Ce texte a été écrit par Irénée Carré. Il est incorporé dans son recueil Essais de pédagogie pratique. Le texte ci-dessous est la mise au net de celui qui se trouve dans la sixième édition (1894) disponible en intégralité sur le site Gallica de la BNF : voir ici.
De la dictée.
Vesoul, juin 1871.
Les dictées graduées avec discernement,
analysées au point de vue des idées, du sens des mots, de l’orthographe,
dictées ayant pour objet un trait d’histoire, une invention utile, une lettre
de famille, un mémoire, le compte-rendu d’une affaire : tel doit être, dans
l’école primaire, le fondement de l’enseignement de la langue.
(Extrait de la
circulaire ministérielle du 29 août 1870 à MM. les Recteurs.)
En général, on ne tire pas de la
dictée, dans nos écoles, tout le parti qu’on pourrait en tirer. Il semble en
vérité que les maîtres, en donnant une dictée à leurs élèves, ne se proposent d’autre
but que de leur apprendre l’orthographe, comme s’il n’y avait pas autre chose
et mieux encore que l’orthographe, à savoir : la connaissance du sens exact et
précis des mots, de la manière dont ils s’unissent les uns aux autres pour
former des phrases correctes, conformes au génie de notre langue ; — à savoir
aussi : le jugement et le bon sens, c’est-à-dire cette faculté qui nous fait
discerner le vrai du faux et apprécier les choses à leur juste valeur; en un
mot, le développement et la culture de l’esprit. Savoir les règles de la
grammaire, ce n’est point savoir du français. Je ne fais pas fi de l’orthographe
: non, tant s’en faut; mais enfin on trouve des esprits très cultivés, des
hommes très intelligents, possédant une foule de connaissances utiles, parlant
bien et écrivant de même, qui ne connaissent pas toutes ces règles de la
grammaire avec leurs exceptions multiples.
S’il ne faut donner aux diverses
parties de l’enseignement qu’une place proportionnée à leur importance réelle,
il semble que les préoccupations des maîtres devraient être en sens inverse de
ce qu’elles sont. Avant tout ils songent, dans le choix de leurs dictées, aux
phrases qui leur permettront de faire appliquer à leurs élèves quelques règles
de grammaire, c’est-à-dire de leur apprendre l’orthographe; accidentellement,
de leur apprendre du français ; plus accidentellement encore, de leur
développer l’esprit, de leur former le jugement. C’est le contraire qui devrait
avoir lieu. Chaque fois qu’un maître trouve dans un livre une idée juste,
utile, intéressante, exprimée en termes clairs, qu’il n’hésite point à en faire
le sujet d’une dictée, puisque ce sera pour lui un moyen de meubler et d’enrichir
l’esprit de ses élèves. Qu’il leur explique ensuite le sens de tous les mots qu’ils
pourraient ne pas comprendre, qu’il leur fasse remarquer comment ces mots s’unissent
pour former des phrases qui expriment nettement ce que l’auteur a voulu dire,
et il leur apprendra du français. Qu’enfin il fasse épeler tous les mots, qu’il
appelle leur attention sur ceux qui présentent quelque irrégularité dans la
manière dont ils s’écrivent, qu’à cette occasion il leur expose une règle de
grammaire, et il leur apprendra l’orthographe. Cette méthode aura même, à ce
dernier point de vue, deux avantages : le premier, c’est que les élèves retiendront
bien mieux une règle qui leur aura été donnée à propos d’un exemple, d’une
faute qu’ils auront commise, qu’ils ne la retiendront si elle leur est
enseignée d’abord par des exercices préparés à l’avance et où ils savent qu’elle
doit nécessairement trouver son application; le second, c’est que chaque règle
n’aura de cette façon que l’importance qu’elle doit avoir, tandis qu’autrement
elles sont toutes mises sur le même plan, et celles qu’on applique tous les
jours, et celles qu’on n’a pas occasion d’appliquer une fois en un an. Je ne lis
pas qu’il faille rien ignorer, je désire même qu’on finisse par savoir tout; je
prétends seulement qu’il faut d’abord apprendre les choses les plus
importantes, celles qui sont d’un usage fréquent, journalier, et que, si l’on
doit ignorer quelque chose, mieux vaut ignorer ce qu’on a le moins besoin de savoir.
