PREMIÈRE CONFÉRENCE[2]
Séance du mercredi 21 août.
MESSIEURS,
Si la réflexion avait le pouvoir de gouverner les
battements du cœur, le mien serait très calme en ce moment. D’abord parce que c’est
un devoir que je viens accomplir, ensuite parce que je connais, depuis de longues
années, les choses dont je vais avoir l’honneur de vous entretenir.
Quelle que soit la bienveillance de M. le Ministre de l’Instruction
publique à mon égard, j’ose dire, et cela est à sa gloire, que l’honneur qu’il
m’a fait en me désignant pour vous adresser quelques conseils, n’est point le
résultat d’une faveur personnelle. M. le Ministre a trop de lumières, il a trop
la passion du bien public, pour mettre les choses au service des personnes.
Non. Il cherche les personnes en vue des choses, et s’il a bien voulu me
choisir, c’est qu’il a pensé, probablement, que pour vous parler de salles d’asile,
d’une institution de petits enfants, étrangère aux hommes de politique et de
science une femme, une mère, une doyenne des salles d’asile, trouverait auprès
de vous le crédit que donnent la pratique et l’expérience.
Je prie Dieu de m’aider à remplir comme je le voudrais
les intentions de M. le Ministre. Et vous-mêmes, messieurs, veuillez m’aider par
vos sentiments de bonne confraternité, car, pour vous, je suis une collègue.
L’introduction de la méthode des salles d’asile dans les
écoles primaires n’est point une pensée nouvelle ou irréfléchie. Elle date de
très longtemps. Qui peut dire l’âge des bonnes pensées? On la trouve en germe
dans l’Ordonnance royale de 1837, qui assimilait l’asile à l’école par les
examens, l’inspection, les récompenses et la discipline. On en suit la trace
dans les circulaires de M. de Salvandy, sous l’inspiration duquel cette
ordonnance avait été rendue, et qui appelait la salle d’asile le vestibule de l’école primaire. On la
retrouve dans plusieurs autres pièces officielles, dans des lettres
particulières, dans des articles de journaux. Cette pensée n’est donc point une
témérité ; c’est une idée mûrie par le temps, et que M. le Ministre actuel aura
eu l’immense mérite de réaliser, prouvant une fois de plus, à son grand
honneur, cette pensée trop souvent perdue de vue :
« Bien dire et bien penser ne sont rien sans bien
faire. »
Qu’est-ce donc que la méthode des salles d’asile, et
en quoi celle des écoles a-t-elle mérité de se voir supplanter par sa sœur
cadette?
Sur ce dernier point, vous savez aussi bien et mieux que
moi, de quel mal souffrent vos écoles. Vous savez quelles longues classes !
quels livres arides ! quel théorisme
! quel ennui !
Mon appréciation à cet égard ne pourrait aller plus loin
que celle de M. le Ministre lui-même, exprimée courageusement dans une récente
et importante lettre à MM. les recteurs. Et d’ailleurs, vos fatigues à la fin de
l’année scolaire ; les peines physiques et morales que chaque jour vous coûte,
disent, plus que tout le reste, que la majorité des élèves résistent à vos
efforts, et s’attirent le reproche, peut-être mal choisi, d’être paresseux et
indisciplinés.
Et parmi ceux qui ne résistent pas, ceux dont le caractère
docile, la mémoire complaisante, se prêtent à des enseignements factices,
combien s’en trouve-t-il qui, parvenus a l’âge de seize ou dix-huit ans, ont
oublié les leçons mortes qu’ils avaient apprises?
On dirait vraiment, à voir de telles choses, qu’il y a
un mur d’airain entre le maitre et l’intelligence des écoliers et que les
leçons que celui-ci s’efforce d’y appliquer, d’y juxtaposer, ne pouvant y
enfoncer de racines, s’en détachent bientôt, comme un enduit superficiel se détache,
après quelques jours, des murs qu’il n’a point cimentés.
Et plus tard, quand ces enfants sont entrés dans la vie,
et que des difficultés s’élèvent autour d’eux, que des perplexités les assiègent,
qu’ils cherchent dans leur mémoire un conseil, une solution, inhabitués qu’ils
sont à les chercher dans leur jugement, n’y trouvant aucune lumière laissée par
l’enseignement théorique qu’on leur a donné, il trébuchent et succombent.
