Je me sentirais coupable de
ne pas relayer une nouvelle fois cette analyse de Michel Rocard livrée dans le
journal Libération à l'occasion de la parution de son livre. Je recopie donc
infra le billet de Le Grincheux. J'espère qu'il me pardonnera.
« On est dans
l’imbécillité politique collective »
07.03.12 | par Le
Grincheux | Catégories: Mauvaise humeur
En
lisant quelques articles d'opinion, je suis tombé sur un article du quotidien Libération.
Michel Rocard livre son analyse sur le monde. Et le moins que l'on puisse dire,
c'est que le monde, comme au sortir d'une chanson de Léo Ferré, on ne le
reconnaît plus qu'à ses godasses. Je cite ici ses propos in extenso pour qu'ils
ne se perdent pas au fin fond de la toile. J'espère que Libération me pardonnera.
Recueilli
par Jonathan Bouchet-Petersen, Sylvain Bourmeau, Alexandra Schwartzbrod
Est-ce ce voyage de trois semaines dans
l’Antarctique dont il revient émerveillé ? Est-ce la distance que lui donnent
les vingt-deux campagnes électorales qu’il a derrière lui ? Ou cette liberté
que lui offrent ses 81 ans ? Michel Rocard n’a plus peur de rien, sauf des
menaces, « d’une gravité inhabituelle », qui pèsent sur le monde. Entre deux
bouffées de Gauloises sans filtre, il balaie pour Libération les grands sujets
du moment à l’occasion de la publication de son dernier livre. Un livre dont il
ne craint pas de dire : « Il n’y a pas beaucoup d’idées là-dedans, il n’y a que
des faits et c’est bien là l’emmerdant. Si ce n’était que des idées, ce ne
serait pas dangereux. »
Dans votre livre, le mot «inquiétude»
revient souvent. Notamment face à la vacuité intellectuelle de la campagne…
Cela
vaut pour tout le monde. On nous amuse avec un ballet de prestations de
candidats, mais cette campagne n’a pas, jusqu’à présent, beaucoup concerné les
problèmes de fond. La position de Nicolas Sarkozy et du patronat fausse le jeu
car leur hypothèse essentielle est que nous allons finir par sortir des
turbulences financières et qu’après, on retrouvera la grande croissance. Et
celle-ci permettra tout : réformer la Sécurité sociale, assainir la
pénitentiaire, reprendre une politique du logement, améliorer l’agriculture,
faire baisser le chômage, etc. Or la grande croissance, c’est terminé. Le
volume d’énergies fossiles disponibles va commencer à baisser d’ici deux ou
trois ans, à un rythme vertigineux. C’est un fait.
A vous lire, ce qui compte c’est de
faire le meilleur diagnostic…
Le
programme du prochain président risque d’être disqualifié par les faits. Et je
crains que les candidats n’en soient pas conscients. Cela ne veut pas dire que
les programmes ne servent à rien, il est bien d’avoir une sorte d’inventaire de
ce qu’on devrait faire. Mais quand on part pour la tempête, l’essentiel se joue
en amont des programmes, dans la manière de définir l’absolu prioritaire et,
bien sûr, le cap global. Après, on fait ce qu’on peut. Pour cette campagne, le
diagnostic n’a pas assez été porté.
Un constat propre à cette campagne ?
Il
existe à l’Assemblée nationale un registre appelé le « Barodet », la reliure
depuis le début de la IIIe République de toutes les professions de foi des
candidats élus. C’est dans le Barodet qu’on a lu par exemple lu les tracts
délirants de Mitterrand en 1945, qui étaient d’un anticommunisme et d’un
réactionnaire exacerbés. Le Barodet est la compilation de toutes les bêtises
dites à l’occasion des campagnes présidentielles et sa consultation vaut
réponse à votre question. Mais, cette fois, c’est plus grave. C’est une chose
de dire des bêtises gentilles quand la nature a bon dos et que la France est en
bonne santé. Aujourd’hui, les menaces sont d’une gravité inhabituelle. Nous ne
nous sommes jamais trouvés dans une situation aussi dangereuse depuis bien des
décennies. Nous devons faire face à l’effet de serre, à la menace de
l’explosion des bulles financières, mais aussi à l’incapacité à sortir de la
stagnation et d’un chômage qui continue à croître, sans oublier l’explosion de
la précarité et une vraie menace de guerre au Moyen-Orient.
