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TEXTE COMPLET
Edition Michel Delord et Spinoza1670 à partir de l'exemplaire de Gallica/BNF.
L'ouvrage de Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, paru en 1886 pour la première série et en 1895 pour la deuxième série, a contribué à installer définitivement en France l'idée d'école maternelle. Pauline Kergomard poursuit l'oeuvre fondatrice de Marie-Pape Carpantier.
AVANT-PROPOS
Ce volume est, comme celui qui l’a précédé de quelques
années, un recueil d’articles publiés dans l’Ami de l’enfance.
Ce sont, à proprement parler, des notes prises au vol
dans les écoles – où m’appellent mes fonctions d’inspectrice, – dans la rue,
dans les tristes réduits, où m’attire mon devoir de membre de quelques sociétés
philanthropiques.
Il n’y faudra donc pas chercher le classement rigoureux
des idées, ni un lien apparent entre les divers chapitres. On ne les y
trouverait point.
Mais ce que le lecteur y trouvera, si je ne me suis
pas trahie moi-même, c’est une foi profonde, et jusqu’ici inaltérée, dans la
puissance de l’éducation, et le désir ardent de la communiquer à ceux qui ont «
charge d’âmes ».
C’est en même temps un respect quasi religieux pour l’âme
de l’enfant ; un amour que je tâche d’éclairer pour ce qu’il y a en elle de mystérieux
et d’exquis ; une pitié agissante pour la souffrance de cet être faible qui
attend tout de nous.
Mon but initial a été de faire pénétrer dans l’école
les procédés éducatifs de la famille ; Aujourd’hui que je connais mieux les
familles, celles que la lutte pour le pain quotidien absorbe et entraîne,
celles dont l’ignorance entretient les préjugés, celles que la misère dégrade,
celles que le vice déprave, je rêve de faire pénétrer les procédés de l’école
dans la famille ; plus encore de faire envahir la famille par l’école. Mais
pour que ce rêve se réalise, il faut que l’école, dépouillée de son formalisme,
se laisse pénétrer profondément par le respect et l’amour de l’humanité.
Pauline Kergomard
L’EDUCATION MATERNELLE
PREMIÈRE PARTIE
DEVOIRS GÉNÉRAUX DE L’ÉDUCATEUR
CHAPITRE 1
L’Éducateur doit enseigner à ses élèves à vivre en hommes de bien.
(a) Des qualités qui caractérisent l’homme de bien.
« Un instituteur ne doit pas estimer sa tâche remplie,
tant qu’il ne pourra pas se rendre cette justice : « J’ai donné à ces
petits le meilleur de moi-même ; je ne leur ai pas seulement enseigné tel
ou tel art, telle ou telle science ; mais la grande science et le grand art : la science et l’art
de vivre en hommes de bien[1]. »
Nous nous sentons ici en plein air, au milieu d’un
vaste horizon qui nous fait oublier l’étroitesse des programmes. L’éducateur
doit cultiver en lui-même tout ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, et, ce meilleur
une fois obtenu, il doit le donner généreusement à ses élèves ; sa tâche se
compose donc de deux devoirs tout à fait distincts : s’élever soi-même, élever
autrui. La pratique du second est nulle, si le premier n’a pas été rempli.
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Notre responsabilité s’en augmente et nos difficultés
s’en aggravent. Car, lorsque l’enfant nous est confié à deux ans, son éducation
est mal commencée ; il faut déjà songer à réparer le mal. Ces deux premières
années ont été, en effet, vécues dans la famille ou chez une nourrice et, dans
les deux cas, l’enfant a eu pour guides des ignorants, accessibles seulement
aux préjugés, et qui, par surcroît, trop pressés d’arriver à un résultat
pratique, ont faussé l’éducation dès le début.
Ainsi, on a laissé le nourrisson contracter l’habitude
de sucer son pouce, parce que, lorsqu’il suce son pouce, il reste tranquille ;
on l’a fait téter toutes les fois qu’il a crié, comme si la faim était le seul
et unique motif des cris d’un petit enfant ; on l’a bercé pour l’endormir, etc.
Un peu plus tard on l’a attaché à sa chaise pour n’avoir pas à le surveiller…
Si, de ces exemples matériels, nous passons à des exemples
d’éducation morale, nous voyons les parents rire lorsque l’enfant prononce des
mots grossiers, que l’on trouve tout à fait amusants dans sa petite bouche, en
attendant qu’ils provoquent des punitions ou des coups. Or, ces mots, l’enfant
les accueille le plus souvent sur les lèvres mêmes de son père ou de sa mère,
car personne ne se surveille devant lui, pas plus en actes qu’en paroles. Tous semblent
vraiment ignorer que « le commencement est l’affaire capitale ». Le
commencement, je le répète, a été presque partout négligé et quelquefois même
il a été déplorablement engagé.
Notre intervention – je veux dire celle de l’école – se
produit donc presque toujours dans des circonstances défavorables. Mais, loin
de nous décourager, ces difficultés doivent, au contraire, enflammer notre
bonne volonté.
« La tâche de l’instituteur – je répète une seconde
fois – ne sera remplie que lorsque celui-ci pourra se dire : « J’ai enseigné
à ces petits la science et l’art de vivre en hommes de bien. »
La première question que doit se poser l’éducateur est
donc celle-ci : Qu’est-ce que vivre en homme de bien ? et sa réponse doit
être très nette : L’homme de bien remplit ses devoirs envers lui-même et envers
les autres ; il se respecte lui-même et il respecte les autres ; il est juste
et il est bon. Son idéal, au lieu de s’accrocher aux jouissances matérielles de
la vie, s’élève et plane ; il tend à la perfection, il tâche de l’atteindre par
le désintéressement et par l’amour.
Il me semble que, dans ce cadre très large, peuvent entrer
toutes les qualités qui ennoblissent l’individu et assureront le triomphe moral
de l’humanité.
Or tout ce qui, pour l’homme, constitue le devoir envers
soi-même ou envers les autres est aussi un devoir pour l’enfant ; les
conditions dans lesquelles le devoir se présente et dans lesquelles il est
accompli sont seules différentes. C’est une simple affaire de proportion. L’école
doit donc cultiver dans l’enfant toutes les qualités qui sont l’apanage de l’homme
fait, de l’homme de bien.
Nous avons dit que l’homme de bien se respecte lui-même.
Le respect de soi doit donc être enseigné à l’enfant. La base de ce respect de
soi est la propreté : il faudra que l’enfant soit propre, qu’il le soit à
tout prix. Et c’est l’école qui doit, dans un grand nombre de cas, organiser elle-même
la propreté.
Ce que l’on dit et la manière dont on le dit tiennent aussi
du respect de soi-même ; presque toutes les habitudes matérielles aussi ;
les gestes aussi. Or, dans le milieu où vivent les enfants, ce que l’on dit, la
manière dont on le dit, les habitudes et les gestes sont trop souvent bien loin
de trahir le respect de soi-même. La surveillance à l’école maternelle doit
donc s’exercer sur le geste, sur les habitudes matérielles, sur le vocabulaire.
Cette surveillance aura un double résultat : elle conduira au respect d’autrui,
en même temps qu’au respect de soi-même, car on surveille aussi la propreté de
son corps et de ses vêtements, on surveille aussi ses paroles et ses allures
pour autrui, lorsqu’on a le respect d’autrui. Ces premières habitudes
contractées à l’école maternelle, cultivées à l’école primaire, sont les
premiers fondements de l’éducation de l’homme
de bien.
L’homme de bien est juste ; il est donc de toute nécessité
que l’enfant vive dans un milieu où l’on respire en quelque sorte l’idée de
justice, et où cette idée s’infiltre en lui par tous les pores. Or l’idée de justice
n’est pas toujours honorée dans le milieu où vivent nos petits élèves. On y
souffre beaucoup, et, sauf chez les natures très élevées, la souffrance rend
injuste.
L’éducateur n’a pas à répéter à satiété à ses élèves :
« Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’autrui vous fasse à vous-mêmes
; faites-lui ce que vous voudriez qu’il vous fît » ; mais il faut, à chaque
action qui n’est pas conforme au principe de justice, arrêter l’enfant et dire :
« Si l’on t’en faisait autant ? » – Il frappe : « Veux-tu être frappé ? » –
Il prend le jouet d’un camarade : « Veux-tu que ton camarade prenne le
tien ? ». – Il refuse de jouer : « Seras-tu content lorsqu’on te refusera
aussi ?... »
Et, en même temps que l’esprit de justice, s’infiltrera
– si nous nous y prenons bien – un sentiment de plus en plus exact de la
liberté. On dit si souvent aux enfants qu’ils sont libres, sans leur faire comprendre
les restrictions que la vie en commun apporte à la liberté, qu’ils ont, sur ce
noble apanage de l’individu, les idées les plus fausses : idées qui,
malheureusement, sont difficiles à déraciner et nuisent ensuite à son
développement comme homme de bien.
Prenons des exemples. On a donné à l’enfant un tambour
ou une trompette; c’est à lui, bien à lui, il est libre de faire rouler les
baguettes sur la soi-disant peau d’âne, et de tirer de l’instrument de cuivre
des sons faux et discordants ; il use de sa liberté ; mais si le bruit empêche
d’autres joueurs de s’entendre ? Il faudra que le tambour ou le clairon s’éloigne,
que l’enfant mette une sourdine, peut-être même qu’il cesse tout à fait. Ce
sacrifice nécessaire appelle en même temps une concession de la part des
joueurs pour lesquels il l’a fait. Ces joueurs respecteront autant que possible
la liberté de leur camarade, ils élèveront la voix pour couvrir celle de l’instrument
qui les gêne ; le sentiment de la justice et celui de la liberté seront ainsi
satisfaits.
Autre exemple. Quelques enfants construisent des
monuments avec des cubes ; ils sont affairés, retiennent leur souffle, il ne
faut pas que ça tombe. Un camarade n’a pas le droit de s’appuyer brutalement
sur la table, de la secouer, quoique en principe rien de plus légitime en soi
que de s’appuyer plus ou moins fort sur une table et de lui imprimer un
mouvement quelconque. Mais il n’est pas
juste de priver ses camarades d’un plaisir inoffensif, et la liberté
individuelle ne doit pas aller jusqu’à gêner les mouvements de la collectivité.
Ce sentiment de la solidarité doit être inculqué, sans
phrase bien entendu, dès le premier jour de l’entrée à l’école ; car il est
essentiel que chacun soit persuadé, le plus tôt possible, que la liberté est chose
relative. Robinson Crusoé, seul dans son île, était libre ; il ne pouvait faire
de tort à personne ; le jour où il rencontra Vendredi, les choses changèrent
pour lui : il ne fut plus libre que relativement ; mais porta-t-il le deuil
de sa liberté absolue ? Non, car il reçut en échange les joies de l’amitié, les
dédommagements de la vie sociale. Ajoutons enfin que certaines impossibilités
inhérentes aux choses mêmes restreignent la liberté, et qu’il faut en prendre
son parti. Pour reprendre mon exemple, Robinson Crusoé, avant d’avoir fait un
bateau, était prisonnier dans son île.
Je le répète, un enfant, même tout petit, doit apprendre
que sa liberté est limitée par celle d’autrui ; et, si on l’habitue à ne
pas faire aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît à lui-même, cette idée
s’implantera dans son esprit et sera féconde pour plus tard.
Plus difficilement, il arrivera à la bonté, qui est le
couronnement de l’édifice moral ; il la comprendra pourtant dans les autres,
et, réchauffé par elle, il éprouvera le désir inconscient de répandre la
chaleur d’âme à son tour. Chez des enfants aussi jeunes, la bonté se traduira
plutôt par des effusions que par des actes, et c’est pour cela que je voudrais
tant voir la tendresse faire partie du programme dans nos écoles maternelles (j’ajoute
maternelles à regret, car la tendresse est pour l’éducateur à tous les degrés
un levier de premier ordre. Interrogez un être arrivé à l’âge d’homme : s’il
a été élevé sans tendresse, il vous dira la solitude de son âme, l’espèce d’hiver
anticipé qui a tenu dans sa vie la place de la saison riante ; sa
timidité, son manque de confiance en lui-même, son pessimisme peut-être datent
de cette enfance où il a eu froid, et vous voudrez réchauffer celle de vos
élèves. La bonté se développe malaisément dans les cœurs fermés : ouvrez
les cœurs !)
J’ai dit plus haut que l’idéal de l’homme de bien ne s’accroche
pas aux choses matérielles de la vie, et je suis convaincue que l’idéal de l’enfant
pourrait aussi « planer » dans des sphères relativement élevées. Il est évident
que, si nous lui disons constamment, parce qu’il est tout jeune et presque
exclusivement sensitif : « Si tu es sage, tu auras des pastilles » ; «
Le jour de la fête de ta maman, tu seras bien content, parce qu’il y aura un
bon dîner et un grand gâteau » ; si la visite du grand-père représente
seulement un jouet nouveau, une « belle toilette » pour la saison qui vient, l’idéal
de l’enfant sera exclusivement matériel.
Mais si, sans exclure les pastilles, le bon dîner couronné
par un gâteau, le jouet grand-paternel et la « belle toilette », nous mettons l’enfant
sur nos genoux ; si, en caressant sa petite tête ou en couvrant ses mains de
baisers, nous lui parlons de préparer une surprise pour la fête de sa mère ;
si nous faisons pressentir la joie de l’aïeul quand il approchera ses lèvres du
front de son petit-enfant, l’idéal s’élèvera, tout naturellement, sans aucune
secousse.
Ce que j’appelle secousse en ce cas, c’est la surprise
qu’éprouve notre pupille le jour où nous lui disons : « Tu es trop grand
pour que je te donne des pastilles » ; – « A ton âge, on ne doit pas penser
aux bons dîners, aux grands gâteaux » ; – « Tu n’aimes donc ton grand-papa
que pour les cadeaux qu’il t’apporte ? » Il y a en effet une surprise
désagréable, car l’enfant, qui a de la logique, se demande comment il se fait
qu’hier il pouvait penser aux pastilles, aux bons dîners, aux grands gâteaux,
aux cadeaux du grand-père, et pourquoi aujourd’hui il ne le doit plus ; il
sent si peu de différence en lui-même, entre aujourd’hui et hier ! Je le répète,
il y a surprise, et la surprise est désagréable, parce que la transition a
manqué.
CHAPITRE II
Devoirs de l’éducateur envers les enfants.
I. PROTECTION. – II. RESPECT. (a) Choix des notions que nous
déposons dans l’esprit de l’enfant. – (b) Discrétion et délicatesse dans les
rapports entre l’éducateur et l’enfant. – (c) Accueil que doit faire l’éducateur aux
manifestations de l’âme de l’enfant. – III. AMOUR.
Ici se placent tout naturellement une énumération et
une analyse sommaires des devoirs de l’éducateur envers les enfants.
Le sentiment ou plutôt le pressentiment de ces devoirs
est tout nouveau en pédagogie ; si nouveau qu’il est loin d’être accepté de
tous. On admet encore difficilement que droits et devoirs sont choses réciproques
quels que soient les individus, leur âge, leur situation, et que, par
conséquent, les parents, les maîtres, la société tout entière ont des devoirs envers
les enfants. Autrefois parents, maîtres, société tout entière étaient censés n’avoir
que des droits Il y a donc un abîme entre l’ancienne conception et la nouvelle.
Mais il ne suffit pas de déclarer – j’allais dire d’avouer – que nous avons des devoirs
envers les enfants ; il est indispensable, d’abord, de savoir en quoi ces devoirs
consistent ; ensuite, d’en mesurer l’étendue pour se préparer à les bien
remplir.
Ces devoirs quels sont-ils ?
Il me semble qu’on peut les grouper sous trois titres
principaux : «protection, amour, respect », et que l’éducateur pourra
inscrire au-dessous de ces titres toutes les divisions et les subdivisions de
son système.
1°
PROTECTION. – Il tombe sous le sens,
en effet, que l’enfant a tout d’abord besoin d’être protégé, puisqu’il est
faible. Laissez-le à lui-même au moment où il vient au monde, et c’en est fait
de sa vie. Privez-le de votre sollicitude pendant les années qui suivront, et
il n’en ira pas mieux, à moins que des individus isolés, ou réunis en société,
ne vous remplacent auprès de lui.
Cette protection, exclusive au corps pendant les premiers
mois, s’étend bientôt à l’âme et à l’esprit, qui doivent être protégés contre l’ignorance
et contre le vice.
Ce premier point accepté, examinons ensemble ce devoir
de protection au point de vue de l’école elle-même. Cette dernière remplit-elle
tout son devoir ?
Hélas ! non ; d’abord elle ne protège pas encore tous
les enfants, puisque, malgré la loi scolaire, il y en a par centaines dans les
rues et dans les taudis sans air ; puisque nous n’avons pu rendre l’école maternelle
obligatoire pour les petits que leurs mères abandonnent dans la chambre
solitaire, et pour ceux qui mendient et vagabondent dans les rues. Elle ne
protège pas non plus suffisamment tous ceux qui la fréquentent, puisque nous n’avons
pas trouvé le moyen de généraliser les classes gardiennes pour le soir, pour le
jeudi, pour les vacances, puisque nous n’avons pas de cantines partout, que le
vestiaire n’existe presque nulle part et que les patronages sont ici et là
seulement en voie d’organisation.
Oh ! nous avons beaucoup fait à ce sujet ; je
crois bien qu’en ce qui concerne l’école philanthropique notre pays tient la
tête ; mais quoique nous soyons à la place d’honneur, nous ne devons pas
nous tenir pour satisfaits tant que nous ne serons pas arrivés à la perfection.
2° Respect. – L’enfant doit être respecté à l’égal d’un mystère
que l’on devine sacré, et de ce sentiment résultera tout un système d’éducation.
On respectera son corps en lui donnant les soins qu’il
réclame. C’est le temple qu’habite le feu sacré ; on respectera ses yeux en ne
lui montrant que des spectacles décents, gracieux et nobles ; ses oreilles, en
recherchant pour lui l’harmonie, en éloignant le bruit et les discordances, et
en ne lui faisant entendre que des paroles bienséantes. On respectera son
esprit en n’y déposant que des notions vraies ; son âme en y développant tout
ce qui doit être l’idéal de l’homme de bien.
Ce respect que nous devons à l’enfant il faut le lui
témoigner, non seulement par le bon choix des notions intellectuelles que nous
lui distribuons, par la discrétion et la délicatesse avec lesquelles nous entrons
en relation avec son âme pour n’y rien froisser, mais aussi par l’accueil que
nous faisons à toutes ses manifestations spontanées, – manifestations qui sont
pour nous autant de fenêtres ouvertes sur sa personnalité, – et enfin par l’ombre
discrète dont nous enveloppons ses bonnes qualités, pour ne pas froisser sa
pudeur ; ses défauts, pour sauvegarder le sentiment naissant qu’il peut avoir
de l’honneur.
Or l’éducation – celle qui prend l’enfant à la naissance
et le conduit jusqu’à l’école primaire, celle de l’école maternelle surtout – pèche
bien souvent contre le devoir de respect envisagé à ces différents points de
vue.
a. Choix des
notions que nous déposons dans esprit de l’enfant.
Quelle est celle de nous qui, sur ce point, ne doit pas
faire son mea culpa ? Combien de fois
ne sommes-nous pas arrivées devant nos petits pupilles sans nous être préparées
à leur donner tout ce que nous avons de meilleur dans l’esprit !
Nous connaissons cependant un moyen non pas
infaillible, mais à peu près sûr de prévenir les erreurs ! Il consiste : dans
un triage très judicieux et très sévère de ce qui est à la portée des enfants
de deux à six ans, et de ce qui doit être réservé pour plus tard (mais l’emploi
de ce premier moyen exige une étude psychologique à laquelle nous ne donnons
pas assez de soins) ; et il exige une préparation très minutieuse de nos
petites leçons. Cette préparation doit s’appliquer au fond, aux détails, à la
forme.
Malheureusement, nous sommes en général bien éloignées
d’attribuer une telle importance à la préparation de nos causeries. Elles sont
trop souvent une copie tronquée d’un chapitre de manuel, d’un article de
journal. La vérité scientifique en est souvent contestable ; faute de détails,
de circonstances, d’incidents, la leçon manque de vie ; enfin, la forme non
travaillée laisse les enfants ignorants du vocabulaire français et les
causeries restent, à ce point de vue, tout à fait inutiles.
b. Discrétion
et délicatesse dans les rapports entre l’éducateur et l’enfant. Une discipline très libérale, basée sur une quasi liberté
individuelle, pourrait seule consacrer ce principe. Or la discipline de nos
écoles maternelles est trop stricte, trop formaliste, trop rythmée, si j’ose
ainsi parler ; elle assure l’ordre – ce qui n’est pas à dédaigner dans une
agglomération aussi considérable, – on lui doit même une sorte d’harmonie matérielle
; mais elle supprime presque les rapports entre la maîtresse et chacun des
enfants qui lui sont confiés. Les signaux s’adressent à la collectivité, les leçons
aussi. C’est à peine si l’éloge et le blâme sont individuels. En de telles
conditions, il est presque oiseux d’insister sur les qualités essentielles
que doivent réunir les rapports d’éducatrice à élève, et il est évident que si
nous voulons faire de l’éducation, au lieu de faire du dressage, il faudra sacrifier
quelques mouvements collectifs – sauf à apporter plus de soin à ceux qui seront
conservés, – pour permettre, d’une part, à chaque enfant de se montrer lui-même,
d’autre part, à la maîtresse de faire connaissance avec chaque enfant, et de se
mêler discrètement à sa vie intime.
Et ce n’est pas impossible, croyez-le ; pour ne donner
qu’un exemple, je comparerai une entrée en classe à Londres et une entrée en
classe à Paris. Chez nous, au signal donné par la cloche ou le sifflet, les
maîtresses s’emploient à faire placer les enfants « dans le rang », chacun
devient bientôt le prisonnier du camarade qui le précède et du camarade qui le
suit ; il est pour ainsi dire pris dans un engrenage, obéit machinalement à la
consigne, et, sauf exception, aucune infraction de sa part, aucune aide morale
de la part de la maîtresse ne peuvent se produire.
A Londres, au contraire, au premier signal, chaque
enfant sait qu’il doit se rendre de lui-même, et comme il l’entendra, à sa
place, et qu’il doit y être arrivé à un moment précis. L’un y va les mains dans
ses poches, l’autre les bras ballants, un troisième en sautant à clochepied ;
mais presque tous sont exacts. La maîtresse parle aux retardataires ainsi qu’à
ceux qui ont bousculé leurs camarades pour arriver les premiers, et, pour peu
qu’elle ait le sens de l’éducation, elle trouve pour chacun la formule
appropriée.
Les enfants une fois entrés en classe, les procédés adoptés
chez nous s’opposent aux rapports individuels entre eux et la maîtresse ; la
distribution du matériel est presque automatique. Quant aux leçons, exclusivement
collectives malgré les efforts que nous avons faits pour que l’on adoptât un
système mixte, elles favorisent aussi peu que possible l’intimité.
Oh ! je sais bien ce que l’on me dira « Tout est prétexte
à causeries dans notre enseignement maternel ; la lecture d’une phrase n’est
que le point de départ d’une histoire ; le calcul est un jeu pour l’esprit,
grâce à nos procédés nouveaux, et le dessin lui-même ne s’adresse plus
exclusivement aux doigts ». Hélas que de choses factices encore ! Que de
sommeil intellectuel, par exemple, dans l’emploi pour le calcul des éternels
bâtonnets !
Décidément presque tout est à faire en ce qui concerne
les rapports de l’éducatrice avec ses élèves.
c. Accueil
que nous devons faire aux manifestations enfantines.
Cependant, malgré notre discipline trop étroite, malgré
nos leçons trop dogmatiques, malgré bien des imperfections qui vont d’ailleurs
s’atténuant tous les jours, l’esprit de quelques enfants s’échappe en saillies
du plus haut intérêt pour l’éducatrice. La forme en est parfois grotesque ;
alors la maîtresse rit, au lieu de débarrasser bien vite le petit diamant de
son enveloppe rocailleuse, et les camarades rient de confiance ; le petit
interrupteur rougit ; quelquefois il fond en larmes ; presque toujours il se
replie sur lui-même, et c’en est fait pour longtemps de ses confidences. Parfois
aussi la boutade est inepte ; on le traite de « petit sot », sans lui faire comprendre
en quoi il se trompe, et le résultat que j’ai indiqué plus haut se produit
encore. D’autres fois, enfin, un enfant dit sciemment une énormité que l’on
traite avec trop de légèreté : témoin ce bambin à qui je demandais ce qui
l’avait le plus amusé dans la rue, et qui me répondit : « Un chien qu’un
autre avait mordu ».
« Quelle idée » s’écria en riant la jeune maîtresse
que mon indignation stupéfia.
Enfin, si l’observation est judicieuse dans le fond et
intéressante dans la forme, on comble l’enfant d’éloges. Neuf fois sur dix, il
se trouble et se promet de ne plus rien dire à l’avenir ; c’est à ce dernier
cas et à des cas analogues que s’applique le conseil que j’ai donné plus haut «
Enveloppons d’une ombre discrète les bonnes qualités de l’enfant pour ne pas froisser
sa pudeur ».
3° AMOUR. – Si l’école ne protège pas assez l’enfant, si elle
ne le respecte pas toujours assez, elle ne l’aime pas assez non plus, ou plutôt
son amour affecte des formes trop austères, trop rigides. Le petit élève
arrive, il salue, ou bien il dit : « Bonjour, madame » ; on lui rend son
salut d’un signe de tête ou d’un sourire – ce qui est déjà bien joli – ou bien
on répond à son « bonjour » par un autre « bonjour », et puis c’est tout ou
presque tout ; il est évident que ce n’est pas assez.
Son prénom même n’est pas accueilli à l’école : Paul,
Henri, Gabrielle, Thérèse ne s’appellent plus, dès qu’ils en ont franchi le
seuil, que Martin, Duval, Dupré, Garnier, comme leur père, et certainement cela
jette du froid. Le tutoiement est, sinon interdit, du moins sérieusement
contesté. Quant à cette tendresse rayonnante et effective dont les enfants ont absolument
besoin pour se donner – même des enfants de douze ans, – l’école ne la connaît
pas, elle la repousse presque comme débilitante. Et cependant elle serait, j’en
ai la conviction, le moyen le plus efficace de faire naître et de développer la
sincérité. L’amour tempérerait aussi ce que la justice stricte a d’injuste
parfois, car il devinerait la cause des défaillances momentanées, ferait la
différence entre les incapacités – dont l’enfant ne saurait être responsable – et
les mauvaises volontés ; il devinerait presque, en attendant de les connaître, les
difficultés provenant des milieux. Certes, notre devoir d’amour est aussi
impérieux que nos devoirs de respect et de protection.
CHAPITRE III
Nécessité des études psychologiques.
(a) La psychologie de l’enfance n’est
pas encore faite, parce que l’on a trop longtemps considéré l’enfant comme une
quantité négligeable. – (b) On ne connaît pas l’enfant parce que l’on a
supprimé sa liberté.
Mais pour se rendre compte de ses devoirs envers l’enfant,
encore faut-il connaître celui-ci ; or on dit que sa psychologie n’est pas
faite. Celle de l’homme l’est-elle donc ? Ceux qui cherchent scientifiquement
les secrets de l’âme humaine sont loin d’avoir dit leur dernier mot. Quant aux
psychologues amateurs, parmi lesquels on compte nos plus illustres romanciers,
leur étude a pour domaine des milieux tellement spéciaux, que leurs conclusions
ne nous apprennent rien sur toute la portion de l’humanité – la plus considérable
et, sans contredit, la plus intéressante – qu’ils négligent d’interroger. S’ils
mettaient en commun le fruit de leurs observations, la somme de vérité qu’ils
nous révéleraient aurait un caractère moins restreint, c’est vrai, mais elle présenterait
toujours cette infériorité d’avoir été réunie dans des milieux où tout est excessif, sauf le désir de se
développer moralement, sauf le désir de devenir meilleur. Les auteurs auxquels
je fais allusion ont creusé jusque dans ses plus intimes retranchements l’âme
de quelques hommes d’État – et pas de ceux qui se sont montrés les plus probes,
– des financiers les moins scrupuleux, des oisifs et des oisives, des déclassés
et des malades ; mais l’âme de l’honnête homme et de l’honnête femme, sujets
aux défaillances, mais prompts à se relever, l’âme de tous ceux qui se sont
fait un idéal de justice et de bonté, et qui s’acheminent par petits progrès,
mais sûrement, vers la réalisation de cet idéal, cette âme, ils ne la
connaissent pas, et parce qu’ils l’ignorent, plusieurs nient qu’elle existe.
Je causais, un jour, avec une des gloires du roman contemporain,
un des romanciers psychologues dont la recherche me paraît de meilleur aloi, je
dirais presque de meilleure santé, et je lui reprochais d’avoir fait commettre
à tel de ses personnages, qui m’avait d’abord semblé capable de se respecter lui-même
et de respecter les autres, des actes odieux, déshonorants. « Mais cela se fait
partout ; tout le monde agit ainsi, me répétait-il, très surpris de mon
indignation ; oui,… je vous assure que cela se fait partout. – Cela ne se fait pas
chez moi, lui affirmai-je ; cela ne se fait pas chez mes amis, ni chez les amis
de mes amis, et vous n’avez pas le droit de nous tenir ainsi en dehors de votre
champ d’observations, de laisser croire que tous les hommes ressemblent à votre
héros, M. X…., toutes les femmes à votre héroïne, Mme Z…. J’ajoute que votre
devoir est de connaître notre monde à nous ; le monde où l’on travaille, où l’on
peine, où l’on souffre, mais où l’on sait aussi ce que valent les joies pures
du désintéressement, de l’amitié et de l’amour. Nous avons droit, nous aussi, à
être décrits par votre plume d’or. En tout cas, tant que vous ne nous aurez pas
étudiés, je récuse votre psychologie. »
Donc la psychologie de l’homme n’est pas faite : elle
est sur le chantier seulement ; celle de l’enfant est encore moins avancée, et
il me semble cependant qu’elle présenterait moins de difficultés, car si son
âme est comme un miroir aux images essentiellement fugitives, c’est au moins un
miroir sincère dans lequel nous aurions vu une quantité de choses si nous avions
regardé. Mais pendant longtemps le spectacle a semblé indigne de notre œil. En somme,
si l’enfant ne nous a rien dit de lui-même, c’est que nous ne lui avons rien
demandé. Nous l’avons trop longtemps traité en être exclusivement passif, nous
lui avons imposé nos systèmes, au lieu d’aller chercher en lui-même les
éléments du système rationnel qui nous aurait permis de l’élever, c’est-à-dire de l’aider à développer sans efforts tout son
être.
La psychologie de l’enfant serait au moins aussi
avancée que celle de l’homme, si les éducateurs avaient aidé les psychologues ;
mais même en ce qui nous concerne personnellement, nous les avons laissés
chercher et nous avons attendu leurs conclusions ; à plus forte raison sommes-nous
restés en dehors des recherches qui s’appliquaient à autrui. Ne nous
intéressant pas à notre propre histoire morale, nous avons dédaigné celle de l’enfant.
Comment demander leurs secrets à des êtres qui ne savent pas encore s’exprimer,
si nous ne connaissons pas nos propres secrets ? Comment enfin faire la
psychologie de l’enfant si – sous un nom ou sous un autre, sans nous en douter
presque, comme M. Jourdain faisait de la prose – nous ne faisons pas notre
psychologie à nous ? Notre apathie a trop duré ; il faut nous mettre à l’œuvre
et la route est toute tracée : nous apprendrons d’abord à nous connaître
nous-mêmes, puis chaque mère étudiera son enfant, chaque institutrice ses
élèves ; nous deviendrons les collaboratrices des psychologues ; nous leur
apporterons les faits entourés de toutes leurs circonstances, ils en détermineront
scientifiquement les causes et, grâce à la psychologie, l’éducation qui,
aujourd’hui encore, tâtonne et chancelle, marchera sûrement.
Mais il est incontestable que c’est à l’école, surtout
à l’école maternelle, qu’est le point de départ.
Jusqu’ici on a simplifié la question comme la simplifient
ceux qui ont pour principe de se débarrasser d’abord de ce qui les gêne ; on a
dit : « L’enfant doit obéir ; l’obéissance est sa première vertu ». On a
eu raison en principe : sans l’obéissance de l’élève, il n’y a, en effet,
aucun espoir pour l’éducateur. Mais, étant donné que l’obéissance consiste à ne
pas faire ce qui est défendu et à faire ce qui est ordonné, il s’agit d’abord
de déterminer la série des actes que l’on doit défendre et, parallèlement, la
série des actes que l’on doit imposer, sans oublier jamais que défenses et
ordres dépendent de l’âge de l’élève et du milieu dans lequel il vit, et que,
si l’enfant doit toujours obéir, les injonctions ne sont pas immuables. Exemple :
Vous défendez à un enfant de deux ans de toucher à un couteau avec lequel il
pourrait se blesser, vous mettez hors de sa portée un verre qu’il pourrait
briser, tandis que vous indiquez à l’enfant de cinq ou six ans comment on se
sert d’un couteau, et comment on boit tout seul dans un verre sans répandre le
liquide, et sans laisser tomber le récipient.
