7 novembre 2011

Devoirs de l’éducateur envers les enfants : Protection, Respect, Amour (Pauline Kergomard, 1895)


Chapitre 2 de l'Education maternelle dans l'école, Deuxième série (1895), par Pauline Kergomard.

 I. PROTECTION. II. RESPECT. (a) Choix des notions que nous déposons dans l’esprit de l’enfant. (b) Discrétion et délicatesse dans les rapports entre l’éducateur et l’enfant. (c) Accueil que doit faire l’éducateur aux manifestations de l’âme de l’enfant. III. AMOUR.

Ici se placent tout naturellement une énumération et une analyse sommaires des devoirs de l’éducateur envers les enfants.
Le sentiment ou plutôt le pressentiment de ces devoirs est tout nouveau en pédagogie ; si nouveau qu’il est loin d’être accepté de tous. On admet encore difficilement que droits et devoirs sont choses réciproques quels que soient les individus, leur âge, leur situation, et que, par conséquent, les parents, les maîtres, la société tout entière ont des devoirs envers les enfants. Autrefois parents, maîtres, société tout entière étaient censés n’avoir que des droits Il y a donc un abîme entre l’ancienne conception et la nouvelle.
Mais il ne suffit pas de déclarer – j’allais dire d’avouer – que nous avons des devoirs envers les enfants ; il est indispensable, d’abord, de savoir en quoi ces devoirs consistent ; ensuite, d’en mesurer l’étendue pour se préparer à les bien remplir.
Ces devoirs quels sont-ils ?
Il me semble qu’on peut les grouper sous trois titres principaux : «protection, amour, respect », et que l’éducateur pourra inscrire au-dessous de ces titres toutes les divisions et les subdivisions de son système.
1° PROTECTION. – Il tombe sous le sens, en effet, que l’enfant a tout d’abord besoin d’être protégé, puisqu’il est faible. Laissez-le à lui-même au moment où il vient au monde, et c’en est fait de sa vie. Privez-le de votre sollicitude pendant les années qui suivront, et il n’en ira pas mieux, à moins que des individus isolés, ou réunis en société, ne vous remplacent auprès de lui.
Cette protection, exclusive au corps pendant les premiers mois, s’étend bientôt à l’âme et à l’esprit, qui doivent être protégés contre l’ignorance et contre le vice.
Ce premier point accepté, examinons ensemble ce devoir de protection au point de vue de l’école elle-même. Cette dernière remplit-elle tout son devoir ?
Hélas ! non ; d’abord elle ne protège pas encore tous les enfants, puisque, malgré la loi scolaire, il y en a par centaines dans les rues et dans les taudis sans air ; puisque nous n’avons pu rendre l’école maternelle obligatoire pour les petits que leurs mères abandonnent dans la chambre solitaire, et pour ceux qui mendient et vagabondent dans les rues. Elle ne protège pas non plus suffisamment tous ceux qui la fréquentent, puisque nous n’avons pas trouvé le moyen de généraliser les classes gardiennes pour le soir, pour le jeudi, pour les vacances, puisque nous n’avons pas de cantines partout, que le vestiaire n’existe presque nulle part et que les patronages sont ici et là seulement en voie d’organisation.
Oh ! nous avons beaucoup fait à ce sujet ; je crois bien qu’en ce qui concerne l’école philanthropique notre pays tient la tête ; mais quoique nous soyons à la place d’honneur, nous ne devons pas nous tenir pour satisfaits tant que nous ne serons pas arrivés à la perfection.
2° Respect. – L’enfant doit être respecté à l’égal d’un mystère que l’on devine sacré, et de ce sentiment résultera tout un système d’éducation.
On respectera son corps en lui donnant les soins qu’il réclame. C’est le temple qu’habite le feu sacré ; on respectera ses yeux en ne lui montrant que des spectacles décents, gracieux et nobles ; ses oreilles, en recherchant pour lui l’harmonie, en éloignant le bruit et les discordances, et en ne lui faisant entendre que des paroles bienséantes. On respectera son esprit en n’y déposant que des notions vraies ; son âme en y développant tout ce qui doit être l’idéal de l’homme de bien.