Dans ce sombre contexte, pourquoi avoir
choisi François Hollande ?
D’abord
parce qu’il va bien moins loin que Nicolas Sarkozy dans le mythe qu’on
retrouvera la grande croissance pour s’en sortir. Il a compris. En signant la
préface de mon livre, il signe une amorce de dialogue sur tous ces thèmes pas
très présents dans le programme du PS, donc il signe sa disponibilité pour en
sortir progressivement. Ce n’est pas moi qui vais lui faire grief d’avoir des
contraintes de discours sur le dos, je n’ai que vingt-deux campagnes
électorales sur ma propre tête…
Comment
jugez-vous sa campagne ?
Plutôt
meilleure que celle de Sarkozy car il fait moins de provoc.
Dans
cette préface, il marque toutefois une réserve avec vous, il ne veut pas «offrir
la France à la mondialisation»…
Il
a raison, mais la formule est inexacte. Il ne faut surtout pas offrir la France
à la mondialisation non régulée. La mondialisation est un fait et plutôt un
fait positif. C’est grâce à ça que la Chine et l’Inde décollent, ce n’est pas
rien. L’Afrique en est incapable pour d’autres raisons, mais elle va tout de
même mieux maintenant qu’il y a vingt ans. Le monde bouge dans des
conditions gigantesques et nous, nous somnolons !
Quand Hollande fait du «monde de la
finance» son ennemi, ça vous plaît ?
Il
n’y a pas deux mondes, la finance et l’économie, étrangers l’un à l’autre. Il y
a un monde où l’économie est dominée par la finance, mais en imbrication. A ce
sujet, permettez-moi de citer quelques phrases éclairantes de responsables
d’ordinaire tenus à un devoir de réserve. Lord Mervyn King, gouverneur de la
Banque d’Angleterre, un homme qui n’a jamais un mot de trop, a expliqué il y a
peu qu’il fallait s’attendre à une récession sans doute plus grave que celle de
1930. C’est le gouverneur de la banque d’Anglerre qui nous prédit plus grave,
pas un prophète chevelu, un écolo ravageur ou Jean-Luc Mélenchon ! Un autre :
Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Lui,
dont le rôle est d’empêcher la casse et de rassurer les opérateurs de marché, a
déclaré qu’il fallait craindre une explosion du système économique et financier
mondial. On n’en parle pas beaucoup de tout ça dans la campagne et on s’amuse.
En matière de politique étrangère,
quelle est votre grande inquiétude ?
Personne
ne regarde le grand Moyen-Orient. Nous avons une stratégie américano-anglaise,
acceptée par les autres, et notamment par nous, de torpiller toute possibilité
de discuter sérieusement avec les Iraniens. Et même de faire un peu de provoc
de temps en temps. Comme s’il s’agissait de préparer une situation de tolérance
rendant acceptable une frappe israélienne. Dans cette hypothèse, la guerre
devient une guerre irano-syrienne soutenue par la Chine et la Russie, comme on
le voit à l’ONU, contre en gros l’Occident et ses clients. Et l’Europe se tait.