Pour établir 1° cette série d’actes à défendre, 2°
cette autre série d’actes à ordonner, 3° la série des actes à tolérer, 4° celle
des actes à encourager, à inspirer, il est essentiel de connaître la nature de
l’enfant, ses besoins, ses aptitudes, ses possibilités ; et ces quatre séries
étant bien établies, de les modifier graduellement à mesure que l’enfant se développe.
La plupart des petites infractions commises par les
petits enfants des écoles maternelles ont pour cause : 1° le besoin
impérieux, irrésistible de mouvement ; 2° la vivacité, l’imprévu et la
fugacité de leurs sensations ; 3° l’écart qui existe souvent entre ce que l’on
demande d’eux et leur développement intellectuel ou moral. Exemple : Vous
mettez une image entre les mains d’un tout petit enfant ; pourquoi cherche-t-il
à la froisser, à la déchirer, au lieu de la regarder comme le fait son camarade
plus âgé ? Il cherche à la froisser et à la déchirer : 1° parce qu’il a
besoin de faire agir ses doigts ; 2° parce que le bruit du papier froissé amuse
son oreille peu cultivée ; 3° parce qu’il ne reconnaît pas encore les objets
ou les individus qu’elle représente, et qu’ils lui sont, par conséquent,
indifférents.
L’empêcherez-vous de froisser l’image ? Certes, vous
commettriez une faute si vous y manquiez. Mais l’empêcherez-vous aussi de
froisser, de déchirer un morceau de papier inutile, un vieux journal ? Gardez-vous
en bien ; engagez-le même à le faire ; c’est un premier exercice manuel.
Montrez-lui l’image en lui disant : « Il ne faut pas la déchirer ; tu
vois, il y a un bébé, ou bien un dada, ou bien un chat, un chien, une voiture » ;
puis donnez-lui le morceau de papier inutile en lui disant : « Fais ce que
tu veux ». – Mais il salira la classe ou le préau ? – Non, il n’y apportera qu’un
désordre apparent, qui fera l’objet d’un deuxième exercice manuel, et d’un
petit enseignement moral non dogmatique. Vous lui ferez ramasser le papier.
Un petit enfant ne
peut pas voir un objet entre les mains d’un camarade sans chercher à s’en
emparer ; immédiatement on le déclare jaloux. Reportez-vous à ce que nous
disions plus haut de la vivacité de ses sensations : l’objet frappe sa
vue, il y va tout droit ; si cet objet était abandonné par terre, sur une
chaise ou une table, personne ne trouverait blâmable l’acte de s’en emparer.
Mais l’enfant est-il en état de faire la distinction ? Dans les deux cas, il
est poussé par le même sentiment ou plutôt par le même instinct : l’objet
a frappé son regard, il lui a paru intéressant, par conséquent désirable, il le
veut… Que faire ? engager le petit partenaire du même âge à prêter l’objet ? C’est
prématuré; il faut offrir soit un objet semblable, soit un autre objet à l’enfant
qui n’a rien entre les mains – sans lui dire : « Celui-ci est plus joli »,
ce qui donnerait l’éveil à un nouveau sentiment dans le cœur de chacun des deux
petits camarades : la jalousie chez l’un, la vanité ou l’égoïsme chez l’autre.
– Mais, s’il refuse ? C’est un sentiment d’obstination qui s’éveille et auquel
vous ne devez pas céder. Vous mettez l’objet à sa portée ; s’il le prend, vous
l’en louez discrètement par un sourire ou un mot amical ; s’il le repousse ou
cherche à le détruire, vous l’enlevez et ne le lui donnez plus, jusqu’à nouvel ordre.
Mais, je vous en prie, pas de défenses inutiles, pas
de défenses conditionnelles. Un de mes excellents amis, intraitable sur la
discipline, avait, il y a quelques années, un enfant de trois ou quatre ans ;
le bébé prenait ses repas à la table de famille, et avait une réelle passion
pour les anneaux de serviettes ; ils étaient très jolis ces anneaux ; le
nickel, poli comme une glace, reflétait les traits du petit bonhomme, et puis,
qualité essentielle, ils roulaient… comme c’était leur devoir d’anneaux. L’enfant
y portait irrésistiblement les doigts : « Prends garde, lui dit un jour
son père, si tu laisses tomber cet anneau tu n’y toucheras plus jamais, jamais
». Une fois, l’anneau roula de la table par terre, et la sentence prononcée fut
exécutée implacablement. L’anneau était toujours là, il n’y fallait pas toucher
sous peine d’être exclu ; c’était un supplice pour l’enfant et pour moi. Or, à
quoi bon ? les petites mains se disciplinent peu à peu à mesure que l’esprit se
fixe ; il faut savoir attendre, et puis, il faut, je le répète, distinguer
entre les interdictions. J’ai connu un enfant à qui l’on donnait une pendule à torturer,
un autre qui tisonnait le feu, un troisième qui étalait un à un, sous les yeux
indifférents de son père et de sa mère, tous les morceaux de sucre d’un
sucrier, sur une nappe où il avait préalablement renversé le contenu de son
verre. Les parents de ces quatre enfants avaient tort.
Que veut l’enfant, ou qu’a-t-il l’air de vouloir (car il
ne faut pas confondre l’instinct et la volonté) ? pourquoi le veut-il ? dans
quelle mesure devons-nous chercher à le satisfaire ? Telles sont donc les questions
préalables que doivent se poser la mère et l’institutrice, et c’est pour avoir
trop longtemps failli à ce devoir que la famille et l’école ont fait si longtemps
fausse route.
Eh bien, lorsqu’il s’agit des enfants, mettez-vous bien
dans l’esprit qu’ils veulent d’abord, par besoin irrésistible, voir, puis
toucher (car ils ne voient bien qu’avec les doigts), puis goûter (ils portent tout
à la bouche), en un mot qu’ils veulent agir, et vivre ; or, comme à l’âge qui
nous occupe, ils sont presque exclusivement sensitifs, c’est d’abord à cultiver
leurs sens qu’il faut nous appliquer ; peu à peu nous nous préoccuperons, de
leur esprit et de leur cœur, appelés à devenir les maîtres de leurs sens.
Mais l’éducation, je le répète, ne va pas sans la psychologie
; étudiez-vous donc vous-mêmes pour vous rendre dignes du titre d’éducateurs,
puis étudiez l’enfant, non point à vos moments perdus, mais constamment ; ce
sont les moments que vous distrairez de cette étude qui seront les « vrais
moments perdus ». CHAPITRE IV
L’éducateur doit se persuader que l’enfant est d’abord un être exclusivement sensitif.
(a) Éducation des sens. – (b) Lien intime de l’éducation des sens et de
l’éducation morale. – (c) Éducation esthétique.
Les premières investigations sérieuses auxquelles vous
vous livrerez vous convaincront que l’enfant est d’abord, ainsi que nous l’avons
déjà dit, exclusivement sensitif. Dès qu’il commence à voir, il veut saisir les
objets ; il le veut avec passion. Ses mains sont sans cesse tendues vers ce qu’il
désire. Il sourit aux choses, il les appelle, il s’agite pour les avoir et
finit par crier si on ne lui les donne pas.
L’éducation, tout au début, se montre l’ennemie d’elle-même,
car elle cherche à réprimer cette disposition qu’elle devrait, au contraire,
exciter – si elle était lente à se produire – pour la cultiver et la diriger. C’est,
en effet, grâce à elle que les – petites mains, d’abord si maladroites, font
leur apprentissage ; que les yeux, dont le regard est d’abord si vague,
embrassent peu à peu l’objet que les mains palpent, et que l’esprit entre en
communication plus étroite avec le monde extérieur. C’est grâce à elle, aussi,
que l’enfant essaye ses forces, puis les développe graduellement. Voyez-le tout
petit, incapable d’évaluer le poids des objets, s’attaquant à des masses
relativement considérables, s’acharnant à les faire mouvoir. L’objet reste
immobile, mais l’enfant a gagné à cet exercice un accroissement de forces.
Voir, toucher, sont une loi de sa nature, qui le
régira autoritairement pendant toute son enfance, loi à laquelle, homme fait,
il n’échappera pas complètement. Le priver de voir, de toucher dès le début de
sa vie, ce serait le retenir dans l’état embryonnaire dans lequel il est venu
au monde ; l’en priver plus tard, ce serait ralentir ses progrès, ce
serait le condamner à ne pas observer, ou du moins à ne faire que des
observations imparfaites ; ce serait fermer pour lui le champ des expériences,
en un mot ce serait en faire un être amoindri, un raté. N’est-ce pas, en effet,
en regardant que l’enfant fait inconsciemment d’abord, en connaissance de cause
plus tard, la différence entre les couleurs ? N’est-ce pas par le toucher,
autant que par la vue, qu’il se rend compte de la forme des objets et de
quelques-unes de leurs propriétés ? Celui-ci est chaud, celui-là est froid ;
tel autre est rigide ou souple, dur ou mou. En touchant une boule, l’enfant lui
imprime le mouvement, elle roule ; une roue, elle tourne. En agitant la
sonnette, il finit par deviner que le son est produit par le choc du battant
contre le corps de l’objet ; en jouant avec son pantin, il arrive à comprendre
la relation qui existe entre les membres et la ficelle qui les fait mouvoir.
Voir de près, toucher, manier, c’est pour lui une condition essentielle de
développement. Et ce n’est pas seulement, je le répète, pour le poupon que sa
mère porte dans ses bras ou qui se traîne à quatre pattes sur le tapis, c’est
aussi pour l’enfant de l’école maternelle, dont le développement est enrayé par
l’immobilité et l’abstraction. Plus âgé, à l’école primaire, plus tard encore,
dans la vie, il ne comprendra réellement que les choses qu’il aura lui-même
expérimentées. Mais, me dira-t-on, « l’enfant semble parfois prendre plaisir à
regarder des choses laides » : c’est qu’il n’a pas encore le sens de l’esthétique.
« Il veut toucher des choses malpropres » : c’est qu’il ne sait pas encore
apprécier la propreté. « L’eau qui l’attire le mouillera ; avec le couteau qui
brille il se coupera. » – Ces conséquences, il les ignore. C’est à vous de les
lui enseigner peu à peu ; c’est à vous de le diriger. Mais, pour que votre
direction soit un bienfait, il importe que vous partiez de ce principe que les
sens, étant au début de l’existence la seule intelligence de l’enfant, le début
de l’éducation consiste à les développer, à les cultiver, et que, si au contraire
l’éducateur en entrave le libre exercice, il fait à l’élève un tort
incalculable, même au point de vue intellectuel, même au point de vue moral.
Jusqu’ici éducateurs et maîtres ont passé leur temps à
dire à l’enfant : « Ne touche pas » ; ils devront désormais lui dire :
« Touche, rends-toi compte ». Cette nouvelle méthode les forcera, il est vrai,
à éloigner systématiquement de lui tous les objets précieux dont la perte
serait regrettable (une montre, par exemple, qui se briserait en tombant), tous
les objets avec lesquels il pourrait se blesser (un couteau, des ciseaux), et à
l’entourer de tous les objets d’un maniement facile, de tous ceux qu’il peut
toucher sans inconvénient. Le petit matériel sera d’abord composé de très peu d’objets
; mais chaque jour, avec discernement et méthode, l’éducateur y fera une
addition nouvelle, jusqu’à ce que son élève puisse enfin se mouvoir librement
au milieu de tous les objets familiers, dont quelques-uns doivent être regardés
avec les yeux seulement, dont
quelques-autres réclament beaucoup de précautions et dont la plupart peuvent
être maniés sans aucun inconvénient.
Pour ne citer qu’un exemple, l’enfant apprendra à
boire seul dans une timbale, son premier ustensile pour manger sera la cuiller
; plus tard, on lui confiera un verre, une fourchette, et en dernier lieu un
couteau.
De même, à l’école, pour l’écriture, le crayon
précédera la plume ; pour le tricot, les aiguilles d’acier ne viendront qu’après
les aiguilles de bois. Donc les exercices doivent être gradués, et l’on se
gardera d’éterniser ceux du début ; chaque jour doit marquer un progrès dans le
développement de l’enfant ; chaque jour doit lui faire faire un pas de plus
vers la conquête du monde matériel, comme vers la conquête du monde moral.
Il faut, je le répète, une gradation ; et cette gradation
a non seulement pour but l’éducation méthodique des sens, mais aussi l’éducation
de l’intelligence et du sens moral qui s’éveillent. Au début, nous offrons à l’enfant tout ce qu’il peut
toucher ; un peu plus tard, nous l’engageons à le prendre ; nous ajoutons
chaque jour aux objets familiers des objets d’un usage moins habituel, mais
faciles à manier aussi, et nous n’arrivons à laisser à sa portée les objets
précieux ou fragiles, c’est-à-dire que nous n’entrons dans la période des
défenses, que lorsque l’enfant est en état de les comprendre. Quant aux objets
qui offrent quelque danger, la mère ou la maîtresse judicieuse ne les confiera
jamais que sous sa propre surveillance, absolument directe.
Mais nous négligerions ce qu’il y a de plus
intéressant et de plus délicat dans l’éducation des sens si nous ne faisions
pas ressortir d’une façon plus nette la relation intime qui existe entre cette
éducation et l’éducation morale, et si nous ne montrions pas à quel point l’éducation
à rebours tient souvent la place de l’éducation logique.
L’enfant veut voir, il veut toucher, avons-nous dit,
et nous avons ajouté que c’est une loi de son être. La mère, au lieu de lui
mettre l’objet dans la main et de lui dire : « Touche », refuse l’objet.
Elle le refuse, soit par ignorance des nécessités dont nous sommes, nous,
persuadées, soit pour dresser, dès les premiers mois, le bébé à la patience,
pour lui « faire le caractère », comme on dit couramment. Qu’arrive-t-il alors
? L’enfant qui veut, parce qu’il ne peut s’empêcher de vouloir, insiste, tend
ses petits bras, s’énerve, crie,… et alors de deux choses l’une : ou bien
la mère persiste dans son refus, et l’enfant ne cesse de crier que lorsqu’il
est extenué, ce qui est mauvais pour sa santé ; ou bien elle donne l’objet qu’elle
avait refusé, et il comprend bien vite que les cris sont une formalité,
désagréable sans doute, mais d’un effet certain, lorsque l’on veut faire
revenir sa mère sur un refus : deux résultats bien piteux, vous l’avouerez.
A mesure qu’il se développe, l’enfant se trouve aux prises avec des difficultés
analogues, mais plus sérieuses, qui ont en général une solution identique, non
seulement dans la famille, mais à l’école ; alors les cris sont remplacés par
les larmes silencieuses ou par la bouderie, ce qui n’est pas meilleur comme
résultat moral.
Tout petit, l’enfant crie lorsqu’on lui refuse les choses
; plus grand, il sent son désir d’avoir l’objet entre ses mains devenir plus
violent ; il le désirait d’abord, par instinct, pour faire connaissance avec
lui ; on a contrarié ce désir si légitime, et celui-ci s’est modifié, a changé
de caractère et de nom en même temps ; il s’appelle désormais la convoitise ; c’est un désir âpre,
sournois, mauvais, de posséder ce qu’on ne peut pas lui donner. Pour l’avoir,
il ruse, il flatte, il ment, quelquefois même il subtilise (je ne veux pas dire
qu’il vole, parce que, l’envie satisfaite, la désobéissance commise, il
remettra l’objet à sa place et il n’y pensera plus). Tel est le résultat des
refus inconscients ou systématiques.
Ces refus ont surexcité les nerfs, ils ont fait naître
la convoitise, tel est le bilan au point de vue physique et au point de vue
moral. Mais ils n’ont pas encore fini de mal faire. Supposez maintenant, et il
ne faut pas beaucoup d’imagination pour cela, qu’un autre enfant ait entre les
mains un objet semblable à celui qui a fait naître l’envie, et voilà tout à
coup un autre sentiment mauvais, maladif, qui, développé, fera le malheur de
celui qui en sera possédé et de ceux qui l’entoureront : la jalousie, c’est-à-dire
la douleur ou la colère de voir autrui posséder ce que l’on ne possède pas soi-même.
Toutes conséquences désastreuses pour un objet infime,
pour un bonbon, pour une image, pour un chiffon de papier ou d’étoffe ! Hélas !
oui, conséquences désastreuses d’une cause en apparence très futile. Qu’est-ce
que cela prouve, si ce n’est que tout a son importance en éducation, et que
ceux qui la traitent avec légèreté sont impardonnables ?
J’ai voulu faire comprendre que l’éducation des sens,
qui réclamait d’abord toute la sollicitude de l’éducateur, était intimement
liée avec la psychologie de l’enfance. Mais je devine une critique et je veux y
répondre. « Vous vous occupez de l’éducation des sens, me dira-t-on, et vous ne
parlez que de la vue et du toucher ; pourquoi négliger les autres ? » C’est que
la vue et le toucher ont, me semble-t-il, une action beaucoup plus directe que les
autres sur l’éducation intellectuelle et sur l’éducation morale. Le goût ne me
paraît pas en relation très intime avec la psychologie ; quant à l’ouïe et à l’odorat,
leur culture et leur développement ne touchent à la psychologie que par l’esthétique
; or l’éducation esthétique est une chose délicate, subtile, immatérielle, devrais-je
presque dire, et mériterait une étude toute particulière.
L’amour du beau est, en effet, intimement lié avec la délicatesse morale qu’on ne peut, à
aucune période de l’éducation, se flatter de cultiver séparément. La voix douce
et mélodieuse de la mère, qui ne se lasse pas de répéter de sublimes tendresses
; celle de la maîtresse, qui conte avec douceur de belles histoires ; les
chants de l’école, ceux des oiseaux dans les arbres ; l’orphéon de la commune,
la fanfare du collège ou de l’école normale, la musique du régiment qui passe,
le bruit du vent dans le bois, la chanson de la source qui s’épanche sur les
cailloux de la montagne, sans aucun discours, sans aucune formule dogmatique,
forment l’oreille, que pervertissent, au contraire, les sons discordants, les
chants grossiers, le bruit des querelles, le vacarme partout où il se produit.
L’harmonie dans la famille, l’harmonie dans l’école, l’harmonie dans la nature,
l’harmonie partout et toujours, telle est la véritable éducatrice de l’oreille ;
telle est la véritable éducatrice de l’âme.
CHAPITRE V
L’éducateur doit se rendre un compte exact du milieu dans lequel vivent les enfants qui lui sont confiés.
(a) Importance relative de certaines
fautes. – (b) Influence sur les enfants du tempérament physique et du
tempérament moral des parents. – (c) Le registre d’inscription donnerait de
précieuses indications sur le milieu où vivent les enfants. – (d) Le souci de
l’égalité ne doit pas faire oublier les circonstances qui influent sur la tenue
des enfants, sur leurs qualités, sur leurs défauts, sur leur travail. – (e)
Nécessité de venir en aide aux enfants pauvres. – (f) Résultats déplorables de
la mendicité. – (g) Une société contre la mendicité des enfants dans la rue. Le
bien qu’elle peut faire. Quelques exemples.
Connaître l’enfant est essentiel ; ce point est
désormais acquis ; mais toute seule, cette connaissance ne suffirait pas ; il
faut aussi que l’éducateur se rende un compte exact du milieu dans lequel vit
son élève ; des faits nombreux ne laissent aucun doute sur cette nécessité.
Ainsi j’ai vu un jour, dans une école, une petite fille
qui avait volé. Elle avait volé des plumes, et cette mauvaise action n’était
pas la première du même genre que l’enfant eût commise. Son casier de méfaits
était déjà chargé ! Entre autres fautes contre la probité, elle s’était
approprié une certaine quantité de bons points ; puis, ne pouvant les faire passer
pour siens, puisque, n’en méritant guère, elle en avait fort peu, elle avait
dépensé un véritable talent pour les faire revenir à leur propriétaire ; elle y
avait réussi. Sa faute avait donc été aggravée par son habileté à la
dissimuler.
Très préoccupée tout d’abord de l’état moral de la
pauvre enfant, je l’ai été bientôt plus encore peut-être des procédés que l’on
avait employés à son égard ; car je crains qu’ils n’aient été à l’encontre du
but, lequel devait être, non de faire un exemple, mais de moraliser, et de
relever par conséquent l’enfant coupable. Il y avait eu enquête et publicité en
un mot.
Parlons d’abord des résultats de l’enquête, qui a certainement
été fort délicate à conduire. Toutes les compagnes de la petite voleuse ont su
que c’était elle qui avait commis le larcin. Le souvenir de sa faute a été
gravé dans l’esprit de toute l’école autant et plus peut-être que dans son
propre esprit ; elle a été déshonorée, disons le mot. Maintenant, elle a son
casier judiciaire ; pour toutes ses compagnes, elle est et restera « la voleuse
». S’il se produit d’autres disparitions d’objets, elles lui seront tout naturellement
imputées, et, à moins d’une force d’âme exceptionnelle, la pauvre enfant
continuera de mériter cette suspicion. A quoi bon se priverait-elle désormais
des choses qui la tentent, puisque, malgré tout, sa réputation est faite ?
Après avoir volé à l’école, il est à craindre qu’elle ne vole hors de l’école ;
elle passera alors devant un tribunal dont la sanction est plus redoutable…
C’est une enfant perdue.
Examinons maintenant la faute en elle-même. N’attribue-t-on
pas toujours une gravité trop considérable à la tendance qu’ont les enfants à
s’approprier le bien d’autrui ? N’oublie-t-on pas que cette gravité est toute
relative ? qu’elle varie d’après l’âge de l’enfant coupable, et surtout d’après
le degré de son développement moral ? Car il est évident que le petit enfant
ignore la différence qui existe entre le tien et le mien. Tout ce qu’il voit
est à lui, il s’en empare, quand il le peut, et la restitution forcée amène des
drames.
C’est que, pour comprendre la légitimité du tien et du
mien, il faut pouvoir se rendre compte que ce qui nous appartient – parce que cela nous a été donné –représente la volonté libre du donateur qui a destiné
l’objet à nous, et non pas à un
autre, et que cette volonté du donateur doit être respectée. Il faut pouvoir se
rendre compte, en même temps, que ce qui nous appartient parce que nous l’avons
acquis représente une somme de travail, d’efforts, de difficultés vaincues qui
est non moins respectable. Or les enfants, dont la raison n’est pas encore
formée, ne peuvent s’élever à de telles spéculations ; aussi presque tous ont – je ne dis pas «
volé », parce que le mot est peut-être un peu fort, – mais « chipé
», dans leurs premières années. Ces petits larcins ont été traités
d’espiègleries, heureusement, et, à mesure que la conscience s’est développée,
ils sont devenus plus rares ; enfin ils ont cessé tout à fait : la probité
s’est affirmée. Je crois que tous, nous avons, plus ou moins, passé par là.
Certes, la tendance de l’enfant, non encore développé,
à s’emparer du bien d’autrui, appelle la surveillance, une surveillance à la
fois très active et très discrète, mais cette tendance n’est pas toujours
inquiétante. Mais ce qu’il est essentiel d’observer, c’est le degré de culture
morale de l’enfant qui a pris ce qui ne lui appartient pas. S’il est en âge de
raisonner, il faut que son
raisonnement s’applique à faire la distinction entre le tien et le mien, et, si
sa conscience dort, il faut chercher à l’éveiller – dans la grande
majorité des cas – par l’appel aux nobles sentiments de l’âme ;
exceptionnellement par des punitions sévères.
Il est non moins essentiel que ces punitions restent
un secret entre la maîtresse et l’élève, afin de sauvegarder la réputation de
la coupable. Je crois cette dernière, condition tellement nécessaire que, s’il
y a eu une enquête, et si l’enquête a abouti à la découverte du voleur, le
délinquant doit être envoyé dans une autre école dont le directeur et le maître
de classe seuls seront informés du fait douloureux.
Et s’il ne s’amende pas ? s’il est décidément voleur ?
il doit être traité par des procédés spéciaux et envoyé pour cela dans une
école de réforme (remarquez que je ne dis pas une école correctionnelle).
Outre l’âge et le degré de développement, il y a autre
chose à envisager dans le cas de l’enfant qui s’approprie le bien d’autrui.
Il faut connaître la situation morale de sa famille, le
milieu dans lequel il vit. Sauf exception, si la famille est honorable, si
l’entourage à peu près immédiat est honnête, si les fréquentations de l’enfant,
en dehors du foyer, sont scrupuleusement surveillées, le petit accapareur ne
deviendra probablement jamais un vrai voleur.
La situation matérielle de la famille est non moins utile
à mettre en ligne de compte, car, si cette dernière est indigente, habituée à
vivre d’aumônes et d’expédients, l’enfant pourra voler, sans être pour cela
irrémédiablement vicieux : il s’appropriera de la nourriture, s’il a faim
; un vêtement, s’il a froid. Il y a des souffrances qui ne peuvent être
endurées que par des héros ; or l’héroïsme, si rare chez les hommes, ne peut
être exigé de la moyenne des enfants. C’est à nous de rendre aux enfants
indigents la probité moins douloureuse, de soulager leurs souffrances, pour
n’avoir pas à chercher de circonstances atténuantes lorsqu’ils ont vraiment mal
fait.
Mais ce n’est pas toujours la faim qui pousse les enfants
au vol ; un trop grand nombre y sont pour ainsi dire dressés, ce qui devient
très grave ; enfin quelques-uns « chassent de race », le vol est chez eux
héréditaire, ce qui est plus grave encore.
Malheureusement ces éléments d’investigation (la
situation morale et la situation matérielle, le milieu et les habitudes des
familles) manquent presque totalement dans les écoles. Soit par manque de
temps, soit par un sentiment de discrétion malentendu, les instituteurs se
tiennent à l’écart, ils ne cherchent pas à connaître les familles ; ils ont
peur d’encourir le reproche de se mêler de ce qui ne les regarde pas, et
l’opinion encourage malheureusement leur excessive prudence.
Le milieu dans lequel l’enfant vit, ne regarderait pas
l’éducateur ! Quelle hérésie ! On pourrait exiger de lui qu’il se privât
bénévolement de cette lumière indispensable ! Mais c’est comme si l’on
taxait d’indiscrétion le médecin qui, pour la sûreté de son diagnostic,
s’informe du tempérament des ascendants de son malade ! Or, si le tempérament
physique des parents influe sur la santé des enfants, à plus forte raison le
tempérament moral des premiers influe-t-il sur la santé morale des seconds, et le
milieu dans lequel ils vivent et les habitudes qu’ils y ont contractées ont
aussi leur influence incontestable, et les éducateurs ont le droit et le devoir
de rassembler tous ces éléments. Le jour où il me sera prouvé qu’ils ne peuvent
le faire par eux mêmes, je chercherai un moyen de leur faire transmettre
indirectement ces indications indispensables.
En attendant, et grâce à ce principe ou à cette consigne
d’abstention discrète, nous mesurons à la même aune tous les enfants de toutes
nos écoles. C’est notre façon de nous montrer égalitaires, et nous faisons
fausse route, en confondant le but – qui est de conduire tous les enfants à un même degré
de développement moral – avec les procédés qui doivent être différents, vu les
inégalités du point de départ, vu les éléments dissolvants qui viennent en
maintes circonstances paralyser notre action. Prenons pour exemples : 1°
une école située dans le centre de Paris, et fréquentée par des enfants dont
les familles sont, en majorité, « établies », qui ont, par cela même, des
habitudes régulières, un intérieur suffisant et ordonné, des relations
permanentes ; 2° une école située dans un des quartiers excentriques,
fréquentée mi-partie par des enfants d’indigents plus ou moins nomades, mi-partie,
comme la précédente ; 3° enfin une école dans laquelle l’élément travailleur et
rangé sera représenté par une infime minorité.
Dans la première, l’éducateur se trouvera en présence
d’une population enfantine facile à conduire par les procédés courants ; ses
élèves seront ses pareils, vivant de
la vie dont il a vécu lui-même dans son enfance et qu’il se rappelle encore ;
leurs parents ont ses propres habitudes ; nul obstacle ne l’empêchera d’aller
tout droit à l’esprit et au cœur de ses élèves ; il n’y aura presque jamais
d’imprévu ; le succès est assuré.
Dans la seconde école, la difficulté surgira parce que
les enfants – destinés à être égaux un jour – ne le sont pas
à cette heure, et que l’éducateur en présence d’une moitié d’entre eux
éprouvera la gêne qui se manifeste toujours en face de l’inconnu : il
luttera contre leur malpropreté, et se désolera de la trouver si récalcitrante
; contre leur inexactitude presque, aussi invétérée que leur malpropreté ; contre
leur habitude de mensonge, contre leur penchant au vol, contre d’autres vices,
et malgré lui, malgré l’indulgence que développe l’habitude de vivre avec les
enfants, il deviendra sceptique en ce qui les concerne. Comment, se demandera-t-il,
mon action, féconde quand il s’agit d’une partie de mes élèves, reste-t-elle
stérile quand il s’agit des autres ?
Dans la troisième école, il faudra à l’éducateur une
force de caractère prodigieuse et la vocation pour triompher du découragement
et même du dégoût.
Et ce scepticisme, et ce découragement, et ce dégoût
seront le fruit de l’ignorance dans laquelle vivent les instituteurs, du milieu
d’où sortent soit la moitié, soit la majorité de leurs élèves. Ah ! s’ils étaient
l’un et l’autre au courant de la situation ! S’ils savaient que les parents de
ces élèves décevants vivent d’aumônes et d’expédients ; qu’une seule chambre,
meublée d’un seul lit, abrite la famille entière ; que le placard – si le
propriétaire a jugé à propos d’en ménager un dans la muraille – est vide de
linge ; que pères, mères et enfants ne possèdent que les loques qu’ils ont sur
eux ? S’ils savaient que, parmi ces familles indigentes, beaucoup exploitent
leurs enfants, et que beaucoup d’autres enseignent le vice aux leurs comme nous
enseignons aux nôtres la vertu,… leurs insuccès ne les étonneraient plus, leur
route s’éclairerait, une passion naîtrait en eux : celle d’arracher ces êtres
à leur détresse et de sauver leur âme, et ils trouveraient pour cette tâche
nouvelle des procédés nouveaux.
Dans les écoles ainsi fréquentées, la surveillance est
cent fois plus délicate que dans les autres ; elle doit, par cela même, être
cent fois plus pénétrante, car les ennemis de l’éducateur y sont nombreux ; ils
s’appellent, je l’ai déjà dit : la misère, le milieu, l’hérédité. Ces
ennemis, il faut les connaître si l’on veut les vaincre.
Or, pour les vaincre, il est essentiel, je le répète à
satiété, de connaître la situation des parents. Le registre d’inscription
donnerait pour cela des indications précieuses à qui aurait étudié la
topographie de la misère, de l’incurie et du vice dans les grandes villes.
Telle rue, tel passage, telle cité, telle maison devraient faire naître
l’inquiétude. Il est presque impossible que leurs habitants soient dans des
conditions normales. L’éducation de leurs enfants est fatalement hérissée de
difficultés.
Oui, lorsque l’éducateur connaîtra la situation des
familles, il ne se dépensera plus en essais infructueux et, pour en revenir à
notre début, il ne se trompera plus entre le penchant naturel de l’enfant – non développé – à s’approprier
les choses qui lui plaisent, et le penchant au vol, devenu une quasi habitude.
Dans telle école, il surveillera très étroitement, dès le début, ses petits
élèves, et sans prononcer jamais le mot déshonorant, sans appeler l’attention
ni les interprétations des camarades, il fera respecter toujours le bien
d’autrui, respecter la vérité, respecter aussi la dignité de l’être, la pudeur.
Si un petit de l’école maternelle accapare le matériel et les jouets de ses
voisins, la maîtresse lui dira gaîment d’abord : « Halte là ! ceci est à Pierre,
cela est à Jeanne, contente-toi de ta part ». Si, plus rusé, le petit
délinquant a fait des provisions dans une cachette, elle lui dira : « Tu
ne sais donc pas ce que tu fais ? Tu as mis avec tes jouets des choses qui ne
t’appartiennent pas ; rends-les bien vite à leur propriétaire : il faudra
faire attention une autre fois. » Et, si l’enfant continuait, on le prendrait à
part, et on lui dirait des choses qu’il pourrait comprendre ; on userait enfin
de tous les moyens, excepté de celui qui consisterait à le déshonorer aux yeux
de ses camarades. Et, sauf les cas d’hérédité – qui sont des cas de maladies mentales,
– le
succès couronnerait les efforts de tous ceux qui auraient éclairé leur route
par le procédé d’investigation que j’ai indiqué.
J’insiste, car je sais que l’action éducatrice est diminuée,
entravée, paralysée même quelquefois par ces difficultés qui n’ont pas encore
été abordées dans la préparation professionnelle, que les règlements n’ont
point prévues, et qui paraissent, à quelques-uns, d’un ordre si délicat, qu’ils
hésitent à vous accorder le droit de vous en rendre compte par vous-mêmes, afin
d’essayer de les aplanir.