Ah! messieurs, que de chutes seraient évitées si les pauvres
enfants étaient, dès l’école, mis en présence moins des livres et plus des
choses ! Eh bien, c’est justement cette vue de l’avenir, ce sens pratique de la
vie, qui fait le fond et l’esprit de la méthode des salles d’asile.
Mais, pourquoi cet esprit s’est-il manifesté dans l’asile,
qui date d’hier, plutôt que .dans l’école, qui remonte, non-seulement à 1833,
mais au delà même de Charlemagne?
Cela s’explique très bien.
Les enfants des écoles sont presque de petits hommes. (Ils
savent tant de choses, qu’ils devraient pour une partie ignorer!) On crut
pouvoir leur parler comme à des hommes. De cette erreur première résulta dans l’enseignement
une fausse direction, à laquelle on voudrait aujourd’hui remédier.
Dans la salle d’asile se trouva réunie une tout autre population,
et il fallut bien changer de manière. Allez donc faire écrire des pages, et
apprendre par cœur des livres entiers, à de petits enfants de deux et trois ans
qui ne sont pas encore bien solides sur leurs jambes!
Ils répéteraient les mots non-seulement sans les comprendre
(ils auraient cela de commun avec la plupart des écoliers), mais encore tout de
travers.
Comment faire alors pour apprendre quelque chose à ces
quasi-nourrissons? C’était bien simple, et il n’y avait là nul secret d’alchimie.
On se contenta d’imiter les mères, qui, après avoir pourvu tous les besoins de leurs
enfants, parviennent, sans le secours d’aucun devoir, mais par de gaies et gentilles causeries sur tout ce qui
les intéresse, à leur enseigner, au jour le jour et suivant l’occasion, une
foule de bonnes et utiles choses. J’ai dit, après avoir d’abord pourvu à leurs
besoins. C’est qu’en effet, les mères aiment leurs enfants, et veulent qu’avant
d’être savants, ils soient heureux. Heureux ! quel mot! et peut-il être
réalisé? Oui. Pour les enfants surtout. Les enfants sont si peu ambitieux ! Qu’est-ce
donc que le bonheur? Est-ce le jeu? le luxe? les plaisirs dispendieux? Mais
non. Le bonheur c’est, dans un milieu de paix et d’affection, l’exercice normal
de nos facultés, et la satisfaction de nos besoins légitimes; c’est-à-dire
justement ce qui devrait se trouver dans tous les établissements scolaires.
Les besoins des enfants concernant le boire, le manger
et le vêtement, ne sont point à votre charge. Ceux-là regardent les parents, et
vous n’y pouvez contribuer que par des conseils éclairés et discrets. Mais le
besoin d’air pur, le besoin de mouvement qu’éprouvent impérieusement vos
élèves, vous incombent au même titre que leur besoin intellectuel de connaître,
et leur besoin moral d’être aimés et d’aimer.
Que l’air, la lumière, la gaieté, circulent donc à grands
flots dans vos classes ! Ce sont là des influences bienfaisantes,
indispensables à la santé, dont vous partagerez d’ailleurs le bienfait avec
eux, et dont la privation vous ferait souffrir comme eux, sinon autant.
Quand je dis la gaieté, je n’entends pas que vous
deviez faire rire vos élèves. Les enfants sont plus gais que nous ! Et quand
nous les aimons, ce sont eux qui nous égayent, effacent nos soucis et dissipent
nos tristesses. Mais je veux dire qu’il faut rendre notre autorité aimable, nos
leçons désirables, et savoir gouverner nos enfants sans les contrister.
Il faut le reconnaître, le besoin qu’ils éprouvent de
se mouvoir continuellement, cette turbulence, ce tourbillonnement d’une
fourmilière de petits êtres bruyants que rien ne lasse, voilà le supplice des
hommes faits, et la fatigue des récréations après la fatigue des classes. Oh !
je sais ce que vous éprouvez alors, et j’y compatis du fond de mon âme.
