’herbes
que soutenait une ceinture végétale.
Certains chefs avaient orné leur cou
d’un croissant et de colliers de
verroterie rouges et blanches.
Presque tous, armés d’arcs, de
flèches et de boucliers, portaient à
leur épaule une sorte de filet
contenant ces pierres arrondies que
leur fronde lance avec adresse.
Un de ces chefs, assez rapproché du
Nautilus, l’examinait avec
attention. Ce devait être un «mado»
de haut rang, car il se drapait dans
une natte en feuilles de bananier,
dentelée sur ses bords et relevée
d’éclatantes couleurs. (1871: 256)
L’indigène se trouve
ainsi pris dans la même logique
descriptive que les poissons ou les
paysages: il fait partie du monde à
explorer. Il y a ici renvoi à un
savoir ethnographique préconstruit.
Par exemple, le «bien» («c’étaient
bien de véritables…») qui
suppose la coïncidence avec un
énoncé déjà validé, le «véritable»
qui renvoie à une connaissance du
centre de la notion. La désignation
entre guillemets «mado» assorti de
la modalisation «ça devait être»
implique lui aussi un savoir déjà
constitué. Quant a l’énoncé
introduit par «car» («car il se
drapait…»), il prend une valeur
justificative en s’appuyant sur un
savoir établi. Il en va de même pour
le «ces» («ces pierres arrondies…»),
dont la déixis mémorielle implique
une connivence avec le lecteur.
Cette distance
extrême entre les deux protagonistes
se manifeste avec force dans la
troisième et dernière image du
chapitre, qui montre comment la
Sphère a été défendue avec succès
par les habitants du Nautilus: à la
différence de ce qui se passait
entre Arabes et Français, la
victoire n’exige même pas de combat.
Avec Jules Verne c’est le câble
électrique, quelque chose qui pour
les Papous est de l’ordre de la
magie, qui tient lieu d’arme; comme
le montre le titre du chapitre, qui
assimile implicitement Némo à Zeus.
L’image souligne le contraste entre
l’immobilité des Occidentaux, qui
n’ont même pas d’armes ou
d’instruments de défense, et
l’indigène armé d’une hache inutile
et animé de mouvements grotesques.
Cette
relation entre la Sphère et la Horde
se retrouve dans un contexte très
différent, aux USA, dans la culture
populaire, à travers un motif comme
l’attaque de la diligence par les
Indiens, qui va devenir un thème
privilégié du western. Avant même le
développement de ce genre
cinématographique, à l’époque de
Jules Verne et de l’école
républicaine, entre 1882 et 1912, le
spectacle de Buffalo Bill (Buffalo
Bill’s Wild West) va le
populariser largement. Voici
une affiche de 1885, qui met en
scène une de ces scènes exemplaires,
digne pendant de l’attaque du fort
de Mazagran.
Le
spectacle de Buffalo Bill est venu
en France à deux reprises. Lors de
sa première tournée, en 1889, il ne
s'est produit qu'à Paris, Lyon et
Marseille. En 1905, lors de son
second passage dans l'hexagone, le
spectacle -qui retraçait la conquête
de l'Ouest américain- a été présenté
dans 120 villes françaises. Nul
doute que les spectateurs français
ont retrouvé là des images qui leur
étaient familières.
Conclusion
Nous sommes partis
d’une interrogation sur le pouvoir
qu’ont les ensembles discursifs de
susciter l’adhésion, bien au-delà
des procédures de l’argumentation
canonique. Au lieu de considérer un
tel pouvoir comme allant de soi,
nous avons cherché à comprendre, à
partir d’une formation discursive
«plurifocale», certains de ses
ressorts. A travers les deux groupes
de textes que nous avons mis en
relation, les manuels scolaires de
l’école républicaine et la série des
Voyages extraordinaires de
Jules Verne, nous avons pu mettre
l’accent sur deux ressources
majeures: l’interdiscours et la
réflexivité. Nous avons appréhendé
cette interdiscursivité à deux
niveaux complémentaires: à
l’intérieur du système que forment
les manuels, par l’étayage
réciproque des disciplines et
l’existence d’invariants sémantiques
transversaux, mais aussi entre les
manuels et les romans, bien qu’ils
soient situés dans des zones
différentes de l’univers discursif.
En ce qui concerne la réflexivité,
son efficacité tient à ce qu’elle
constitue le point aveugle de
l’activité énonciative dans laquelle
sont engagés les enfants, que ce
soit dans la pratique scolaire ou
dans la lecture. Chez Jules Verne,
cette réflexivité s’inscrit au cœur
de l’intrigue, à travers la Sphère
qui est la condition même de
l’intrigue et de sa lecture.