Ces difficultés, qui vous viennent du dehors, et qui
sont presque toutes la conséquence du milieu dans lequel vivent les enfants,
sont encore aggravées par une interprétation erronée de l’égalité : on se figure
en effet qu’il faut pour tous un règlement unique, alors qu’il faudrait
atténuer autant que possible les inégalités de la situation des enfants, pour
qu’un règlement unique puisse, sans injustice, être applicable à tous.
Prenons des exemples, pour plus de clarté. Le maître
ou la maîtresse peut-il exiger de tous – pendant
l’hiver – un travail
quelconque fait à la maison ? (Il s’agit ici d’enfants de l’école primaire.)
Admettons que, dans une classe de trente élèves, il y
en ait cinq ou six, deux ou trois, un seul même extrêmement pauvre. Les jours
sont courts ; la mère de famille allume la petite lampe, juste pour le moment
du repas, et tous vont se coucher dès qu’il est terminé ; car il s’agit
d’économiser le luminaire.
L’enfant de cette mère-là, ou les enfants des mères qui
se trouvent dans une situation analogue seront-ils mal notés ou punis si le
travail n’est pas fait ? Évidemment non, car ce serait une injustice odieuse, dont
le moindre effet serait de produire le dégoût de l’école. Mais, pour ne pas
punir dans ce cas et rester juste – si l’on punit ceux qui par paresse, négligence ou mauvaise
volonté n’ont pas fait le travail, – encore faut-il connaître la situation personnelle de
chacun. Cette connaissance acquise, on ne donnera rien à faire chez lui à
l’enfant qui ne peut rien faire chez lui ; cependant, si l’on tient absolument
à ce qu’il fasse un devoir pour le lendemain, on le lui fera faire à l’école
avant son départ ; à moins que, mieux inspiré, et comprenant que les heures de
classe doivent suffire aux écoliers, on ne donne rien à faire à personne. Si l’on
prend ce dernier parti – le meilleur, – mon premier exemple ne vaudra plus rien, j’en
conviens.
Mais l’exemple qui vaudra toujours, c’est celui de la
propreté. Peut-on l’exiger des enfants indigents, en hiver surtout ? Peut-on l’exiger des enfants dont les mères
quittent le logis dès l’aube ? Nous répondrons négativement dans les deux cas.
En effet, s’il n’y a ni eau chaude, ni savon, le corps et les vêtements sont
fatalement malpropres ; or les indigents n’ont ni eau chaude, ni savon. En
effet encore, la mère revendeuse, qui doit être aux Halles centrales dès la
pointe du jour, pour acheter à la criée ; la chiffonnière, qui doit avoir
rempli sa hotte ou sa voiture à bras avant le passage des tombereaux de nettoyage,
ne peuvent ni l’une ni l’autre mettre leurs enfants en état de se présenter
décemment en classe. Pas davantage celles que la cloche de l’atelier appelle
lorsque les petits dorment encore. C’est-ce qui arrive dans la vallée du Rhône,
par exemple, à la presque totalité des mères de famille.
Mais,… parce que l’on doit être d’une extrême indulgence
pour les enfants indigents, et pour ceux que leurs mères ne peuvent notoirement
pas soigner, parce que l’école devrait organiser la propreté pour ces enfants-là,
et qu’elle est coupable de ne l’avoir pas tenté, faudrait-il, sous prétexte
d’égalité, se rendre complice de la paresse, du désordre, de l’incurie ? Jamais
! L’éducateur doit faire la part des circonstances, et les écoliers doivent
s’habituer à le voir juger par espèce ; ils doivent arriver à comprendre que la
justice l’exige, tandis que sabrer tout en bloc serait une injustice et une cruauté.
Voici un exemple des plus probants : Une
institutrice – qui mérite des éloges pour le soin qu’elle apporte à
donner à ses élèves des habitudes de propreté, dans un quartier où l’incurie
règne dans un grand nombre de familles – exige que ses élèves changent de chemise une fois par
semaine. Elle a raison, mille fois raison, tous les lundis, on fait, dans
chaque classe, l’inspection du linge, et les résultats sont très satisfaisants.
Les mères qui ont un peu d’amour-propre à défaut de sentiments plus élevés,
celles qui ont peur qu’on ne renvoie leurs filles, celles qui craignent de
perdre les secours de la mairie, font des efforts pour se mettre en règle, et
le niveau moyen des habitudes s’élève.
Mais il y a parmi les fillettes qui fréquentent cette
école des malheureuses qui ne possèdent qu’une seule chemise, deux au plus,… et
en loques. Si la mère est vaillante, elle lave le dimanche pendant que l’enfant
est au lit ; ou bien l’enfant le fait elle-même, si elle est déjà un peu «
débrouillée ». Mais que la mère soit paresseuse ou malade, que l’enfant soit
trop jeune ou négligente, que le fourneau soit éteint faute de charbon, que le
savon fasse défaut, un nom manque infailliblement le lundi sur le registre
d’appel. Or l’enfant qui ne va pas en classe, pour une raison de ce genre,
reste dans la chambre sordide et empestée ; ou bien il fait l’école buissonnière,
et, dans nos grandes villes, il apprend des choses lamentables. Dans les grands
centres, l’école buissonnière, c’est l’étiolement du corps, c’est la mort de
l’âme ! Ceux qui connaissent les périls de la rue et les désolantes
promiscuités des logis où tout manque, pensent que les maîtres doivent avoir
des trésors d’indulgence, de patience et de charité pour l’enfant indigent,
pour celui de l’ouvrière surmenée, et de la malheureuse qui ignore ou méconnaît
son devoir maternel. Pour la plupart de ces pauvres petits, l’oisiveté, l’abandon
et le vagabondage ont de telles conséquences, – et ces conséquences, je les
constate tous les jours, – que je suis tentée de m’écrier : «Hors de l’école,
point de salut ! »
Il faut donc attirer à l’école, au lieu d’éloigner de
l’école par la rigueur avec laquelle on exécute des prescriptions qui, excellentes
et nécessaires en soi, sont, selon les
cas, trop rigoureuses, et il faut retenir à l’école ceux que l’on y a une
fois attirés. Le moyen, c’est de leur procurer ce qui leur manque.
Je sais bien ce que disent ceux qui ne connaissent
qu’imparfaitement la question, parce qu’ils ne l’ont examinée que superficiellement :
ils disent que les municipalités sont généreuses, qu’elles font le bien très
judicieusement ; que les indigents sont secourus et leurs enfants habillés et
nourris. C’est vrai, les municipalités font beaucoup, beaucoup ; mais les
maires les mieux intentionnés, ceux qui dépensent le plus d’initiative et d’argent,
sont obligés de s’avouer à eux-mêmes que leur « beaucoup, beaucoup » est
absolument insuffisant.
Ainsi, sauf des exceptions que j’ignore, les mairies
distribuent des galoches, mais point de bas ; des tabliers, des pantalons et
des vestes pour les garçons, mais pas de chemises ni de jupons pour les filles
(au moins dans le courant de l’année). Quant aux secours mensuels, la famille
n’y a droit, dans les arrondissements que je connais, que si le gain du père et
de la mère ne dépasse pas 4 francs, quel
que soit le nombre des enfants (c’est, bien entendu, une question de budget
et non un caprice). Eh bien, supposez une famille de cinq personnes (et le nombre
des enfants est considérable dans les quartiers pauvres), supposez une recette
quotidienne de 4 francs. Supposez enfin qu’il n’y ait pas du tout de chômage,
ce qui est un mythe, faites des comptes, n’oubliez pas le loyer qui s’élève au moins à trois francs par semaine (je parle
de Paris et des grandes villes), et vous conclurez que la mère de famille ne
peut pas, dans ce cas, assurer un vestiaire convenable à ses enfants.
En bonne justice, la mairie ne peut cependant pas tout
faire : loger, nourrir, éclairer, blanchir, chauffer, vêtir n’est vraiment
pas de sa compétence ; il serait même tout à fait regrettable qu’elle accaparât
ce rôle de providence universelle ; l’institution de la famille en recevrait
un coup mortel, et la charité active du public ne s’en porterait pas mieux. Le
sauvetage des malheureux doit être accompli par une association dans laquelle
entrent trois éléments : l’intéressé, la commune ou l’État et les
particuliers : vous et moi. « Vous et moi » surtout, parce que nous sommes
aux premières places pour voir la misère, et pour envisager ses douloureuses
conséquences.
Je vous conjure donc de chercher à vous rendre compte
par vous-mêmes de la situation de vos élèves, et de vous entourer pour cela de
tous les éléments d’information ; je vous conjure, en même temps, de vous mettre
en rapport avec tous ceux qui peuvent et qui veulent travailler au soulagement
de vos élèves malheureux, et qui croient faire œuvre sociale la plus féconde en
assurant la fréquentation scolaire ; car la misère et les journées passées hors
de votre surveillance sont fatales pour le corps et pour l’âme.
Je me résume : l’éducation du peuple est l’œuvre de
l’école ; pour élever un enfant, il
faut le connaître ; pour le connaître, il faut se rendre compte du milieu dans
lequel il vit. La misère est une mauvaise conseillère, et le dénuement est un des
plus grands ennemis de la fréquentation scolaire. S’il est du devoir de
l’administration et de l’inspection de veiller à l’inscription de tous les
enfants sur les registres de l’école, il est du devoir des éducateurs de
connaître la situation morale des élèves pour y adapter leurs procédés
d’éducation, et même pour savoir si cette situation n’offre aucun danger pour
l’école tout entière ; il est de leur rôle enfin de connaître la situation
matérielle de ces mêmes enfants, pour la signaler à ceux qui peuvent l’améliorer.
C’est compliqué, c’est délicat, mais c’est passionnant
!
La question du milieu où vivent nos élèves et celle de
la mendicité et du vagabondage sont si intimement liées, qu’il est impossible
de parler de l’une sans que l’autre s’impose aussitôt. Parlons-en donc, avec le
ferme propos de nous en occuper ensuite. D’ailleurs la mendicité et le
vagabondage que l’on a trop longtemps abandonnés à la police et aux tribunaux,
au lieu d’en faire une question d’assistance et d’éducation, relèvent de l’école.
Elles relèvent en même temps de l’amour de l’humanité
et du sentiment de la dignité humain.
Il est entendu, dès le début, que nous parlons ici de
la mendicité et du vagabondage chez les enfants. Et le sujet est d’importance
capitale, car l’enfant mendiant, fût-il d’une essence exceptionnelle, est fatalement
perdu. D’abord, il prend, dans les rues, l’habitude des longues flâneries et
devient, insensiblement, sans s’en douter, incapable de tout travail régulier.
Le soleil qui le brûle, le vent qui le glace, la pluie ou le brouillard qui le
pénètre jusqu’aux os, il finit par ne plus les sentir, ou du moins il les supporte
comme une condition inséparable de la liberté dont il jouit ; or il préfère la
liberté à tout ; la peur du sergent de ville, du poste, du Dépôt, de la maison
de correction même, tout s’atténue et s’efface ; le vagabondage,
inséparable de la mendicité, devient une seconde nature, il se transmet même
par hérédité. C’est une plaie sociale épouvantable. Il faut avoir eu auprès de
soi des enfants vagabonds et avoir essayé de les fixer, pour se douter de la difficulté,
de la quasi impossibilité en présence de laquelle on se trouve.
En voulez-vous un exemple entre mille ? J’avais un
jour sur mes genoux un des pupilles du Sauvetage
de l’enfance ; c’était un ex-petit martyr : il mendiait tout le jour,
parce que, systématiquement, on ne le nourrissait pas chez lui, et subissait,
lorsqu’il rentrait au logis, des traitements odieux. Un jour enfin, l’homme qui
vivait avec sa mère l’avait pendu par les cheveux au-dessus d’un puits, et, de
terreur, l’enfant était devenu muet. Arraché à ses bourreaux, il avait été
soigné et avait recouvré la parole ; il était cajolé, dorloté ; il avait un bon
lit, des repas fortifiants, des jouets, des camarades... « Je voudrais m’en
aller ! » me dit-il tout bas. –
T’en aller ! pour retrouver les gens qui
t’ont pendu au-dessus du puits ! t’en aller, et pourquoi ? – Parce que je
m’ennuie » Il avait la nostalgie de la rue, de ses émotions, de ses distractions
; le bien-être dont il jouissait lui paraissait bien pâle, comparé à la vie
d’autrefois ! Il s’ennuyait. Et cependant il avait à peine huit ans :
jugez ce que doivent être les ravages causés par le vagabondage chez les
adultes !
Du vagabondage et de la mendicité au vol, il n’y a
qu’un pas : il y a tant de séductions dans la rue, surtout depuis que la
coutume a consacré les étalages sur le trottoir. C’est le matin, la poche de
l’enfant est encore vide, son estomac est plus vide encore, il « chipe »
quelques fruits secs chez l’épicier, ou bien un morceau de pain d’épice. Le
soir, ses souliers lui refusant le service, il se chausse aux frais du
cordonnier qui a étalé sa marchandise en plein air. Puis l’on s’associe pour
faire de « bons coups », et vous savez le reste. Le reste, c’est l’arrestation,
la condamnation, la fin de tout ! Les petites filles vagabondes tombent au
vol comme les garçons, et de plus elles deviennent la proie d’êtres infâmes.
Nous serions responsables de toutes ces misères si nous ne travaillions pas à
les atténuer, à les guérir.
A l’enfant qui mendie dans la rue, presque tout le
monde donne, par pitié mal entendue, car cette aumône encourage la récidive. Et
tout le monde est coupable de donner. Quelques-uns, mieux intentionnés, croient
faire œuvre sociale en refusant toute aumône et s’en tiennent là. Ils ne font
que la moitié de leur devoir et la moitié la plus facile, car l’abstention ne
coûte rien. D’autres, toujours mus par un bon sentiment, font appel à la police
et ils aggravent le mal au lieu de l’atténuer. Il y a donc autre chose à faire.
D’abord, il faut se rendre compte des causes de la mendicité
et du vagabondage. Or ceux qui ont approfondi la question savent que les
enfants mendiants peuvent se diviser en trois catégories principales : 1° ceux
qui mendient pendant que leurs parents, occupés à l’atelier, les croient à
l’école ou à la maison ; 2° ceux qui mendient parce qu’ils ont faim ; 3°
ceux qui mendient parce qu’ils sont exploités, soit par leurs parents, soit par
des industriels qui les ont loués pour leur faire faire ce métier (cette dernière
classe est nombreuse ; il y a six mille enfants, dans Paris, livrés par des
parents indignes à des misérables non moins déchus).
Revenons à la première catégorie, aux enfants qui, à
l’insu de leurs familles, font accidentellement ou habituellement l’école
buissonnière. Ne rien leur donner, c’est excellent (leur donner serait une
faute grave) ; mais cette abstention ne suffit pas : il faut les conduire
à l’école, et, si la chose est absolument impossible ce jour-là, avertir
l’instituteur ou l’institutrice, qui remplira son devoir auprès des familles.
« Mais, me dira-t-on, les instituteurs avertissent toujours
les parents quand les enfants manquent la classe. » – D’accord, en
général ; pourtant, dans certains quartiers excentriques où la fréquentation
est extrêmement irrégulière, ils finissent par se lasser, ou plutôt par se
décourager. Le carnet de correspondance n’étant jamais signé, soit parce que les
parents ne savent pas écrire, soit parce qu’ils ne comprennent pas l’importance
de cette signature, les instituteurs ne le réclament plus ; enfin il y a peut-être
beaucoup de parents qui ignorent jusqu’à l’existence du carnet. Cela paraît
invraisemblable à ceux qui ne fréquentent pas les milieux où la misère fait ses
ravages ; rien de plus vrai cependant. Beaucoup de parents qui, faute de pain,
envoient mendier leurs enfants, ignorent même les avantages matériels que ceux-ci
trouveraient à l’école ; il y a dans mon arrondissement, par exemple, une quantité
d’indigents qui n’envoient pas leurs enfants en classe « parce qu’ils sont nus,
ou parce qu’ils n’ont pas de pain à leur donner « , et qui, par une sorte
de miracle au rebours, n’ont jamais entendu dire que la mairie est généreuse en
vêtements et en nourriture.
Donc la première catégorie de mendiants et de vagabonds,
composée d’enfants qui se livrent au vagabondage à l’insu de leurs parents,
doit être réintégrée à l’école, soit directement, sur l’heure, par ceux qui les
rencontrent, soit par l’intermédiaire des instituteurs avertis. Ce procédé – en admettant
que l’on ne trouve pas mieux – fait seulement perdre un peu de temps, ou bien il fait
dépenser les deux sous de la carte postale adressée à l’instituteur ; ces deux
sous, beaucoup trop en font l’abandon aux enfants mendiants.
La deuxième catégorie d’enfants mendiants, ceux qui
mendient parce qu’ils ont faim, et parce que l’on a faim chez eux, doit nous
intéresser à un double point de vue. Par hygiène morale, pour eux-mêmes, par
hygiène sociale, nous devons les empêcher de mendier ; par charité nous devons
apaiser leur faim. Ceux-là doivent être, comme les premiers, et par le même
procédé, rendus à l’école, et le sauvetage de la famille tout entière incombe
alors, pour une part, à la mairie et au bureau de bienfaisance ; pour une autre
part, à l’assistance privée, qui cherchera du travail, si les chefs de la
famille en manquent ; qui fera une petite avance, en attendant que le
travail ait été rémunéré, ou bien, en cas de maladie et de chômage, en attendant
que le travail ait repris.
Un enfant qui mendie parce qu’il a faim, parce que ses
parents sont malades ou sans ouvrage, c’est une honte pour ceux qui l’ont
rencontré et ne lui ont pas prêté assistance.
Pour la troisième catégorie, ceux qui sont martyrs d’une
exploitation criminelle, le procédé si simple employé dans les deux cas ne
serait pas suffisant. Les parents exploiteurs doivent être déférés aux
tribunaux, et, s’il y a récidive, – la récidive étant un cas de déchéance des droits
paternels et maternels, – les enfants sont recueillis par une œuvre de bienfaisance,
par le Sauvetage par exemple.
Ce qui précède est peut-être de la théorie ? Voyons cela.
Figurez-vous une personne bien convaincue des dangers
matériels et moraux que court l’enfant mendiant ; et des dangers que plus
tard il fera courir à la société ; cette personne se fera un devoir d’adresser
la parole, non seulement à tous les enfants qui lui demanderont l’aumône, mais
même à ceux qui, en sa présence, s’adresseront à d’autres ; même à ceux qui, ne
mendiant pas, seront suspectés par elle de vagabondage, étant dans la rue aux heures
de classe. Elle demandera à ces enfants leur nom, leur adresse, s’informera des
causes de la mendicité ou du vagabondage, donnera un bon conseil et passera. Ne
fît-elle rien de plus, il est assez probable que le mendiant préférera mendier ailleurs,
pour ne pas être dérangé dorénavant, et que le vagabond ira vagabonder ailleurs
lui aussi. Figurez-vous ensuite qu’un groupe, restreint d’abord, puis de plus
en plus nombreux, de personnes ayant mesuré les abîmes du vagabondage et de la
mendicité, prennent la même habitude, et bientôt, toutes les rues étant
inhabitables pour les mendiants et les vagabonds, ils seraient bien forcés de
renoncer à la mendicité et au vagabondage, et ces philanthropes auraient
déblayé la rue, au profit de quoi ? Eh, mon Dieu ! pour beaucoup, au
profit de l’école, où il faudrait bien aller en désespoir de cause.
Figurez-vous maintenant que ces mêmes personnes, au
lieu de travailler séparément contre la mendicité et le vagabondage,
s’organisent, qu’elles se partagent la ville qu’elles habitent en un certain nombre
d’îlots, que chacune surveillera tous les jours. Figurez-vous, enfin, chaque
îlot ou chaque quartier placé sous la direction d’un membre de la Société ayant
le titre de directeur d’îlot ou de quartier. Ce directeur étant averti, par
carte postale que tel enfant, habitant son îlot ou son quartier, a été rencontré
tel jour et à telle heure dans telle rue, qu’il a donné tels renseignements sur
ses parents, ce directeur fera une enquête, après laquelle l’enfant sera classé
dans une des trois catégories de mendiants que j’ai indiquées au début, et la
Société agira pour lui en conséquence.
C’est d’une simplicité incomparable. C’est si simple,
que cela a séduit un certain nombre de personnes, et que la Société est fondée.
Les instituteurs et les institutrices, quoique
sédentaires, sauf le jeudi et le dimanche, seront du plus précieux secours à la
Société car ils aideront les directeurs de quartier à faire les enquêtes, et
les tiendront au courant des besoins de leurs protégés, ainsi que de leur
assiduité et de leurs absences.
Cette association des membres actifs et de l’école ne
peut manquer d’être féconde. Je vois cela clair comme le jour, et pour que vous
voyiez aussi clair que moi, je vous demande la permission de vous citer des
faits : les deux premiers peuvent être classés sous la rubrique «
vagabondage », les deux autres sous la rubrique « mendicité ».
N° 1. – J’ai rencontré un jour, vers cinq heures, c’est-à-dire
après l’heure de la sortie de l’école, dans une rue très fréquentée, un agent
de police qui emmenait une enfant de six à sept ans ; ils étaient escortés, comme
c’est l’ordinaire, par un grand nombre de personnes et par des gamins surtout.
J’abordai l’agent de police : « Pourquoi emmenez-vous
cette enfant ? – Elle est perdue. –
Où l’emmenez vous ? – Au poste ; il
n’y a pas d’autre endroit. – Tu ne sais pas ton adresse ? demandai-je à l’enfant. – Non. – Demeures-tu
près d’ici ? – Je ne sais pas. –
Vas-tu à l’école ? – Oui. – Où ? – Rue Jenner.
(C’est invraisemblable pour les personnes quĩ ne connaissent pas les enfants,
ce cas d’une fillette qui sait l’adresse de son école et pas la sienne propre ;
quant à moi, cela ne m’étonne pas du tout. Un enfant va à l’école de telle rue
; le nom de la rue est pour ainsi dire inséparable de celui de l’établissement.
Le même enfant demeure, rentre chez lui.)
– Confiez-moi
cette fillette, dis-je au sergent de ville, en lui montrant ma carte ; je
vais la conduire à l’école et la maîtresse me dira où elle demeure. » L’enfant
vint avec moi sans manifester la moindre crainte. En route, nous rencontrâmes
sa mère, une marchande des quatre saisons, qui roule tous les jours sa
charrette dans le quartier.
Que conclure de cela ? Sinon qu’il est de toute nécessité
d’étiqueter chaque enfant des écoles, non seulement des écoles maternelles,
mais ceux des écoles primaires ; ces derniers peuvent tomber malades en route,
être victimes d’un accident, il faut pouvoir les reconduire chez eux, surtout
pour leur épargner le « poste » ou le « dépôt » de la Préfecture de Police.
Inscrivez le nom et l’adresse de chacun sur un morceau de toile. Cousez-le à
l’envers du tablier, de la blouse, de la robe, c’est aussi simple que
nécessaire.
N° 2. – Une autre fois, c’était le matin ; je longeais
une rue très fréquentée de Paris, sur la rive gauche. Un rassemblement attira
mon attention ; je m’approchai ; un sergent de ville tenait par la main une
fillette de cinq à six ans ; l’enfant pleurait ; elle restait muette sous
l’avalanche de questions que chacun lui posait. L’enfant était égarée. « Où la
conduisez-vous ? demandai-je au sergent de ville. – Au poste, me répondit-il
; où voulez-vous que je la conduise autrement ? » Or c’est tout simplement
monstrueux d’abriter des enfants dans cet antre, au milieu des ivrognes et de
tous les malfaiteurs ramassés sur la voie publique. C’est monstrueux, mais les
sergents de ville ne sont pas responsables de la monstruosité ; les
responsables, c’est nous tous qui nous endormons dans notre routine égoïste,
c’est nous tous qui sommes coupables de n’avoir pas provoqué la création
d’abris pour les enfants égarés ou vagabonds ; c’est nous, surtout, les
éducateurs qui n’avons même pas inscrit leur nom et leur adresse sur une pièce
de leur costume. Les propriétaires de chiens sont plus soucieux de leurs
bêtes !
« Ne conduisez pas cette fillette au poste, dis-je au
sergent de ville en lui donnant ma carte ; confiez-la moi. » Il hésitait, je me
fis plus pressante, et finalement, la fillette passa de ses mains dans les miennes.
« Où demeures-tu ? » demandai-je à l’enfant qui pleurait toujours. Pas de
réponse. « Où vas-tu à l’école ? – Rue X… – Eh bien, allons ensemble rue X… je te confierai à la
maîtresse, ou bien j’aurai ton adresse et je te conduirai chez toi. »
A peine étions-nous parties, le sergent de ville nous
suivant des yeux avec une certaine inquiétude – car il y a des voleuses
d’enfants dans Paris, et ces voleuses d’enfants affectent en général un air très
respectable, – une femme qui passait adressa la parole à la petite
fille, et je sus par elle que ma protégée habitait tout près de là ; je
rebroussai chemin, et bientôt nous arrivions à l’adresse qui m’avait été
indiquée.
C’était un bouge nauséabond. Une sorte de boue grasse
s’écoulait lourdement le long d’un escalier tellement étroit que je touchais
des deux côtés les murs suintants. Au bout d’une quinzaine de marches, je me
trouvai dans une cour plantée d’arbustes grêles et entourée de murs si hauts
que l’on se serait cru au fond d’un puits ; il y faisait froid et gris ; le
terrain était glissant ; il ressemblait à la boue qui descendait l’escalier.
Des chambres sordides s’ouvraient sur le cloaque. Au milieu, neuf enfants de
deux ans à six ans, déguenillés, souillés de boue, et quatre petites filles
d’une douzaine d’années, les cheveux en tignasse, les robes dépenaillées, me
regardèrent avec une sorte de curiosité passive ; aucun ne bougea ; aucun ne
vint vers moi. Une ouvrière brocheuse travaillait dans une des chambres sombres
; je lui présentai ma trouvaille. « Elle est bien d’ici, me dit-elle ; l’enfant
s’est sans doute échappée pour suivre sa mère qui est allée livrer une
commande. » Puis, s’adressant à la fillette : « Une autre fois, ta mère te
renfermera quand elle sortira ». Le moment ne me sembla pas favorable pour
rappeler à cette femme les accidents quotidiens produits par cette malheureuse
habitude d’enfermer les enfants : incendies, chutes par la fenêtre, etc.,
etc. Je me contentai d’adresser la parole aux grandes filles si tristement
malpropres, qui étaient dans la cour. J’appris – ce que je n’avais que trop
deviné – qu’elles étaient en vacances ; je les engageai à ne pas oublier les
notions de propreté – je ne dis pas les habitudes, hélas ! – qu’on leur
avait données à l’école, et à jouer à la poupée vivante, c’est-à-dire à
nettoyer les petits enfants, à les intéresser…
J’ai bien peur d’avoir prêché au désert ; dans ces milieux,
la terre est mal préparée, ou plutôt l’âme est engourdie ; on ne la réveille
pas en un instant.
Que conclure de cette anecdote vécue ?
Que nous devons prendre nos mesures pour que les
enfants égarés dans les rues puissent être conduits directement soit chez eux,
soit à l’école qu’ils fréquentent. (Remarquez que la petite fille dont il est
question ici savait très bien où elle demeurait. Elle avait voulu suivre sa
mère – ce qui était naturel – et elle ne voulait pas rentrer tant que sa mère
resterait dehors ; la rue d’ailleurs où elle avait été trouvée pleurant, – soit parce que
sa mère lui avait ordonné de rentrer, soit parce qu’elle craignait les
conséquences de son incartade, – est un Eldorado comparée à l’affreux bouge que je vous
ai décrit tout à l’heure.) Nous prendrons ces mesures parce que l’enfant ne
doit pas rester dans la rue, désolé de s’être perdu et ne sachant pas son
adresse, ou très heureux de s’être échappé, et considérant comme une bonne
fortune de ne pas être réintégré dans son domicile ; ou bien encore pris
d’un malaise subit et ne pouvant avancer, ou bien enfin ayant été victime d’un
accident. Mais nous ne nous occuperons pas exclusivement des enfants égarés ou
des vagabonds. Notre sollicitude s’étendra aux mendiants, aux affamés (les
mendiants me fournissent la note n° 3 ; les affamés la note n° 4).
N° 3. – Je rentrais chez moi, la nuit étant tout à fait tombée
; je vis une fillette demander l’aumône à un passant, qui d’ailleurs lui
reprocha de mendier et ne lui donna rien. Je m’approchai d’elle et je liai
conversation. « Pourquoi mendies-tu ? Quel âge as-tu ? Où demeures-tu ? Où vas-tu
à l’école ? » Elle mendiait, me dit-elle, parce qu’il n’y avait pas de pain à la
maison ; sa mère était infirme du bras droit ; elle avait une sœur plus
jeune ; elle demeurait rue X…, et allait à l’école rue Z… L’éloignement de
l’école et de la maison paternelle me sembla louche. « Comment ! tu vas à
l’école si loin de chez toi ? Ce n’est pas possible. – Ah ! c’est
qu’on ne demeure plus rue Z…, on y a
demeuré. – Alors tu as menti ; comment veux-tu que je trouve ta
mère pour lui faire du bien, si tu me donnes une adresse fausse ? » L’enfant me
nomma une seconde rue qui concordait beaucoup mieux. Je la fis entrer chez un
boulanger, puis chez un charcutier ; puis, quand elle eut de quoi manger pour
trois personnes, puisqu’il y avait sa mère et sa sœur, je lui annonçai mon
intention de la conduire chez elle. « Ah
! on ne demeure plus dans cette rue, s’écria-t-elle, on demeure dans une autre ! » Et elle me donna une troisième
adresse, la vraie cette fois. Le lendemain, je l’ai revue à l’école. J’ai vu
aussi sa famille, plus nombreuse qu’elle ne l’avait dit, et habitant une seule
chambre meublée d’un seul lit. L’institutrice a longuement causé de l’enfant
avec moi. Cette fillette manque souvent la classe, pour des causes diverses,
dont quelques-unes sont déplorables au point de vue moral, et dont quelques
autres proviennent de la misère. Ainsi, elle vient rarement le lundi, parce que
ce jour-là on fait l’inspection des chemises ; or elle n’en possède que deux ;
sa mère paralysée ne peut laver, la fillette néglige de le faire elle-même…
J’ai promis de récompenser, pendant quelque temps, par le don d’une chemise,
chaque semaine de fréquentation.
La fillette a aujourd’hui six chemises que son
institutrice lui a remises une à une de ma part. Elle et sa sœur m’apportent
tous les dimanches leurs cahiers. Ces enfants ne sont pas sauvées, mais elles sont
en meilleure voie.
N° 4. – Un groupe de trois enfants (douze ans, un an – ce bébé est à
cheval sur le cou de l’aîné, – quatre ans) grelotte contre une maison près du Luxembourg.
« Vous n’avez pas l’air bien gais, mes pauvres petits. C’est qu’on a froid », me répond l’aîné. Après
l’interrogatoire d’usage, après avoir fait déjeuner les enfants dans une
crémerie (grâce à mes amis, j’ai ma bourse des pauvres), je les renvoie chez
eux ; et, le lendemain, je vais faire connaissance avec la mère. Là on est neuf
dans une chambre et un cabinet.. L’aîné du groupe de la veille mendiait, allait
à la « décharge », c’est-à-dire à l’endroit où l’on déverse les voitures du balayage
; il cueillait dans le tas des restes de bois, de coke, des vieux chiffons ; il
désirait apprendre un état menuisier ou serrurier ; avec cela, il n’était guère
instruit…
J’ai sous les yeux un cahier et deux lettres. Le cahier,
terminé, sans une tache, renferme les devoirs faits à la classe du soir ; une
des lettres est de instituteur, attestant que l’enfant est exact et travaille
bien en classe, l’autre est d’un entrepreneur de menuiserie annonçant que mon
protégé est chez lui en qualité d’apprenti. J’avais bien raison de dire que
c’est simple comme bonjour !
STATUTS
de la Société contre la mendicité des enfants,
Votés par
l’Assemblée générale du 11 février 1894, à la Sorbonne.
I. – Une Société est constituée à Paris pour combattre, dans
le département de la Seine, la mendicité des enfants, spécialement en
s’occupant de leur faire fréquenter les écoles maternelles ou primaires s’ils
sont à l’âge scolaire, ou de leur procurer du travail s’ils sont plus âgés.
II. – Sont membres
actifs de la Société ceux qui s’engagent à s’employer personnellement au
but de l’œuvre.
Les membres
actifs se divisent en
Membres
adhérents ;
Membres
souscripteurs ;
Membres
bienfaiteurs.
Les membres
adhérents versent une cotisation annuelle d’au moins un franc.
Les membres
souscripteurs versent une cotisation annuelle d’au moins six francs.
Les membres
bienfaiteurs versent une cotisation annuelle d’au moins vingt francs, ou
une somme une fois versée d’au moins deux cents francs.