Pourtant, ce bruit, ce mouvement ont leur raison d’être. Ils sont d’une
nécessité absolue pour le développement de tout ce qui est vivant et jeune. Ils
prennent leur source dans le besoin musculaire des enfants, dont les forces,
soumises à une loi générale, ne peuvent s’accroître qu’en s’exerçant. Il ne dépend
pas de nos élèves de rester tranquilles et muets, de rester sages, comme on le dit avec une
irréflexion ou une ignorance dont je m’étonne. Sage ! celui qui ne crie, qui ne
rit, ni ne remue ? Mais s’il se trouve jamais un tel enfant parmi vos élèves,
messieurs, enterrez-le, c’est un enfant mort!
Quant à ce bruit sourd et sans nom d’auteur, ce
mouvement intempestif et insaisissable qui se produisent indûment pendant les
classes, et qui sont parfois irritants jusqu’à la colère !..., soyez sûrs, et d’ailleurs
vous l’avez déjà expérimenté, que ni la colère, ni les punitions, ni les
raisonnements, ni les promesses n’y peuvent rien. Les coups même, les coups
resteraient inutiles ! Les enfants, voulussent-ils sincèrement vous obéir, n’y
parviendraient que pendant un court moment, et les bruits et les murmures et l’agitation
reprendraient bientôt leur cours, comme un ruisseau qui surmonte tous les
obstacles.
Vous n’avez que deux moyens pour mettre fin à ce fléau,
mais ces deux moyens sont infaillibles : le premier, c’est de couper vos
classes, ordinairement trop longues, par des marches, des chants et quelques minutes
d’exercice libre au grand air. — Le second, c’est de rendre vos leçons plus
vivantes, plus pratiques; d’en faire des leçons
de choses. En un mot, selon le vœu de M. le Ministre, d’introduire dans
votre enseignement la méthode des salles d’asile, la méthode naturelle,
physiologique, la MÉTHODE enfin, car il n’y a qu’une méthode, comme il n’y a qu’une
vérité ! Toutes les inventions qui ne procèdent pas de la méthode maternelle:
toutes celles qui ne sont pas calquées sur la nature, seul type offert par le
Créateur à notre sagacité, ne méritent point le nom de méthodes. Ce ne sont que
des procédés de fantaisie, des systèmes, de l’arbitraire !
C’était la méthode naturelle que suivaient Socrate et Platon,
400 ans avant Jésus-Christ. Et dans notre siècle, Pestalozzi, Fröbel, le P.
Girard, et une foule de bons esprits qui, de plus ou moins près, marchent comme
nous dans la même voie. Socrate ! ! Avais-je raison de dire que l’idée adoptée
par M. le Ministre a été mûrie par le temps ?
Et par cela seul que cette méthode est naturelle, elle
est, entre toutes, la plus féconde, la plus facile à comprendre, la plus aisée
à pratiquer. N’est-ce pas, en effet, le propre de tous les mouvements justes, d’être
plus faciles que les mouvements faux ? Les uns donnent de la grâce au corps et
le fortifient ; les autres sont disgracieux et brisent les membres.
La méthode naturelle n’exige des maîtres qu’une application
sincère de l’esprit à l’observation des faits journaliers.
Elle part de ce principe évident, que l’enfant ne prend
connaissance de ce qui l’entoure qu’au moyen de ses sens. Que les sens sont les
portes, les fenêtres, les ouvertures par lesquelles les notions du monde
visible pénètrent dans son cerveau, pour fournir à son esprit la substance de
ses idées.
Elle s’applique donc d’abord, à exercer les sens ; à en
cultiver les aptitudes respectives ; à en surveiller l’action régulière, afin
qu’ils puissent recevoir d’une manière exacte les impressions du dehors, et les
transmettre sans erreurs à l’intelligence intérieure, à la reine captive, qui
devra s’en nourrir... ou s’en empoisonner
Enfin, elle enveloppe ses divers enseignements
intellectuels, moraux, et même religieux, sous cette forme aimable et familière
qui a reçu le nom de leçon de choses.
On a cité quelquefois les leçons par l’aspect des Allemands : mais l’aspect, l’apparence,
rien n’est plus trompeur. C’est l’apparence qui a fait croire si longtemps que
le soleil tournait autour de la terre. La leçon
de choses enseigne par les réalités mêmes ; et de chaque réalité elle fait
sortir une connaissance utile, un bon sentiment ou une bonne idée.
