12 novembre 2011

Récompenses à l'école


Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, deuxième série, 1895
Quatrième partie,

CHAPITRE IV

Récompenses.


Nécessité, pour l’éducateur, de ne pas récompenser à la légère. – Admettre le système des récompenses, c’est admettre qu’il y a un contrat entre l’éducateur et son pupille. – Nécessité d’approprier la récompense à l’âge de l’enfant qui l’a méritée. – La « croix » excite plutôt la vanité qu’elle ne développe le sentiment de l’honneur. – La récompense ne respecte pas assez la pudeur morale de l’enfant.

Note I. – C’est le samedi ; il est trois heures et demie – les enfants sortent à quatre heures.
La table de la maîtresse est couverte d’objets disparates : croix d’honneur, images en chromo, boîtes de carton, avec ou sans couvercles, de ruban, vieux timbres-poste, bonbons, morceaux de papier de couleur, rognures d’étoffes,… un ramassis peu propre à relever l’idée morale de la récompense.
La maîtresse fait lever les enfants et, à la file, en commençant par les plus grands, ils passent l’un après l’autre, devant la table, choisissant chacun ce qu’il trouve de plus joli.
Quand il ne resta plus que des débris, les derniers se servirent presque sans regarder, pleins d’une indifférence très légitime ; plusieurs restèrent les mains vides : il n’y avait plus rien pour eux.
Les enfants partis, je fis mes observations à la maitresse.
a. Il me paraissait au moins étonnant que toute la classe eût été récompensée. Récompenser ainsi sans une sorte d’enquête morale préalable, en tout cas sans un mot de « rappel », tous les enfants qui fréquentent une école, c’est, pour ainsi dire, leur payer leur assiduité, avouer qu’ils ont droit à un dédommagement.
Une telle pensée n’avait pu germer dans l’esprit de la directrice, elle s’en défendit en toute sincérité.
b. Toute la classe avait défilé, en commençant par le plus âgé. Or ce plus âgé, qui avait choisi l’objet que tous désiraient probablement, était-il le plus digne ? Et celui qui était venu après lui était-il plus honnête, plus sincère, plus obligeant que son camarade arrivé le troisième ? Et les avant-derniers, qui avaient pris machinalement ce que les autres leur avaient laissé, avaient-ils vraiment leur dû?
La maîtresse était devenue songeuse. Malheureusement elle voulut se disculper :
« En réalité ces récompenses n’ont pas d’importance »

Note II. – Il m’est impossible de ne pas demander à un enfant « décoré » ce qui lui a valu la croix d’honneur, et je dois dire que, jusqu’à maintenant, je n’ai jamais été satisfaite de sa réponse. Neuf fois sur dix, on a la croix « parce que l’on a été bien sage ».C’est-à-dire – enquête faite – parce qu’on est resté muet et les bras croisés comme une statue. Il y a quelques jours cependant, j’ai entendu une variante :
« Pourquoi as-tu la croix, mon petit ? » Pas de réponse. « Parle-moi, mon chéri, je serai très contente de savoir pourquoi tu as eu la croix.
– Madame, intervient la directrice, je lui ai donné la croix parce que c’est un nouveau, POUR L’HABITUER. »

Note III. – Encore des croix d’honneur. C’est comme s’il en pleuvait. Les enfants de deux ans sont décorés ; un de ces jours, la croix envahira les crèches. Enfin, c’est une maladie chronique, contre laquelle je lutte sans aucun succès ; j’en prendrais mon parti si, dans la pratique, on n’en faisait un agent tout à fait contraire à l’éducation.
Un bébé de trois ans et demi à quatre ans, frêle, pâle, les yeux battus, la peau transparente, les cheveux décolorés, est orné du bijou en fer blanc.
« Pourquoi a-t-il la croix ? »
Ma question déroute d’abord la maîtresse.
« Et puis, à qui la décernez-vous en général ?
– Au mérite.
– Qu’est-ce que le « mérite » pour des enfants de cet âge ?
– Madame, reprend la maîtresse, après avoir vainement cherché une bonne raison, c’est ma directrice qui distribue les croix le samedi.
– Fait-elle quelquefois cette classe ?
– Jamais.
– Alors… c’est sur votre proposition qu’elle récompense : il n’est pas possible qu’elle distribue des croix à l’aveuglette ?
Oh ! pour des enfants si jeunes il est bien difficile de les récompenser autrement ! »
L’éducation au rebours !
Bref, il paraît que ce bébé chétif traçait des lettres avec quelque succès, et ma petite enquête m’a prouvé une fois de plus que les récompenses à l’école maternelle continuent à être décernées aux résultats intellectuels ; ce sont des prix d’instruction ; l’âme ne concourt pas.
Elle est cependant intéressante, l’âme enfantine. Elle est intéressante en elle-même ; elle est intéressante aussi parce que c’est l’âme du pays. Quelques-uns, et je suis de ce nombre, pensent que l’âme même du pays est en danger, de plus en plus étouffée par l’intérêt matériel, et que ce serait grand’pitié de la considérer à l’école comme une quantité négligeable déjà !