Sont membres
honoraires ceux qui, sans prendre l’engagement spécifié dans le paragraphe
premier, payent la cotisation des membres
bienfaiteurs.
Le Conseil de la Société peut en outre conférer le titre
de bienfaiteur aux personnes qui
auront contribué par des services signalés au développement de l’œuvre.
Les mêmes titres peuvent être attribués aux Sociétés et
Établissements (lycées, écoles, cercles, caisses des écoles, associations de tout
ordre) qui verseront collectivement les cotisations correspondantes.
III. Nul ne peut être membre de la Société s’il n’est présenté
par deux membres et agréé par le Conseil.
IV. Les membres de la Société se réunissent en assemblée
générale au moins une fois par an, dans le premier trimestre de chaque année.
Cette assemblée nomme un conseil de quinze membres au
moins et de trente membres au plus, chargé d’administrer la Société.
Les membres du Conseil sont annuellement renouvelés par
tiers : ils sont rééligibles.
Outre ces membres élus, sont membres de droit, avec voix
délibérative :
Le Directeur de l’Enseignement primaire au Ministère de
l’Instruction publique ;
Le Directeur de l’Enseignement de la Seine ; Le
Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène au Ministère de l’Intérieur ;
Le Directeur de l’Assistance publique à Paris.
IV. – L’assemblée statue sur toutes questions qui lui sont
soumises par le Conseil. Elle peut notamment, sur la proposition du Conseil,
apporter aux présents statuts toutes les modifications et additions nécessaires :
dans ce cas, la convocation doit mentionner l’objet de la réunion.
Les décisions sont prises à la majorité des voix des
membres présents.
Toutes discussions politiques ou religieuses sont
interdites.
VI. – Le Conseil élit pour l’année, parmi ses membres, un
président, un secrétaire général, deux vice-présidents et un trésorier. Il
nomme, pour suivre l’expédition des affaires, un Comité exécutif, composé de
cinq membres au moins pris dans son sein.
VII. – Le département de la Seine pourra être divisée un
certain nombre de sections, administrées chacune par un directeur.
Ces directeurs seront élus annuellement par le
Conseil, soit parmi ses membres, soit en dehors. Ils sont rééligibles.
VIII. – Toutes fonctions attribuées aux membres de la Société
sont gratuites.
IX. – Les membres actifs surveillent les enfants mendiants ;
ils les signalent au directeur de la section que ces enfants déclarent habiter,
en lui transmettant tous les renseignements qu’ils peuvent recueillir sur les enfants
et leur famille.
X. – Les directeurs centralisent tous les renseignements
relatifs à leur section et en envoient un double au secrétaire général. Ils
font une enquête sur les enfants signalés. Ils prennent, à l’égard des enfants
et de leur famille, les mesures urgentes, et en réfèrent au Comité pour les mesures
définitives.
XI. – Le Conseil a seul qualité pour prendre toutes les décisions
engageant la Société, notamment dans ses relations soit avec les autorités,
soit avec les établissements publics, soit avec les diverses œuvres de
bienfaisance, d’assistance et de patronage. Il rédige et renouvelle, quand il
est nécessaire, les instructions adressées aux membres de la Société sur la marche
à suivre à l’égard des enfants mendiants, et sur les moyens d’action dont la
Société dispose pour leur venir en aide.
XII. – Un règlement intérieur, arrêté par le Conseil,
détermine les mesures d’exécution des présents statuts.
N. B. – Le siège provisoire de la Société est au Musée pédagogique,
41, rue Gay Lussac.
Le Conseil d’Administration élu par l’Assemblée
générale du 11 février a constitué son Bureau comme suit pour l’année 1894
Président : M. Bardocx, sénateur ;
Vice-présidents : MM. Léon Bourgeois et R. Poincaré, députés ;
Secrétaire
général : M. KELLER, ancien chef
d’institution, 75, rue Denfert Rochereau ;
Trésorier : M. VAN BROCK, 18, rue Bergère.
DEUXIÈME PARTIE
L’ÉCOLE MATERNELLE DOIT ÊTRE LE REFUGE CONFORTABLE ET ENSOLEILLÉ DE L’ENFANT PAUVRE
CHAPITRE I
Les préjugés contre les bains tendent à se dissiper.
Pour qui s’est rendu compte de la
nécessité impérieuse à laquelle répondent les écoles maternelles dans les
grandes villes, et dans tous les centres d’industrie ou de grande culture, il
est incontestable qu’un local, fût-il irréprochablement construit, dans un
endroit favorable, et fût-il – ce qui ne s’est encore jamais vu – pourvu d’un
excellent mobilier et d’un matériel complet, le local ne constituerait pas
encore une école modèle.
Tant qu’il y aura dans les
mansardes, ou au fond des impasses sombres, de malheureux enfants que leur
quasi-nudité ou leurs guenilles tiennent éloignés de l’école ; tant qu’on ne
pourra faire admettre d’urgence dans nos établissements de première éducation
tous ceux dont les parents indignes se servent pour apitoyer les passants ;
tant que l’école maternelle, enfin, ne sera pas obligatoire pour tout enfant
dont la mère ne pourra pas ou ne voudra pas s’occuper, ou dont elle s’occupera
pour le dépraver – cela existe, hélas ! – tant que l’école maternelle, dis-je,
ne sera pas le refuge tiède et ensoleillé ouvert à l’enfance malheureuse, elle
n’aura pas complètement rempli son rôle philanthropique et éducatif.
Or, pour que l’enfant nu puisse
être admis à l’école, il faut que l’école l’habille après l’avoir baigné, après
avoir fait disparaître la dernière trace de ses misères et des ignominies de
ses parents, s’il a des parents dénaturés ; il faut enfin qu’elle le mette en
état de se mêler à des camarades.
La salle de bains, le vestiaire
sont donc indispensables comme la cantine dans une école maternelle qui ne ment
pas à son titre. Cependant le vestiaire a été jusqu’ici un luxe presque
inconnu. Quant à la salle de bains, elle n’est plus tout à fait un mythe, grâce
à la généreuse initiative de la Ville de Bordeaux, où fonctionne, depuis
quelque temps, l’œuvre des Bains à bon
marché (Bains-douches chauds à 15 centimes). Nous saluons l’œuvre nouvelle,
et faisons des vœux pour qu’elle se généralise.
Chapitre II
Le vestiaire.
Nous ne nous doutons pas, nous qui
sommes bien logés, bien vêtus, bien nourris, bien chauffés, que des milliers
d’individus à moitié nus et mourants de faim habitent des taudis glacés ; nous
ignorons – le grand nombre ignore – que des milliers de misérables n’ont pas
d’habitation du tout, qu’ils s’entassent chaque nuit chez des logeurs qui, pour
dix centimes, les hospitalisent soit de huit heures du soir à deux heures du
matin, soit de deux heures du matin à six heures. Tout près de chez moi, un de
ces industriels, qui se figure peut-être faire de la philanthropie, reçoit
chaque soir, et pour le même prix, huit cent cinquante femmes sans domicile.
Tout ce peuple grelottant et affamé est logé, mais non couché ; on a sa place
sur un banc de bois, on s’appuie contre le mur, sur une table…
Dans les campagnes, les victimes de
la misère sont moins nombreuses ; on y meurt de faim et de froid cependant.
Ceux qui ont entendu parler de tant de maux, ou qui les ont côtoyés, et qui ne
font rien pour les soulager, ne sont dignes ni des vêtements qui les couvrent,
ni du toit qui les abrite, ni du feu qui brûle dans leur âtre, ni des repas qui
les réconfortent ; ils ne méritent que le mépris. Les ignorants n’ont même pas
l’excuse de leur ignorance ; car le devoir de tout individu est de
chercher à s’instruire, non seulement des vérités de la science, mais de toutes
les vérités poignantes de la vie sociale.
Ce qui rend notre devoir à tous
d’autant plus précis, c’est que les forçats de la misère ont des enfants dont
un grand nombre fréquentent nos écoles maternelles et primaires. Nous les avons
à notre portée, il faut les aider, sans renoncer à attirer ceux qui nous ont
échappé jusqu’ici.
Leur douloureuse situation se
trahit par des vêtements insuffisants et en loques, par la pénurie des aliments
renfermés dans leur petit panier, par leur mine souffreteuse. L’enquête
s’impose dès le premier coup d’œil. Dans les petites villes – et chaque quartier
d’une grande ville constitue une petite ville, – rien de plus simple : les
voisins sont, en ce cas – qui n’entraîne aucune responsabilité, – trop heureux
de dire ce qu’ils savent, et de devenir ainsi collaborateurs d’une bonne
action. En cas d’insuffisance de renseignements bénévoles, les registres de
secours tenus à la mairie, les notes des visiteurs des pauvres permettent de
s’éclairer en peu de temps. La lumière faite, il s’agit de soulager les misères
dévoilées.
« L’argent se recueille difficilement
», nous dira-t-on. Mais aussi n’est-ce pas d’argent qu’il s’agit surtout
ici : les dons en nature sont plutôt indiqués ; surtout les vêtements
chauds et les bonnes chaussures. Or il est rare qu’une mère de famille dont les
enfants sont pourvus ne s’empresse pas de fouiller dans leur vestiaire, devenu
trop court ou trop étroit, au profit des malheureux qui grelottent. Agir
autrement d’ailleurs, garder chez soi des choses devenues inutiles, est un acte
d’égoïsme impardonnable.
En peu de jours, si la campagne est
bien menée par les institutrices, les vêtements afflueront dans les écoles. Il
s’agira dès lors de les approprier à la taille des enfants auxquels ils sont
destinés ; car affubler de pauvres petiots de pantalons sur lesquels ils
marchent, de manches qui descendant jusqu’au bout des doigts, gênent tous leurs
mouvements et les rendent grotesques, c’est pécher à la fois contre la bonté,
et contre le respect de la dignité humaine.
D’ailleurs un vêtement qui va bien
réchauffe mieux et dure davantage.
La mise au point de ces vêtements,
recueillis ici et là, devra être confiée aux élèves des écoles primaires, qui
presque partout manquent de matériaux à l’heure de la leçon de couture. Ces
fillettes trouveront double profit à la combinaison charitable, puisque le
travail manuel, trop dédaigné dans nos écoles, sera ennobli par le sentiment de
la bonne action. Et que l’on n’attende pas l’époque des grands froids pour se
mettre à l’œuvre. C’est pendant toute l’année qu’il faut se préparer à défendre
les indigents contre les rigueurs de l’hiver. Dans toute école primaire de
filles bien organisée, une leçon de couture par semaine devrait être consacrée,
depuis la rentrée jusqu’aux vacances, au vestiaire des enfants déguenillés[1].
Mais il ne suffit pas que le vestiaire
soit suffisant et en bon état de conservation ou de réparation, encore faut-il
qu’il n’ait pas été rendu temporairement malsain par un accident quelconque,
par une averse par exemple.
En effet, lorsqu’il pleut,
lorsqu’il neige, que de précautions à prendre, que de petits soins à
prodiguer ! Il faut d’abord, dès que l’enfant arrive à l’école, enlever
son vêtement de dessus, parce qu’il a le plus souffert, et le suspendre, pour
qu’il sèche le plus promptement possible (les maîtresses savent que l’entassement
empêche l’humidité de s’évaporer ; mais les femmes de service l’ignorent ou
l’oublient). Le pardessus ou le châle enlevé, on visite le reste du costume,
qui n’est en général atteint que superficiellement, à moins qu’il ne pleuve à
torrents ; puis on s’occupe de la chaussure qui a toujours subi les plus
sérieuses avaries.
Il est un principe dont une
maîtresse ne doit jamais se départir : c’est que l’enfant ne doit pas
garder les pieds mouillés ; et je n’aurai, pour ma part, aucune tranquillité
d’esprit tant que nous n’aurons pas, à ce point de vue spécial, assuré son
bien-être matériel. Il faut donc enlever les pauvres souliers réduits à l’état
d’éponges, et les bas qui ont bu, eux aussi, puis asseoir l’enfant près du
poêle, après avoir enveloppé ses petits pieds glacés, et le maintenir ainsi
jusqu’à ce que les bas soient secs, ce qui du reste ne sera pas long. Pour les
souliers, c’est plus grave, et il faut y mettre le temps.
Mais que de peines pour un résultat
encore fort contestable, alors qu’il serait si simple de remédier en bloc à cet
inconvénient, en organisant, dans nos écoles maternelles, un uniforme pour les
pieds : chaussons de laine à semelles de cuir et sabots de bois !
« Mais c’est beaucoup exiger, me
dira-t-on : les familles sont pauvres. »
Les familles sont d’autant plus
pauvres qu’elles sont moins industrieuses et moins prévoyantes ; une maladie de
leur enfant leur coûtera plus cher que beaucoup de paires de chaussons ; et, ce
qui est bien plus grave, le pauvre petit, affaibli, débilité par le manque de
soins et par des maladies successives, traînera sa vie au lieu de la vivre
gaillardement. Des chaussons ! mais les mères de famille pourraient en
tricoter par douzaines ! Une femme tricote en marchant, elle tricote en voiture
ou en charrette ; elle tricote sur un âne lorsqu’elle porte ses légumes au
marché. Il n’y a pas de jour où je ne rencontre, en omnibus ou en tramway, des
femmes faisant de la dentelle à l’aiguille ou au crochet, de la tapisserie, de
la couture même. Quand les enfants n’ont pas de chaussons, c’est que leurs
mères ne veulent pas leur en tricoter ; il faudra établir une règle qui les y
contraindra. « Mais la laine ? » On la fournira, aux indigents, la caisse du
vestiaire scolaire sera pour cela mise à contribution. Enfin les fillettes de
l’école primaire confectionneront des chaussons pour leurs petits frères et
leurs petites sœurs, tant que l’on voudra. Il ne faudra que vouloir.
Les chaussons et les sabots ont des
avantages incontestables. D’abord, ainsi que je le disais tout à l’heure, grâce
à ce genre de chaussure, l’enfant a les pieds secs dès son arrivée à l’école.
Ensuite, comme il dépose ses sabots à l’entrée du préau, il peut marcher,
courir, sauter, faire ses évolutions sans que le bruit assourdissant lui fasse
contracter l’habitude désagréable de crier pour être entendu de ses camarades ;
la bonne éducation a donc beaucoup à gagner à mon système, et aussi la tête si
souvent endolorie des maîtresses. Enfin les récréations en plein air seront
moins souvent sacrifiées. En effet, dès que la cour est humide, les maîtresses
craignant les rhumes laissent les enfants au préau ; il en résulte que des
journées entières se passent pour eux dans l’air vicié des salles – vicié
malgré toutes les précautions que l’on peut prendre, – et que, pour leur épargner un mal, on leur
en impose un pire ; car si l’enfant a besoin de chaleur, il a aussi besoin
d’air et de mouvement. L’air, il l’a dans la cour, le mouvement aussi, tandis
qu’il est rare que celui qui reste au préau, pendant que ses camarades
s’amusent dehors, ait l’énergie de s’amuser aussi. Il faut une sorte
d’excitation pour le jeu, et l’hiver, dans les salles chauffées par le poêle,
l’enfant se laisse facilement aller à la torpeur. Oh ! ce préau
fermé ! il faut insister encore et rappeler aux maîtresses que l’enfant
qui leur arrive chaque matin, sort, non pas de la maison, mais de la chambre paternelle – un logement composé
de deux ou trois pièces étant un luxe pour des ouvriers. – Dans cette chambre,
le plus souvent, on fait la cuisine, on mange, on dort ; s’il s’agit d’ouvriers
en chambre, on travaille ; aussi le mobilier a-t-il beau être réduit à sa plus
simple expression, la pièce est-elle encombrée. Ce qui manque surtout, c’est
l’air. Il faut être entré le matin de bonne heure dans ces réduits, alors
qu’une partie de la famille est encore au lit, pour se rendre compte de
l’atmosphère que respirent les pauvres ; elle est, pour nous, irrespirable.
On sort du lit, et l’on procède à
une toilette sommaire c’est-à-dire que l’on reprend les vêtements de la veille
– quand on n’a pas couché avec, faute de draps et de couvertures – et qu’on se
lave sommairement aussi la figure et les mains. D’abord parce que l’on est
pressé ; ensuite, parce que le savon fait peut-être défaut ; surtout, parce que
le milieu dans lequel on végète n’encourage pas à la propreté.
Et ne me dites pas que j’exagère ;
je rends compte de ce que j’ai vu ; en même temps je me rappelle beaucoup de
détails qui me sont donnés par le personnel, pendant mes inspections : «
Celui-ci arrive tard tous les matins, parce qu’il ne fait pas jour dans sa
chambre ; celui-là est venu, quoique malade, parce que sa mère, sans feu et
sans pain, préfère le savoir à l’école maternelle ; un autre pourrait être
propre, car il a été compris dans la dernière distribution de vêtements ; mais
la maladie est dans la famille : le père est à l’hôpital, la mère fait des
prodiges et n’arrive pas à entretenir la propreté dans le ménage ; un
quatrième n’est jamais lavé le matin ; sa mère, éplucheuse aux halles, passe
les nuits dans le sous-sol, rentre tombant de sommeil… »
Le résultat, c’est que la
population des écoles maternelles, en
général et surtout dans certains quartiers des grandes villes, est, dans la
famille, privée d’air et privée des soins qu’exige la propreté. Or, comme l’air
est l’élément le plus nécessaire à la vie, le premier devoir de l’école
maternelle est d’aérer les enfants ;
en second lieu, comme l’air vicié est presque aussi redoutable que le manque
d’air, et que la malpropreté le vicie, le second devoir de l’école maternelle
est d’entretenir la propreté.
L’accomplissement du premier devoir
est si facile, que je ne me console pas de le voir si dédaigné ;
l’accomplissement du second demanderait plus d’efforts mais le résultat en
serait si précieux, que je ne me console pas non plus de le voir si
négligé !
Il faudrait « aérer » les enfants,
ai-je dit. Ils arrivent d’autant plus emmaillotés que l’étoffe de chacun de
leurs vêtements est moins douillette ; la plupart des garçons ont des collets à
capuchon, sans préjudice des bérets de laine et des cache-nez ; les petites
filles ont des échafaudages de châles croisés et attachés derrière, des cols de
fourrure, des capelines… Gênés aux entournures, ficelés comme des saucissons,
ils sont tous gauches, peu disposés à bouger.
La première chose à faire, la toute première, serait de leur faire
enlever toutes ces enveloppes de propreté douteuse, qui apportent à l’école les
émanations de la chambre dont je parle plus haut, et de les faire secouer au
grand air, dans la cour (puisqu’on ne peut les faire passer à l’étuve, ce qui
vaudrait encore mieux) ; puis de procéder immédiatement à l’examen de
propreté, un examen méticuleux, suivi, en cas de besoin, d’un lavage vraiment
approprié, après quoi l’enfant reprendrait sa coiffure, irait jouer dans la
cour, toutes les fois qu’il ne pleuvrait pas, toutes les fois qu’il ne
neigerait pas.
Il irait jouer, et non pas s’asseoir, ou se coller contre le mur. Naguère encore,
cette prescription aurait paru très difficile à mettre en pratique, les jeux en
commun étant à peine organisés ; mais aujourd’hui que l’élan a été donné par la
Ville de Paris, aujourd’hui que les écoles maternelles ont leurs « jeux
scolaires » comme les grandes écoles ont leur lendit, la difficulté n’existe plus : quelques tours de la
cour au pas gymnastique, quelques tours à clochepied, quelques tours en jouant
au chemin de fer réchaufferaient les corps et les âmes, et les maîtresses
elles-mêmes, participant à ce courant de vie joyeuse, seraient réconfortées au
moment toujours un peu douloureux de se « remettre en train ».
Au lieu de cela, les enfants,
couverts comme je l’ai dit tout à l’heure, s’asseyent dans le préau dès leur
arrivée ; peu à peu les bancs se remplissent, les épaules se touchent, les
pieds se cognent les uns contre les autres. Comme il fait chaud, les natures
inertes s’engourdissent, les autres s’énervent ; on se dispute, on se bouscule
; le bruit remplit la grande salle, et, sans s’en rendre compte, les maîtresses
se fatiguent dix fois plus que si elles faisaient jouer les enfants en plein
air. Quant à l’atmosphère du préau, elle devient bientôt nauséabonde, comme
celle de la chambre paternelle.
Conclusion :
Les enfants, n’ayant pas chez eux
la quantité d’air nécessaire à leur santé, et le peu d’air qu’ils y respirent
étant vicié, sont encore privés d’air à l’école maternelle, et le peu d’air
qu’ils y respirent n’est pas suffisamment pur.
Ce qu’il y a de plus déplorable
dans l’affaire, c’est que le personnel n’est pas convaincu de la justesse de
notre observation ; il objecte le froid, l’humidité, l’âge des enfants surtout.
Certes, le froid et l’humidité sont
à craindre pour des enfants immobiles ; mais s’ils jouent ! Regardez donc nos
jardins publics pendant l’hiver ! Les enfants s’y ébattent comme en été. Les
maîtresses objectent encore la débilité de certains enfants ; mais ce sont les
délicats, les pâlots, les moroses qui ont surtout besoin d’air pur. Elles
objectent, enfin, les parents... Mais cette objection est inacceptable comme
les autres ; les parents sont ignorants ; le progrès doit se faire malgré eux.
Autrefois, les gens du peuple croyaient que l’on arrêtait le développement
intellectuel d’un enfant en lui coupant les ongles ; que l’enfant dont on avait
dit l’âge exact mourait dans l’année ; que les poux sur la tête étaient un
signe de santé ; que le bain était un médicament et non un élément d’hygiène.
Il croit encore tant de billevesées, le peuple, parce qu’il est ignorant ! Si
les parents croient aujourd’hui que l’air pur est malsain, nous ne pouvons
faire comme si nous étions de leur avis.
En ce qui les concerne, vous pouvez
user de deux procédés, dont l’un n’exclut pas l’autre. Parlez-leur toutes les
fois que l’occasion s’en présente ; même faites naître l’occasion. Je suis sûre
qu’ils ne savent pas qu’aujourd’hui la Faculté ordonne des cures d’air, comme
elle ordonne des cures d’eau salée et des cures d’eaux thermales ; qu’elle
envoie des phtisiques demeurer sur les montagnes, où ils dorment les fenêtres
ouvertes...
Le second procédé consiste à faire
dans vos écoles ce que vous croyez bon de faire ; ce que vos guides vous
conseillent de faire, sans vous inquiéter de ce que l’on pense au dehors.
Tout dernièrement, j’engageais une
petite écolière à enlever sa capeline – on était en classe, et le thermomètre
indiquait 16 degrés.
« Sa mère ne veut pas, me répondit
la maîtresse. – Mon enfant, dis-je à la petite fille, si ta mère savait combien
il fait chaud dans la classe, elle te dirait elle-même de ne pas rester la tête
couverte. »
L’enfant obéit, sans que l’autorité
maternelle eût rien perdu de son prestige.
Je me résume : le jour où l’école
maternelle comprendra cette partie de son devoir qui consiste à donner à
l’enfant le bien-être dont il a besoin, et à atténuer, en une certaine mesure,
les effets désastreux de sa situation chez lui, les maîtresses voudront un
vestiaire, et ce vestiaire recueilli, puis distribué, elles obligeront leurs
petits élèves à se débarrasser de leurs pardessus (quelle que soit leur forme,
leur étoffe, ou, si vous aimez mieux, de tous les vêtements destinés à atténuer
l’insuffisance de ceux qu’a pu donner la famille) ; elles les feront vivement
secouer dans la cour ; puis, l’examen de propreté étant fait, et
méticuleusement fait, et la propreté étant acquise, les enfants reprendront
leurs coiffures et iront jouer dehors jusqu’à ce que l’heure de rentrer en
classe ait sonné. Dans la cour, ils s’exerceront aux « jeux scolaires », aux
jeux organisés. Tout le monde s’en trouvera mieux, maîtresses et enfants.
CHAPITRE III
La cantine.
Pour que nos enfants ne souffrent
pas du froid, il faut non seulement les bien vêtir, mais aussi les bien
nourrir. En effet, ou bien leur mère est dehors toute la journée, ou bien le
temps dont elle dispose à midi est si limité qu’elle ne peut aller prendre son
enfant à l’école, préparer dans de bonnes conditions le repas de la famille, et
surtout donner au petit le temps de manger dans de bonnes conditions ; car
il ne s’agit pas pour lui de « tordre et d’avaler », il s’agit de manger de
manière que la nourriture profite. Or pour cela il y faut mettre le temps.
A Paris et dans les grandes villes,
il est donc indispensable que les enfants mangent à l’école ; c’est ce qui
arrive, en effet. Naguère, ils apportaient dans leur petit panier la nourriture
de la journée, nourriture rarement appropriée à leur âge et à leur tempérament
– la femme et l’enfant sont presque toujours sacrifiés dans la classe ouvrière,
et puis l’ignorance empêche les mères de faire un choix judicieux parmi les
aliments ; – cette nourriture, déjà mal choisie, avait, en outre, le défaut
d’être froide ou mal réchauffée, parce que, avec la meilleure volonté du monde,
il est impossible de faire arriver au
point une grande quantité de mets contenus dans des récipients de toute
sorte et de toute forme. Bref, l’enfant était aussi mal nourri que possible à
la salle d’asile.
Je viens d’employer le passé, parce
qu’aujourd’hui, dans la plupart des grandes villes, les municipalités ont créé
des cantines scolaires, et qu’à l’heure des repas chaque enfant reçoit une
portion fumante en échange d’un jeton que les parents ont payé d’avance, ou
qu’ils ont reçu gratuitement si la mairie juge qu’ils ont droit à cette
libéralité.
Cette façon de comprendre la
cantine scolaire est, je crois, toute spéciale à notre pays, et je le note en
passant avec une fierté patriotique. En tout cas, je sais que nos voisins
d’outre-Manche la condamnent. A Londres, l’enfant paye, ou… ne mange pas. « Que
voulez-vous que nous enseignions à de pauvres petits qui ont l’estomac vide ?
nous disait, il y a quelques années, à Londres, une directrice compatissante.
Ce que nous considérons, nous, comme un devoir à remplir envers des petits et
des faibles, victimes de la malchance ou de la paresse de leurs parents, les
Anglais le considèrent comme une faiblesse coupable. Ils craignent sincèrement
que ce ne soit une espèce de narcotique moral pour des parents jusque-là bien
intentionnés, un encouragement à l’incurie, une prime donnée au vice.
Mais nous sommes en France, où,
grâce à la générosité des patronages, grâce à la subvention de la caisse des
écoles, grâce aussi à la rémunération payée par les enfants en état de payer,
tous participent à la distribution. Rien de réjouissant comme de voir ce cher
petit monde à l’heure de la soupe.
La cantine est créée ; elle
fonctionne ; l’idée est acceptée ; personne n’est froissé. Est-ce à dire que
nous soyons arrivés de primesaut à la perfection ? Nous scandaliserions
sûrement ceux mêmes qui s’en occupent avec le plus de sollicitude, si nous leur
déclarions qu’ils ne peuvent pas faire mieux. Leur bonne volonté s’accuse
d’ailleurs par leurs tâtonnements. Ici, c’est la municipalité tout entière qui
fait des expériences ; ailleurs, c’est un patronage ; ailleurs encore, c’est la
directrice. Il est par exemple tout à fait intéressant de comparer les
différents menus mensuels ou hebdomadaires des écoles de la Ville de Paris ; il
est tout à fait intéressant aussi de savoir que tels mets, dont on se régale
dans tel quartier, est mangé du bout des dents dans tel autre ; mais cette
diversité même engage à faire des études qui donneront, sans nul doute, de bons
résultats.
Voici quelques menus pris presque
au hasard dans différents quartiers :
PREMIER MENU (mois
d’octobre 1886).
Lundi. Pot-au-feu et lentilles.
Mardi. Soupe maigre et ragoût de
mouton.
Mercredi. Soupe aux choux et
saucisson.
Vendredi. Pot-au-feu et pommes de
terre.
Samedi. Soupe maigre et haricots.
Lundi. Soupe maigre et haricots au
lard.
Mardi. Soupe maigre et ragoût de
mouton.
Mercredi. Soupe maigre et macaroni.
Vendredi. Pot-au-feu et lentilles.
Samedi. Soupe maigre, chipolata et
pommes de terre.
Lundi. Soupe aux choux et
saucisson.
Mardi. Soupe et purée de pois au
lard.
Mercredi. Soupe maigre et ragoût de
mouton.
Vendredi. Pot-au-feu et lentilles.
Samedi. Soupe maigre et ragoût de
mouton.
Lundi. Soupe maigre et macaroni.
Mardi. Soupe maigre et haricots au
lard.
Mercredi. Pot-au-feu et lentilles.
Vendredi. Soupe maigre et riz au
lait.
Samedi. Pot-au-feu et lentilles.
Dans cet arrondissement, le maire
exige que le menu soit absolument respecté. Cependant, quelquefois, une directrice, qui m’a donné les renseignements
ci-dessus, remplace un des menus par une soupe maigre et une tartine de pain et
de pâté de foie (fromage d’Italie).
Ce que les enfants préfèrent, c’est
1° la soupe aux choux et le saucisson ; 2° la purée de pommes de terre avec
chipolata (petites saucisses) ; 3° le macaroni ; 4° les haricots et les
lentilles.
Ils n’avalent que difficilement le
riz au lait et la purée de pois cassés.
2e MENU
(hebdomadaire, celui-là).
1er jour. Soupe grasse
et bœuf.
2e jour. Haricots, soupe
à l’oseille ou aux poireaux (cette soupe, assaisonnée au beurre, ainsi que les
haricots, est faite avec l’eau qui a servi à la cuisson des haricots).
3e jour. Ragoût de mouton (hauts de
côtelettes) avec des pommes de terre.
4e jour. Purée de pois ou de
lentilles avec des saucisses fraîches.
5e jour. Soupe ; pommes de terre et
choux avec du filet de porc ou du jambon frais. A défaut de choux, haricots et
porc frais.
L’été, on remplace, autant que
possible, les légumes secs par les légumes frais. Petits pois, pommes de terre
nouvelles, haricots verts. Petits pois et pommes de terre sont accommodés au
lard.
3e MENU.
Lundi. Macaroni au fromage.
Mardi. Pot-au-feu.
Mercredi. Lentilles au lard.
Jeudi. Pot-au-feu.
Vendredi. Pommes de terre en purée
au lait.
Samedi. Pot-au-feu.
4e Menu.
Lundi. Purée de haricots, de
lentilles ou de pommes de terre au lait.
Mardi. Pot-au-feu.
Mercredi. Riz au lait.
Vendredi. Purée de haricots, de
lentilles ou de pommes de terre au lait.
Samedi. Ragoût de mouton.
Dans ces quatre écoles, la portion
ou plutôt le repas tout entier coûte 10 centimes. Ce prix doit donner à
réfléchir à certaines municipalités de province qui ont fixé leur prix à 15
centimes.
5e MENU.
Lundi. Bifteck et pommes de terre
frites.
Mardi. Veau à la casserole et
carottes.
Mercredi. Pot-au-feu, haricots
verts ou choux-fleurs (en été).
Jeudi. Ragoût avec le reste du bœuf
et addition de chipolata, sauce aux tomates ou autre et macaroni.
Vendredi. Gigot ou épaule de
mouton ; purée de pommes de terre ou haricots frais.
Samedi. Ragoût de mouton avec les
restes de la veille et addition de hauts de côtelettes. En hiver, lentilles,
purées de pommes de terre et de pois cassés, haricots secs une fois ou deux par
mois et quelquefois, le lundi, pruneaux ou pommes cuites, la directrice ayant
remarqué que, vu les extras du dimanche, les enfants ont presque tous l’estomac
fatigué ce jour-là. Ces deux derniers menus diffèrent beaucoup des quatre
précédents ; ils ont été composés pour des écoles d’un quartier commerçant ;
chaque portion se paye 20 centimes.
6e MENU.
Lundi. Ragoût, mouton et pommes de
terre.
Mardi. Pot-au-feu ; pommes de terre
frites.
Mercredi. Veau et macaroni.
Jeudi. Pain de pommes et saucisses.
Vendredi. Mouton et haricots secs.
Samedi. Rosbif et lentilles.
Quoique en petit nombre, les
renseignements qui précèdent nous permettent de nous faire une idée de ce que
mangent les enfants des écoles maternelles dans les vingt arrondissements de
Paris.
Or, en considérant leur âge, je
suis, je l’avoue, un peu inquiète de la quantité de viande distribuée, eu égard
surtout à sa nature, eu égard aussi aux conditions défectueuses dans lesquelles
les enfants mangent, malgré le zèle des directrices et de leurs adjointes.
