Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, deuxième série, 1895
Quatrième partie,
CHAPITRE IV
Récompenses.
Nécessité, pour l’éducateur, de ne pas récompenser à la légère. – Admettre
le système des récompenses, c’est admettre qu’il y a un contrat entre
l’éducateur et son pupille. – Nécessité d’approprier la récompense à l’âge de l’enfant
qui l’a méritée. – La « croix » excite plutôt la vanité qu’elle ne développe le
sentiment de l’honneur. – La récompense ne respecte pas assez la pudeur morale
de l’enfant.
Note I. – C’est le samedi ; il est trois heures et demie
– les enfants sortent à quatre heures.
La table de la maîtresse est couverte d’objets disparates :
croix d’honneur, images en chromo, boîtes de carton, avec ou sans couvercles,
de ruban, vieux timbres-poste, bonbons, morceaux de papier de couleur, rognures
d’étoffes,… un ramassis peu propre à relever l’idée morale de la récompense.
La maîtresse fait lever les enfants et, à la file, en commençant
par les plus grands, ils passent l’un après l’autre, devant la table,
choisissant chacun ce qu’il trouve de plus joli.
Quand il ne resta plus que des débris, les derniers se
servirent presque sans regarder, pleins d’une indifférence très légitime ;
plusieurs restèrent les mains vides : il n’y avait plus rien pour eux.
Les enfants partis, je fis mes observations à la
maitresse.
a. Il me paraissait au moins étonnant que toute la
classe eût été récompensée. Récompenser ainsi sans une sorte d’enquête morale
préalable, en tout cas sans un mot de « rappel », tous les enfants qui fréquentent
une école, c’est, pour ainsi dire, leur payer leur assiduité, avouer qu’ils ont
droit à un dédommagement.
Une telle pensée n’avait pu germer dans l’esprit de la
directrice, elle s’en défendit en toute sincérité.
b. Toute la classe avait défilé, en commençant par le
plus âgé. Or ce plus âgé, qui avait choisi l’objet que tous désiraient
probablement, était-il le plus digne ? Et celui qui était venu après lui était-il
plus honnête, plus sincère, plus obligeant que son camarade arrivé le troisième
? Et les avant-derniers, qui avaient pris machinalement ce que les autres leur avaient
laissé, avaient-ils vraiment leur dû?
La maîtresse était devenue songeuse. Malheureusement
elle voulut se disculper :
« En réalité ces récompenses n’ont pas d’importance »
Note II. – Il m’est impossible de ne pas demander à un enfant
« décoré » ce qui lui a valu la croix d’honneur, et je dois dire que, jusqu’à
maintenant, je n’ai jamais été satisfaite de sa réponse. Neuf fois sur dix, on
a la croix « parce que l’on a été bien
sage ».C’est-à-dire – enquête faite – parce qu’on est resté muet et les
bras croisés comme une statue. Il y a quelques jours cependant, j’ai entendu une
variante :
« Pourquoi as-tu la croix, mon petit ? » Pas de réponse.
« Parle-moi, mon chéri, je serai très contente de savoir pourquoi tu as eu la
croix.
– Madame, intervient la directrice, je lui ai donné la
croix parce que c’est un nouveau,
POUR L’HABITUER. »
Note III. – Encore des croix d’honneur. C’est comme s’il en
pleuvait. Les enfants de deux ans sont décorés ; un de ces jours, la croix
envahira les crèches. Enfin, c’est une maladie chronique, contre laquelle je
lutte sans aucun succès ; j’en prendrais mon parti si, dans la pratique, on n’en
faisait un agent tout à fait contraire à l’éducation.
Un bébé de trois ans et demi à quatre ans, frêle, pâle,
les yeux battus, la peau transparente, les cheveux décolorés, est orné du bijou
en fer blanc.
« Pourquoi a-t-il la croix ? »
Ma question déroute d’abord la maîtresse.
« Et puis, à qui la décernez-vous en général ?
– Au mérite.
– Qu’est-ce que le « mérite » pour des enfants de cet
âge ?
– Madame, reprend la maîtresse, après avoir vainement
cherché une bonne raison, c’est ma directrice qui distribue les croix le
samedi.
– Fait-elle quelquefois cette classe ?
– Jamais.
– Alors… c’est sur votre proposition qu’elle récompense :
il n’est pas possible qu’elle distribue des croix à l’aveuglette ?
Oh ! pour des enfants si jeunes il est bien difficile
de les récompenser autrement ! »
L’éducation au rebours !