Note IV. – C’était le jour de la distribution des prix dans une ville manufacturière où la municipalité se montre très généreuse, sans doute pour dédommager les enfants de la vie qu’ils mènent dans leurs sombres taudis. La directrice me présente un beau petit garçon.
« Es-tu sage ? demandai-je au bambin qui pouvait bien avoir quatre ans.
– Oh madame, il a fait encore ce matin une scène épouvantable. »
Cependant la croix d’honneur était accrochée à son tablier !
Admettons le système des récompenses, puisqu’il le faut, et discutons ensemble comme si, mes lecteurs et moi, nous étions d’accord sur le principe ; comme si je le croyais aussi bon qu’ils le croient peut-être eux-mêmes.
Ce système consiste en une sorte d’échange entre l’enfant et l’éducateur. Celui-ci demande de l’obéissance (chose fort difficile à fournir pour quelques enfants), de la sociabilité, de la patience, de la sincérité, une certaine dose de tranquillité qui constitue pour le pupille un très gros sacrifice, une certaine dose de travail. Tout cela, en un mot, exige l’effort. Si cet effort est accompli, l’éducateur donne en échange un plaisir quelconque, en dédommagement de la peine que l’enfant a prise, et en vertu de cet axiome utilitaire : Toute peine mérite salaire.
Mais au moins faut-il que la peine ait été prise ! Payez-vous un cocher qui ne vous a pas conduit à destination ? Payez-vous un commissionnaire qui vous a refusé ses services ? Vous croyez-vous tenu d’acquitter la note d’un achat si l’objet acheté ne vous a pas été livré ? Il n’est pas plus logique de récompenser un enfant tout simplement parce qu’il n’a pas mal fait, parce que la semaine s’est passée sans accroc grave, puisque – j’en reviens à mon point de départ – la récompense n’est due qu’à l’effort, puisque l’effort seul doit être tarifé, puisque c’est lui seul qui doit figurer dans une des colonnes de votre livre de comptes, pour peu que vous ayez pris au sérieux votre rôle d’éducateur ou d’éducatrice.
S’il n’y a pas eu effort, ou bien vous récompensez tout le monde, et vous avouerez que ce procédé n’est rien moins qu’éducatif ; ou bien vous faites un choix parmi les non-méritants, et vous commettez une injustice très coupable et très dangereuse.
Que dire alors de la maîtresse qui récompense l’enfant notoirement désobéissant, notoirement paresseux, notoirement tapageur en classe, notoirement menteur ou volontaire ? sinon qu’elle fausse, par irréflexion, le sens moral du petit pupille, et qu’elle fausse en même temps celui de tous les camarades qui, ayant connu la faute, sont témoins de la faveur accordée à l’auteur du scandale. Jetez un coup d’œil sur l’avenir, à trente ou quarante ans d’ici, et si vous y voyez des solliciteurs d’emplois auxquels ils sont inaptes, des quémandeurs de récompenses honorifiques non méritées – de celles dont le public hausse les épaules ou bien de celles dont il s’indigne si elles sont accordées, – et vous vous demanderez, je l’espère, avec angoisse, si ce résultat n’a pas été préparé, dès l’école maternelle, par l’abus des récompenses, par le manque de sérieux qui préside à leur distribution.
Puisque vous payez, ne payez que vos dettes ; ne récompensez qu’à bon escient, c’est-à-dire, encore une fois, ne récompensez que l’effort.
Ce point admis, ne faut-il pas distinguer parmi les récompenses ? Le plaisir offert en dédommagement ne doit-il pas être approprié à l’âge, au tempérament, au goût de l’enfant récompensé ? Donnerez-vous une brouette à un élève de quinze ans, un fusil à une fillette, et un livre à un bébé qui ne sait pas lire ? Ainsi présentée, mon idée fait sourire ; qui donc pourrait faire preuve de si peu de réflexion ?... Eh ! mon Dieu, les directrices qui donnent la croix à des bébés de quatre ans ! Or elles le font toutes ou presque toutes.