L’enfant, jusqu’à cinq ans, mâche difficilement la viande, même quand on lui
donne des morceaux de choix. Aux prises avec des tendons, avec du gras, surtout
avec les longues fibres du bœuf bouilli, il s’épuise sans pouvoir fournir assez
de salive pour humecter le bol alimentaire, et, finalement, il doit rejeter ce
qu’il a dans la bouche, ou, par un effort de volonté dont bien peu sont
capables, avaler des morceaux insuffisamment préparés. Le bœuf bouilli
(toujours un peu sec quand il a fait de bon bouillon), les hauts de côtelettes,
le collet, la poitrine me paraissent donc d’une mastication et par conséquent
d’une assimilation trop difficiles pour la plupart des enfants de l’école
maternelle. Quant à la viande de porc sous toutes ses formes : lard,
saucisses, chipolata, saucisson, fromage d’Italie, tranche de porc à la
casserole ou au four, je la proscrirais absolument. D’excellente qualité, c’est
déjà la plus lourde des viandes, et il entre tant de choses dans les saucisses,
dans le saucisson, dans le fromage d’Italie !
« C’est cependant ce qu’ils mangent
de préférence ! » dira-t-on. Eh oui ! parce que le porc entre en quantité
considérable dans l’alimentation des classes pauvres, et que l’enfant
reconnaît, à la cantine, les mets que l’on mange chez lui. Mais à plus forte
raison faudrait-il lui donner autre chose.
Dans le menu que nous proposerions
pour les écoles maternelles et surtout pour les petits, le lait entrerait en
proportion considérable. Riz au lait ; fécule de pommes de terre au lait ;
purée de pommes de terre au lait ; semoule au lait ; tapioca au lait, farine de
maïs, d’avoine, de sarrasin au lait, tous aliments excellents pour des enfants
dont la dentition est à peine terminée, et que l’ignorance de leurs parents
soumet toujours trop tôt à une alimentation trop forte. Dans les grands jours,
s’il y avait du boni, nous donnerions des œufs, sous la forme la plus facile à
faire manger proprement par ce petit monde. Les légumes secs, très sains, en
général, pourvu qu’ils soient bien cuits, seraient toujours réduits en purée ;
le macaroni aurait sa place une fois par semaine, si les enfants l’aimaient.
Quant à la viande, nous ne l’emploierions que pour ajouter ses principes
nutritifs spéciaux aux principes nutritifs des légumes, à moins qu’elle ne soit
grillée ou rôtie. Avec le bœuf nous ferions d’excellent bouillon, mais les plus
grands seuls mangeraient le bouilli (dans les grandes villes on trouverait
certainement à céder le reste à bon compte) ; le lard servirait à préparer
des lentilles, des pommes de terre, des haricots plus nourrissants et d’un goût
plus agréable ; mais les enfants ne mangeraient pas le lard. Quant aux soupes,
nous les donnerions avec conviction ; nous ne nous contenterions même pas
de la soupe de midi, nous voudrions qu’il y eût aussi la soupe du matin et
celle de quatre heures, en hiver surtout ; quel bien-être cela procurerait à
tous ces petits estomacs !
Ce menu, je le proposerais avec d’autant
plus d’assurance, qu’après y avoir pensé avec mon expérience et mes souvenirs
de maman, je suis allée le communiquer à un médecin très compétent en la
matière, qui est en outre inspecteur des écoles de son arrondissement. Il
partage mes craintes : il est entièrement de mon avis, ou plutôt je suis
complètement du sien ; cette coïncidence peut donner à réfléchir.
Le menu préparé, servi, il faudrait
veiller à ce que les enfants apprissent à manger proprement. Le règlement est
par trop discret sur ce point ; il est vrai que lorsqu’il a été fait, très peu
d’enfants mangeaient à l’école maternelle ; ceux qui y mangeaient apportaient
surtout des tartines de beurre, de confiture ou de fromage, des noix, des
marrons ; le chapitre « Éducation à table » n’existait donc pour ainsi dire
pas. Aujourd’hui, ils y font, grâce à la cantine, des repas complets :
soupe, viande, légumes, et ces conditions nouvelles appellent des dispositions
nouvelles aussi, en même temps qu’une surveillance plus délicate. L’enfant qui
sait manger une tartine ne sait pas toujours manger sa soupe ; en tout cas, il
ne sait pas couper sa viande ; une serviette n’était pas absolument
indispensable pour manger la tartine, elle l’est pour manger la soupe ; enfin
la surveillance du repas était loin d’avoir autrefois l’importance qu’elle a
aujourd’hui.
Malheureusement, je le répète, le
règlement est muet, et les instructions ne sont pas aussi précises en ce qui
concerne cette partie de la journée qu’en ce qui concerne les autres. Si, dans
un grand nombre de villes, les maîtresses ont reçu des conseils, même des
ordres, quant à l’enseignement de la lecture ou à l’enseignement du dessin,
elles ont été laissées tout à fait libres pour les bonnes habitudes à donner
pendant les repas, et nous voyons parfois, à ce sujet, des choses étonnantes !
Ainsi, sous prétexte de prudence, on ne donne pas de fourchettes aux enfants.
Ceux de six ans mangent leur viande à la cuillère comme ceux de deux ans ; qui
donc leur enseignera à se servir des fourchettes ? Leur mère, qui n’attache
aucune importance à l’éducation ? L’école primaire ? En ce cas, je comprendrais
quel es instituteurs se crussent le droit de réclamer.
Que les enfants de deux à quatre
ans ne se servent que de cuillères, c’est acceptable mais ceux de quatre ans et
demi, à qui l’on fait manier le crayon, les aiguilles à piquage, les crochets,
sont parfaitement en état de se servir d’une fourchette, sans se faire mal,
sans faire mal à leurs voisins ; il s’agit seulement de les surveiller.
Mais… la cuillère est même un
progrès ; et j’ai vu des enfants mangeant leur viande avec les doigts,
l’arrachant de l’os avec les doigts...
Ces questions de cantine, de
vestiaire, de bien-être, de santé relèvent à la fois de la philanthropie qui a
sa source dans le cœur, et de l’hygiène, une science trop peu familière à la
plus grande quantité des individus, trop négligée aussi de ceux qui la
connaissent.
Très compliquée, cette science a du
moins des règles fondamentales dont il ne faudrait jamais se départir dans nos
écoles, dans nos écoles maternelles surtout, puisque l’enfant y est plus
délicat, et puisque l’éducation physique, aussi bien que l’éducation morale,
doit commencer le plus tôt possible.
CHAPITRE IV
L’école maternelle doit organiser la santé.
Pour se bien porter, l’enfant a
besoin d’air – un besoin absolument impérieux; – il a besoin de lumière, de chaleur, de
mouvement ; il a besoin en outre d’être mis autant que possible à l’abri des
épidémies, et ce soin incombe surtout aux municipalités, à l’administration et
au personnel des écoles, car il ne faut pas compter pour cela sur les parents,
dont les préjugés centuplent l’ignorance.
Ces réflexions je les ai faites
bien souvent ; mais elles sont devenues de l’obsession quand je me suis trouvée
dans des départements où l’état sanitaire laissait à désirer, par exemple dans
la dernière épidémie… cholériforme – pour employer l’euphémisme à la mode, –
épidémie bénigne d’ailleurs, qui a fait naguère des victimes dans le Midi.
C’est dans les écoles maternelles
surtout qu’il faudrait en pareil cas être vigilant : d’abord à cause de la
fragilité des enfants, ensuite, ou plutôt en même temps, parce qu’ils n’ont pas
chez eux les soins indispensables. Il ne faut pas oublier que l’école
maternelle n’est pas une école obligatoire et que si les enfants la
fréquentent, c’est parce que la famille est pauvre, donc mal logée et mal
nourrie ; c’est parce que la mère travaille au dehors. Sauf exception, cette
mère pauvre est ignorante et, fût-elle très bien intentionnée, très dévouée,
l’enfant serait avec elle exposé à des imprudences dangereuses. (J’ai vu en
temps d’épidémie cholérique, dans une des villes les plus contaminées, une mère
qui refusait à son enfant quelques cerises très mûres et d’excellente qualité,
et lui faisait manger des fraises autant qu’il en voulait manger ; or tout le
monde sait que les fraises sont d’une digestion difficile.)
Même dans les régions réputées très
saines, les écoles maternelles ne seront dignes de leur titre que lorsque le
service d’hygiène y sera régulièrement et parfaitement organisé ; lorsque
l’hiver, on préviendra, dans la mesure du possible, par des mesures
appropriées, les maladies inhérentes à l’hiver ; lorsqu’on préviendra, en été,
les maladies de l’été. Or, comme en été ce qui est à craindre surtout, ce sont
les maladies d’entrailles, il est de toute nécessité de surveiller ce que
mangent les enfants, ce qu’ils boivent, et aussi la façon dont ils digèrent.
Si l’école maternelle est pourvue
d’une cantine, les aliments devront être bien choisis et bien préparés ;
on renoncera, pour un temps, aux légumes secs, on dégraissera soigneusement les
soupes et les ragoûts.
S’il n’y a pas de cantine, ce qui
est très fréquent pendant l’été, l’inspection des paniers sera minutieusement
faite à l’arrivée de l’enfant, en présence de la personne qui
l’accompagne ; la charcuterie et les fruits non mûrs seront éliminés.
La surveillance sera, si possible,
plus rigoureuse encore quant à la boisson ; et l’on ne donnera sous aucun
prétexte l’eau de la fontaine – même filtrée –
toute pure, ni pendant les repas, ni, à plus forte raison, en dehors des
repas. L’eau bouillie avec des grains
d’orge pour l’aérer sera distribuée pendant les repas à ceux qui n’ont pas
apporté d’eau rougie.
Si les enfants ont contracté la
mauvaise habitude de boire en dehors des repas, on leur donnera soit du coco,
soit (de préférence) du café très léger additionné d’une goutte de cognac.
Car il faut bien se persuader que
l’eau, « le cristal des fontaines », tant chanté par les poètes, est le
véhicule des maladies les plus meurtrières. Le crime étant bien démontré, la
coupable doit être traitée selon ses mérites. L’eau est une ennemie, sauf dans la cuvette ou le lavabo.
Il arrive fréquemment que des
enfants soient pris de diarrhée à une heure de la journée où l’on ne peut les
faire reconduire chez eux, parce que leurs parents sont au travail. Négligée,
l’indisposition dégénère en maladie grave ; soignée à temps, elle guérit tout
de suite. Souvent une seule cuillerée de potion suffit. Je ne saurais donc trop
recommander aux directrices d’avoir chez elles un litre au moins d’une potion
préparée d’après la formule d’un médecin. En voici une qui a été prescrite en
temps d’épidémie pour toutes les écoles de l’académie de Montpellier ; elle est
signée du docteur Tardieu :
Laudanum……………………………. 6 grammes.
Menthe anglaise……………………… 6 gouttes.
Eau de vie…………………………… 60 grammes.
Sucre………………...………………100 grammes
Eau. …………………………………500 grammes
Personne n’ignore que les maladies
cholériformes atteignent le plus souvent les individus mal soignés, mal nourris
et malpropres (quoi qu’on en dise, il est difficile, sinon impossible, aux
pauvres d’être propres réellement). L’examen de propreté, si légèrement fait le
plus souvent, doit en temps d’épidémie devenir méticuleux. Le corps doit être propre et le linge aussi. Le moment est donc
venu de faire campagne pour le vestiaire des écoles maternelles. Quelle
directrice ne sera fière de se faire quêteuse pour un tel motif?
Certes je ne suis pas
alarmiste : par une disposition d’esprit qui m’a sauvée du découragement,
je ne prévois pas les malheurs, jugeant sans doute que chaque jour est
suffisamment chargé, sans qu’on l’accable encore par le fardeau du
lendemain ; mais personne ne me contestera que les épidémies sont
nombreuses et fréquentes, et que c’est notre devoir de les prévenir, ou tout au
moins de les enrayer. Je n’ai de renseignements précis (au moment où j’écris
ces lignes) que sur une région inspectée naguère, et ils sont loin d’être
réconfortants. La rougeole a converti en déserts, pendant des mois, une
quantité d’écoles maternelles ; un certain nombre d’enfants sont morts ; un
grand nombre, mal guéris, traînent des maladies des bronches, et surtout des
maladies des yeux ; la fièvre scarlatine a sévi, elle aussi ; enfin le croup a,
dans une seule école, tué dix sept
enfants...
Notre devoir est donc d’organiser
la santé dans nos écoles ; elles devraient être comme le lieu d’asile dans lequel on viendrait se réfugier en cas de danger.
Or elles sont loin de réaliser cet idéal, et nous en avons si bien conscience
que, dès les premiers symptômes de maladie en ville, elles sont licenciées,
c’est-à-dire que les enfants sont répandus dans les foyers d’infection.
Il faudrait une inspection médicale
très fréquente, très méticuleuse : or l’inspection médicale est un mythe ;
si nous faisions un tableau d’honneur pour y inscrire le nom des villes où elle
fonctionne régulièrement, nous serions effrayés et humiliés de la brièveté de
la liste.
Il faudrait dans chaque école une
petite pharmacie, munie d’instructions très précises sur les médicaments
élémentaires qu’elle contiendrait : or la liste des écoles possédant une
pharmacie est peut-être encore plus courte que celle des écoles régulièrement
visitées par le docteur.
Il faudrait, nous en sommes
convenus, un vestiaire pourvu surtout de linge de dessous et de
chaussures : or le vestiaire est à peu près inconnu.
Il faudrait que la nourriture fût
l’objet d’un examen éclairé et consciencieux : or c’est seulement à
l’heure du repas – alors qu’il est trop tard pour y suppléer – que les aliments
contenus dans les paniers sont mis sous les yeux de la directrice.
Il faudrait que le menu de la
cantine fût modifié d’après l’état sanitaire de la ville, et surtout d’après
l’état de l’école : or je n’ai pas constaté une seule fois que l’on se fût
préoccupé de cette question.
Il faudrait que le passage au
lavabo complétât les soins de propreté donnés trop vite dans la famille, ou
qu’il suppléât à l’absence de ces soins or, au lavabo, on lave exclusivement
les mains et la figure des enfants.
Il faudrait… que l’école maternelle
fût une famille exemplaire, où les soins du corps et ceux de l’âme seraient
combinés de telle sorte, qu’elle devînt pour le pays une pépinière d’enfants
solides, intelligents, honnêtes et généreux…
Mais… on a bien le temps de penser
à ces choses-là ! Ce qu’il importe, c’est de savoir ce que pèse (ah ! oui,
c’est une question de poids !) le bagage mnémotechnique dont on charge les
enfants dans l’école d’en face, et de charger les nôtres d’un poids égal ; il
faut, pour soutenir la concurrence, frelater sa marchandise comme on la frelate
vis-à-vis… avec une légère aggravation même, puisqu’il s’agit de l’emporter aux
yeux des familles ignorantes.
L’ « école » gagne, paraît-il, à ce
steeple-chase ; les « enfants » y perdent sûrement ; mais qui donc
vient nous parler d’ « enfants » à nous autres, puisque, je le répète, il ne
s’agit que de concurrence…
Et pendant ce temps, des
philosophes, plongés dans les statistiques, – des philosophes et des patriotes
– gémissent sur la dépopulation de la France !
Il y a de quoi se couvrir de
vêtements de deuil !
Le but que se propose l’école
maternelle est cependant indiqué de la manière la plus précise, dans la
définition qu’en donne la loi : « L’école maternelle est un établissement
de première éducation, dans lequel les enfants des deux sexes reçoivent les
soins que réclame leur développement physique, moral et intellectuel ».
Ce qui prime tout – dans la pensée
du législateur, – c’est donc la santé de l’enfant, car il faut qu’il vive d’abord ; à cette seule condition
l’école pourra en faire un être moral et instruit.
L’argument est irréfutable ;
malheureusement il semble être considéré en général comme de peu de valeur, et
après douze ans d’efforts nous n’avons pas encore réussi à le faire prévaloir.
Dans l’école même, le temps consacré aux soins du corps est souvent considéré
comme du temps perdu, et les municipalités, ainsi que l’administration
préfectorale, auxquelles incombe le devoir strict de veiller aux conditions
hygiéniques des locaux, d’organiser l’inspection médicale et d’en contrôler la
régularité, se désintéressent par trop de la question.
Je n’exagère pas ; d’une part, les
soins du corps, en dehors de la figure et des mains, font défaut ; ce n’est
qu’exceptionnellement que les maîtresses sont pourvues des médicaments les plus
élémentaires : d’eau boriquée pour les bobos ; d’arnica, pour les chutes
et les contusions ; d’alcali, pour les piqûres d’insectes (et l’on sait qu’il y
a des années où les guêpes s’en donnent sur les peaux délicates !) ; elles
n’ont à leur disposition ni compresses ni bandes, et elles sont tellement
habituées à cette pénurie qu’elles ne s’en préoccupent pas !
D’autre part, les maladies peuvent
sévir, les épidémies se succéder, sans qu’aucune impulsion soit donnée à
l’inspection médicale ; il arrive même que le maire néglige de faire
désinfecter le local lorsque les enfants ont été renvoyés chez eux.
Oh le licenciement ! Il est passé
dans les mœurs ; avec ou sans raison, les enfants sont dispersés ; c’est plus
expéditif que d’assainir.
Cependant, d’après le Comité consultatif d’hygiène, « le père
et la mère sont à l’atelier, pendant les heures de classe ; que faire de
l’enfant pendant toute la journée ? Il faudra bien le confier aux soins et à la
surveillance d’une voisine qui reste chez elle ; et il se trouvera que cette voisine sera souvent la mère d’un enfant
malade, que cette circonstance seule oblige à garder le logis. Si bien que le
licenciement d’une école, loin de remédier au danger de la contagion, tendra
plutôt à la favoriser ».
Or, ajoute M. le Dr Napias,
rapporteur, « avec les ressources dont on dispose aujourd’hui pour la
désinfection, le licenciement d’une école, et
surtout d’une école maternelle ou d’une école primaire, est la plupart du
temps un contresens hygiénique.
« L’assainissement du local d’une
école peut être réalisé en quelques heures ; sa durée doit être réduite au
minimum ; la désinfection du sol, du mobilier, des parois, doit pouvoir être
faite dans l’entre-classe. Ce n’est qu’une question d’outillage. »
Je suis d’autant plus charmée de
lire ces lignes d’un homme dont la compétence est indiscutée, que mon simple
bon sens m’a suggéré les mêmes réflexions, et les mêmes conclusions, je les ai
soumises au directeur de l’enseignement primaire au cours d’une de mes tournées
d’inspection.
Je visitais alors des départements
où le choléra faisait des victimes depuis une quinzaine de jours, et l’on
n’avait encore rien tenté à l’intérieur des écoles pour le combattre ; ici et
là, on s’était contenté de licencier, ce qui était, d’après le Dr Napias
lui-même, le meilleur moyen de laisser les enfants au danger. Au cours de ce
voyage surtout, j’ai appris des faits lamentables ici, la rougeole avait ravagé
pendant l’hiver la population enfantine ; là, c’était la scarlatine ou la
méningite ; ailleurs, c’était le croup (une seule école avait perdu dix-neuf
enfants en un mois), sans que la sollicitude municipale et départementale eût
été éveillée, sans qu’aucune amélioration matérielle eût été apportée au local
! Le service médical ne fonctionnait pas mieux après qu’avant !
En ce qui concerne l’état sanitaire
des écoles, des responsabilités multiples sont engagées, et celle des
maîtresses a bien son poids.
Le ministre de l’instruction
publique a dégagé la sienne, en signant un arrêté
et en faisant préparer un règlement
modèle, relatifs aux prescriptions hygiéniques à prendre pour prévenir et
combattre les épidémies. On les a lues plus haut, mais j’insiste pour préciser
le devoir des maîtresses, pour éclairer leur bonne volonté ; car, en attendant
que l’inspection médicale fonctionne régulièrement, en attendant que les
municipalités fassent les réparations que nécessite l’hygiène du local, elles peuvent
exercer une sérieuse influence sur la santé des enfants qui leur sont confiés.
Je consulte le règlement modèle,
article par article. Le chapitre 1 traite des mesures générales à prendre pour éviter l’éclosion des maladies contagieuses :
Art. 1. – Les écoles doivent être pourvues d’eau pure (eau de source, eau filtrée
ou bouillie). L’eau pure seule sera mise à la disposition des écoles.
Cet article prévoit deux
éventualités en présence desquelles la directrice est parfois impuissante. Si
l’école est privée d’eau de source, elle ne peut la doter de cet
avantage ; si la municipalité n’a pas acheté de filtre, il lui est
impossible d’en prélever sur son maigre budget le prix relativement
considérable ; mais rien ne
l’empêche de faire bouillir l’eau, et il faut qu’elle la fasse bouillir, ou
du moins qu’elle donne des ordres à la femme de service pour que chaque soir la
provision d’eau du lendemain ait été portée jusqu’à l’ébullition. Et les ordres
ne suffiront pas – car il faut compter avec l’ignorance, les préjugés, la
routine et souvent aussi avec la paresse, – il faudra assister à l’opération, y
assister tous les jours.
Mais on aura beau faire bouillir
l’eau, le danger ne sera pas conjuré si les maîtresses laissent – comme je le
vois presque partout – la fontaine à la disposition des enfants. La fontaine
doit être rigoureusement interdite ; cette interdiction, n’eût-elle pour
conséquence que de faire perdre aux enfants l’habitude de boire à tout propos
et hors de propos, aurait de sérieux avantages. Quand on a bu à son repas, on
n’a pas besoin de boire entre ses repas. Quoiqu’il ne s’agisse ici que d’eau
claire, peut-être éloignerions-nous par cette interdiction quelques-uns de nos
petits élèves de l’ivrognerie.
La propreté rigoureuse des gobelets
de métal a, elle aussi, une importance considérable, et, dans le cas où une
affection contagieuse vient à se produire, particulièrement dans le cas de
diphtérie, il convient de les flamber à l’alcool.
Art. 2. – Les cabinets d’aisances des écoles ne doivent pas communiquer
directement avec les classes. Les fosses doivent être étanches et le plus
possible éloignées des puits.
Ces prescriptions sont du domaine
de l’inspection, qui doit faire agir la municipalité ; mais ce qui regarde la
directrice, c’est la propreté des cabinets d’aisances ; propreté qui sera
obtenue :
1° Par une surveillance active des
enfants, une surveillance préventive
et individuelle ;
2° Par des lavages à grande eau
après chaque passage de tous les enfants (passages prévus au règlement scolaire)
;
3° Par l’emploi incessant de
désinfectants.
Art. 3. – Pendant la DURÉE des
récréations et le soir, après le départ des élèves, les classes doivent être
aérées PAR l’ouverture DE TOUTES
LES FENÊTRES.
Oh ! cette prescription, combien de
fois est-elle revenue sous ma plume depuis douze ans, et combien il est utile
qu’elle y revienne encore!
J’ai souligné le mot « durée », qui
a son importance ; j’ai souligné les mots « ouverture de toutes les fenêtres », qui n’en ont pas moins ; on a
une si grande peur de l’air dans nos écoles ! on a une telle terreur des
courants d’air,… même pour les tableaux, les bancs et le pupitre de la
maîtresse !
Art. 4. – Le nettoyage du sol ne doit pas être fait à sec par le balayage, mais
au moyen d’une éponge mouillée promenée sur le sol.
Ici, je cite textuellement le Dr
Napias : « La question du nettoyage du sol a une importance considérable.
Le balayage, qui est le plus communément employé, a un grave inconvénient au
point de vue de l’hygiène ; il soulève des poussières qui mêlent à l’air avec
les crachats desséchés les bacilles de la phtisie. Un seul enfant phtisique
devient ainsi un danger pour toute une classe. Le nettoyage ne doit donc pas se faire à sec. Un lavage à l’eau additionnée
ou non d’une substance antiseptique lui est toujours préférable, et, si les
conditions du climat ou de la saison s’opposent au lavage à grande eau, on peut toujours pratiquer avec un linge ou
une éponge légèrement mouillée, une sorte d’essuyage du sol.
« Indépendamment des avantages que
ce mode de procéder présente au point de vue de la prophylaxie d’autres
affections contagieuses, c’est peut-être
le seul moyen que nous ayons de diminuer les chances de la propagation, la plus
meurtrière de toutes, de la phtisie dans les agglomérations scolaires, et c’est
pourquoi nous pensons qu’il convient d’en faire une prescription STRICTEMENT
réglementaire. Cette prescription
serait d’ailleurs utilement complétée par un lavage hebdomadaire à grande eau
et avec une substance désinfectante, et par un lavage complet des parois au
moins deux fois par an. »
Si le Dr Napias et le Comité
consultatif d’hygiène savaient que, dans beaucoup d’écoles maternelles, les
enfants dorment par terre, la bouche sur le plancher où tout le monde a passé,
où les souliers ont laissé la boue des rues ! S’ils savaient que dans quelques
écoles maternelles, munies de lits, les enfants dorment sur la même paillasse,
rarement renouvelée, quoique souvent souillée ; sur le même coussin !...
Certes, nous avons beaucoup à
faire, pour que nos écoles soient une sorte de lieu d’asile où les enfants du
peuple se réfugieront contre les dangers de leurs habitations sordides !
Je reviens à cette prescription du
balayage à sec et de l’époussetage à sec, et je répète ce que j’ai dit au sujet
de l’eau bouillie ; il faudra que la directrice en surveille l’exécution
jusqu’à ce que la femme de ménage en ait pris l’habitude, jusqu’à ce que ce
soit devenu pour elle une routine, comme le procédé aujourd’hui rejeté était,
pour elle, une routine. Essayer de persuader la femme ignorante serait, je le
crains, du temps perdu (toute maîtresse de maison sait quelles difficultés se
dressent devant elle quand il s’agit de faire accepter une nouveauté ; celles
d’entre nous qui ont essayé de proscrire l’époussetage me comprendront ; le
coup de plumeau qui déplace momentanément la poussière, le grand coup de
torchon qui la fait voler en l’air pour la laisser ensuite retomber, sont si
faciles à donner). Il ne s’agira donc pas de chercher à convaincre : il
faudra exiger et, je le répète, assister à l’opération.
Quant au nettoyage des parois, qui
est aujourd’hui une affaire d’État, il sera singulièrement simplifié le jour où
l’on aura renoncé à l’excès d’ornementation des classes ; car lorsque les murs
sont couverts du haut en bas d’une quantité de tableaux, on regarde à deux fois
avant de tout décrocher, pour procéder ensuite à un nouvel accrochage.
Art. 5. – Hebdomadairement, il est fait un lavage à grande eau avec un liquide
antiseptique. Un lavage analogue des parois doit être fait au moins deux fois
par an, notamment à Pâques et aux grandes vacances.
(Le commentaire de cet article est
quelques lignes plus haut.)
Art. 6. – La propreté de l’enfant est surveillée À SON ARRIVÉE.
Chaque enfant doit se laver les mains au lavabo avant la rentrée en
classe, après chaque récréation.
J’appelle l’intention de nos
lectrices sur le premier paragraphe de l’article 6. Ce n’est pas au moment de
l’entrée en classe que doit être fait l’examen de propreté ; c’est à l’arrivée de l’enfant ; on ne saurait
mieux dire que l’examen doit être individuel, minutieux, et non collectif et
superficiel.
« Enfin, dit le Dr Napias, en même
temps qu’on assurera la propreté et le nettoyage rationnel des locaux
scolaires, il convient de veiller à la propreté de l’écolier à son arrivée à l’école, et avant qu’il entre
en classe au sortir de la récréation. Ce sont des prescriptions déjà faites et
qu’il conviendrait de rappeler aux instituteurs, en leur montrant quelle utilité
elles ont comme complément d’un ensemble de mesures d’hygiène et de salubrité
dont doit profiter la santé des élèves.
« Sans doute cette propreté
corporelle serait singulièrement facilitée si toutes les écoles avaient à leur
disposition des bains-douches (vous voyez qu’il ne s’agit pas ici de la
propreté de la figure et des mains) ; mais, si cela est souhaitable, il faut convenir
que la réalisation de ce souhait n’est guère possible que dans les communes d’une certaine importance… En attendant,
partout où il y a des cours d’eau, il y aurait lieu de favoriser en été les
bains de rivière, et peut-être de réserver dans l’horaire des écoles une heure
ou deux pour qu’on puisse y conduire les élèves. »
Ce dernier vœu n’est pas pratique
pour les écoles maternelles ; contentons-nous de désirer des baignoires et des
appareils très élémentaires pour les douches. En tout cas il est de nature à
faire comprendre aux maîtresses la nécessité pour la santé de leurs élèves de
la propreté du corps.
Voici d’ailleurs ce règlement tout
entier.
ARRÊTÉ
ET RÈGLEMENT MODÈLE
relatifs aux prescriptions
hygiéniques à prendre dans les écoles primaires pour prévenir et combattre les
épidémies (18 août).
Le ministre de l’instruction
publique, des beaux-arts et des cultes,
Vu la loi du 27 février 1880, art.
4 et 5 ;
Vu la loi municipale du 5 avril
1884, art. 94 et 97 ;
Vu la loi du 30 octobre 1886, art.
9, qui porte :
« L’inspection des
établissements d’instruction primaire publics ou privés est exercée : … 7°
au point de vue médical, par les médecins inspecteurs communaux ou
départementaux….
« L’inspection des écoles publiques
s’exerce conformément aux règlements délibérés par le Conseil supérieur…
« Celle des écoles privées porte
sur l’hygiène… » ;
Le Conseil supérieur de
l’instruction publique entendu,
Arrête:
Art. 1. – Les prescriptions
hygiéniques à prendre dans les écoles primaires publiques pour prévenir et
combattre les épidémies sont fixées dans tous les départements par arrêté du
préfet.
Art. 2. – Elles sont rédigées
d’après les indications contenues dans le règlement modèle ci-annexé.
R. POINCARÉ.
RÈGLEMENT MODÈLE
relatif aux
prescriptions hygiéniques à prendre dans les écoles primaires pour prévenir et
combattre les épidémies.
CHAPITRE 1
MESURES GÉNÉRALES A PRENDRE POUR
ÉVITER l’ÉCLOSION DES MALADIES CONTAGIEUSES
Art. 1 – Les écoles doivent être
pourvues d’eau pure (eau de source, eau filtrée ou bouillie). L’eau pure seule sera
mise à la disposition des écoles.
Art. 2. – Les cabinets d’aisances
des écoles ne doivent pas communiquer directement avec les classes.
Les fosses doivent être étanches et
le plus possible éloignées des puits.
Art. 3. – Pendant la durée des
récréations et le soir après le départ des élèves les classes doivent être
aérées par l’ouverture de toutes les fenêtres.
Art. 4. – Le nettoyage du sol ne
doit pas être fait à sec par le balayage, mais au moyen d’un linge ou d’une éponge
mouillée promenée sur le sol.
Art. 5. – Hebdomadairement il est
fait un lavage du sol à grande eau et avec un liquide antiseptique. Un lavage
analogue des parois doit être fait au moins deux fois par an, notamment aux
vacances de Pâques et aux grandes vacances.
Art. 6. – La propreté de l’enfant
est surveillée à son arrivée. Chaque enfant doit se laver les mains au lavabo avant
la rentrée en classe après chaque récréation.
CHAPITRE II
MESURES GÉNÉRALES A PRENDRE EN
PRÉSENCE D’UNE MALADIE CONTAGIEUSE
Art. 7. – Le licenciement de
l’école ne doit être prononcé que dans les cas spécifiés à l’article 14.
Auparavant l’on doit recourir aux évictions successives et employer les mesures
de désinfection prescrites ci-après.
Art. 8. – Tout enfant atteint de
fièvre doit être immédiatement éloigné de l’école ou envoyé à l’infirmerie dans
le cas d’un internat.
Art. 9. – Tout enfant atteint d’une
maladie contagieuse bien confirmée doit être éloigné de l’école, et, sur l’avis
du médecin chargé de l’inspection, cette éviction peut s’étendre aux frères
dudit enfant ou même à tous les enfants habitant la même maison.
Art. 10. – La désinfection de la
classe est faite soit dans l’entre-classe, soit le soir après le départ des
élèves. Elle comprend :
Le lavage de la classe (sol et
parois) avec une solution antiseptique ;
La désinfection par pulvérisation
des cartes et objets scolaires appendus au mur ;
La désinfection par lavage des
tables, bancs, meubles, etc. ;
La désinfection complète du pupitre
de l’élève malade ;
La destruction par le feu des
livres, cahiers, etc., de l’élève malade et des jouets ou objets qui auraient
pu être contaminés dans les écoles maternelles.
Art. 11. – Il est adressé à la
famille de chaque enfant atteint d’une affection contagieuse une instruction
sur les précautions à prendre contre les contagions possibles, et sur la
nécessité de ne renvoyer l’enfant qu’après qu’il aura été baigné ou lavé
plusieurs fois au savon et que tous ses habits auront subi soit la
désinfection, soit un lavage complet à l’eau bouillante.
Art. 12. – Les enfants qui ont été
malades ne pourront rentrer à l’école qu’avec un certificat médical et après qu’il
se sera écoulé, depuis le début de la maladie, une période de temps égale à
celle prescrite par les instructions de l’Académie de médecine.
Art. 13. – Dans le cas où le
licenciement est reconnu nécessaire, il est envoyé à chaque famille au moment
du licenciement un exemplaire de l’instruction relative à la maladie épidémique
qui l’aura nécessité.