C’est une affaire à millions de morts, l’hypothèse étant que ça commence
nucléaire. Je connais bien ces dossiers et je n’ai jamais eu aussi peur. Nos
diplomates ont perdu l’habitude de traiter des situations de cette ampleur et
tous nos politiques jouent à se faire plaisir avec des satisfactions de
campagne électorale. Ce qui est nouveau, c’est l’intensité des dangers par
rapport à un état d’esprit futile. Autre nouveauté, ces dangers sont
extérieurs, résolument mondiaux. Il n’y a que l’Amérique latine et l’Australie
pour avoir une chance d’y échapper. Aucun grand pays, même la Chine ou les
Etats-Unis, n’y peut quelque chose à lui tout seul. Il n’y a de réponse que
dans une consultation mondiale attentive dont tout le monde se moque. Nous
acceptons même, Guéant compris, un repli sur nous-même et une xénophobie
croissante alors que le monde va vers la mixité. Ça me rend malade.
Ce repli ne se nourrit-il pas de l’idée
que la mondialisation est bénéfique pour de nombreux pays mais synonyme de
délocalisations en France ?
Les
délocalisations pèsent pour moins de 9 % de notre chômage. On met les priorités
du débat où on veut et où on peut, mais il faudrait rester intelligent et
respectueux des faits. Il y a autre chose, c’est cette joie de vivre que nous
avons à parler de l’immigration et du malaise que créent les étrangers chez
nous. Il est évident que quand ils sont là ils prennent un peu du travail. Il
est non moins évident qu’ils prennent le plus souvent des boulots dont les
Français ne veulent plus. Et il est encore plus évident que si on a envie de
faire quelque chose, on peut limiter l’ampleur quantitative du problème de 0,5
% ou de 1 %. Quelles que soient l’intensité verbale, la vigueur des haines et
la joie de vivre qu’auront les militants FN ou ceux de Sarkozy à voir les
Français se refuser les uns les autres de vivre ensemble, ça ne changera rien
et pourrira tout. L’essentiel reste l’effet de serre et le danger financier.
Nous ne nous occupons pas de l’essentiel.
Parlons
d’énergie, puisque vous mettez cette question au cœur de votre livre…
Grand
dieu ! Je ne la mets pas, elle y est. Il n’y a rien dans mon livre qui soit
intellectuellement nouveau ou qui soit une hypothèse. Tous les esprits un peu
cultivés savent que l’énergie va être la clé de notre avenir.
Ce problème est-il assez abordé par les
différents candidats?
On
n’en parle pas assez et pas assez bien. Depuis un moment, on trouve chaque
année du pétrole nouveau en moindre volume estimé que ce qu’on a consommé dans
l’année. Et ça ne pas va s’arranger. Or la demande chinoise, indienne et de
tous les émergents comme le Brésil continue à augmenter vertigineusement. Cela
va se traduire sur les prix, ça a d’ailleurs déjà commencé.
Vous faites dans votre livre un vibrant
plaidoyer pour le nucléaire civil…
L’importance
de ce qu’il faut faire passer dans l’opinion concerne surtout les énergies
renouvelables. Nous avons tous envie d’une énergie qui ne tue plus et nous
avons tous envie d’une énergie qui respecte notre écologie. Malheureusement,
nous ne disposons pas encore de solutions scientifiques qui rendent les
énergies renouvelables assez accessibles financièrement pour qu’elles
s’intègrent dans le fonctionnement de nos économies. L’éolien et le solaire,
les deux plus diffusées, ne permettent pas de faire du kilowatts-heure par
milliards. Or il nous en faut des centaines de milliards. Des pays comme le
Danemark et l’Allemagne, qui ont joué cette carte trop fort trop vite, vont
avoir des problèmes car ils vont devoir payer l’éolien à des prix exorbitants.
Le sujet du nucléaire, on y arrive par différence. Et donc, on y arrive… Si on
ne trouve rien, en l’état actuel des choses, on va vite arriver à un moment où
la baisse très forte des énergies fossiles disponibles va se traduire par une
baisse tout aussi forte du Produit intérieur brut. Ainsi, quiconque dit qu’il
faut renoncer au nucléaire nous explique en fait qu’il faut accepter la
décroissance. Et là, je fais une hypothèse, la seule du livre, c’est que
l’obligation de la décroissance conduit à la guerre civile. Ce n’est pas
tenable et ça pose d’ailleurs une question majeure pour la Grèce qui subit une
décroissance forcée : comment fait-on dans ce contexte pour maintenir des
élections ? Il n’est pas possible de gouverner ce peuple en lui disant qu’il va
perdre 25 % de son revenu dans les dix ans si on tient à payer toutes les
dettes. Personne ne le dit, mais il ne peut y avoir d’issue en Grèce qu’avec un
pouvoir militaire.