Bref, il paraît que ce bébé chétif traçait des lettres
avec quelque succès, et ma petite enquête m’a prouvé une fois de plus que les
récompenses à l’école maternelle continuent à être décernées aux résultats
intellectuels ; ce sont des prix d’instruction ; l’âme ne concourt pas.
Elle est cependant intéressante, l’âme enfantine. Elle
est intéressante en elle-même ; elle est intéressante aussi parce que c’est l’âme
du pays. Quelques-uns, et je suis de ce nombre, pensent que l’âme même du pays
est en danger, de plus en plus étouffée par l’intérêt matériel, et que ce
serait grand’pitié de la considérer à l’école comme une quantité négligeable
déjà !
Note IV. – C’était le jour de la distribution des prix dans
une ville manufacturière où la municipalité se montre très généreuse, sans
doute pour dédommager les enfants de la vie qu’ils mènent dans leurs sombres
taudis. La directrice me présente un beau petit garçon.
« Es-tu sage ? demandai-je au bambin qui pouvait bien
avoir quatre ans.
– Oh madame, il a fait encore ce matin une scène
épouvantable. »
Cependant la croix d’honneur était accrochée à son
tablier !
Admettons le système des récompenses, puisqu’il le
faut, et discutons ensemble comme si, mes lecteurs et moi, nous étions d’accord
sur le principe ; comme si je le croyais aussi bon qu’ils le croient peut-être
eux-mêmes.
Ce système consiste en une sorte d’échange entre l’enfant
et l’éducateur. Celui-ci demande de l’obéissance (chose fort difficile à
fournir pour quelques enfants), de la sociabilité, de la patience, de la sincérité,
une certaine dose de tranquillité qui constitue pour le pupille un très gros
sacrifice, une certaine dose de travail. Tout cela, en un mot, exige l’effort.
Si cet effort est accompli, l’éducateur donne en échange un plaisir quelconque,
en dédommagement de la peine que l’enfant a prise, et en vertu de cet axiome
utilitaire : Toute peine mérite salaire.
Mais au moins faut-il que la peine ait été prise !
Payez-vous un cocher qui ne vous a pas conduit à destination ? Payez-vous un
commissionnaire qui vous a refusé ses services ? Vous croyez-vous tenu d’acquitter
la note d’un achat si l’objet acheté ne vous a pas été livré ? Il n’est pas
plus logique de récompenser un enfant tout simplement parce qu’il n’a pas mal
fait, parce que la semaine s’est passée sans accroc grave, puisque – j’en
reviens à mon point de départ – la récompense n’est due qu’à l’effort, puisque
l’effort seul doit être tarifé,
puisque c’est lui seul qui doit
figurer dans une des colonnes de votre livre de comptes, pour peu que vous ayez
pris au sérieux votre rôle d’éducateur ou d’éducatrice.
S’il n’y a pas eu effort, ou bien vous récompensez tout
le monde, et vous avouerez que ce procédé n’est rien moins qu’éducatif ; ou
bien vous faites un choix parmi les non-méritants, et vous commettez une
injustice très coupable et très dangereuse.
Que dire alors de la maîtresse qui récompense l’enfant
notoirement désobéissant, notoirement paresseux, notoirement tapageur en
classe, notoirement menteur ou volontaire ? sinon qu’elle fausse, par irréflexion,
le sens moral du petit pupille, et qu’elle fausse en même temps celui de tous
les camarades qui, ayant connu la faute, sont témoins de la faveur accordée à l’auteur
du scandale. Jetez un coup d’œil sur l’avenir, à trente ou quarante ans d’ici,
et si vous y voyez des solliciteurs d’emplois auxquels ils sont inaptes, des
quémandeurs de récompenses honorifiques non méritées – de celles dont le public
hausse les épaules ou bien de celles dont il s’indigne si elles sont accordées,
– et vous vous demanderez, je l’espère, avec angoisse, si ce résultat n’a pas été
préparé, dès l’école maternelle, par l’abus des récompenses, par le manque de
sérieux qui préside à leur distribution.
Puisque vous payez, ne payez que vos dettes ; ne récompensez
qu’à bon escient, c’est-à-dire, encore une fois, ne récompensez que l’effort.