CHAPITRE III
MESURES A PRENDRE POUR CHAQUE
MALADIE CONTAGIEUSE
Art. 14. Sur l’avis du médecin
inspecteur les mesures suivantes doivent être prises conformément aux
indications contenues dans le rapport adopté par le Comité consultatif d’hygiène
annexé, lorsque les maladies ci-dessous désignées sévissent dans une école :
Variole. –
Éviction des enfants malades (durée : quarante jours). – Désinfection
générale. – Revaccination de tous les maîtres et élèves.
Scarlatine.
– Éviction des enfants (durée : quarante jours). – Destruction de leurs
livres et cahiers. – Désinfection générale. Licenciement si plusieurs cas se reproduisent
en quelques jours malgré toutes les précautions.
Rougeole. –
Éviction des enfants malades (durée : dix jours). Destruction de leurs
livres et cahiers. – Au besoin licenciement des enfants au-dessous de six ans.
Varicelle.
– Évictions successives des malades.
Oreillons.
– Évictions successives de chacun des malades (durée : dix jours).
Diphtérie.
– Éviction des malades (durée : quarante jours). Destruction des livres,
des cahiers, des jouets et des objets qui ont pu être contaminés. Désinfections
successives.
Coqueluche.
– Évictions successives (durée : trois semaines).
Teigne et pelade. – Évictions successives. – Retour après traitement et avec pansement
méthodique.
Le premier chapitre du règlement
modèle s’applique « aux mesures à prendre pour éviter l’éclosion des maladies
contagieuses ». Ses prescriptions sont donc permanentes, et, dans aucun cas, à aucune
époque, il n’est permis de les négliger.
Le chapitre II prescrit les mesures
générales à prendre en présence d’une maladie contagieuse. Ici il ne s’agit
plus d’empêcher le mal de se produire : on se trouve en présence du mal ;
les mesures ne sont plus qu’accidentelles, temporaires.
Mais ce mal, encore faut-il savoir
le reconnaître en l’absence du médecin. Il me semble donc logique non seulement
de réunir le chapitre III, qui énumère les maladies contagieuses, au chapitre II,
qui indique les moyens de les combattre, de faire passer, selon le besoin de la
cause, le chapitre III avant le chapitre n, et aussi d’indiquer aux maîtresses
les symptômes auxquels elles reconnaîtront le genre de maladie dont l’enfant
est atteint.
Les maladies contagieuses
auxquelles sont sujetsles enfants de nos écoles sont :
La varicelle, la variole, la
scarlatine, la rougeole, les oreillons, la diphtérie, la coqueluche, la teigne.
Le premier symptôme des maladies
étant la fièvre, il est très important que les maîtresses aient les moyens d’en
constater la présence et d’en déterminer le degré d’intensité. Le nombre de
pulsations n’étant rien moins que probant, toute école doit être munie d’un
thermomètre ad hoc. Si ce
thermomètre, placé pendant dix minutes sous l’aisselle, dépasse 37 degrés, si
en même temps l’enfant a les yeux brillants, le visage rouge, la fièvre existe
; il faut le renvoyer à sa famille ou du moins l’isoler rigoureusement jusqu’à
ce qu’il puisse être reconduit chez lui ; le règlement est formel à ce
sujet :
Art. 8. – Tout enfant atteint de fièvre doit être immédiatement éloigné de
l’école ou envoyé à l’infirmerie dans le cas d’internat.
L’achat du thermomètre s’impose
donc ; les directrices devront faire une démarche auprès de l’inspecteur de
l’arrondissement pour qu’il l’obtienne de la municipalité.
L’enfant qui a la fièvre est très
probablement atteint d’une des maladies énumérées au chapitre III ; peut-être
de la varicelle.
La varicelle, quoique éminemment contagieuse, est une affection
bénigne et qui n’a aucun rapport avec la variole, quoiqu’on lui donné souvent,
bien à tort, le nom de « petite vérole volante ». Elle paraît souvent
brusquement, en pleine santé, et dans ce cas la surveillance de la maîtresse se
trouve nécessairement en défaut. D’autres fois l’éruption est précédée, pendant
quelques heures, et tout au plus pendant un ou deux jours, d’une fièvre modérée
qui s’annonce par un léger frisson et de la courbature (une fièvre intense est
tout à fait exceptionnelle dans la varicelle). L’éruption, qui se présente sous
la forme de toutes petites vessies, ressemblant à des perles transparentes, se
fait généralement en plusieurs fois, par poussées successives, et dure de cinq à
dix jours.
« Pour la varicelle, les évictions
successives devront toujours suffire, dit le docteur Napias ; la maladie est
trop bénigne pour que le licenciement s’impose. »
Mais, la varicelle étant
contagieuse, l’article 9 du chapitre II lui est applicable :
Art. 9. – Tout enfant atteint d’une maladie contagieuse bien confirmée doit être
éloigné de l’école et, sur l’avis du médecin chargé de l’inspection, cette
éviction peut s’étendre aux frères et sœurs dudit enfant ou même à tous les
enfants habitant la même maison.
L’article 10, lui aussi, s’applique
à la varicelle comme à toutes les autres maladies contagieuses ; nous le
reproduisons et le commentons ici, une fois pour toutes ; il traite de la
désinfection du local, du mobilier, du matériel scolaire, des vêtements et des enfants
eux-mêmes.
La désinfection de la classe est faite soit dans l’entre-classe, soit
le soir après le départ des élèves.
Elle comprend :
Le lavage de la classe (sol et parois) avec une solution antiseptique ;
La désinfection, par pulvérisation, des cartes et objets scolaires
appendus au mur
La désinfection, par lavage, des tables, bancs, meubles, etc. ;
La désinfection complète du pupitre de l’élève malade ;
La destruction par le feu des livres, des cahiers et des jouets ou des
objets qui auraient pu être contaminés dans les écoles maternelles.
Art. 11. – Il est adressé à la famille de chaque enfant atteint d’une maladie
contagieuse une instruction sur les précautions à prendre contre les contagions
possibles, et sur la nécessité de ne renvoyer l’enfant qu’après qu’il aura été
baigné ou lavé plusieurs fois au savon, et que tous ses vêtements auront subi
soit la désinfection, soit un lavage complet à l’eau bouillante.
Quelques explications au sujet des
désinfections sont peut-être nécessaires.
La désinfection des enfants
consiste : 1° en lotions du nez, de la bouche, de la gorge avec des
solutions d’acide phénique, d’acide borique, de thymol, etc.2° en bains
savonneux et en frictions générales.
Celle des vêtements consiste dans
le passage des vêtements à l’étuve à vapeur, quand il y en aura une dans la
ville, sinon dans leur immersion dans l’eau bouillante.
La désinfection du local, qui peut
être faite entre deux classes ou bien après le départ des élèves, comprend :
1° le lavage du sol, des parois et des tables avec une solution de sublimé (un
gramme pour un litre d’eau) ; l’assainissement par lavage ou pulvérisation
de tous les objets appendus au mur (le lavage peut se faire au moyen d’une
éponge légèrement imbibée, ou d’un pulvérisateur à parfum, si l’on n’en a pas
d’autre ; la solution au sublimé étant un poison violent, on pourrait la
remplacer par de l’eau phéniquée ; 20 à 30 grammes d’acide
phénique dans un litre d’eau). Enfin les objets scolaires appartenant à
l’enfant atteint seront brûlés et remplacés par des objets neufs.
Si les prescriptions qui précèdent
paraissent exagérées pour la varicelle, elles ne sont qu’un minimum pour la
variole, la scarlatine, la rougeole et la diphtérie.
La variole.
– Cette maladie tend heureusement à disparaître : il ne tiendrait même
qu’à nous de la faire passer à l’état de mauvais souvenir ; il suffirait pour
cela de nous conformer à la loi concernant les vaccinations périodiques. Elle
fait cependant encore des ravages parmi les tout jeunes enfants qui n’ont pas
encore été vaccinés. Les directrices devront donc exiger impitoyablement le
certificat de vaccine avant l’admission à l’école.
Les principaux symptômes de la
période d’invasion, qui dure trois jours, sont de violents frissons ; une
fièvre intense ; des vomissements répétés ; de grandes douleurs de reins.
Lorsque la variole s’est montrée à
l’école, il faut immédiatement renvoyer l’enfant malade puis désinfecter les
autres, les faire revaccciner, et enfin désinfecter le local à l’aide des
moyens indiqués ci-dessus. La durée de l’éviction des malades est de quarante
jours.
La rougeole donne lieu aux épidémies les plus fréquentes ; sa période
d’invasion est relativement longue : quatre à cinq jours. Elle offre des
symptômes caractéristiques, aisés à constater et qui ne manquent pour ainsi
dire jamais ; de plus, c’est pendant les derniers jours de cette période, alors que l’éruption ne s’est pas encore
montrée, que la maladie paraît prendre la plus grande puissance de contagion
; enfin ce sont les écoles qui en sont les foyers les plus dangereux et les
plus propres à la diffusion rapide du mal ; il est donc de toute nécessité que
les maîtresses connaissent les premiers symptômes de la période d’invasion. Ces
symptômes sont le rhume de cerveau, les yeux rouges et larmoyants, la toux.
Dès qu’un cas de rougeole est
signalé dans une commune, tous les instituteurs et institutrices devraient en
être avertis. A partir de ce moment, tous les matins, à leur arrivée, les
élèves devraient être examinés individuellement ; tout enfant qui tousse, qui
éternue, dont le nez coule et les yeux pleurent, doit être renvoyé à la maison
; si la rougeole se confirme, ses frères et ses sœurs, même ses camarades qui
habitent la même maison, doivent rester chez eux, car la rougeole – s’ils en
sont atteints – n’apparaîtra que le quatorzième jour qui suivra le moment où
ils l’ont prise, tandis qu’ils seront, dès le neuvième ou le dixième jour, un
danger pour leurs camarades.
Il est du devoir des maîtresses de
combattre, dans l’esprit des parents, le préjugé qui veut que la rougeole soit
constamment bénigne ; une grave complication, la broncho-pneumonie, la rend redoutable et mortelle.
La désinfection des enfants, celle
du local, du mobilier et du matériel scolaire, est, je le répète, identique
pour toutes les maladies contagieuses ; dans le cas de rougeole, les
gargarismes désinfectants, les lotions désinfectantes de la gorge, de la bouche,
du nez, fréquemment répétées, peuvent avoir une efficacité préventive réelle,
surtout contre la broncho-pneumonie.
Si les évictions des enfants
malades, de leurs frères et sœurs, de leurs camarades habitant la même maison
ne suffisent pas pour arrêter l’épidémie, l’école doit être licenciée ; le cas
se présente rarement.
La scarlatine.
– La période d’invasion de la scarlatine n’a qu’une durée de vingt-quatre ou de
quarante-huit heures. Les symptômes sont la fièvre, le mal de tête, les
vomissements et surtout le mal de gorge.
En temps d’épidémie, dès qu’un
enfant paraîtra indisposé, l’institutrice devra donc regarder la gorge (disons
en passant qu’il serait nécessaire d’habituer de bonne heure les enfants à ce
petit exercice, pour faciliter la tâche des médecins). Si l’enfant est atteint de
scarlatine, le fond de la gorge et le voile du palais sont d’un rouge vif ; assez souvent les amygdales présentent
des points blancs ou des taches blanches ; mais parfois ces signes manquent
complètement, et la maladie ne peut alors être reconnue qu’au moment de
l’éruption. Celle-ci commence presque toujours sous le menton, à la partie
antérieure du cou et à la partie supérieure de la poitrine. Elle se compose, en
général, de plaques dont le fond est d’un rouge vif, semé d’une quantité de
points plus foncés qui lui donnent un aspect granité très caractéristique.
L’élément contagieux de la
scarlatine est extrêmement tenace, et conserve sa puissance beaucoup plus longtemps
que celui de la rougeole; de là la nécessité d’une désinfection énergique du
malade, du local, des vêtements et des objets qu’il a touchés ; enfin, une
complication très grave : l’albuminurie (la présence d’albumine dans les
urines) impose une surveillance très active et très délicate, et un séjour de
six semaines dans la chambre.
Les oreillons.
– Il peut arriver que les oreillons ne soient précédés d’aucun symptôme. Mais,
le plus souvent, avant leur apparition on observe du malaise, de la fièvre, de
la courbature ; puis il se produit une gêne dans les mouvements de la mâchoire,
une douleur et un gonflement qui siègent d’abord en avant de la partie
inférieure de l’oreille, et qui s’étendent progressivement en arrière et au dessus
de la mâchoire. Un seul côté se prend d’abord ; mais neuf fois sur dix, l’autre
côté se prend à son tour quelques jours après.
Comme les oreillons ne donnent
jamais lieu à des accidents graves, on se contentera d’éloigner les enfants
atteints.
La diphtérie[2]. – La diphtérie comprend l’angine
couenneuse et le croup. Le croup survient rarement d’emblée ; cependant le cas
se produit quelquefois, et alors la voix et la toux rauques ou éteintes, les accès
de suffocation, l’état général grave le font reconnaître. Le plus souvent il
est le résultat de la propagation de l’angine couenneuse au larynx.
En temps d’épidémie, il faut
examiner la gorge de tout enfant qui paraît indisposé, et, s’il existe sur les
amygdales des points blancs ou des taches blanches, le cas est suspect et
l’enfant doit être renvoyé.
« Pour la diphtérie, dit le docteur
Napias, les évictions successives, les désinfections soigneuses, les lavages journaliers antiseptiques du sol ; la
propreté des enfants donne sans doute des résultats utiles, mais il n’est pas
de circonstance qui fasse plus regretter qu’il n’y ait pas dans les petites
communes de moyens de désinfection par l’étuve.
« Quand on sait la ténacité de
l’agent contagieux, sa reviviscence parfois après plusieurs mois dans le même local,
on comprend qu’il ne suffit pas d’assainir l’école, qu’il faudrait pouvoir
désinfecter aussi le logement de l’élève atteint par le mal et faire passer à
l’étuve les hardes et matelas. Sans quoi un commencement d’épidémie, d’abord
éteint, pourra se rallumer après quelques mois, et faire soudain un grand
nombre de victimes.
« En tout cas, pour la diphtérie,
autant et plus que pour la variole et la scarlatine, la destruction par le feu
des livres de l’écolier malade (et de ses jouets) s’impose absolument. »
La coqueluche.
– Le début de la maladie n’est pas caractéristique. Pendant les huit ou dix
premiers jours, elle ressemble à une bronchite ordinaire ; peu à peu, la
toux devient plus éclatante, plus fréquente la nuit ; enfin arrivent les
quintes, accompagnées de ce sifflement que l’on n’oublie jamais quand on l’a
une fois entendu. La durée de la contagion est très difficile à déterminer ; le
plus sûr est d’isoler l’enfant jusqu’à la disparition complète, non seulement
des quintes, mais de la toux.
« Quant à la désinfection, on peut, dit le docteur Napias, en dire tout ce que l’on a dit pour la
variole, la diphtérie et la scarlatine. »
Teignes. –
Le mot teigne est un mot générique. Les
teignes comprennent la pelade et
d’autres affections du cuir chevelu, causées par des parasites végétaux. La
pelade se reconnaît facilement à ses plaques arrondies, blanches et luisantes
comme de l’ivoire, complètement dénudées ou recouvertes d’un léger duvet
cotonneux. Il est moins aisé de distinguer les autres teignes des croûtes de lait que l’on observe si
souvent chez les enfants. Dans les teignes, les éruptions et les lésions sont
circulaires, elles sont circonscrites, c’est-à-dire que l’on peut toujours
apercevoir la limite précise entre la partie malade et la partie saine elles
sont moins humides, moins suintantes que les croûtes de lait ; les cheveux y sont toujours altérés.
« Pour la teigne (c’est le docteur
Napias qui parle), la question est particulièrement délicate et doit être envisagée
différemment, suivant qu’il s’agit des écoles des villes ou de celles des
campagnes. Il est évident que l’éviction s’impose dans tous les cas ; mais,
tandis que le teigneux pourra être hospitalisé pendant quelque temps dans les grandes
villes, suivre au besoin les cours d’écoles spéciales, comme celle de l’hôpital
Saint Louis à Paris, cette hospitalisation n’est pas possible dans les écoles
rurales ; or renvoyer le petit malade dans sa famille, ce n’est l’éloigner de
ses camarades qu’aux heures de classe, c’est-à-dire aux heures où le danger de
la contagion est le moindre ; il continuera dans les intervalles à se mêler aux
jeux des autres, et c’est alors que la contagion sera possible. La Commission d’hygiène pense que, dans de
tels cas, en même temps que l’éviction serait prononcée, le médecin scolaire
devrait être averti et qu’après LES PREMIERS JOURS DE TRAITEMENT ET UNE
ÉPILATION SOIGNEUSE, LE PETIT MALADE, CONVENABLEMENT PANSÉ, LA TÊTE ENDUITE
D’UN CORPS GRAS ET RECOUVERTE D’UNE COIFFE DE TOILE, pourrait être de nouveau admis à l’école. Il est certain que la
régularité du pansement serait assurée par ce fait que l’instituteur renverrait
immédiatement à sa famille l’enfant qui se présenterait avec un pansement
insuffisant. »
Avant de terminer ce triste aperçu
des misères qui guettent les enfants des écoles, rappelons que la fièvre typhoïde débute par des
saignements de nez, un état d’abattement et un mal de tête persistant. Elle
n’exigera jamais le licenciement de l’école, mais seulement la surveillance de
l’eau de boisson et la désinfection des cabinets d’aisances.
Rappelons enfin que la méningite est précédée chez les enfants
d’une période de malaise qui peut durer plusieurs semaines. L’enfant change de
caractère, devient triste, sombre, indifférent ; le jeu ne l’amuse plus ; il se
cache dans un coin, fuit la lumière, est irritable, de mauvaise humeur, n’a
plus de goût pour rien ; la moindre occupation intellectuelle le fatigue et
l’ennuie ; il se plaint de mal de tête ; il a des vomissements, de la constipation ;
il pâlit et rougit alternativement. Cet état de malaise vague, de souffrance
indéterminée, de tristesse et de changement d’humeur sans motif, qui se
prolonge, devrait éveiller la sollicitude des instituteurs ; souvent les
parents ne s’en inquiètent pas assez. Mais les parents !... ils ne savent pas.
CHAPITRE V
Le patronage.
L’organisation du bien-être dans
les écoles ne peut guère être résolue que par le patronage ; malheureusement
celui-ci est loin d’exister partout, et dans les villes où il fonctionne, il ne
donne pas tout ce que l’on est en droit d’en espérer. Dans beaucoup de villes,
il se fourvoie, prétend remplacer l’inspection et devient par cela même une
gêne. Les droits et les devoirs respectifs de chacun n’ont pas été nettement établis.
J’en ai fait la preuve très fréquemment ; en voici un exemple:
Une jeune femme, avec laquelle j’ai
des relations très agréables, ayant été nommée patronnesse des écoles
maternelles de son quartier, m’avait priée de l’accompagner dans une de ses visites :
ce que j’avais accepté avec grand plaisir. Comme nous quittions l’école, après
deux heures passées au milieu des enfants, elle me dit : « Je suis toute
disposée à remplir mon devoir, et je sens même qu’il va me passionner, ; mais
il faut bien avouer que j’ignore en quoi il consiste, et je n’ai reçu aucune instruction…
– Vous avez, chère madame, le droit
et le devoir d’être perspicace et généreuse.
– C’est évident ; mais… ensuite ?
– C’est tout. » Et comme elle
manifestait un étonnement mêlé d’une pointe de scandale : « Votre part est
encore belle, lui dis-je. Vous allez y dépenser non seulement de l’argent, mais
du cœur et de la sagacité. Faire du bien aux petits est une science qui ne
s’acquiert qu’au prix de beaucoup d’études et d’expériences. Le but de l’école
maternelle est de donner à l’enfant le bien-être qui lui manque chez lui et les
bonnes habitudes que ses parents ignorent ; or ce bien-être et ces bonnes
habitudes dépendent, en grande partie, d’une organisation matérielle que les
municipalités ne sont pas toujours en état de procurer, et que nous attendons de
vous ; non des comités d’autrefois, dont les attributions n’étaient pas
suffisamment définies, mais de comités investis de droits précis, ne se
préoccupant ni de l’emploi du temps, ni des méthodes, ni des procédés, ni des
programmes, ni, des livres, toutes choses qui sont du ressort exclusif de
l’administration, représentée par les inspecteurs et les inspectrices, mais se
montrant dévoués et généreux, sans que leurs libéralités présentent le
caractère de l’aumône, antipathique à nos mœurs républicaines.
Ainsi, pour nous borner à ce que
nous avons vu aujourd’hui, les enfants sont, pour la plupart, mal chaussés, mal
vêtus : il faudrait des chaussures et des vêtements au vestiaire (ces
chaussures et ces vêtements resteraient à l’école) ; la plupart aussi sont
pâles, ils ont les membres grêles, des bobos à la figure ou à la tête ; il
faudrait aux uns des dépuratifs, à d’autres des réconfortants, à d’autres
encore des médicaments au phosphate de chaux. Mais ce n’est pas tout : quelques-uns
auraient besoin de lunettes, quelques autres d’appareils orthopédiques… Le
patronage devrait donc donner des médicaments et des appareils, en même temps
que des vêtements et des chaussures.
« Avez-vous remarqué le petit
nombre d’enfants ayant un mouchoir de poche ? Or le mouchoir est indispensable
si l’on veut faire acquérir des habitudes de propreté. Et les serviettes au
lavabo ? et les serviettes pour le repas ?
« Autre chose encore au moment du
dessin, tous les enfants ont craché sur leur ardoise et ils l’ont essuyée,
celui-ci avec son mouchoir, celui-là avec son tablier, un troisième avec sa
manche. Il faudrait de petits tampons de laine que l’on suspendrait à des clous
fixés à chaque place. Et des jouets ! Vous qui êtes maman, vous savez bien
qu’ils sont un élément essentiel de l’éducation ; leur absence fait de l’école
un séjour mélancolique, et elle centuple les difficultés des maîtresses :
donnez des jouets en quantité !
« Mais je n’ai pas fini. Les directrices
connaissent peut-être les misères et les douleurs des familles qui leur
confient des enfants ; elles connaissent mêmee pis que cela : les vices,
les cruautés de quelques parents… Le devoir de la dame patronnesse est de s’informer
et d’aller apporter dans ces tristes milieux soulagement, consolations,
lumières morales…
« Tenez, une de vos collègues,
patronnesse de l’un des quartiers les plus populeux de Paris, m’a écrit, il y a
quelques jours, pour me demander un moment d’entretien, que je me suis hâtée de
lui accorder. Il s’agissait d’un enfant malheureux. Le pauvre petit (il a cinq
ans et demi à peu près) a été abandonné par sa mère. Son père s’est créé
immédiatement un nouvel intérieur. La femme qu’il a choisie n’aime pas les
enfants ; elle en a à elle dont elle s’est débarrassée en les plaçant on ne
sait où. Il est facile alors de se figurer que le pauvre petit est le paria de la
maison. Il n’est peut-être pas brutalisé d’une manière aussi scandaleuse que
quelques autres dont les journaux racontent le supplice, mais il est mal
couvert (des vêtements chauds donnés par la directrice ont été vendus ou
distribués ailleurs) ; son panier ne contient jamais autre chose que du
pain sec. L’enfant étant malade il y a quelques jours, et grelottant de fièvre,
ayant été reconduit chez son père, par les soins de la directrice, a été
brutalement apostrophé et renvoyé dans la rue… Bref, une de ces nombreuses
victimes, dont nous devrions avoir la pensée obsédée, et dont le supplice est
une honte pour l’humanité ; un de ces petits martyrs qui, plus tard,
punissent la société de son indifférence et de son égoïsme impardonnables car
c’est surtout parmi eux que se rencontrent d’abord les vagabonds et les
voleurs, puis les assassins.
« Nous sommes allées ensemble voir
le pauvre petit à l’école maternelle ; il a le front proéminent, les jambes
comme des fils, et puis « il devient méchant », me dit la directrice : il
faut l’arracher à son détestable milieu. Son père, qui ne l’aime pas assez pour
le protéger et lui faire au misérable foyer sa toute petite place, veut bien le
confier à une société qui le fera soigner et élever…
« Huit jours après, l’enfant était
recueilli par le Sauvetage de l’Enfance
; il se fortifiera, je l’espère, et, en tout cas, il sera heureux. »
Ma jeune amie a compris.
Mais la question mérite que l’on
s’y arrête un instant.
D’abord, pourquoi le patronage est-il
nécessaire ? pourquoi son absence constitue-t-elle une lacune si regrettable ?
Les familles dont les enfants
fréquentent nos écoles publiques peuvent se diviser en deux catégories, qui
comporteraient, il est vrai, de nombreuses subdivisions : celles qui,
ayant le souci de l’éducation morale de leurs enfants, ne peuvent à la fois gagner
leur vie et les surveiller ; et celles qui ne s’en préoccupent absolument pas,
se trouvant satisfaites pourvu que leurs fils et leurs filles ne leur causent
aucun embarras, pourvu surtout qu’ils n’attirent pas sur eux l’attention
toujours inquiétante de la justice. Dans l’un et l’autre cas, les enfants ne
sont pas surveillés en dehors de l’école. Les bons ouvriers sortent de la
maison le matin et n’y rentrent que le soir ; les autres sont chez eux à des heures
irrégulières et il est même désirable que leurs enfants n’y soient pas à ces
heures-là.
Quant au dimanche, c’est, en
général, dans les grandes villes, le jour où la mère de famille soucieuse de
ses devoirs passe la plus grande partie de la journée à la maison, pour mettre
en ordre le ménage, pour réparer les vêtements de travail. Le père, même très
honnête, n’a que rarement la vocation de bonne d’enfants ; conduire à la
promenade n’est pas son fort. D’ailleurs, « à dix ans, à douze ans, on n’a plus
besoin, dit-il, d’être attaché à la robe de sa mère ni à la redingote de son
père ; c’est le moment d’apprendre à voler de ses propres ailes, de se grouper
entre camarades… » Et l’enfant, non surveillé, prend de mauvaises habitudes ;
le petit garçon fume ; au lieu d’acheter des friandises, il goûte chez le
marchand de vin à la liqueur des grands, la petite fille s’oublie déjà à des
rêves de luxe malsain, à des conversations désolantes, entretenues par
l’imagerie des kiosques, par les infamies que beaucoup de journaux à un sou
font distribuer gratis… Nous avons reçu maintes visites de parents angoissés
qui nous suppliaient de les remplacer auprès de leurs enfants, que, malgré leur
bonne volonté, ils ne pouvaient surveiller d’assez près. Et nous nous devons à
leurs enfants autant qu’à ceux dont les familles sont insouciantes ou
inconscientes ; nous nous devons de sauvegarder la moralité des enfants du
peuple, et c’est aux comités de patronage que nous demanderons de nous venir en
aide.
L’école, à tous ses degrés, fait,
en sa qualité d’école, tout ce qu’elle peut faire ; et à moins de doubler son
personnel, qui finirait par succomber aux fatigues accumulées de l’enseignement
proprement dit et de la direction morale, il faudra bien organiser une ligue
agissante contre la rue, c’est-à-dire contre le soleil de la canicule, qui
occasionne des maladies du cerveau ; contre le froid et l’humidité, avec leur
cortège de maladies des bronches et de la poitrine ; contre les voitures, qui
écrasent ou mutilent ; contre les chevaux échappés, contre les pierres qui
tombent des corniches, et en même temps contre les spectacles immoraux donnés
quotidiennement et gratis par la rue aux pauvres enfants qui ne peuvent s’en
défendre. Qu’est-ce, en effet, que les blessures du corps comparées à la souillure
indélébile de l’âme ? Ne préférerions-nous pas, les unes et les autres, voir
notre enfant couché dans le cercueil que de le savoir à jamais, perdu pour le
bien ?
Ces dangers étant connus – ils ne
sont hélas que trop précis, – il faut guérir ceux qu’ils ont atteints, et il faut
surtout en préserver ceux qu’ils n’ont encore qu’effleurés.
Les enfants le plus cruellement
entamés par la maladie morale, on les trouve souvent, dans les postes de
police, au Dépôt, au tribunal correctionnel, en prison. Ceux qui sont à peine
effleurés, ce sont ceux que le Sauvetage
de l’Enfance et d’autres sociétés philanthropiques essayent de soustraire à
la mendicité, au vagabondage et à leurs détestables conséquences. En deux mots,
les enfants démoralisés relèvent plutôt, à l’heure actuelle, de l’administration
pénitentiaire, et les enfants en danger moral dûment constaté, des associations
de bienfaisance. Il est superflu d’ajouter que nous rêvons de voir diminuer
graduellement, jusqu’à extinction complète, le nombre de ceux qui sont soumis
au régime pénitentiaire, et que nous appelons de tous nos vœux le jour où,
grâce à la moralisation de la famille, les sociétés de bienfaisance n’auront
plus à s’occuper que du bien-être matériel des enfants pauvres. Mais, pour
hâter l’avènement de cette époque bénie où un enfant en danger moral sera une
exception, il est de toute nécessité de créer dans tout le pays des sociétés
locales de patronage, qui seront pour la santé morale de sa population ce que
les sociétés d’hygiène sont pour sa santé physique.
Faisant abstraction des centaines
de petits qui encombrent nos écoles maternelles et qui devraient être auprès de
leurs mères, occupons-nous des milliers d’enfants qui y sont si bien à leur
place, qu’il faudrait les réquisitionner s’ils n’y venaient pas. Ce sont des
enfants d’ouvrières ou de femmes malades, ou bien ce sont des enfants orphelins
de mère. Ceux-là n’ont presque jamais chez eux le bien-être nécessaire à leur
développement physique, ils n’y ont pas davantage la joie indispensable à leur
développement moral. Il leur faudrait, pour le repas du soir, une nourriture
aussi réconfortante que celle que fournit à midi la cantine de l’école ; il
leur faudrait à l’heure du lever, à l’heure du coucher, des soins que leur mère
n’a presque jamais le temps de leur donner ; il leur faudrait quelquefois de
ces bonnes fêtes qui épanouissent l’âme, et dont le souvenir fait passer des
éclairs dans les yeux ; il faudrait, enfin, à quelques-uns un séjour annuel de
plusieurs semaines à la campagne.
Le comité local leur doit tout
cela, et ne me dites pas qu’il ne pourra jamais le leur donner, et que mon rêve
restera toujours à l’état de rêve, car j’en connais un qui réalise ces miracles[3].
Mais s’il y a trop d’enfants de
deux à six ans qui vont à l’école maternelle – je fais de nouveau allusion ici
à ceux que leurs mères pourraient garder, – il y en a trop aussi qui n’y vont
pas, et ce sont justement ceux pour qui elle serait une délivrance, un paradis.
Ce sont, d’une part, les pauvrets qui restent dans leurs taudis parce qu’ils ne
sont pas vêtus ; ce sont, d’autre part, ceux qui errent et mendient. Les uns et
les autres relèvent du comité de patronage. Il ira chercher les premiers à
domicile, il les fera propres et beaux, puis il les enverra à l’école ; quant aux
autres, se faisant l’auxiliaire de la Société contre la mendicité des enfants,
dont nous avons parlé dans un chapitre précédent, il les prendra par la main,
dans les rues, et il les conduira à l’école aussi, s’il en est temps encore,
c’est-à-dire s’ils ne constituent pas un danger pour les autres écoliers. Il
fera ainsi œuvre de préservation sociale, et désormais nous ne recevrons plus
de confidences douloureuses comme celle que me faisait, il y a quelques jours,
un de mes amis, inspecteur dans un département de l’Est : « On me signale
chaque mois, m’écrivait-il, par l’extrait du registre d’appel, plus d’enfants
que je ne l’aurais jamais cru qui ne fréquentent pas l’école, mendiant,
vagabondant. J’ai essayé dès le premier mois de les faire rentrer à l’école,
mais la plupart sont si vermineux, si
déguenillés et parfois si corrompus, que l’on ne peut les admettre avec les
autres élèves. »
A mesure que l’enfant grandit, la
nécessité du patronage s’affirme davantage. Ses besoins matériels sont plus
considérables, et le budget de sa famille n’augmente cependant pas en
proportion de son appétit. Quant à la surveillance morale, elle doit se faire à
la fois plus active et plus délicate ; le patronage, qui a d’abord suivi
l’enfant de la maison à l’école, le suivra de l’école à la maison, et plus tard
de la maison à l’atelier, et ne se croira quitte de ses devoirs que lorsque
l’ouvrier, devenu homme à son tour, sera capable de faire pour d’autres ce que,
pendant tant d’années, les autres auront fait pour lui.
Car si l’école est déjà un bienfait
incontestable, pour qu’elle soit le bienfait suprême, il faut que l’écolier
soit, pour ainsi dire, enveloppé par une sollicitude éclairée et incessante.
Pendant les heures de classe, pendant les récréations, cette sollicitude incombe
au personnel enseignant, dont elle ennoblit singulièrement la tâche ; mais en
dehors de l’école l’enfant doit trouver le patronage.