Ne vous imaginez pas que cette forme de leçon, pour être
intime et sans prétention, n’ait pas ses règles et ses principes. Elle en a, au
contraire, de très-fixes et qui sont tout à fait indépendants de la fantaisie
des maîtres. Sans cela mériterait-elle d’être appelée méthode? Ses principes et ses règles sont ceux-mêmes des opérations
de l’entendement humain, car les enfants ne sont pas autres que de petits
hommes. Et la méthode suit dans ses démonstrations la même marche que l’esprit
dans ses perceptions.
Ce que le petit enfant perçoit tout d’abord dans les objets,
c’est la couleur. Il la perçoit par l’effet d’une simple et passive sensation
produite sur son œil sans aucun concours de sa part, et, on peut le dire, à la manière
des animaux.
Puis il remarque la forme : c’est le travail du
souvenir et de la comparaison qui commence.
Puis, la réflexion de l’enfant se développant peu à peu,
il cherche à deviner l’usage de l’objet soumis à son étude. Le petit philosophe
veut déjà, trouver la raison des choses !...
Puis le sens scientifique s’éveille, et il veut
connaître la matière dont l’objet est formé.
Puis, cette âme naïve s’élevant à son insu, remonte à
la provenance, à la cause première. C’est là que le maitre vigilant attend son
élève, pour éveiller en lui le plus fécond des sentiments, le sentiment
religieux !
Je ne m’arrêterai point à justifier par des
raisonnements philosophiques cette marche des perceptions de l’enfant. Je ne
réclame point de vous non plus une croyance aveugle. Ceci est du domaine des
choses expérimentales, et il ne tient qu’à vous de les expérimenter.
Seulement, pour que la démonstration soit concluante,
il faudrait, ou la commencer dès les premiers jours de l’enfant, ce qui n’est
facile qu’aux mères, ou la faire au moyen d’un objet complètement inconnu (les enfants,
afin que les connaissances déjà acquises par eux ne vinssent pas se substituer
à leur impression actuelle, et tromper votre observation.
Ainsi pourrait faire, je crois, M. Bourgeois, cet
honorable instituteur des Vosges, qui, pour ses quarante‑six années de bons
services, vient de recevoir la croix d’honneur. (J’aime à prendre cet exemple
parce qu’il peut vous intéresser tous, messieurs, dans le présent ou dans l’avenir
!...) M. Bourgeois , dis-je, revenu chez lui, et entouré de ses écoliers,
petits pasteurs pour la plupart, et n’ayant jamais rien vu de semblable, pourra
leur faire entrevoir rapidement la petite boîte rouge qui renferme le précieux
bijou, en leur demandant :
« Qu’est-ce que cela ? »
Ils s’écrieront tous à la fois :
« C’est du rouge ! »
Voilà la couleur.
Qu’alors M. Bourgeois pose la boîte, et ils
remarqueront qu’elle est longue, ou ronde, ou carrée. Voilà la forme.
Qu’il la laisse à leur discrétion ; discrétion n’est peut-être
pas le mot en cette circonstance, car leur plus grande envie sera d’ouvrir la boîte
pour voir ce qu’il y a dedans, c’est-à-dire en connaitre l’usage.
La boîte ouverte, ils liront sur la croix cette
inscription : Honneur et patrie, et
comme je présume de vous que ces nobles mots ne sont restés étrangers à aucun
enfant de vos écoles, il sera facile de les satisfaire sur l’usage de la croix
d’honneur.
En quoi c’est-il
fait ? demanderont-ils ensuite. Et M.
Bourgeois leur apprendra ce que sont l’argent et l’émail dont la croix de
chevalier se compose.
« Qui vous a donné cela ? » demanderont-ils enfin, complétant
sans préméditation, et à leur insu, l’enchaînement normal de leurs perceptions,
tel que je vous l’indiquais tout à l’heure : couleur, forme, usage, matière,
provenance.
Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’une grande leçon de moralité,
d’honneur, de dévouement au devoir, devra clore et sanctionner cette opportune
leçon de choses.
Mais ce n’est pas seulement sur des sujets nobles et élevés
que la leçon de choses peut être faite. Une fleur, un épi de blé, une feuille
de papier en fournissent la matière.