Ce point admis, ne faut-il pas distinguer parmi les
récompenses ? Le plaisir offert en dédommagement ne doit-il pas être approprié
à l’âge, au tempérament, au goût de l’enfant récompensé ? Donnerez-vous une
brouette à un élève de quinze ans, un fusil à une fillette, et un livre à un
bébé qui ne sait pas lire ? Ainsi présentée, mon idée fait sourire ; qui donc
pourrait faire preuve de si peu de réflexion ?... Eh ! mon Dieu, les
directrices qui donnent la croix à des bébés de quatre ans ! Or elles le font
toutes ou presque toutes.
Il tombe cependant sous le sens qu’il y a deux sortes
de récompenses : les récompenses matérielles, tangibles, celles que l’on
met dans la main de l’enfant, et qui ont pour lui une valeur immédiate : un
bonbon, une image, un jouet (quelques parents donnent des sous, et le marché devient alors flagrant) ; et les
récompenses morales : la bonne note que l’on apporte le soir à ses
parents, l’éloge donné en particulier avec une caresse, ou bien décerné devant tous
les camarades. A cette récompense morale on a ajouté les récompenses
honorifiques, destinées sans doute à provoquer l’émulation du bien. Ces
récompenses honorifiques, dont les palmes et les croix sont la représentation
matérielle, ne sont donc pas faites – du moins je l’espère – pour que le
médaillé se rengorge et regarde les autres de haut : elles ont pour but de
faire réfléchir ceux dont la boutonnière ou le tablier d’écolier est dépourvu d’ornement,
et de les engager à faire l’effort moral, persévérant, continu, par lequel on
devient un être de bon exemple et utile à la société. Mais il faut être arrivé
à un certain degré de développement moral pour envisager la récompense à ce
point de vue et lorsque l’on ne peut l’envisager ainsi, on n’en est pas digne.
Je conclus L’enfant de l’école maternelle ne peut encore
comprendre que la récompense matérielle (n’oubliez pas, je vous prie, que je
marche depuis la première ligne sur le terrain des concessions, ce que je dis,
avec le ferme propos de moraliser la récompense, étant loin de me la faire
admettre pour mon système personnel) ; et même pour qu’il apprécie cette
récompense matérielle, il faut qu’elle suive immédiatement le fait qui l’a
méritée. Incapable de s’élever à l’idée philosophique que pourrait représenter
la croix d’honneur, il la ravale. Je vous en prie, ne donnez plus de croix d’honneur !
Je vous en supplie encore, ne récompensez plus des enfants qui ont fait des
scènes « épouvantables », ne récompensez pas davantage l’absence de volonté, et
puis acheminez-vous, jour après jour, vers la récompense morale !
Je suis convaincue que certaines natures d’enfants seraient
fières de faire le bien, sinon pour le bien – ce qui serait vraiment prématuré,
– mais pour faire plaisir aux personnes qu’ils aiment. Ces enfants-là doivent
être en quelque sorte froissés par la récompense matérielle. Voici, à l’appui
de cette thèse, un fait dont j’ai été profondément émue.
Vous savez que l’Union
française pour le sauvetage de l’Enfance possède un asile temporaire où elle
hospitalise les enfants qu’elle recueille – pauvres créatures dont les unes ont
été purement et simplement abandonnées par leurs parents, ce qui implique bien
des souffrances préalables ; d’autres qui ont été arrêtées sur la voie publique
où leurs parents les forçaient à mendier ; d’autres (j’abrège, parce que les
catégories sont trop nombreuses) que l’Union a arrachés à des tortures sans
nom. Parmi ces enfants, les uns, issus de générations de malfaiteurs, ou de
paresseux ou d’alcooliques, ignorent le bien parce qu’ils ne l’ont jamais vu ;
les autres, issus de familles dont la déchéance est plus récente, ont été plus
ou moins à l’abri de ces douloureux héritages. Parmi les uns et les autres, il
y a des natures merveilleusement fines que le mal n’a pour ainsi dire pas
effleurées. J’aime à citer celui qui m’a paru le plus intéressant : c’est
un petit garçon de neuf ans, intelligent, déluré, violent comme la tempête et
vraiment fou dans la colère, mais affectueux, tendre, presque chevaleresque
pour ceux auxquels il s’attache…
Pendant qu’il était à l’asile, et en l’absence
momentanée de la directrice, une de nos amies, membre de notre comité, femme
riche, élégante, raffinée, excellente surtout, nous a offert de venir s’installer
dans notre petit refuge. L’offre a été acceptée avec reconnaissance, et Mme L...,
quittant son appartement, tendu de tapisseries rares, est venue loger avec nos
petits malheureux. Elle n’a pas tout à fait mes idées en éducation, et elle a
tout de suite tarifé toutes les occupations et tous les bons mouvements (il est
vrai qu’avec des enfants qui ont vécu d’une façon aussi anormale, il faut avoir
recours à des procédés exceptionnels, et peut-être que, dans une mesure
moindre, j’aurais fait comme elle, de temps en temps). Donc Mme L… donnait un
sou quand on avait bien fait son lit, ou le lit d’un camarade trop jeune ; elle
donnait un sou quand on avait balayé ; un sou quand on avait été sage,
etc.