En dehors de l’école il y a, je le
répète, la rue odieuse qui guette l’écolier et à laquelle nous nous promettons
de l’arracher.
Pour atteindre notre but, il
suffirait, me semble-t-il, de créer, à côté de l’école, des abris hospitaliers qui
recevraient les écoliers pendant tout le temps que leurs parents sont hors de
chez eux. Dans ces abris, les enfants seraient occupés, surveillés et joyeux.
L’idée est pratiquée dans quelques
pays étrangers ; j’ai reçu tout récemment de Suède une très intéressante
brochure qui répond absolument à nos préoccupations à ce sujet :
« Les ouvroirs de Stockholm sont
des écoles gratuites pour les enfants pauvres de sept à quatorze ans. Ils ont
pour but de leur inspirer de bonne heure l’amour du travail, de les sauver ainsi du danger d’aller
mendier dans les rues pendant leurs heures de loisir, et de leur donner
l’habitude de gagner eux-mêmes, par des ouvrages manuels, leur dîner ou leur
souper et aussi de l’argent pour s’habiller…
« Les enfants y apprennent à faire
des ouvrages manuels qui plus tard leur seront utiles : à coudre, à
tricoter, à raccommoder leurs habits, leurs bas, leurs souliers ; les grands
garçons, même ceux de douze ans, raccommodent leurs bas et quelquefois ceux de
leurs sœurs.
« Tous ces enfants fréquentent l’école primaire, et l’œuvre, dirigée gratuitement par des femmes de la classe
aisée, est en excellentes relations avec les maîtres et les maîtresses, qui choisissent pour les envoyer à l’ouvroir
les enfants orphelins et ceux qui, par telle ou telle circonstance accidentelle
ou habituelle, ne sont pas surveillés par leurs parents.
« On tâche surtout d’avoir une
influence morale sur les enfants ; la discipline est moins rigoureuse que dans
les écoles (où ils vont tous, je le répète), et l’on ne néglige aucune occasion
de mettre un peu de joie et de soleil dans ces petites vies qui en ont si peu. C’est parce qu’il faut faire concurrence à
larue, qui a pour eux tant d’attraits, que l’on offre à ces enfants des
occupations qui leur plaisent : la confection de corbeilles et de paniers
en copeaux, de jolies choses pour l’arbre de Noël, de meubles pour la maison,
de jouets, etc., etc. »
Et les enfants s’attachent à
l’ouvroir et à ses bienfaisantes directrices. Une jeune dame de la meilleure
société de Stockholm m’a raconté que, le jour de son départ pour Paris au
moment de l’Exposition universelle, elle a vu arriver les garçons de sa classe,
qui lui ont demandé la permission de faire sa malle, et lui ont apporté un
bouquet d’anémones qu’ils étaient allés cueillir à cinq heures du matin dans
les bois des environs.
L’idée est donc pratique ; peut-être
en ferons-nous autre chose que les
Suédois, mais ce qui est important, c’est que nous en fassions quelque chose de
bon.
Le jeudi et le dimanche, notre
ouvroir, notre abri, appelez-le comme vous voudrez, ou, si vous aimez mieux, le
préau de nos écoles, devrait être transformé en une salle d’occupations
attrayantes et en salle de récréation pour les jours de pluie ; la cour ou le
jardin serait, au contraire, le lieu de réunion les jours de beau temps. On
installerait des jeux comme dans les fêtes publiques : raquettes, grâces,
croquet tonneau, lanternes magiques ; les grands se grouperaient pour des
délassements intellectuels : lecture, charades ; on apprendrait des
chœurs, on organiserait des fêtes de famille ; plusieurs fois par an, les
diverses sections d’un même quartier fusionneraient. Tout cela sans porter préjudice
aux excursions du printemps et de l’été ; car il est nécessaire de conduire les
enfants à la campagne. Beaucoup d’enfants des grandes villes ne connaissent que
les arbres des boulevards, tous taillés sur un même modèle, tous rangés en
longues files monotones. Il faut les initier à la poésie exquise de la rivière
moirée, que le soleil crible d’aiguilles d’or, et pour cela organiser des «
parties » de campagne, des repas champêtres, un des bonheurs de ceux qui sont
jeunes et même de ceux qui ne le sont plus. – Nos élèves rapporteraient, de ces
journées au grand air, des provisions de force et des souvenirs joyeux.
Je me résume.
Ce qui a manqué jusqu’ici aux
enfants du peuple, c’est d’être groupés, sous une surveillance vigilante et
aimable ; si beaucoup ont succombé moralement, s’il en succombe tous les jours,
c’est que nous n’avons pas su nous associer pour leur tendre la main. Le moment
est venu de combler cette lacune ; mettons-nous à l’œuvre ; nos écoles les
accueillent ; mais ce n’est pas assez de les accueillir, il faut les soigner,
les distraire, les aimer et les préserver. Notre rôle ne doit cesser que
lorsque les écoliers, que nous avons connus bébés à l’école maternelle, sont
devenus des hommes et des femmes de bien.
TROISIÈME PARTIE
BONNES HABITUDES MATÉRIELLES
CHAPITRE I.
I. Propreté du corps et des vêtements.
– II. L’école maternelle doit remplacer la mère malade, trop occupée, trop
pauvre, ou incorrigible. – III. Les
waters-closets. – IV. Les repas.
Un Anglais qui aime sa mère et son
chien dit « I love my mother, I like my
dog ». C’est-à-dire qu’il emploie deux mots différents pour exprimer deux
sentiments de nature différente. La
langue anglaise est, en ce cas, plus logique que la nôtre ; mais rien qu’un
peu, car il faudrait une longue série de mots pour exprimer, d’une façon tant
soit peu précise, les mille et une nuances de l’amour, de même qu’il y a mille
et une manières pour un être raisonnable de prouver qu’il l’aime à un autre
être raisonnable. Mais dès qu’il s’agit du petit enfant, incapable d’apprécier
les mobiles de notre conduite envers lui, il n’y a qu’un seul moyen de lui
prouver que nous l’aimons ; il consiste à le choyer, à le caresser, à le
consoler, avec des paroles émues, à sécher ses pleurs avec des baisers.
Cette preuve, l’école maternelle ne
la donne pas encore ; elle enseigne, au lieu de cultiver, au lieu d’entourer de
soins.
J’étais un jour dans une école
maternelle où, au milieu d’une population relativement propre, car de grands
progrès ont été réalisés en ce sens dans toute la France, se trouvaient une
douzaine d’enfants non peignés, non lavés, et un petit garçon d’une malpropreté
tout à fait répulsive.
J’interrogeai la directrice. Les
mères de la plupart de ces enfants étaient, me répondit-elle, d’une négligence
invincible ; quant à celle du plus malpropre, elle était forcée de sortir tous
les matins au petit jour pour aller à son travail, et ne pouvait lui donner
aucun soin !
Tous les enfants non soignés qui
fréquentent nos écoles appartiennent à l’une ou à l’autre de ces deux catégories :
ou la mère ne veut pas, ou la mère ne peut pas. Dans les deux cas, il y a une
victime, toujours la même : l’enfant. Or l’école maternelle dans laquelle
il y a une victime est une école déshonorée…
Mais qu’est donc l’école
maternelle, je vous le demande, si elle ne supplée pas la mère ? Si l’enfant non
soigné chez lui n’est pas davantage soigné à l’école ?... Examinons les
conséquences de cet oubli de son devoir par notre établissement de « première éducation».
D’abord l’enfant ne se développe
pas d’une façon normale ; il est gêné par des bobos qui s’éternisent : premier
dommage, essentiellement physique.
Ensuite, ses camarades propres ne
frayent pas avec lui ; il est quasiment solitaire ; il ne prend pas sa
part des jeux en commun – à moins qu’une maîtresse n’intervienne, – il se donne
donc moins de mouvement : encore un dommage physique. Mais ce deuxième
dommage, physique, se complique d’un dommage intellectuel, car l’enfant qui ne
joue pas avec les autres se développe plus lentement ; il se complique enfin
d’un dommage moral, car ce petit, délaissé par ses camarades, délaissé par les maîtresses
qui ne peuvent le caresser – il est vraiment répulsif, – ce petit délaissé
souffre dans son âme, et cette souffrance n’est pas de celles qui font éclore
les bons sentiments.
« Est-il vraiment aussi délaissé
que cela, l’enfant malpropre ? me demandera-t-on.
– Suivez-moi dans une autre école
maternelle :
« Le préau est sombre et bas de
plafond ; dans la partie la moins mal éclairée se trouvent quelques petits, une
quinzaine, assis sur des bancs sans dossier – le dossier est un luxe que l’on
ne rencontre pas tous les jours ; – dans le coin le plus triste est un enfant
tout seul, un enfant de cinq à six ans.
« Que fais-tu là, mon petit ?
– Nous ne pouvons pas le mettre
avec les autres, répond la femme de
service ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de le garder là.
– Tout seul ! assis ! dans
le coin noir !
– Regardez-le : il est à peine
habillé ; et puis il est trop sale.»
« Il était, en effet, couvert
de haillons, le pauvre enfant, et malpropre !...
« Va te laver, mon petit, lui dis-je
; lave ta figure et tes mains : tu es assez grand pour le faire tout seul
; et puis, quand tu seras bien propre, tu viendras me rejoindre dans la salle
d’exercices pour que je t’embrasse ; j’aime beaucoup à embrasser les figures et
les mains fraîchement lavées. »
« L’enfant quitta le préau, et
j’allai voir la directrice, qui, occupée avec les plus grands, ne savait pas
que j’étais dans son école.
« Mon inspection terminée (et
l’enfant n’ayant pas encore paru), je questionnai à son sujet la directrice ;
je lui fis part du douloureux étonnement que j’avais éprouvé, d’abord en voyant
cet enfant tout seul, ensuite en entendant les explications de la femme de
service.
« C’est que… les parents des autres
enfants me défendent de le mettre avec les leurs ; il est couvert de vermine.
– Je comprends certes leur
répulsion ; mais ce que je n’admets pas, c’est que cette répulsion ait sa
raison d’être. L’enfant doit venir propre à l’école ; un établissement d’éducation ne peut pas être le dernier
refuge de la malpropreté.
– Il n’y a rien à faire avec cette
mère, et je suis fort tourmentée ; les parents des autres enfants m’en veulent
de le garder ; sa mère m’injurie si je parle de le lui rendre.
– Qu’elle le nettoie, alors !
– Elle ne le peut guère : elle
part de chez elle tous les matins avant quatre heures…
– Si elle le lavait tous les soirs
avant de le coucher, il serait plus acceptable, et vous auriez dû lui suggérer
cette idée. Cependant, comme ce ne serait encore qu’une atténuation et non une
solution, il faut que l’école se charge de donner à ce pauvre petit ce qui lui
est dû.
–
Mais
il est plein de vermine !
– Il faut le laver, le brosser, le
peigner.
– Mais… ses vêtements sont en
loques !
– Si vous le voulez bien, et vous
le voudrez, il aura des vêtements ce soir, car je ne puis admettre qu’il n’y
ait pas en ville une femme pouvant faire le bien qui reste insensible à cette
situation désolante…
– Les vêtements que nous lui
procurerons seront dans deux jours aussi sales que ceux qu’il a sur le corps, et
peut-être même que la mère les vendra.
– Gardez-les à l’école alors ;
chaque matin, le petit fera sa toilette en arrivant ; chaque soir, il vous
laissera son costume. Ce procédé excitera peut-être un peu d’émulation chez la
mère ; peut-être pourrez-vous bientôt lui confier les vêtements en lui disant que
vous les lui prêtez ; peut-être même pourrez-vous finir par les lui donner. »
L’affaire est arrangée. Notre
sauvetage a-t-il réussi complètement ? Aurait-il échoué, cette déception ne changerait
en rien notre devoir. Nous ne pouvons pas laisser un enfant dans des conditions
où le sentiment de la dignité ne peut se développer, où la souffrance fait
naître la haine ; nous ne devons pas instituer dans l’école une classe de
parias ; nous ne devons pas y élever des ennemis de la société. On ne se doute
pas des douleurs que peut contenir un petit cœur d’enfant !
Puisque nous avons créé des écoles
maternelles, il faut que nos pupilles soient heureux chez nous, et pour cela il
faut les soigner comme s’ils étaient nos propres enfants.
Cela nous ne le faisons pas ; non
par manque de cœur, mais parce que nous sommes habitués à nous figurer qu’une
école est une maison où l’on apprend exclusivement ce qu’il y a dans les
livres, au lieu d’être un home où
l’on apprend à se bien porter physiquement et moralement ; un home où, sous
l’égide de celle qui remplace la mère, on apprend à être heureux en faisant son
devoir.
Mais, m’objectera-t-on, vous allez
encourager la paresse des mères de famille.
Pas du tout ; je stimulerai au
contraire de tout mon pouvoir celles qui ont besoin d’être excitées ; je leur
enseignerai peu à peu à remplir leur devoir maternel, j’instituerai des primes
pour récompenser les progrès ; je créerai une émulation au foyer comme à
l’école. Mais il faut bien nous rendre compte de cette douloureuse vérité,
c’est qu’il y a des mères de famille qui, malgré leur bonne volonté, ne peuvent
pas soigner leurs enfants. J’en ai eu pour ma part sous les yeux des exemples
vivants ; entre autres, vis-à-vis de chez moi, dans une maison exclusivement
habitée par des ouvriers, et qui par conséquent reste à peu près vide pendant
toute la journée. Dans une des chambres, cependant, trois enfants, dont un très
jeune encore, restaient tout seuls et les heures traînaient en une dispute
perpétuelle. Lasse d’entendre les cris du plus petit, j’allai chez la concierge :
elle m’apprit que ces enfants étaient seuls, parce que la mère était à son travail
; qu’elle partait de très bonne heure et ne rentrait que très tard. Bref, je
guettai son retour, et le soir même j’allai lui faire une visite. Elle me dit que
le père était phtisique à l’hôpital ; qu’elle travaillait dans un atelier situé
de l’autre côté de Paris ; qu’elle partait à cinq heures et demie chaque matin,
c’est-à-dire qu’elle passait quatorze heures hors de chez elle. A peine
arrivée, elle faisait le souper ; – elle couchait les enfants, et elle
raccommodait leurs vêtements. Cela durait jusqu’à onze heures !
Cette femme n’a pas été jetée là
pour les besoins de ma cause ; à Paris, elle se nomme « légion » et «
légion » aussi dans les grandes villes manufacturières. Exigerez-vous que,
pendant la semaine, sa plus petite fille arrive propre à l’école ? Refuserez-vous
de la recevoir parce qu’elle ne le sera pas ? Eh non ! Mais puisque vous
avez le cœur bien placé, vous ferez la seule chose humaine qu’il y ait à faire,
vous nettoierez la pauvre enfant ; vous la soignerez et la dorloterez, avec
d’autant plus de tendresse qu’elle est plus abandonnée, et comme elle est
frêle, comme il faut réagir, et contre la faiblesse de tempérament que lui a
léguée son père, et contre les douloureux effets de la misère, vous lui ferez
prendre les médicaments ordonnés par le médecin.
« L’école maternelle est donc un
dispensaire ?
– Elle devrait l’être jusqu’à un
certain point, comme la famille qu’elle remplace. Remplacer la famille est sa
seule raison d’être.
– Mais… les deux sœurs aînées ne
sont donc bonnes à rien ? Ne pourrait-on exiger qu’elles remplissent leurs
devoirs envers la pauvre petite ?
– N’oublions pas que le devoir est
proportionné à la notion que nous en avons reçue ; or les deux aînées,
abandonnées comme leur jeune sœur, n’ont pas eu l’occasion d’acquérir de bonnes
habitudes. Peut-être ont-elles fréquenté l’école primaire à bâtons rompus. Là
elles ont entendu le précepte ; mais où ont-elles vu l’exemple ? »
Certes, au petit enfant malpropre,
ou bien à celui qui refuse de se laisser laver, il y a quelque chose à dire.
Est-il tout petit :
« Si tu étais plus propre, tu
serais plus joli et je pourrais t’embrasser.»
Un peu plus tard :
« Si tu étais plus propre, tes
bobos guériraient plus tôt ; tu te porterais mieux. »
Plus tard encore :
« Il y a en toi quelque chose qui
aime ton papa, ta maman, tes frères, quelque chose qui aime le soleil et les
fleurs : c’est ton âme, je la vois dans tes yeux, quand ils me regardent
tout droit ; je la vois sur tes lèvres quand tu souris ; je la vois aussi dans tes
larmes quand tu as du chagrin. Ton âme habite dans ton corps ; ton corps, c’est
la maison de ton âme. Il faut que la maison de ton âme soit propre. Ton âme,
c’est comme un bouquet de fleurs ; est-ce que tu mettrais un bouquet de roses dans
un vase souillé ? »
Oui, il y a quelque chose à dire ;
mais il importe de joindre l’action à la parole ; il faut que l’enfant malpropre
soit nettoyé. Tous doivent être
propres, car tous ont besoin de caresses, surtout ceux qui en sont privés dans
leur famille ; tous doivent être propres,
car tous ont une âme à honorer.
D’ailleurs, je le répète, l’école
maternelle est un établissement d’éducation, et l’éducation est un ensemble de
bonnes habitudes : de bonnes habitudes matérielles, de bonnes habitudes morales.
Il est évident que c’est par les
bonnes habitudes matérielles qu’il faut commencer.
Comment s’y prendre à l’école ?
De même que la mère digne de ce
nom, et à qui sa situation matérielle permet de se rendre digne de ce nom,
donne au début de la journée des soins de propreté minutieux à ses enfants, les
maîtresses employées dans les écoles maternelles doivent consacrer aux soins
matériels les premières heures de la matinée.
N’attendez donc pas, comme cela a
lieu trop fréquemment, que tous les enfants soient arrivés pour faire l’examen
de propreté. Tenez-vous à l’entrée du vestibule, et, autant que possible,
devant la mère ou devant les sœurs aînées, inspectez les corps et puis les
vêtements, des cheveux à la chaussure. La tête est-elle vraiment propre ? les
cheveux sont-ils soignés ? (Donnez aux mamans le conseil de renoncer à la
pommade, aux huiles parfumées qui encrassent sans aucun profit.) La chemise et
le corps sont-ils criblés de piqûres d’insectes, engagez à saupoudrer le lit,
le matin, avec de la poudre insecticide, et à consacrer une chemise sur trois
au service de la nuit.
Les bas tombent-ils sur les talons,
faute de jarretières, ou parce que les jarretières sont mal attachées ou trop
distendues, indiquez un moyen très pratique de maintenir le bas : un lacet
ou un caoutchouc s’accrochant à la petite brassière.
Les bottines manquent-elles de
boutons, les souliers de lacets, faites comprendre que dans ces conditions la
marche est pénible, que les foulures et les entorses sont à craindre, et – ce
qui touchera malheureusement davantage – que la chaussure s’usera beaucoup plus
vite.
Un des vêtements est-il décousu,
déchiré, dites que le dommage ira en s’aggravant jusqu’à midi, jusqu’au soir…
Et ce que la mère ne peut pas ou ne veut pas faire, faites-le vous-mêmes autant
que possible.
Les enfants mangent-ils à l’école,
exigez une serviette ; ne les laissez pas commencer leur repas avant
qu’ils se soient lavés ; lavez-les encore ou faites-les laver quand ils ont
fini ; ne remettez pas dans leur panier la serviette humide ; étendez-la pour
qu’elle sèche. Enfin que l’heure du repas soit ce qu’elle devrait toujours être
dans la famille : un des éléments les plus précieux pour apprendre à bien
vivre en commun.
Malheureusement l’école maternelle
n’est pas encore entrée dans cet ordre d’idées, et il est bien rare que j’aie
été satisfaite d’un repas auquel j’ai assisté dans mes inspections. Voici à ce
sujet un de mes souvenirs les plus récents.
Les enfants étaient littéralement
collés les uns aux autres des deux côtés d’une table trop courte. On aurait pu
remédier sans peine à cet inconvénient, car il y avait, dans une autre partie
du préau, deux tables inoccupées.
Ces tables, trop courtes, étaient
aussi trop étroites, et l’on avait aggravé ce second inconvénient en plaçant
tous les paniers en une rangée au milieu. Vous voyez cela d’ici une rangée
d’assiettes ou de gamelles de chaque côté de la table et, entre les deux, une
rangée de paniers ; de telle sorte que l’enfant, déjà gêné à droite et à gauche
par ses voisins, était, de plus, gêné devant lui.
Pourquoi n’avoir pas placé chaque
panier par terre derrière l’enfant à qui il appartenait ?
Les maîtresses se tromperaient si
elles pensaient que le bien-être ou la gêne n’a aucune influence sur la
digestion ; la question est au contraire de fort grande importance.
Il y a ici deux choses à envisager
l’hygiène et l’éducation. Pour que la mastication et par conséquent la
digestion se fassent convenablement, il faut que l’enfant soit à l’aise. Pour
qu’il apprenne à manger proprement, délicatement, il faut que les maîtresses
puissent s’approcher de lui. Quant à l’usage des serviettes, si difficile à
enraciner, il est de toute nécessité.
« Mais, m’objecte-t-on, pour des
enfants si jeunes qui mangent de la nourriture demi-liquide, soupe, haricots,
lentilles, il faudrait une serviette par jour. »
Adoptez la serviette de toile cirée
sur laquelle on passera une éponge humide après chaque repas. Elle est plus
chère, mais n’exige aucun frais de blanchissages.
En tout cas, ce qui est
inacceptable c’est la souillure fatale de la robe ou du tablier.
Que dirai-je encore à l’égard des
habitudes matérielles ?... Surveillez attentivement ceux qui se rongent les
ongles : l’habitude est physiquement et moralement détestable ; surveillez
plus attentivement encore, avec toute la sollicitude que vous devez à la santé
et à la moralité de l’enfant, les habitudes contractées dans le berceau même,
et que l’oisiveté des petits à l’école maternelle, les longues stations aux
gradins et sur les bancs augmentent d’une façon si désolante… Rappelez-vous que
l’activité seule en guérit les enfants. Donnez toujours un aliment à ce besoin
d’activité : faites sauter, courir, faites dépenser l’exubérance enfantine
de façon à procurer des sommeils profonds et paisibles. Les maîtresses des
écoles maternelles, quel que soit leur âge, ont le devoir strict, absolu, de se
préoccuper de ces choses-là.
Je me reprocherais de passer sous
silence les soins à donner aux petits, et la surveillance à exercer sur les grands
avant leur sortie des cabinets.
Une provision de carrés de papier
doit être suspendue par une ficelle à un clou à crochet dans chaque logette, et
renouvelée chaque jour ; l’ordre très précis doit en être donné à la femme de
service, et la maîtresse veillera quotidiennement à ce qu’il soit exécuté.
Faire contracter une bonne habitude
est relativement facile pour l’éducateur persévérant ; faire perdre une
mauvaise habitude est au contraire si difficile, que j’engage les maîtresses à
s’ingénier pour la prévenir.
Voyez, par exemple, l’habitude de
cracher, si invétérée chez les hommes, habitude contre laquelle, au nom de la
santé publique, l’Académie de médecine a demandé des règlements prohibitifs. A-t-on
naturellement besoin de cracher à
chaque instant ? Évidemment non ; les hommes bien élevés ne le font pas, les
femmes encore moins. Alors ?... Eh, mon Dieu ! on fait naître des besoins
factices ; le tabac à chiquer, puis le tabac à fumer ont été les agents
les plus actifs de la mauvaise habitude, et, comme l’idéal est d’être « grand
», de faire comme son père, le petit garçon s’exerce à cracher. Il y réussit si
bien, que l’on parle, en ce moment, de placer des crachoirs dans les écoles.
(Cette concession, je ne la ferais que l’hiver pour les enrhumés, car je suis
féroce à l’égard des cracheurs qui me gâtent mes voyages en omnibus, en chemin
de fer, et même mes courses dans la rue.)
Empêchez donc les enfants de
cracher. Ils n’en ont pas besoin, ils se fatiguent à essayer, et puis c’est
malpropre, c’est grossier, c’est dégoûtant !
Ce souci des bonnes habitudes,
cette sollicitude en vue de procurer le bien-être et de fortifier la santé, je
voudrais les rencontrer partout et je les rencontre très rarement. Ma mémoire
est pleine à ce sujet de souvenirs mélancoliques ; en voici plusieurs choisis
au hasard entre mille :
Il est près de deux heures ; dans
la cour, tous les enfants sont assis au soleil ; sans chapeaux.
« Pourquoi sontils assis ? – C’est
parce qu’on va leur donner à boire. – Pourquoi n’ont-ils pas de chapeaux ? – C’est
qu’ils vont rentrer en classe.» La première raison est bonne. La maîtresse fait
bien de ne pas donner à boire à des enfants pendant qu’ils sont en sueur. La
seconde raison est mauvaise : le soleil peut les rendre malades ; il est,
à certains moments, très dangereux ;
la tête doit donc être couverte.
La femme de service et l’adjointe
commencent alors à distribuer des gobelets pleins d’eau, de l’eau prise sous
mes yeux à la pompe.
«Vous n’avez donc pas de filtre ?
–
Si,
madame, me répond la directrice, mais il a besoin de réparations.
–
En
avez-vous averti votre inspecteur ?
–
Non,
j’ai écrit à la mairie.
–
Combien
y a-t-il de cela ?
–
Environ
cinq semaines.
–
Il
est probable que si vous vous étiez adressée à l’inspecteur, comme c’était
votre devoir, la chose serait arrangée aujourd’hui, et vous n’auriez pas assumé
une très grave responsabilité.
–
Oh
! cette eau n’est pas mauvaise ; lorsque je n’avais pas de filtre, j’en ai bu
souvent.
–
Vous
avez un filtre et vous n’avez pas l’idée de vous en servir pour vos petits
élèves ?
–
Il
ne contient que trois litres.
–
Mais
combien peut-il filtrer de fois trois litres dans un jour ?. »
Bref, on n’y avait pas pensé non
pas par manque de cœur, mais parce que l’hygiène est malheureusement regardée
comme la question négligeable ; elle n’existe pour ainsi dire pas ; et
j’ai cent preuves à l’appui de mon assertion.
Il y a, par exemple, dans nos
écoles maternelles un grand nombre d’enfants dont les yeux sont malades.
L’affection dont ils souffrent n’est peut-être pas contagieuse – et il y aurait
presque de l’inhumanité à les tenir éloignés de l’école, surtout si leurs mères
sont occupées au dehors. Mais ne pourrait-on du moins atténuer leurs
souffrances ? L’un supporte difficilement la lumière : pourquoi ne pas le
placer dans l’ombre ? Un petit abat-jour vert lui procurerait peut-être du bien-être :
pourquoi ne pas lui confectionner un petit abat-jour vert ? Un autre enfant
guérirait plus vite si on lui lavait les yeux plusieurs fois par jour avec un
collyre indiqué par le médecin : ce collyre devrait être apporté chaque
jour à l’école et la maîtresse devrait s’en servir comme une mère intelligente
et soucieuse de son devoir. Peut-être que de simples lotions à l’eau fraîche ou
à l’eau chaude – l’eau chaude est fortement recommandée aujourd’hui – suffiraient
à un troisième enfant… En tout cas, la plus grande propreté s’impose. L’enfant
est presque invinciblement entraîné à se frotter les yeux, et il est très
difficile de l’en empêcher absolument. Au moins faut-il qu’il ait les mains
propres, un mouchoir propre, un tablier propre. Certes c’est difficile à
obtenir mais encore faut-il essayer. Une petite réserve de linge, mouchoirs,
tabliers, morceaux de toile fine, est indispensable dans toute école maternelle
digne de ce nom.
Il y a quelque temps, je remarquai,
au milieu d’enfants très vivants, une fillette absolument blême.
« Estelle malade ? demandai-je à la
maîtresse.
– Je ne crois pas, elle était ainsi la première fois qu’on me l’a
présentée.
–
Il
y a longtemps ?
–
Huit
jours environ. »
Je m’approche de l’enfant, je lui
prends les mains : elles étaient glacées.
« Est-elle toujours froide comme
maintenant ?
– Je l’ignore, je ne m’en suis pas
aperçue. »
Il est cependant tout naturel de
palper, un enfant qui vous paraît dans des conditions anormales ; d’appuyer
votre main sur sa tête, de la passer entre ses épaules et sa chemise, de
constater si son pouls est normal, et aussi d’interroger ses parents. Un enfant
doit être chaud comme une petite caille ; glacé, il est malade ; brûlant,
il doit vous préoccuper. Il faut donc prendre sa température, observer ses
yeux, le son de sa voix, son humeur ; je vous assure une fois de plus que c’est
autrement utile, autrement humain, autrement noble que de lui enseigner trop
tôt à lire, à écrire !
Autre manque de sollicitude :
« Savez-vous pourquoi tel enfant
que vous dites inexact ne vient pas tous les jours à l’école ?
– Comment le saurais-je ?
– En le demandant. »
Quoique l’assiduité à l’école maternelle
ne soit pas nécessaire au point de vue des notions intellectuelles à acquérir,
la maîtresse a besoin de savoir ce qui en éloigne l’enfant. Peut-être est-ce
l’état précaire de sa santé. En ce cas il a droit, lorsqu’on le lui confie, à
une attention toute particulière, à des soins spéciaux, pour lesquels elle doit
toujours demander les conseils d’un médecin. Dans cet ordre d’idées nous avons
presque tout à faire.
Tenez ! une anecdote encore !
En me rendant dans une école d’un
des quartiers excentriques d’une grande ville, je vis une fillette, de huit ans
peut-être à moitié étendue sur le trottoir ; malpropre, mal peignée, un air de
petite vagabonde, pour tout dire. Fidèle à mon principe de m’occuper toujours
des enfants que je trouve dans la rue pendant les heures de classe, je lui
adresse la parole.
« Pourquoi n’es-tu pas à l’école ?
– Parce… que…
– La raison est loin d’être
suffisante. Où est ton école ?
– Au bout de la rue (c’était juste
l’école primaire attenante à l’école maternelle que j’allais inspecter).
Je vais t’y conduire, viens avec
moi. »
L’enfant se met à pleurer.
« Maman m’a dit de garder mon petit
frère…
– Mais tu ne le gardes pas, puisque
tu es sans lui dans la rue. Où est-il?
– A la maison ; il dort.
– Où est ta maison ?
– Dans telle rue (une rue
perpendiculaire à celle dans laquelle nous nous trouvions).
– Viens toujours avec moi. »
Je la conduis à l’école primaire,
je la présente à l’institutrice en lui disant :
« Connaissez-vous cette fillette ?
– Il me semble…
– Comment… ?
– Je vais demander à la maîtresse
du cours élémentaire si elle la connaît. »
Renseignements pris, l’enfant était
en effet inscrite, elle avait fréquenté l’école pendant quelques jours, puis
elle n’était pas revenue et… on l’avait oubliée, ce qui est absolument
inacceptable ; et elle vagabondait, ce qui est scandaleux et inhumain, parce
qu’un enfant vagabond – une petite fille surtout – est un enfant perdu.
Mais j’avais des scrupules à
l’interner en ce moment ; car enfin le petit frère était peut être seul dans la
chambre, et vous savez toutes les conséquences de la solitude pour un bébé. Je
priai donc l’institutrice de faire reconduire l’enfant chez elle. On y trouva
le bébé dormant sous la surveillance d’une voisine : la petite fille avait
donc menti. Mais pourquoi n’allait-elle pas à l’école ? Elle n’allait pas à
l’école parce qu’elle n’y allait pas,… parce que sa mère ne veillait pas sur
elle ; et cela durait... parce que l’institutrice ne cherchait pas à savoir pourquoi
elle manquait à l’appel.
On est convaincu, d’après ce qui
précède, que si l’école primaire fait avec soin son examen de conscience, elle
s’adressera de graves reproches ; mais elle cherchera, comme c’est son
droit, ses propres circonstances atténuantes, et elle se demandera tout d’abord
si l’école maternelle a vraiment créé les habitudes que l’école primaire doit
développer.
En août ou septembre dernier, j’ai
assisté au départ d’une colonie de vacances. Les enfants avaient été habillés
de neuf, les unes par leurs parents, les autres par les soins de la
municipalité, et toutes paraissaient si propres, si élégantes même dans leur simplicité,
qu’il était difficile de se figurer que l’on était en présence de la population
enfantine de l’un des arrondissements les plus pauvres de Paris. Cette
propreté, cette élégance relative, m’avaient tellement frappée que j’avais
écrit en rentrant à un de mes amis, promoteur des colonies de vacances :
« C’est excellent, votre œuvre ;
mais elle ne s’adresse qu’aux enfants déjà privilégiés ; c’est presque un
luxe. » (Eh oui, c’est un luxe, si l’on pense aux nombreux enfants qui sont
restés dans le même arrondissement, se roulant en tas dans les rues, se
vautrant et continuant à se pervertir.)