Du reste, cette manière d’enseigner nos élèves, qui sont
les enfants du peuple, a été préconisée au dix-septième siècle par un
précepteur de princes, Claude Fleury, qui dit dans son Traité des études :
« Comme les premiers objets
dont les enfants sont frappés sont le dedans d’une maison, ses diverses
parties, les domestiques et les services différents, les meubles et les ustensiles
de ménage, il n’y a qu’à suivre leur curiosité naturelle pour leur apprendre
agréablement l’usage de toutes ces choses et leur faire entendre, autant qu’ils
en sont capables, les raisons solides qui les ont fait inventer, leur faisant
voir les incommodités dont elles sont les remèdes. On les accoutumerait ainsi à
admirer la bonté de Dieu dans toutes les choses qu’il nous fournit pour nos besoins,
l’industrie qu’il a donnée aux hommes pour s’en servir ; à sentir le bonheur d’être
nés dans un pays bien cultivé et dans une nation instruite et polie; à prendre
des idées nobles de toutes ces choses que la mauvaise éducation et la vanité de
nos mœurs nous font mépriser, et à ne point tant dédaigner une cuisine, une
basse-cour, un marché, comme font la plupart des gens élevés délicatement.
Enfin, on les accoutumerait à faire des réflexions sur tout ce qui se présente,
qui est le principe de toutes les études. Car on se trompe fort quand on s’imagine
qu’il faut aller chercher bien loin de quoi instruire les enfants. Ils ne
vivront ni en l’air ni parmi les astres, moins encore parmi les espaces
imaginaires ; ils vivront sur la terre, dans ce bas inonde, tel qu’il est au
jour présent.
« Il faut donc qu’ils connaissent
la terre qu’ils habitent, le pain qu’ils mangent, les animaux qui les servent, et surtout les hommes avec qui ils
doivent vivre et avoir affaire.
« À mesure que l’âge avancerait,
on leur en dirait davantage, et on ferait en sorte de les instruire
passablement des arts qui regardent la commodité de la vie, leur faisant voir
travailler et leur expliquant chaque chose avec grand soin. On leur ferait donc
voir, ou dans la maison ou ailleurs, comment on fait le pain, la toile, les étoffes
; ils verraient travailler les tailleurs, les tapissiers, les menuisiers, les charpentiers,
les maçons et tous les ouvriers qui servent aux bâtiments. Il faudrait faire en
sorte qu’ils fussent assez instruits de tous ces arts pour entendre le langage
des ouvriers et pour n’être pas aisés à tromper. Cette étude serait un grand
divertissement pour eux; et comme les enfants veulent tout imiter, ils ne
manqueraient pas de se faire des jeux de tous ces arts en s’efforçant de les
imiter. Il ne faudrait ni s’y opposer durement, ni s’en moquer, mais les aider
doucement, leur montrant ce qu’il y aurait de chimérique dans leurs
entreprises, et ce qui serait faisable. Ce serait une occasion de leur
apprendre beaucoup de mécanique, et ils auraient le plaisir de réussir en
quelque chose; plaisir très grand à cet âge. Il serait bon aussi de leur apprendre
le prix cornmun des ouvrages qu’ils pourront commander et des choses qu’ils
pourraient acheter suivant leur condition, et même de celles qu’ils feront
acheter par d’autres. Car, encore que ces prix changent très souvent, celui qui
les a sus une fois ne sera pas si incertain ; principalement si on l’a bien
averti des raisons qui rendent certaines denrées si chères en comparaison des
autres, et des causes les plus ordinaires de ces changements de prix. Je
voudrais aussi qu’un jeune homme sut de bonne heure, ou par son expérience, ou
par un récit exact, ce qui est nécessaire pour les voyages.
« Voilà ce que j’appelle l’économique. On voit bien que je ne
prétends pas que l’on en fasse une étude en forme, ni qu’on l’apprenne dans des
livres. Elle s’apprendrait par la conversation et par la pratique, et serait
moins de la fonction d’un précepteur que du soin d’un bon père ou d’un tuteur
affectionne. Toutefois les autres études l’aideraient, et elle les aiderait... »
Et ce programme si sage, fait en vue des classes
élevées qui, sans doute, n’ont pas encore eu... le temps !... de le réaliser
pour le très-grand bien-être et profit de leurs riches enfants, ce programme,
ébauché en Angleterre, en France, en Espagne, en Allemagne, a été complètement
appliqué dans une ville d’Italie pour les plus pauvres enfants du peuple.