La Grèce doit donc éviter de payer
toutes ses dettes ?
Il
devient de plus en plus indispensable d’annuler partout une bonne partie de la
dette non payable. Mais attention, la grande bulle qui menace, elle est privée
! Une éventuelle crise de la dette souveraine européenne ne serait qu’un petit
détonateur. Nous sommes dans l’imbécillité politique collective.
Quelle mesure jugez-vous urgent de
mettre en place pour réguler la finance ?
La
séparation absolue des banques de dépôt et des banques d’investissement. Une
solution qui nous a évité pendant soixante ans toute crise financière
mondiale. Une mesure de bon sens à laquelle l’Allemagne nous a fait renoncer,
nous l’Europe, dès le début des années 90 et j’en prends ma part de
responsabilité puisque j’ai laissé Bérégovoy faire le coup. Je n’avais pas
encore tout compris. Il faut rétablir ce qu’on appelle le Glass-Steagle Act aux
Etats-Unis. Il y a urgence car le pouvoir bancaire a gagné à la City, a vaincu
Obama au Sénat, dispose de Mme Merkel comme complice et est en train de gagner
en France malgré la lucidité surprenante et déracinée de Sarkozy.
Que voulez-vous dire par «lucidité
surprenante et déracinée» ?
Sarkozy
est un avocat qui a appris l’économie au contact d’anticolbertistes et
d’antigaullistes tels Alain Madelin et Gérard Longuet. Par héritage, cela
aurait dû en faire un David Cameron français. Mais ce qu’il avait appris en
économie n’avait pas ravagé son extraordinaire disponibilité mentale à
comprendre. C’est quand même une intelligence supérieure ce président. Il a mis
quinze jours à tout comprendre, c’est-à-dire que la crise démontrait la
fausseté des paradigmes de l’organisation économique du monde. Une fois la
faillite de Lehman Brothers acquise, il a compris qu’il fallait de la garantie
publique pour en sortir. Son énergie n’a pas suffi à bousculer l’Europe, mais
elle a arraché des améliorations et un peu de questionnement sur les agences de
notation. Mais sur le Glass-Steagle Act, rien, et ces mots terribles quand il a
dit qu’il ne fallait rien faire qui puisse affaiblir le système bancaire, et
notamment pas lui enlever la possibilité de faire de l’argent avec les dépôts
des Français.
Si Hollande est élu, quelle est sa marge
de manœuvre ?
La
marge de manœuvre budgétaire est à peu près nulle. Mais la mesure par laquelle l’Etat
français pénaliserait fiscalement et gravement toute entreprise bancaire
coupable d’avoir maintenu des accords et des opérations avec les paradis
fiscaux, la mesure selon laquelle il ne saurait y avoir l’exercice de la
profession d’agent notateur autrement que sur une base de service public, la
mesure selon laquelle le mélange des activités de dépôt et de financement du
risque est globalement interdit, tout ça ne coûte rien! La vraie marge de
manœuvre, c’est la compréhension politique de l’opinion, d’où l’importance d’en
parler. Je ne vais pas les lâcher, ni lui, ni Sarko, ni nos pauvres écolos qui
ont raison à peu près sur tout sauf sur l’énergie, c’est-à-dire sur
l’essentiel.
J'espère
que vous allez vous ruer dans votre librairie favorite pour acheter son
bouquin. Ce discours est salutaire et il serait vraiment temps que tous nos
prétendants à la présidentielle en comprennent l'essence.
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