Ce respect que nous devons à l’enfant il faut le lui témoigner, non seulement par le bon choix des notions intellectuelles que nous lui distribuons, par la discrétion et la délicatesse avec lesquelles nous entrons en relation avec son âme pour n’y rien froisser, mais aussi par l’accueil que nous faisons à toutes ses manifestations spontanées, – manifestations qui sont pour nous autant de fenêtres ouvertes sur sa personnalité, – et enfin par l’ombre discrète dont nous enveloppons ses bonnes qualités, pour ne pas froisser sa pudeur ; ses défauts, pour sauvegarder le sentiment naissant qu’il peut avoir de l’honneur.
Or l’éducation – celle qui prend l’enfant à la naissance et le conduit jusqu’à l’école primaire, celle de l’école maternelle surtout – pèche bien souvent contre le devoir de respect envisagé à ces différents points de vue.
a. Choix des notions que nous déposons dans esprit de l’enfant.
Quelle est celle de nous qui, sur ce point, ne doit pas faire son mea culpa ? Combien de fois ne sommes-nous pas arrivées devant nos petits pupilles sans nous être préparées à leur donner tout ce que nous avons de meilleur dans l’esprit !
Nous connaissons cependant un moyen non pas infaillible, mais à peu près sûr de prévenir les erreurs ! Il consiste : dans un triage très judicieux et très sévère de ce qui est à la portée des enfants de deux à six ans, et de ce qui doit être réservé pour plus tard (mais l’emploi de ce premier moyen exige une étude psychologique à laquelle nous ne donnons pas assez de soins) ; et il exige une préparation très minutieuse de nos petites leçons. Cette préparation doit s’appliquer au fond, aux détails, à la forme.
Malheureusement, nous sommes en général bien éloignées d’attribuer une telle importance à la préparation de nos causeries. Elles sont trop souvent une copie tronquée d’un chapitre de manuel, d’un article de journal. La vérité scientifique en est souvent contestable ; faute de détails, de circonstances, d’incidents, la leçon manque de vie ; enfin, la forme non travaillée laisse les enfants ignorants du vocabulaire français et les causeries restent, à ce point de vue, tout à fait inutiles.
b. Discrétion et délicatesse dans les rapports entre l’éducateur et l’enfant. Une discipline très libérale, basée sur une quasi liberté individuelle, pourrait seule consacrer ce principe. Or la discipline de nos écoles maternelles est trop stricte, trop formaliste, trop rythmée, si j’ose ainsi parler ; elle assure l’ordre – ce qui n’est pas à dédaigner dans une agglomération aussi considérable, – on lui doit même une sorte d’harmonie matérielle ; mais elle supprime presque les rapports entre la maîtresse et chacun des enfants qui lui sont confiés. Les signaux s’adressent à la collectivité, les leçons aussi. C’est à peine si l’éloge et le blâme sont individuels. En de telles conditions, il est presque oiseux d’insister sur les qualités essentielles que doivent réunir les rapports d’éducatrice à élève, et il est évident que si nous voulons faire de l’éducation, au lieu de faire du dressage, il faudra sacrifier quelques mouvements collectifs – sauf à apporter plus de soin à ceux qui seront conservés, – pour permettre, d’une part, à chaque enfant de se montrer lui-même, d’autre part, à la maîtresse de faire connaissance avec chaque enfant, et de se mêler discrètement à sa vie intime.
Et ce n’est pas impossible, croyez-le ; pour ne donner qu’un exemple, je comparerai une entrée en classe à Londres et une entrée en classe à Paris. Chez nous, au signal donné par la cloche ou le sifflet, les maîtresses s’emploient à faire placer les enfants « dans le rang », chacun devient bientôt le prisonnier du camarade qui le précède et du camarade qui le suit ; il est pour ainsi dire pris dans un engrenage, obéit machinalement à la consigne, et, sauf exception, aucune infraction de sa part, aucune aide morale de la part de la maîtresse ne peuvent se produire.
A Londres, au contraire, au premier signal, chaque enfant sait qu’il doit se rendre de lui-même, et comme il l’entendra, à sa place, et qu’il doit y être arrivé à un moment précis. L’un y va les mains dans ses poches, l’autre les bras ballants, un troisième en sautant à clochepied ; mais presque tous sont exacts. La maîtresse parle aux retardataires ainsi qu’à ceux qui ont bousculé leurs camarades pour arriver les premiers, et, pour peu qu’elle ait le sens de l’éducation, elle trouve pour chacun la formule appropriée.