Voici ce que raconte M. de Cormenin de ce qu’il a vu à
Florence, en 1847, dans un magnifique établissement fondé par le prince
Demidoff, et dirigé de haut par le marquis Torregiani.
C’est le cas de dire :
« Qui aura de peaux chevaux si ce
n’est le roi ? »
« De véritables tableaux appendus
dans la salle de l’école primaire instruisent les jeunes enfants qui sortent de
l’asile, et ils y reçoivent des leçons de dessin, de coupe de pierres et de
simple architecture. D’autres ateliers d’imprimerie, de cordonnerie, de soierie
et différents états professionnels sont ouverts dans la maison aux enfants provenus
de l’asile qui manifestent leur goût pour l’un d’eux. On les a pris presque en
naissant, et, par une prévoyance ingénieuse on complète là leur apprentissage.
Rien n’est négligé pour qu’ils ne
prennent des êtres, des choses, des arts que les idées nettes et exactes, et
successivement, sans trouble ni confusion de mémoire.
Ainsi, l’on place sous leurs yeux,
à mesure qu’ils peuvent les comprendre, les objets des trois règnes de la
nature, le végétal, le minéral, l’animal. On tient ces divers objets dans des
armoires séparées ; chaque armoire a son casier. On y voit des épis de blé, d’orge,
de froment, des herbages, des légumes, des fruits. On les nomme devant eux, on
les leur montre, on les décrit. Ils s’accoutument à les distinguer, à les
reconnaître, à les dénommer eux-mêmes et tout de suite. Pareillement, des
échantillons de pierres, de terres, de plâtres, de marbres, de soufre, de métaux
d’or, de cuivre, de plomb, d’argent, de bitumes, y sont classés dans un ordre
méthodique On les leur fait toucher, on en dit l’origine, on en explique
brièvement la transformation, et l’application aux divers usages de la vie.
« Il en est de même des animaux
empaillés et représentés aux enfants, tels que la nature les a faits, moins la vie.
Ils savent leurs noms, leurs mœurs, leurs instincts, leur manière d’être, leurs
qualités, leurs dangers.
« Aux enfants de l’école
primaire, on découvre l’anatomie de l’homme intérieur, la composition des
corps, le jeu des organes, leur place, leurs fonctions, leur économie. On fait
assister l’homme devant eux, étude sérieuse et qui les force à méditer. Les
leçons de mécanique complètent leur enseignement. On fait jouer à leurs yeux
les rouages des machines. On leur décrit le mécanisme des montres, des moulins,
des bateaux à vapeur, des locomotives, des métiers à filer, à tisser, à
fabriquer les draps, les toiles, les étoffes. Cela s’enseigne comme par
récréation, sans efforts et sans contrainte.
« Je crois que l’on ferait bien d’exciter les
municipalités, chacune selon ses ressources, à se procurer de pareilles
collections des trois règnes de la nature.
Il n’y a pas d’écoles assez
étroites pour qu’on n’y puisse pas placer une ou deux armoires qui
renfermeraient ces objets-là, et rien ne serait plus intéressant, ni plus
solidement instructif pour les enfants de la ville et de la campagne[3].
»
Mais qui donc fait la valeur des leçons de choses ? À quoi
tient qu’elles sont si réputées, si hautement recommandées, et qu’elles sont en
effet si profitables ?
Ah ! messieurs, cela tient à une grande loi,
terriblement méconnue, qui ne veut, pas qu’il y ait de patient en éducation ;
qui veut que l’élève y soit un agent actif, aussi actif que le maître ; qu’il
soit son collaborateur intelligent dans les leçons qu’il en reçoit, et que,
selon l’expression du catéchisme, il
coopère à la grâce.