L’épisode critique de l’attaque de
la Sphère par la Horde, au-delà, de
son intérêt dramatique, met en
évidence ce qui soutient tacitement
l’ensemble du dispositif, condition
d’une colonisation qui permet
précisément d’éliminer ce qui rend
possible l’existence de telles
Hordes.
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Universitaires de France.
VERNE, J. (1871); Vingt mille
lieues sous les mers, Paris:
Hetzel.
Recibido:13/02/2011
|
Aceptado: 07/03/2011
source : http://www.revistaretor.org/articulo-maingueneau.html
[1]]
J’ai consacré un ouvrage à
cette question (Maingueneau,
1979).
[2]
Texte de Guyau, cité par Moy
(1895: 63).
[3]
Je consulte une réédition de
1939.
[4]
Nous consultons l’édition de
1913.
*
* *
Lundi 14 mars 2011
Les parutions de ce début d’année 2011 confirment l’intérêt grandissant du fait mémoriel en histoire… et confirment surtout l’intérêt intellectuel d’une telle approche dans le renouvellement de notre lecture du passé.
Le récit national pour nos enfants : une histoire en miettes
Portrait d'Ernest Lavisse |
Couverture du manuel Lavisse. | Cliquez sur l'image pour lire l'ouvrage sur Gallica. |
Depuis cette époque, nous
pensons parfois avec fierté et orgueil être protégés de la tentation d’une participation à l’écriture du « roman national » (au sens d’une lecture idéalisée et
nationalisée de l’histoire de France). Ayant décelés les dérives de la IIIe République, nous en serions vaccinés. Pour ma part, je préfère laisser à nos successeurs le soin de relire
avec le recul nécessaire l’histoire que nous apprenons à nos enfants dans l’école de la République au XXIe siècle. Leurs critiques seront peut-être encore plus virulentes que les
nôtres pour le XIXe siècle…
D’autant plus qu’une étude récente menée par Annie BRUTER (à écouter sur ce site) démonte en partie nos certitudes un
peu schématiques sur l’apparition de ce « roman national ». A l’occasion d’un séminaire international sur l’enseignement de l’histoire de France avant la
IIIe République à l’Institut national de recherche pédagogique, elle montre notamment que ni la Révolution française, ni la IIIe
République n’a inscrit
l’histoire de France au programme de l’école primaire mais que cet
enseignement est une réalisation… du Second Empire ! (plus exactement,
une loi est adoptée en ce sens le 10 avril 1867). Il
convient donc de relativiser notre lecture téléologique d’un
enseignement du « roman national » dont la généalogie reposerait d’abord sur la Révolution, puis sur la
IIIe République par l’intermédiaire de ces célèbres
hussards noirs de la République. L’usage d’une chronologie plus fine
nous permet de remettre partiellement en question la
construction du mythe mémoriel.
L’étude d’Olivier Loubes dans l’Histoire (coll n° 44, juillet-sept 2009) avait d’ailleurs
déjà partiellement esquissé cette hypothèse en faisant remarquer que le « Petit Lavisse », s’il demeure un best-seller sur le temps long, n’en a pas moins
connu des évolutions non-négligeables dans son contenu durant les décennies de son succès.
Le mythe du « roman national » se fissure donc de plus en plus.
Mémoire et idées reçues sur la résistance
Pierre LABORIE, Le chagrin et le venin |
On retrouve Olivier Loubes dans l’Histoire du mois de mars 2011 pour nous proposer cette
fois-ci un compte-rendu du dernier ouvrage de Pierre Laborie : Le chagrin et le Venin ; La France sous l’occupation, mémoire et idées reçues
(Bayard, 2011, 360 p.).
Je ne m’écarterai guère de son propos lorsqu’il nous explique que Pierre Laborie livre « une
magistrale
leçon d’histoire sur la mémoire de la France sous Vichy, sur la
résistance et les comportements en temps de guerre et sur les
conséquences politiques de l’identification actuelle des français à
la veulerie supposée de leurs pères ».
On pensait avoir fait le tour de la question avec Henri Rousso ; on s’aperçoit qu’il n’en est rien, que l’on n’a
pas encore débusqué tous les usages idéologiques de la mémoire, que le chagrin distille encore efficacement le venin.
La plume de Pierre Laborie est efficace. Elle assène quelques coups ciblés. Elle ajoute surtout un nouveau bataillon
dans la guerre des mémoires de la Seconde Guerre mondiale dont personne ne semble vouloir signer l’armistice.
Cette étude doit donc être lue comme un manifeste : celui d’une histoire parmi les mémoires.