Les enfants une fois entrés en classe, les procédés adoptés chez nous s’opposent aux rapports individuels entre eux et la maîtresse ; la distribution du matériel est presque automatique. Quant aux leçons, exclusivement collectives malgré les efforts que nous avons faits pour que l’on adoptât un système mixte, elles favorisent aussi peu que possible l’intimité.
Oh ! je sais bien ce que l’on me dira « Tout est prétexte à causeries dans notre enseignement maternel ; la lecture d’une phrase n’est que le point de départ d’une histoire ; le calcul est un jeu pour l’esprit, grâce à nos procédés nouveaux, et le dessin lui-même ne s’adresse plus exclusivement aux doigts ». Hélas que de choses factices encore ! Que de sommeil intellectuel, par exemple, dans l’emploi pour le calcul des éternels bâtonnets !
Décidément presque tout est à faire en ce qui concerne les rapports de l’éducatrice avec ses élèves.
c. Accueil que nous devons faire aux manifestations enfantines.
Cependant, malgré notre discipline trop étroite, malgré nos leçons trop dogmatiques, malgré bien des imperfections qui vont d’ailleurs s’atténuant tous les jours, l’esprit de quelques enfants s’échappe en saillies du plus haut intérêt pour l’éducatrice. La forme en est parfois grotesque ; alors la maîtresse rit, au lieu de débarrasser bien vite le petit diamant de son enveloppe rocailleuse, et les camarades rient de confiance ; le petit interrupteur rougit ; quelquefois il fond en larmes ; presque toujours il se replie sur lui-même, et c’en est fait pour longtemps de ses confidences. Parfois aussi la boutade est inepte ; on le traite de « petit sot », sans lui faire comprendre en quoi il se trompe, et le résultat que j’ai indiqué plus haut se produit encore. D’autres fois, enfin, un enfant dit sciemment une énormité que l’on traite avec trop de légèreté : témoin ce bambin à qui je demandais ce qui l’avait le plus amusé dans la rue, et qui me répondit : « Un chien qu’un autre avait mordu ».
« Quelle idée » s’écria en riant la jeune maîtresse que mon indignation stupéfia.
Enfin, si l’observation est judicieuse dans le fond et intéressante dans la forme, on comble l’enfant d’éloges. Neuf fois sur dix, il se trouble et se promet de ne plus rien dire à l’avenir ; c’est à ce dernier cas et à des cas analogues que s’applique le conseil que j’ai donné plus haut « Enveloppons d’une ombre discrète les bonnes qualités de l’enfant pour ne pas froisser sa pudeur ».
3° AMOUR. – Si l’école ne protège pas assez l’enfant, si elle ne le respecte pas toujours assez, elle ne l’aime pas assez non plus, ou plutôt son amour affecte des formes trop austères, trop rigides. Le petit élève arrive, il salue, ou bien il dit : « Bonjour, madame » ; on lui rend son salut d’un signe de tête ou d’un sourire – ce qui est déjà bien joli – ou bien on répond à son « bonjour » par un autre « bonjour », et puis c’est tout ou presque tout ; il est évident que ce n’est pas assez.
Son prénom même n’est pas accueilli à l’école : Paul, Henri, Gabrielle, Thérèse ne s’appellent plus, dès qu’ils en ont franchi le seuil, que Martin, Duval, Dupré, Garnier, comme leur père, et certainement cela jette du froid. Le tutoiement est, sinon interdit, du moins sérieusement contesté. Quant à cette tendresse rayonnante et effective dont les enfants ont absolument besoin pour se donner – même des enfants de douze ans, – l’école ne la connaît pas, elle la repousse presque comme débilitante. Et cependant elle serait, j’en ai la conviction, le moyen le plus efficace de faire naître et de développer la sincérité. L’amour tempérerait aussi ce que la justice stricte a d’injuste parfois, car il devinerait la cause des défaillances momentanées, ferait la différence entre les incapacités – dont l’enfant ne saurait être responsable – et les mauvaises volontés ; il devinerait presque, en attendant de les connaître, les difficultés provenant des milieux. Certes, notre devoir d’amour est aussi impérieux que nos devoirs de respect et de protection.


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