Ce qui fait la valeur des leçons de choses, ce qui les
rend aimables et efficaces, c’est qu’elles sont conformes à cette loi. C’est qu’elles
font appel aux forces personnelles de l’enfant ; qu’elles mettent en jeu, en
mouvement, ses facultés physiques et intellectuelles. Qu’elles satisfont à son
besoin naturel de penser, de parler, de se mouvoir et de changer d’objet. C’est
qu’elles parviennent à son esprit par l’intermédiaire de ses sens; qu’elles se
servent de ce qu’il sait, de ce qu’il aime, pour l’intéresser à ce qu’il ne
sait pas ou n’aime pas encore. Parce qu’elles sont pour lui, en un mot, le concret et non l’abstrait.
Aussi voyez le succès de tous les procédés d’enseignement
fondés sur cette base ! de ces procédés qu’on appelle, improprement, je crois,
méthodes ; une méthode devant présenter un ensemble, et les enseignements dont
je parle n’étant que des procédés de détail, ce qui ne les empêche pas d’être
quelquefois excellents.
Au premier rang pour l’enseignement de la lecture se
place le procédé phonomimique de M. Grosselin. Ce procédé, inventé spécialement
en vue des sourds-muets, à l’instruction desquels il paraît satisfaire, m’a
beaucoup plus frappée par l’attrait qu’il inspire et les rapides résultats qu’il
obtient chez les enfants ordinaires. J’ai voulu m’en expliquer la cause, et
comme j’étais déjà sur la voie, je l’ai facilement trouvée.
La faculté essentielle à l’aide de laquelle on apprend
à lire, c’est la mémoire. Mais la forme de chaque lettre, et l’action
réciproque des lettres entre elles, résultant d’une simple convention, sans qu’aucune
raison les fasse distinguer forcément les unes des autres, elles se confondent
longtemps dans l’esprit des enfants, et ce n’est qu’au moyen de l’habitude, c’est-à-dire
d’une longue répétition des mêmes choses (et qui dit long dit ennuyeux), que
les enfants finissent par savoir lire. À la rigueur, l’habitude pourrait
dispenser de toute méthode. Elle suffit pour faire parler les perroquets et les
pies, elle peut suffire pour faire lire les petits enfants! Alors croisons-nous
les bras, abdiquons, et laissons couler l’eau! Triste conseil, que ni vous ni moi
n’avons le désir de suivre. Il nous faut au contraire profiter du temps. La vie
est si courte pour tout le bien qu’on a à faire ! Le procédé phonomimique
abrège la durée de l’étude. Il remplace la monotonie de l’habitude par l’activité
intellectuelle : il s’accompagne de mouvements corporels favorables à la santé,
et substitue, à la discipline de la contrainte, la discipline du plaisir.
Au lieu de s’adresser directement à la mémoire,
faculté essentiellement passive, il n’y arrive qu’à l’aide de ce qu’il y a de
plus actif chez l’enfant : l’esprit et le corps. D’abord il présente la lecture
comme représentation des mots parlés
et non des mots écrits : distinction aussi fondée qu’avantageuse. Il montre à l’enfant
non des lettres isolées comme dans l’écriture, mais des sons et des
articulations comme dans la parole. Et il fait analyser ainsi, par exemple, le
mot chapeau : ch. a - p. eau, et non
c. h. a. p. e. a. u. Il est facile de voir d’un regard que la multiplicité des
éléments de la seconde analyse présente beaucoup plus de difficultés qu’il n’y
en a dans la première.
Ensuite, à chaque son ou articulation, il joint une idée
qui s’y rapporte, et qui, déjà possédée par l’enfant, devient en quelque sorte
le clou solide auquel s’accrochera, non moins solidement, le souvenir du son ou
de l’articulation, ainsi que la forme des lettres qui les représentent.
En outre, il fait reproduire extérieurement cette idée
par un geste imitatif; et voilà la lecture ancrée
dans la mémoire de l’élève par le triple souvenir de l’œil, de 1’idee et du geste,
c’est-à-dire par le concours de toutes ses facultés actives.
On peut dire alors que l’intelligence de l’enfant est comme
une maison dans laquelle, voulant faire pénétrer la lumière, on a ouvert trois
fenêtres au lieu d’une.