La fabrique de l’histoire au prisme de la mémoire
La préhistoire n’est pas en reste dans cette relecture des constructions mémorielles. L’ouvrage dirigé par
Sophie Archambault de Beaune, Ecrire le passé : la fabrique de la Préhistoire et de l’Histoire à travers les siècles (CNRS éditions, 2010, 425 pages, 29 euros) apporte
une solide contribution à ces réflexions restées jusqu’alors très minoritaires dans ce champ historiographique.
Sophie A. de Beaune, Ecrire le passé
Réunis
à l’occasion d’un colloque organisé en 2008 à l’Université Jean Moulin –
Lyon III, les différents contributeurs
de cet ouvrage montrent comment la préhistoire, et notamment les
découvertes archéologiques, ont pu aussi faire l’objet d’une lecture
mémorielle non pas seulement à l’époque contemporaine, mais
sur le temps long.
Une trentaine d’articles se succèdent et sont autant d’exemples d’utilisations politiques, idéologiques et identitaires
de la préhistoire et de ses sources.
Véronique Grandpierre nous en fournit un bon compte-rendu sur le site des Clionautes. Elle cite par exemple ces historiens soviétiques qui présentaient les actions des
pirates (latrones) de l’Afrique romaine des IIe et IIIe
siècles après Jésus-Christ à la lumière de la lutte de classe, et en
faisait du brigandage social. Elle
évoque également cette cérémonie organisée en août 1942 et en
présence de Philippe Pétain au cours de laquelle des mottes de terres
prélevées aux quatre coins de la France dans des lieux chargés
de symboles (le bûcher présumé de Jeanne d’Arc, l’île de
Sainte-Hélène…) ont été placés sous le monument de Vercingétorix à
Gergovie.
Dépassant les frontières chronologiques et territoriales, les contributions rassemblées dans cet ouvrage permettent
également d’appréhender quelques grandes lignes d’une histoire mémorielle qui reste à écrire : ainsi, dès le XIIe siècle, le moine Sigebert
réussit à présenter
l’antique ville de Metz comme l’égale des grandes cités romaines.
Plus tard, certains archéologues et historiens de l’art se sont mis au
service du nazisme pendant la Seconde Guerre Mondiale afin
de justifier l’annexion de la Moselle en cherchant à prouver
l’ancienneté du peuplement germanique et le caractère intrinsèquement
allemand du patrimoine mosellan.
Enfin, il faut noter la qualité du propos introductif de Sophie Archambault de Beaune qui, en toute
modestie, replace ce projet éditorial dans son contexte historique sans toutefois être dupe des pesanteurs de son époque : « À
l’heure où il est question des projets de réforme qui
voudraient faire de l’histoire une discipline facultative pour
l’enseignement du secondaire, il est urgent de rappeler qu’elle ne se
caractérise pas seulement par une accumulation de savoirs que
d’aucuns jugent plus ou moins inutiles, mais qu’elle peut aussi être
un instrument de pouvoir »… à méditer !
Le vol de l’histoire par la mémoire européenne
Il faut en revanche être très âgé et avoir un sacré tempérament pour se permettre un livre comme celui que vient de
commettre Jack Goody : Le vol de l’histoire, Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde (traduction française de Fabienne
Durand-Bogaert, NRF Essais, Gallimard, 2010).
Jack GOODY, Le vol de l'histoire |
L’anthropologue âgé de 91 ans et professeur à l’université de Cambridge s’offre le luxe de relire les grands penseurs du
XIXe et du XXe tels que Fernand Braudel, Norbert Elias ou encore Moses Finley pour leur reprocher une lecture du monde trop
européo-centrée.
Ainsi,
selon lui, l’historiographie française et européenne aurait imposé sa
lecture de l’histoire et sa périodisation en omettant
plus ou moins volontairement le reste de la planète. Le lecteur
outragé apprendra donc qu’Athènes n’aurait pas été seule à inventer la
démocratie et la liberté, ou encore que l’essor du
féodalisme serait bien postérieur à l’essor de la « guerre équestre », apportée de longue date par les migrations asiatiques à travers les steppes.
Il faut
avoir le cœur bien accroché pour se plonger dans ce livre qui déracine
autant l’horizon que les certitudes. Dommage cependant
qu’il faille attendre 91 ans pour oser se permettre la provocation…
A la
lecture de ces ouvrages, et de dizaines d’autres à paraître en 2011, on
s’aperçoit donc que la perspective mémorielle évolue
progressivement. Elle n’est plus celle d’un Jacques Le Goff
s’interrogeant sur les images successives d’un Saint Louis chevauchant
les siècles de son aura biographique. De plus
en plus, la mémoire permet de revenir sur l’histoire, de la relire,
voire de la corriger. Nouveau paradigme ou simple mode ? Seule
l’histoire justement nous permettra de savoir si la mémoire
réussira à ramasser ses miettes.
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