Un jour elle perdit, ou bien on lui vola dans la rue,
une somme assez ronde. En rentrant, elle dit aux enfants en manière de
plaisanterie « Je ne sais guère comment je pourrai vous payer désormais, car je
suis devenue pauvre ».
Quelques instants plus tard, elle se chauffait, la tête
penchée vers les tisons, lorsqu’elle sentit deux bras lui entourer le cou, et
qu’elle entendit murmurer à ses oreilles ces paroles exquises : « On sera sage
pour rien ! »
Cet enfant, abandonné d’abord par sa mère qui a fui le
toit conjugal, abandonné ensuite par son père dont on n’a pu retrouver la
trace, est bien au-dessus de la récompense matérielle, et même de la récompense
honorifique ; il me semble qu’elle doit le froisser.
Croyez-le, même chez les enfants d’apparence grossière,
ou bien chez ceux qui n’ont l’air de penser à rien, il y a des petits coins d’âme
tout délicatement veloutés, comme les pétales des belles roses, que l’on ne
doit effleurer qu’avec une délicatesse infinie. J’entends souvent dire d’un
enfant : « C’est un indigent, voyez son vêtement sordide », ou d’un autre :
« Sa mère est paresseuse, nous ne pouvons rien obtenir d’elle », ou d’un
troisième : « Son père boit ! », d’un quatrième : « Son père a été renvoyé
de l’atelier », et bien d’autres choses encore… Qui vous dit que vous ne
froissez pas un sentiment caché tout au fond du pauvre petit être ?
Voulez-vous un exemple probant ? (Hélas ! j’ai des documents
sur toutes les douleurs enfantines.)
Nous avons parmi nos petites sauvetées une enfant de
dix ans. La pauvrette est la sœur d’un misérable, récemment guillotiné. Nous l’ayons
placée sous un nom supposé dans une
maison hospitalière. Comment son vrai nom lui a-t-il été restitué ? nous n’en
savons rien. Une compagne plus âgée lui a-t-elle inconsciemment raconté l’horrible
drame et l’enfant s’est-elle nommée ? nous l’ignorons. Ce que nous ne savons
que trop, c’est qu’elle est d’une tristesse noire dont rien ne la distrait. «
Qu’as-tu ? » lui demandait avec bonté notre amie, Mme L... qui était allée la
voir : « Je ne sais pas, a répondu la fillette, c’est en dedans de moi ».
Or, la veille de Noël, les religieuses qui dirigent l’établissement dans lequel
la fillette est placée, ont dit à leurs élèves qu’il fallait offrir au « petit
Jésus » le sacrifice personnel qui coûterait le plus d’effort à chacune. On
leur a laissé le temps de la réflexion, et elles ont été appelées à écrire, sur
un morceau de papier, ce que chacune s’engageait à faire de plus dur, de plus
incompatible avec ses tendances :
« Je tâcherai de m’amuser », a écrit notre pauvre petite !...
Certes les enfants ou les sœurs de guillotinés, ou de
forçats, ou de prisonniers n’encombrent pas nos écoles, et ce que je viens de
raconter là est un cas tout à fait exceptionnel. Mais que de degrés sur l’échelle
de la souffrance morale ! « Ils sont si jeunes », « ils ne comprennent pas », «
ils ne font pas attention », « ils oublient si vite », sont les lieux communs
qui nous servent d’excuse toutes les fois que nous nous laissons aller à
manquer à ce que nous devons aux enfants à leur dignité, à leur susceptibilité,
à leur amour-propre, au sentiment intime de leur cœur. Excuses misérables !
Lorsque nous réfléchissons à ces questions vitales
pour l’éducation du peuple, nous nous sentons pénétrés d’une sorte de terreur,
et en même temps envahis par le remords ; car, enfin, avons-nous essayé de
pénétrer dans l’âme de nos élèves ? Nous employons-nous à les élever et à les
relever ? Avons-nous surtout de la pitié, une pitié agissante pour leur
souffrance ? Cependant l’enfance malheureuse est le déshonneur de l’humanité.
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