Il ne tient qu’à vous de voir l’application de cet excellent
procédé, à l’ébauche d’école maternelle établie à l’Exposition universelle,
pavillon Coignet ; — à la salle d’asile communale de la rue Berthollet, dirigée
par Mlles Gaudon et Marye — et enfin à l’asile annexe du cours
pratique, 10, rue des Ursulines, où M. le Ministre, si accueillant pour tout
progrès réel, en a autorisé l’application.
Si la lecture, malgré ses difficultés, se place avec raison
à la tête des enseignements scolaires, c’est comme instrument indispensable des
autres branches d’études. Il me semble, en effet, que l’ordre d’introduction,
et l’importance donnée à toutes les matières de l’éducation, doivent être
déterminés par leur utilité pratique. À ce titre, tout ce qui peut développer
la justesse de l’œil et l’habileté des doigts s’impose à l’instituteur en même
temps que la lecture ; c’est pourquoi les petits exercices géométriques
inventés par Fröbel ne sauraient être trop recommandés.
La géométrie ! grand mot, haute science, bien effrayante
à aborder quand on en regarde les sommets ; pleine d’intérêt et de charme quand
l’accès en est sagement ménagé aux premiers efforts de notre intelligence.
Fröbel, philosophe comme tout digne Allemand, et poussant
parfois jusqu’aux nuages, a cependant construit autour de cette science un
chemin facile, plein de fraîches fleurs, de jeux naïfs, de saine gaieté, que les
enfants parcourent en riant, et dans lequel ils ne tardent pas à courir plus
vite que leurs maîtres. Avec les petits solides géométriques du fondateur des jardins d’enfants, ceux-ci construisent
sans peine des maisons, des meubles, de solides enclos, de larges murailles. Ils
s’appliquent à ce qu’ils font, et leur application est sérieuse; leur plaisir
est de l’intérêt, leur amusement est une leçon profitable.
Je ne puis tout vous dire. Tout!... Cela dépasserait mes
forces, l’heure, et votre patience.
Je terminerai donc en laissant à votre intelligence la
plus grande tâche à accomplir, celle d’étendre les principes émis devant vous,
non seulement aux détails que j’ai abordés, mais à tout le reste. Vous devez
vous attendre à quelques difficultés au début. On ne sort point de ses habitudes
sans un peu d’effort. Tout s’achète en ce monde. Mais ayez confiance! Le mieux renferme dans son sein des
facilités inattendues, parce que le mieux est la direction que Dieu indique à l’humanité.
Essayez donc. Vous vous tromperez peut-être. Vous vous tromperez même certainement.
Qu’importe! vous vous reprendrez. Il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se
trompent pas, si toutefois rester oisif n’est pas la pire des erreurs. Persévérez
donc dans l’amélioration de vos enseignements. Point de préventions, de
parti-pris. Cherchez de bonne foi. Ingéniez-vous. Mettez-y du vôtre. Votre intérêt,
votre propre bonheur sont étroitement liés à ceux de vos élèves. Leur affection
durable, la reconnaissance des familles, l’estime de l’administration, la
sérénité de votre esprit et de votre conscience, tout s’unira pour vous
affirmer, pour vous prouver la vérité de cette pensée
Travailler
pour nos enfants, c’est travailler pour nous-mêmes.
Marie Pape-Carpantier (interprétée par Marilou Berry)
source de la photo : http://lkmagazine.jimdo.com/ |
Marie-Pape Carpantier, Conférences faites aux instituteurs à la Sorbonne en 1867.
INTRODUCTION
DE LA
MÉTHODE DES
SALLES D’ASILE
DANS L’ENSEIGNEMENT
PRIMAIRE
Deuxième Conférence. a) Leçon de choses, le Pain ; b) Les cubes de Fröbel
Quatrième Conférence. a) Le goût du beau ; b) Leçon de choses, la Locomotion
Marie Pape-Carpantier (interprétée par Marilou Berry)
source de la photo : http://lkmagazine.jimdo.com/ |
[1] M. Victor Duruy, ministre
de l'instruction publique (23 juin 1863-17 juillet 1869).
[2] Première série d’instituteurs. Son Excellence M. le
Ministre de l’Instruction publique assiste à cette séance d’ouverture ainsi que
M. Ch. Robert, secrétaire général du ministère, et M. Mourier, vice-recteur de
l’Académie.
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