Il tombe cependant sous le sens qu’il y a deux sortes de récompenses : les récompenses matérielles, tangibles, celles que l’on met dans la main de l’enfant, et qui ont pour lui une valeur immédiate : un bonbon, une image, un jouet (quelques parents donnent des sous, et le marché devient alors flagrant) ; et les récompenses morales : la bonne note que l’on apporte le soir à ses parents, l’éloge donné en particulier avec une caresse, ou bien décerné devant tous les camarades. A cette récompense morale on a ajouté les récompenses honorifiques, destinées sans doute à provoquer l’émulation du bien. Ces récompenses honorifiques, dont les palmes et les croix sont la représentation matérielle, ne sont donc pas faites – du moins je l’espère – pour que le médaillé se rengorge et regarde les autres de haut : elles ont pour but de faire réfléchir ceux dont la boutonnière ou le tablier d’écolier est dépourvu d’ornement, et de les engager à faire l’effort moral, persévérant, continu, par lequel on devient un être de bon exemple et utile à la société. Mais il faut être arrivé à un certain degré de développement moral pour envisager la récompense à ce point de vue et lorsque l’on ne peut l’envisager ainsi, on n’en est pas digne.
Je conclus L’enfant de l’école maternelle ne peut encore comprendre que la récompense matérielle (n’oubliez pas, je vous prie, que je marche depuis la première ligne sur le terrain des concessions, ce que je dis, avec le ferme propos de moraliser la récompense, étant loin de me la faire admettre pour mon système personnel) ; et même pour qu’il apprécie cette récompense matérielle, il faut qu’elle suive immédiatement le fait qui l’a méritée. Incapable de s’élever à l’idée philosophique que pourrait représenter la croix d’honneur, il la ravale. Je vous en prie, ne donnez plus de croix d’honneur ! Je vous en supplie encore, ne récompensez plus des enfants qui ont fait des scènes « épouvantables », ne récompensez pas davantage l’absence de volonté, et puis acheminez-vous, jour après jour, vers la récompense morale !
Je suis convaincue que certaines natures d’enfants seraient fières de faire le bien, sinon pour le bien – ce qui serait vraiment prématuré, – mais pour faire plaisir aux personnes qu’ils aiment. Ces enfants-là doivent être en quelque sorte froissés par la récompense matérielle. Voici, à l’appui de cette thèse, un fait dont j’ai été profondément émue.
Vous savez que l’Union française pour le sauvetage de l’Enfance possède un asile temporaire où elle hospitalise les enfants qu’elle recueille – pauvres créatures dont les unes ont été purement et simplement abandonnées par leurs parents, ce qui implique bien des souffrances préalables ; d’autres qui ont été arrêtées sur la voie publique où leurs parents les forçaient à mendier ; d’autres (j’abrège, parce que les catégories sont trop nombreuses) que l’Union a arrachés à des tortures sans nom. Parmi ces enfants, les uns, issus de générations de malfaiteurs, ou de paresseux ou d’alcooliques, ignorent le bien parce qu’ils ne l’ont jamais vu ; les autres, issus de familles dont la déchéance est plus récente, ont été plus ou moins à l’abri de ces douloureux héritages. Parmi les uns et les autres, il y a des natures merveilleusement fines que le mal n’a pour ainsi dire pas effleurées. J’aime à citer celui qui m’a paru le plus intéressant : c’est un petit garçon de neuf ans, intelligent, déluré, violent comme la tempête et vraiment fou dans la colère, mais affectueux, tendre, presque chevaleresque pour ceux auxquels il s’attache…
Pendant qu’il était à l’asile, et en l’absence momentanée de la directrice, une de nos amies, membre de notre comité, femme riche, élégante, raffinée, excellente surtout, nous a offert de venir s’installer dans notre petit refuge. L’offre a été acceptée avec reconnaissance, et Mme L..., quittant son appartement, tendu de tapisseries rares, est venue loger avec nos petits malheureux. Elle n’a pas tout à fait mes idées en éducation, et elle a tout de suite tarifé toutes les occupations et tous les bons mouvements (il est vrai qu’avec des enfants qui ont vécu d’une façon aussi anormale, il faut avoir recours à des procédés exceptionnels, et peut-être que, dans une mesure moindre, j’aurais fait comme elle, de temps en temps). Donc Mme L… donnait un sou quand on avait bien fait son lit, ou le lit d’un camarade trop jeune ; elle donnait un sou quand on avait balayé ; un sou quand on avait été sage, etc.