Ce n’est pas tout. Si la dictée peut
être si utile à ce triple point de vue, il importe que les leçons auxquelles
elle donne lieu ne soient pas des leçons fugitives, qui ne font que traverser l’esprit
sans y laisser de traces. Non ; il faut que toute idée qui est bonne, et qui
entre dans l’esprit des élèves, y séjourne, s’y fixe et s’y grave en traits
ineffaçables. C’est pour cela que je conseille aux maîtres de faire apprendre
par cœur et de faire réciter, comme leçon de mémoire, sinon toutes les dictées
qu’ils donnent, au moins celles qui leur paraissent les mieux choisies, les
plus intéressantes. Voici à peu près comment je comprendrais la chose. Une
dictée, par exemple, est donnée à la classe du matin ; les élèves l’écrivent
sur leur cahier de brouillon; quelques minutes leur sont laissées pour la
relire à loisir, corriger leurs fautes, chercher dans le dictionnaire les mots
qu’ils ne connaissent pas. Le maître alors la corrige : il la fait lire et
s’assure que les élèves en comprennent bien le sens général ; puis il explique
les mots difficiles, donne les commentaires historiques, géographiques, etc.,
nécessaires à l’intelligence du texte ; enfin il la fait épeler pour apprendre
aux élèves l’orthographe des mots, s’arrêtant sur tous ceux qui présentent quelque
difficulté, expliquant les règles de la grammaire dont il y a lieu de faire l’application.
Rien ne s’opposerait même à ce que les élèves inscrivissent en note, à la fin
de la dictée, les observations principales qui leur auraient été faites, celles
surtout qui se reproduisent le plus fréquemment, qui sont les plus importantes
par conséquent[1].
A la classe suivante, le soir, il leur
donne à transcrire, sur un cahier au propre[2], la
dictée expliquée le malin : ce sera un exercice d’écriture, et ils sauront
déjà, ou je me trompe fort, leur dictée à peu près par coeur.
Pour peu qu’ils veuillent, après la
classe, se donner la peine de la relire attentivement deux ou trois fois, je ne
doute pas qu’ils ne soient en état de la réciter sans faute le lendemain matin
; je crois même qu’ils la réciteront avec intelligence et d’un ton naturel,
parce qu’ils la comprendront, et que les élèves sérieux seront capables de
reproduire les observations auxquelles elle aura donné lieu.
Il est une chose frappante, c’est que
des enfants qui ne savent pas l’orthographe savent cependant parler et écrire d’une
manière correcte, quelquefois même élégante, quand ils ont vécu dans un monde
où l’on parle bien. Il n’en est pas de même des enfants de nos campagnes, ni
souvent, hélas! des aspirants au brevet de capacité; lors même qu’ils savent l’orthographe,
ils parlent et écrivent mal. D’où cela vient-il? De ce qu’ils ont vécu dans un
milieu où l’on parle mal, qu’ils y ont contracté des habitudes vicieuses de
langage, et qu’ils n’ont pas d’autres formes pour s’exprimer. Comment y remédier?
En leur créant pour ainsi dire un autre milieu, en les faisant vivre, par les
morceaux qu’ils confieront à leur mémoire, avec des gens qui ont bien parlé et
bien écrit, en les familiarisant avec des choses bien pensées et bien dites. On
arrive ainsi à cette conclusion qui paraît naïve à force d’être vraie, c’est
que le moyen le plus sûr et le plus court pour apprendre du français, c’est... d’apprendre du français.
[1] La mise au net de certains devoirs, dont on a abusé
jadis, est peut-être proscrite aujourd’hui d’une manière trop absolue. Sans
doute il faut éviter les écritures inutiles, sans profit pour l’intelligence;
mais est-ce donc un travail inutile, pour l’élève, de se remémorer ce que le
maître vient de lui dire et de le mettre par écrit? Les choses ne se graveront
dans sa mémoire que s’il y réfléchit, s’il les repasse. N’est-ce donc rien
encore que de l’habituer à faire une page soignée, en dehors de sa page
d’écriture? Enfin, c’est un moyen commode, dans les classes à un seul maître,
de tenir tous les élèves occupés à la fois.
[2] Ce cahier sera le meilleur recueil de morceaux
choisis qu’ils puissent avoir et il ne leur aura rien coûté : je crois même qu’ils
le préféreront à tout autre, parce qu’ils l’auront fait eux-mêmes : ce
sera un souvenir qu’ils emporteront de l’école, quand ils la quitteront.
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