Un jour elle perdit, ou bien on lui vola dans la rue, une somme assez ronde. En rentrant, elle dit aux enfants en manière de plaisanterie « Je ne sais guère comment je pourrai vous payer désormais, car je suis devenue pauvre ».
Quelques instants plus tard, elle se chauffait, la tête penchée vers les tisons, lorsqu’elle sentit deux bras lui entourer le cou, et qu’elle entendit murmurer à ses oreilles ces paroles exquises : « On sera sage pour rien ! »
Cet enfant, abandonné d’abord par sa mère qui a fui le toit conjugal, abandonné ensuite par son père dont on n’a pu retrouver la trace, est bien au-dessus de la récompense matérielle, et même de la récompense honorifique ; il me semble qu’elle doit le froisser.
Croyez-le, même chez les enfants d’apparence grossière, ou bien chez ceux qui n’ont l’air de penser à rien, il y a des petits coins d’âme tout délicatement veloutés, comme les pétales des belles roses, que l’on ne doit effleurer qu’avec une délicatesse infinie. J’entends souvent dire d’un enfant : « C’est un indigent, voyez son vêtement sordide », ou d’un autre : « Sa mère est paresseuse, nous ne pouvons rien obtenir d’elle », ou d’un troisième : « Son père boit ! », d’un quatrième : « Son père a été renvoyé de l’atelier », et bien d’autres choses encore… Qui vous dit que vous ne froissez pas un sentiment caché tout au fond du pauvre petit être ?
Voulez-vous un exemple probant ? (Hélas ! j’ai des documents sur toutes les douleurs enfantines.)
Nous avons parmi nos petites sauvetées une enfant de dix ans. La pauvrette est la sœur d’un misérable, récemment guillotiné. Nous l’ayons placée sous un nom supposé dans une maison hospitalière. Comment son vrai nom lui a-t-il été restitué ? nous n’en savons rien. Une compagne plus âgée lui a-t-elle inconsciemment raconté l’horrible drame et l’enfant s’est-elle nommée ? nous l’ignorons. Ce que nous ne savons que trop, c’est qu’elle est d’une tristesse noire dont rien ne la distrait. « Qu’as-tu ? » lui demandait avec bonté notre amie, Mme L... qui était allée la voir : « Je ne sais pas, a répondu la fillette, c’est en dedans de moi ». Or, la veille de Noël, les religieuses qui dirigent l’établissement dans lequel la fillette est placée, ont dit à leurs élèves qu’il fallait offrir au « petit Jésus » le sacrifice personnel qui coûterait le plus d’effort à chacune. On leur a laissé le temps de la réflexion, et elles ont été appelées à écrire, sur un morceau de papier, ce que chacune s’engageait à faire de plus dur, de plus incompatible avec ses tendances :
« Je tâcherai de m’amuser », a écrit notre pauvre petite !...
Certes les enfants ou les sœurs de guillotinés, ou de forçats, ou de prisonniers n’encombrent pas nos écoles, et ce que je viens de raconter là est un cas tout à fait exceptionnel. Mais que de degrés sur l’échelle de la souffrance morale ! « Ils sont si jeunes », « ils ne comprennent pas », « ils ne font pas attention », « ils oublient si vite », sont les lieux communs qui nous servent d’excuse toutes les fois que nous nous laissons aller à manquer à ce que nous devons aux enfants à leur dignité, à leur susceptibilité, à leur amour-propre, au sentiment intime de leur cœur. Excuses misérables !
Lorsque nous réfléchissons à ces questions vitales pour l’éducation du peuple, nous nous sentons pénétrés d’une sorte de terreur, et en même temps envahis par le remords ; car, enfin, avons-nous essayé de pénétrer dans l’âme de nos élèves ? Nous employons-nous à les élever et à les relever ? Avons-nous surtout de la pitié, une pitié agissante pour leur souffrance ? Cependant l’enfance malheureuse est le déshonneur de l’humanité.

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