Eh bien ! parmi les fillettes
habillées de neuf, un certain nombre, m’a dit l’institutrice à qui elles avaient
été confiées, n’avaient aucune habitude de propreté, et il a été extrêmement
difficile à la maîtresse de leur en faire comprendre l’importance. C’est qu’une
habitude à prendre, cela demande du temps ! L’entretien de la chevelure a donné
toutes les peines du monde. On était bien coiffée
le jour du départ ; mais bien peignée,
non ; il y avait parmi les cheveux des… habitants, des germes d’habitants » A
qui la faute ? Aux mères d’abord ; aux enfants ensuite – si elles sont déjà grandettes, – mais surtout
à l’école maternelle.
Si les mères désordonnées et
malpropres s’étaient vu refuser leurs enfants lorsque à deux ans elles les ont
présentés la tête toute recouverte de l’affreuse croûte (on obtient à la crèche
que les bébés en soient débarrassés, pourquoi ne l’obtenons-nous pas ?) ; s’il
avait été bien entendu, une fois pour toutes, que l’école est faite pour être
respectée et que tout enfant qui y entre doit s’y présente bien lavé et bien
peigné ; si pendant les quatre ans que dure la fréquentation à l’école
maternelle on n’avait pas permis de défaillances ; si l’on avait toujours
suppléé la mère morte, ou la mère malade, ou la mère incorrigible, les
habitudes se seraient créées, et l’école primaire, fidèle à son rôle, n’aurait eu
qu’à les développer tandis que nous la forçons à remplir notre tâche.
Ces fillette, m’a dit aussi
l’institutrice – au moins un certain nombre, – ne semblaient pas se douter
qu’il y a une façon de manger qui dénote la délicatesse intime. Il fallait leur
enseigner à se bien tenir, à couper convenablement leur viande, à manger
proprement enfin ! »
Oh ! les repas de nos écoles
maternelles ! J’ai un petit neveu de trois ans ; il sait très bien pousser avec
son pain son morceau de viande jusque dans sa petite cuillère ; il sait très
bien essuyer son petit bec d’oiseau avant de boire ; il montre ses menottes à
sa maman dès qu’il a commis une petite maladresse et demande par monosyllabes,
puisqu’il dédaigne de se lancer à parler, qu’on les lui nettoie. Et soyez bien
sûres qu’il n’est pas d’une essence supérieure ; on l’y a habitué, voilà tout,
comme vous-mêmes vous y habituez vos propres enfants.
Certes, la difficulté est
considérable dans nos écoles, à cause du grand nombre ; mais est-ce donc une
raison pour ne pas s’en préoccuper ? Est-ce une raison pour laisser à la femme
de service et à une seule adjointe la surveillance des repas ? Est-ce une raison
par exemple pour ne pas enseigner, par une sorte d’entraînement collectif, à
essuyer ses mains et ses lèvres, à porter adroitement son verre à sa bouche, à
se servir de sa cuillère ou de sa fourchette, à pousser avec une bouchée de
pain, au lieu de fourrer ses doigts dans la sauce et de barbouiller son tablier
ou sa serviette et sa figure ?
Beaucoup d’enfants sont admis avec
la tête malpropre ; aux repas ils mangent comme ils peuvent et comme ils
veulent : – or l’enfance ne tient pas par elle-même naturellement à être
propre ; – dans la classe, ils crachent sur leurs ardoises et les essuient
avec leurs mains ; beaucoup encore se mouchent avec leur robe ou leur tablier…
Tant que nous aurons de tels faits
à signaler, l’école primaire pourra nous reprocher de n’avoir pas rempli nos
devoirs envers elle ; les enfants, de n’avoir pas rempli nos devoirs
envers eux.
Mais la propreté, si difficile à
obtenir dans la belle saison, est presque impossible à exiger des parents
indigents pendant un hiver rigoureux. Les gens superficiels, ceux qui répètent
sans y réfléchir les lieux communs qui traînent partout, ceux qui vivent dans
leur carapace d’égoïsme, disent : « On n’a pas besoin d’être riche pour se
laver, l’eau ne coûte rien ». Ont-ils jamais mesuré la distance qui existe
entre la richesse et l’indigence ? entre l’abondance et le dénuement ?
Lorsque le thermomètre descend à
plusieurs degrés au dessous de zéro, lorsque l’on casse la glace dans les rues,
lorsque les rivières sont prises, si l’on n’a pas chez soi du feu pour faire
chauffer de l’eau, si l’on manque de savon, si le malheureux placard est vide
de linge, il est impossible de nettoyer son enfant. Faire des reproches à la
mère en proie à cette impossibilité, c’est manquer d’intelligence autant que de
cœur.
Le nettoyage d’hiver doit donc être
organisé en grand dans nos écoles maternelles. Figurez-vous le bien-être, je
dirais presque la volupté qu’éprouveraient nos pauvres enfants si, dès leur
arrivée, on trempait leurs pieds transis dans un bain d’eau de son suffisamment
chauffée ; si on les chaussait ensuite de bas bien secs, de moelleux chaussons.
La perspective de cette jouissance leur donnerait la force de venir en
gambadant jusqu’à l’école, au lieu de s’y faire traîner en pleurant.
La toilette achevée, il faudrait
servir une soupe bien chaude à ces petits dont beaucoup sont venus l’estomac à
peu près vide. Ce dernier devoir rempli, les enfants auraient la force de
jouer.
Deux objections se présentent :
1° la question d’argent ; 2° la question de temps. La première, déjà en partie
résolue, grâce aux municipalités, le sera complètement par les patronages.
C’est sur les trois ou quatre mois les plus rigoureux qu’il faudra répartir la
plus grande partie des fonds alloués aux écoles. Plus tard, lorsque le soleil réchauffera
la terre, les enfants s’épanouiront en même temps que les fleurs, et leur santé
réclamera beaucoup moins de soins,… s’ils n’ont pas trop pâti pendant l’hiver ;
car les forces que l’on dépense à souffrir, on ne les retrouve plus pour se
développer ensuite. Pendant la belle saison, le lieu commun que je critiquais
il n’y a qu’un instant a sa raison d’être ; on n’a pas besoin d’être riche pour
se tenir propre ; l’eau ne coûte rien, et la nécessité des aliments chauds à
l’école maternelle n’est plus impérieuse.
Reste la question de temps, qui ne
peut être tranchée que par le sacrifice du programme pendant toute la matinée.
Ce sacrifice nécessaire, je serais trop heureuse qu’on le fît ; nos écoles
maternelles deviendraient alors ce que je les rêve ; elles n’auraient qu’un but :
procurer la santé, la force et la joie.
Or, même pour l’application du
programme, il faut que les enfants soient dans de bonnes conditions matérielles
; auriez-vous par exemple la prétention d’exiger de ces petites mains gonflées,
rougies, glacées un dessin acceptable, une ligne d’écriture lisible, un piquage
ou un tissage réguliers ?... Certainement non. Que vous reste-t-il alors ? Que
restera-t-il à ces pauvres petits pour se réchauffer le corps et l’âme ? Il
leur reste les leçons : la lecture, l’histoire, la géographie. Rien que
d’y penser j’en ai froid jusqu’à la moelle.
QUATRIÈME PARTIE
LE PROGRAMME DE L’ÉCOLE MATERNELLE PORTE EN PREMIÈRE LIGNE : DES JEUX
CHAPITRE I
I. Nécessité des jeux, surtout pour
permettre à l’éducateur de faire des observations psychologiques. – II. Le jeu individuel
pour les tout petits. – III. Le jeu à combinaisons. – IV. Notes prises sur le
vif. – V. Fêtes scolaires.
L’école maternelle organisée d’après
les règles de la pédagogie rationnelle doit mettre les jeux en tête de son
programme.
Oh ! je sais bien qu’au premier
abord ces deux mots – la
pédagogie et les jeux, – rapprochés
l’un de l’autre, font l’effet de certaines unions malheureuses, caractérisées
surtout par l’incompatibilité d’humeur des conjoints ; mais cette impression
cesse dès que l’on réfléchit, car on comprend alors que la pédagogie, au lieu d’être
restreinte à l’instruction, embrasse la culture de l’être tout entier.
La pédagogie – il faut absolument s’en rendre compte
– n’est pas
exclusivement la science du professeur ; c’est essentiellement celle de l’éducateur.
Elle comprend la culture du corps, comme la culture de l’esprit ; et la culture
de la conscience, comme celle de l’esprit et du corps. Elle comprend TOUT cela,
et c’est parce que nous restreignons constamment l’étendue de son domaine que
nous faisons fausse route, et que les enfants ne trouvent pas à l’école
maternelle les trésors que cette institution doit recéler.
Je suis si douloureusement frappée
des conséquences produites par l’interprétation erronée du mot, qui cependant
résume nos devoirs (à nous, instituteurs de tout ordre), que j’ai sérieusement cherché
dans ces derniers temps à le remplacer, pour nos écoles maternelles, par un
autre tellement explicite, que l’erreur n’eût plus été possible. Mais trouver
un mot à la fois juste et transparent (j’entends qui laisse voir l’idée) est une bonne fortune très
rare ; j’en ai fait l’expérience, car j’ai cherché sans succès. Alors je me
suis adressée à des amis ; j’ai positivement mendié ce mot qui ne pouvait
jaillir de ma cervelle... Mes amis n’ont pas été plus heureux que moi.
« Comment ne dites-vous pas tout
simplement l’éducation enfantine ? m’écrivait l’un d’entre eux. L’éducation,
cela dit tout. » – La pédagogie aussi devrait dire tout, et cependant beaucoup s’y
trompent, comme beaucoup se trompent sur l’idée que représente le mot éducation. Beaucoup de parents confondent
l’éducation avec la tenue que l’on doit avoir en société, avec une certaine
convenance de ton et de langage. Ils la détachent, pour ainsi dire, de l’instruction,
et s’ils acceptent, par grâce, que, tout en enseignant à lire et à écrire à
leurs enfants, l’école leur enseigne aussi à bien saluer et à ne pas déchirer
des vêtements qui coûtent cher, ils ne veulent pas comprendre qu’elle puisse s’occuper
surtout de leur santé, de la façon dont ils respirent, dont ils marchent, dont
ils mangent, puis de la façon dont ils pensent, dont ils jouissent, dont ils souffrent,
dont ils aiment.
Aussi n’ai-je pas été beaucoup plus
satisfaite du mot « éducation » que du mot « pédagogie », et j’ai porté envie
aux Anglais, qui ont trouvé l’expression baby-culture,
c’est-à-dire la culture du bébé !
Si nous parvenions à faire accepter
pour nos écoles maternelles cette expression : la culture enfantine, nous indiquerions, il me semble, sans méprise
possible, que, l’enfant étant d’abord
une plante, nous avons d’abord à cœur
sa vie végétative, dont dépendent absolument
sa vie intellectuelle et sa vie morale. Les parents seraient dès lors avertis.
Ils sauraient qu’ils n’ont plus à intervenir, et que leurs instances seraient
vaines en ce qui concerne les leçons prématurées et le surmenage intellectuel. Quant
aux directrices, qui ont besoin, hélas ! d’être converties, elles aussi, elles
finiraient par se convaincre que S’ADRESSER AUX BÉBÉS est une chose, et que s’adresser à des enfants relativement développés
EST UNE AUTRE chose, et nous en aurions définitivement fini avec cette école
préparatoire, qui est un crime de lèse-enfance.
Malheureusement, cette expression «
culture enfantine » a le défaut d’être formée de deux mots distincts, alors que
j’aurais voulu un seul mot, ou tout au plus un nom composé ; mais il m’a été impossible
de trouver mieux, à moins de tomber dans le pédantisme. Or Dieu nous garde de
ce fléau !
C’est bien entendu ! Dans nos
établissements de culture enfantine (est-ce que cette expression n’évoque pas
des joues roses, des minois éveillés, des cheveux tout en soie, et des notes
claires d’oiseaux voletant dans les branches ?), dans nos établissements de
culture enfantine, nous placerons, pour être logiques, les exercices physiques
en tête de notre programme ; nous commencerons par les jeux.
Or comment joue-t-on maintenant à l’école
maternelle ?
Je ne serais pas démentie si j’affirmais
que, sauf exceptions, « les chevaux » pour les garçons et la « ronde » pour
tout le monde sont presque la base, le
milieu et le couronnement de l’édifice[1]. Or
les petits de deux ans ne peuvent pas jouer aux chevaux, et il n’y a qu’à les
voir à la ronde (où ils entravent d’ailleurs leurs camarades plus âgés) pour
être convaincu qu’ils n’y prennent qu’un plaisir médiocre.
Il faut donc une méthode pour les jeux, comme il faut une
méthode pour l’enseignement, et de la méthode résultera le programme. Parlons
des petits d abord ; je ne cesserai de le répéter LES PETITS D’ABORD.
Les petits de deux ans et de trois
ans ne prennent pas de plaisir aux jeux qui dépassent leurs forces physiques ou
leur développement intellectuel ; tout ce qui est course les fatigue, et la
moindre combinaison les déroute ; ils ne comprennent pas l’association, encore moins la discipline,
sans laquelle l’association ne peut exister.
Pourvu que je me fasse bien
comprendre ! Prenons un jeu qui n’exige que deux joueurs, quoiqu’il puisse
en admettre un grand nombre : « cache-tampon » ou plus vulgairement :
« cache-mouchoir ». Deux enfants de deux à trois ans ne peuvent y jouer : 1°
parce qu’ils ne savent pas cacher ; 2° parce qu’ils ne savent pas chercher et
que, ne sachant ni cacher ni chercher, ils sont insensibles, l’un au plaisir d’intriguer
et de faire chercher son camarade, l’autre à la satisfaction d’amour-propre qui
résulte de la découverte de l’objet caché ; 3° enfin parce que leur
conscience n’est pas assez développée pour que celui qui cache comprenne qu’il
y a des endroits où l’on ne cache pas, et pour que celui qui cherche comprenne
qu’il ne doit pas regarder quand un camarade cache. Cache-tampon est donc
prématuré.
Je pourrais multiplier les
exemples, mais celui-là suffit pour éveiller l’attention, inviter à observer,
et pour amener à cette conclusion que le
jeu est d’abord individuel.
Regardez un enfant dans son berceau :
s’il ne dort pas, il joue avec un objet quelconque accroché au rideau, ou avec
un hochet suspendu à son cou, ou avec un objet mis entre ses mains par sa mère pour
le faire rester tranquille.
A peine sur ses jambes, plus tôt
encore, dès qu’il peut marcher sur ses genoux, il saisit les objets qui sont à
sa portée et il les utilise selon sa fantaisie ; ses combinaisons, d’abord très
élémentaires et en bien petit nombre, se compliquent et se multiplient chaque
jour, à mesure que l’esprit d’imitation se développe en lui ; mais ce n’est que
plus tard qu’il deviendra apte à comprendre les finesses du jeu en commun, et à
faire les concessions que le jeu en commun nécessite. Au début, je tiens à poser
ce principe : l’enfant joue seul,
avec un objet quelconque, avec un jouet.
Ces jeux individuels des petits
devraient avoir lieu soit au préau, soit au jardin ; de là des jouets de préau et des jouets de jardin. Les jouets de préau sont plus spécialement :
les animaux en bois ou en caoutchouc, les pantins, les poupées, les cubes, les
arcs et les colonnettes pour les constructions, les collections de soldats, les
albums d’images, etc., etc.
Les jouets de jardin sont d’abord le sable, les pelles et les seaux,
puis les balles, les brouettes, les chariots, etc., etc.
Les jouets que nous venons d’énumérer,
absolument indispensables aux petits, amusent tous les enfants de l’école
maternelle, et servent peu à peu à des jeux collectifs à mesure que le petit
monde se développe. On se groupe dans le préau pour construire, pour jouer au
ménage, pour ranger en bataille les soldats, pour regarder les images ; on se
groupe aussi dans le jardin pour remplir les brouettes et les chariots, pour «
travailler » dans le sable, pour faire des parties de balle, des parties de
quilles ; et puis on fait courir les cerceaux, on saute à la corde. Il y a une
gradation évidente : 1° jeu individuel à l’aide de jouets ; 2° jeu
collectif avec ces mêmes jouets ; 3° jeu collectif à l’aide de jouets plus
difficiles à manier.
Un jour arrive où l’enfant peut
aborder certains jeux collectifs qui sont des combinaisons d’actes propres à
développer ses forces, sa souplesse, sa grâce, son adresse et aussi certaines
qualités intellectuelles : sa sagacité, son esprit d’observation, de discipline,
sa prudence, sa complaisance, sa générosité, son support, sa bonne camaraderie
en un mot ; par exemple le jeu du marché.
Apportez quelques tables dans la cour, à l’ombre, et sur ces tables étalez de
vraies marchandises : de vraies pommes de terre, de vrais haricots,
quelques fruits de la saison, quelques fleurs aussi, autant de fleurs même que
vous pourrez. Divisez les enfants en plusieurs catégories : vendeurs,
acheteurs, porteurs. Soyez vous-même aide-marchande, tantôt à un étalage, tantôt
à un autre. Engagez la conversation avec vos clients.
« Comment ferez-vous cuire vos
pommes de terre, monsieur ou madame ? Savez-vous écosser vos haricots en grains
? Savez-vous enlever le fil aux haricots verts ? – Essayez devant moi ; voyez
comme ils sont frais et tendres. Ces pommes de terre feront d’excellentes
soupes, d’excellents ragoûts, ou d’excellentes purées si vous vous y prenez
ainsi. Quant aux haricots, si vous voulez vous régaler, il faudra les apprêter
comme je le fais moi-même. Ces fruits sont mûrs à point ; mangez-les aujourd’hui
; demain il serait trop tard ; ceux-là au contraire ne seront mangeables que
dans deux ou trois jours. Quelles fleurs voulez-vous ? des roses ? des reines-marguerites
? du réséda ? des capucines ? des mauves ? des fuchsias ? Voyez comme elles ont
de longues tiges ; elles se conserveront longtemps dans les vases, si vous renouvelez
l’eau tous les matins, et si vous coupez chaque jour un petit bout de leur
tige. Celles-là ont encore leurs racines. Il faut les planter dans des caisses
ou dans votre jardin. » Et puis indiquez le prix en francs et en centimes et
faites-vous payer en francs et en centimes, aussi. On a peine à croire que,
dans le pays du système métrique, les enfants soient encore forcés de faire un
calcul,… qui est loin d’aller tout seul, pour réduire les sous en centimes. Il
faut s’y mettre enfin ! et nous relever de cette infériorité ; allez
en Angleterre, où le système monétaire est extrêmement compliqué : les
enfants y sont habitués à résoudre mentalement des calculs qui épouvanteraient
nos enfants à nous. Il semble que nous ayons été gâtés par la simplicité du
système décimal. Oh oui, gâtés ! il fallait peu d’efforts, on n’en a pas fait
du tout.
Pourquoi le jeu de l’oie est-il inconnu dans nos écoles maternelles ? Le trouve-t-on
antipédagogique ? Cependant il constitue un procédé amusant, varié et peu
subversif d’enseigner aux enfants à compter jusqu’à soixante-trois, non pas d’une
façon routinière, d’un bout à l’autre sans s’arrêter, mais, au contraire, à
grand renfort d’incidents heureux qui vous font brûler les étapes, ou d’accidents
qui vous font rétrograder ou bien attendre en un point donné qu’un camarade
atteint par la déveine vienne vous remplacer.
Non seulement le jeu de l’oie est un bon exercice de
calcul, mais il permet le groupement. Six enfants peuvent sans difficulté s’asseoir
autour d’un même carton. Faites présider chaque groupe par un enfant relativement
développé et qui comprend le jeu, allez d’un groupe à l’autre pour éclaircir un
point obscur, pour empêcher la discussion de dégénérer en dispute, pour aider
un petit retardataire à faire son calcul et à poser sa « marque » dans la case
qui l’attend ; soyez là pour être là surtout, et la joie des joueurs vous sera
une fête.
Mais,… comment se procurer les huit
ou dix feuilles enluminées qui permettent de suivre ce conseil ?
Une feuille de jeu de l’oie coûte cinq centimes ; collez-la sur une feuille de
carton, sur un vieux calendrier, sur un vieux fond ou sur un vieux couvercle de
boîte, sur une planche, ou bien épinglez-la sur la table même ; les deux
dés vous coûteront aussi cinq centimes ; c’est-à-dire que pour un franc peut-être
vous aurez de quoi faire jouer tous les enfants.
Quel sera l’enjeu ? Il vaudrait
mieux qu’il n’y en eût point, et que le plaisir d’arriver le premier fût le
seul appât ; si vous préférez faire gagner
quelque chose, mettez une pastille, une image dans les grands jours, un dessin
ou un objet confectionné par un camarade.
Ajoutez à ces jeux : cache-cache,
cache-tampon, colin-maillard, le furet, le jeu des couleurs, etc., etc., et les
récréations seront autant de fêtes pour les enfants.
Une cinquième et dernière série de
jeux intéressera les plus développés.
Ce sont les jeux allégoriques, où les enfants jouent des rôles, en se rendant
bien compte que, pour un instant, ils représentent un personnage, voire même un
animal. Le jeu des métiers, du moissonneur,
de la ménagère, du ver à soie sont des types bien connus à
l’école maternelle ; ils menacent même d’y devenir monotones.
La variété manque en effet. Et
cependant, que d’additions charmantes on ferait avec un peu d’initiative
intellectuelle ? Il n’y aurait qu’à mettre en action le récit qu’a fait la
directrice, la fable que l’on a apprise et que l’on comprend très bien, les
divers incidents ou événements qui ont eu lieu dans le village. Vous verriez
alors, mes chères lectrices, déborder
la vie de tout votre petit monde !
Cette dernière série de jeux
demande de notre part beaucoup de tact pédagogique. L’enfant comprend-il assez
pour entrer, comme l’on dit, «dans la peau de son rôle » ? En ce cas, l’exercice
sera pour lui profitable et charmant. Si, au contraire, il ne comprend qu’à
demi, s’il reproduit des gestes et des paroles que vous lui enseignez
péniblement, l’exercice sera pour lui une fatigue et un ennui. Il faut donc :
d’abord savoir choisir son sujet ; car une grande partie de ces jeux
allégoriques, en usage dans un petit nombre d’écoles maternelles de France, mais
qui font partie de l’emploi du temps dans presque toutes celles de Suisse et d’Angleterre,
sont des à peu près parfois
inintelligibles pour nous, et les enfants les exécutent plutôt en machines inconscientes
qu’en acteurs convaincus. Il faut ensuite ne faire participer à ces jeux
allégoriques que les enfants assez développés pour y trouver un véritable
plaisir, car il en est des jeux comme de tous les procédés éducatifs ils
doivent être proportionnés aux forces physiques et aux forces morales des
enfants auxquels ils s’adressent.
Cette question des jeux est
extrêmement intéressante. Si les maîtresses en étaient bien convaincues, elles
en feraient un sujet d’études, elles inventeraient des combinaisons, et notre
programme de récréation serait bientôt aussi riche qu’il est pauvre maintenant.
En même temps, la psychologie enfantine ferait des progrès, car la récréation –
si elle est vraiment libre – est le seul moment où l’enfant se montre tel qu’il
est. Non seulement il se révèle lui-même dans ses jeux, mais il donne alors, à ceux
qui savent l’observer, des indications du plus haut intérêt sur le milieu dans
lequel il vit, indications que les maîtresses devraient mettre à profit pour atténuer
les mauvaises impressions reçues en dehors de l’école, pour neutraliser l’effet
des mauvais exemples donnés.
Observez deux fillettes jouant avec
leur poupée. L’une est la fille d’ouvriers honnêtes et rangés, l’autre est née
dans une famille paresseuse et débauchée ; leur manière d’être vous ouvrira,
pour ainsi dire, une porte sur le monde moral où elles vivent, et vous tirerez
parti de vos observations, non seulement pour l’éducation des deux enfants,
mais aussi pour essayer de faire pénétrer votre bonne influence dans le triste
milieu où grandit l’une d’elles.
Pendant que les fillettes de la
classe bourgeoise jouent « à la dame », « aux visites » ; pendant que tous les
enfants qui fréquentent l’école continuent à « faire la classe » dans les
jardins publics et sous les arbres des boulevards (révélant sur les habitudes de
leurs maîtres plus de vérités qu’un inspecteur n’en apprend dans dix
inspections) ; pendant que les petits garçons dont les familles font
partie du « grand monde » jouent au « rallye-paper », et que les fils d’ouvriers
se livrent à des exercices plus ou moins dangereux qui rappellent très souvent
le métier de leur père, l’éducateur doit regarder de tous ses yeux et écouter
de toutes ses oreilles, car tous les enfants, je le répète, à quelque condition
qu’ils appartiennent, font inconsciemment des confidences sur le milieu moral
dans lequel ils vivent, des révélations qui illuminent la route de ceux qui les
étudient, tandis que cette même route reste obscure et n’est qu’un vrai casse-cou
pour ceux qui les conduisent comme l’on conduit les moutons dans les prés :
tous par le même chemin, ne se préoccupant que d’une chose, c’est qu’il ne s’en
égare pas en route.
Ces observations ont un attrait
irrésistible pour ceux qui s’y adonnent ; malheureusement, elles ne sont
pas toujours publiées, et restent, pour ainsi dire, le trésor égoïste de
quelques-uns.
Voici quelques observations faites
dans un square de Londres et que nous a racontées une de nos amies ; il y en a
une, entre autres, la dernière, qui est un vrai trésor pour la psychologie.
Des groupes d’enfants reproduisent
en petit les scènes de la vie de boutique, d’autres des scènes de la vie d’atelier
; ceux qui habitent près du port jouent surtout aux marins, tandis que ceux de
la Cité parlent presque toujours d’affaires et de « grosses affaires ». Des
petites filles entourent une camarade qui arrondit les épaules et branle la
tête : c’est la grand’mère ; on joue à lui enfiler son aiguille :
n’est-ce pas ravissant ? Mais à quelques pas plus loin on voit des minois
timides, apeurés, tremblants ; une grande fille, qui fait la mère tâche de
rassembler son petit monde, on sent qu’elle veut le protéger... Qu’est-ce donc
? C’est que là on joue « aux enfants et à
la maman qui ont faim et qui attendent le père pour avoir à souper ».
Rentrera-t-il sain d’esprit ? Alors la mère allumera le feu ; la fille aînée
ira acheter de quoi faire le pudding ; on arrangera sur la table les misérables
objets qui constituent le couvert. Mais s’il rentre ivre ? s’il a bu sa paie
?... Un bruit s’est fait entendre, la mère prend un air tragique, les enfants se
collent contre elle, on cherche à se cacher. C’est que le pas lourd du misérable
a fait gémir l’escalier, et que sa voix avinée est arrivée aux oreilles de la
pauvre famille. Puis l’ivrogne entre ; il profère des paroles grossières, il se
précipite sur sa femme et la brutalise. Heureusement, il tombe sur le sol, puis
s’endort. Alors la pauvre mère fouille délicatement dans les poches du monstre.
Quelle joie ! il y a encore un peu d’argent ! Les enfants ne se coucheront pas mourant
de faim ; la joie éclate, les préparatifs vont leur train, et bientôt, pendant
que le père ronfle, la famille soupe gaîment ! »
N’est-ce pas qu’il faudrait être
bâti en pierre pour ne pas avoir le cœur serré et pour ne pas se jurer de
répandre sur la terre autant de lumières et de joies que l’ignorance et la
brutalité y ont semé de ténèbres et de douleurs !...
Or il faut savoir que Londres n’a
pas le monopole des enfers pour les enfants. Beaucoup d’entre nous ont surpris
ou deviné des choses navrantes, que notre devoir est d’atténuer.
Une récréation digne de ce nom doit
répondre au besoin d’air, de mouvement et de liberté elle doit aussi donner la
joie. Sur ce point spécial nos écoles maternelles sont en faillite.
Voici à ce sujet quelques notes
prises sur le vif.
Note 1. – C’est
l’heure de la récréation dans une école maternelle où les maîtresses
connaissent leur devoir ; elles sont toutes dans la cour et s’occupent manifestement
des enfants ; il n’y a sur leurs chaises ni travail au crochet, ni tapisserie,
ni livres, ni journal ; elles sont bien mêlées au petit monde. Les bébés s’amusent
tout seuls ; non pas comme des égoïstes, mais comme des êtres trop peu
développés encore pour saisir les combinaisons du jeu en commun ; les plus
grands jouent « aux chevaux », et les plus grandes dansent une ronde. Mais
comme il faut toujours quelques ombres aux tableaux, une vingtaine d’enfants
bayent aux corneilles ; ils paraissent las, ennuyés comme tous les fainéants ;
plusieurs ont laissé rouler leur balle à quelque distance, d’autres laissent
pendre leur corde à sauter ou la traînent nonchalamment. « Il faut jouer », disent
les maîtresses ; on leur obéit, puis, quelques minutes plus tard, la mollesse
reprend le dessus.
Organisez un jeu pour ces endormis,
et faites-en partie. Nous rassemblons les vingt enfants, nous faisons le compte
des balles, il n’y en a que huit ; nous envoyons quatre petits garçons
rejoindre ceux qui jouent aux chevaux, en leur recommandant de ne pas mériter
trop de coups de fouet, et nous mettons nos seize joueurs de balle sur deux
lignes parallèles, les enfants se regardant, à quatre pas de distance. Ceux qui
composent une des lignes lancent la balle, les autres l’attrapent ou ne l’attrapent
pas ; on commence à vivre, on applaudit les joueurs adroits ; on rit un peu aux
dépens des autres, qui se rattraperont bientôt, soit en montrant plus d’ardeur
ou de coup d’œil, soit en rendant moquerie pour moquerie. Après trois ou quatre
reprises du jeu, nous espaçons les lignes de deux pas, et le jeu recommence ;
puis nous éloignons encore les joueurs ; cela devient de plus en plus chaud et
animé. Il y a des enfants qui ne jouent que lorsque les grandes personnes
veulent bien les y aider.
Notre jeu organisé a fait florès ; voulez-vous que nous en organisions un
autre ? – Oui ! un exercice de saut. Nous prenons tous les enfants qui veulent
venir. Nous les plaçons à la file, à la queue leu leu. Le premier en tête part
au signal, fait six pas, et saute… aussi loin qu’il peut. Ce n’est pas
beaucoup, mais tout est relatif. On marque par une raie l’endroit qu’il a
atteint ; chacun à son tour part au signal, fait six pas, saute et se remet en
file, se plaçant par ordre de mérite, c’est-à-dire par ordre de souplesse de
jarret. Bientôt les plus petits eux-mêmes ont sauté et ils ont « marqué » aussi.
Ce second jeu organisé a autant de
succès que le premier.
C’est, à n’en pas douter, le défaut
d’organisation qui rend parfois nos récréations si lourdes pour les maîtresses,
et si peu réconfortantes pour les enfants. Nos écoles primaires ne font pas
beaucoup mieux, ni nos lycées, et il est avéré que notre jeunesse ne joue pas.
Note 2. – Il
pleut à torrents, et il ne saurait être question de faire jouer les enfants
dans la cour. Ils sont dans le préau, assis sur les bancs inoccupés.
«
?...
– Nous attendons l’heure de la
rentrée, me répond la directrice.
– Et… c’est pour les préparer à
être sages et attentifs en classe que vous les fatiguez préalablement par l’inertie
?
– Je crains qu’ils ne se fassent
mal en jouant dans le préau.
– Mais il n’y a rien dans votre
préau, qu’un poêle non allumé ! Il y aurait autre chose que je vous dirais
encore : laissez les enfants s’ébattre, tout en les surveillant. Vous n’avez
donc jamais vu des enfants grimper aux arbres, dégringoler, vingt fois pour
leur plaisir du haut des falaises, marcher sur des pierres branlantes… Les
enfants du peuple sont aussi adroits qu’intrépides ; au lieu de développer
cette adresse et cette intrépidité qui leur seront utiles pendant toute leur
vie d’ouvriers, vous les atrophiez, vous les supprimez. Ils se tireraient si
bien d’affaire eux-mêmes ! Vous n’avez donc jamais observé des enfants en
liberté ?
– Mais si, me répond une adjointe :
j’ai des enfants.
– Où sont-ils ?
– Hélas ! il y en a un ici… »
Et mon interlocutrice fond en larmes.
« Pourquoi pleurez-vous ? pourquoi
votre exclamation douloureuse ?
– Je pleure parce que mon enfant
est privé de liberté ! »
Note 3. – Tous
les enfants sont dans la cour et jouent, ils s’escriment aussi de la voix et
font du tapage. Un peu plus ce serait trop ; mais dans cette mesure les cris
sont un bon exercice pour les poumons. Un seul enfant est resté dans la salle d’exercices
; il est tout seul, assis sur un banc. Tout naturellement, je questionne à son
sujet une des maîtresses.
« Cet enfant, me dit-elle, est peu
solide sur ses jambes, et très retardé intellectuellement il ne sait pas bien
jouer avec les autres, et les autres pourraient le faire tomber. »
Cette explication ne me satisfait
pas du tout, et ne me persuade pas davantage. Où cet enfant, arriéré d’esprit
et faible de corps, se développera-t-il et se fortifiera-t-il, si ce n’est à l’air
et au milieu de camarades qui s’amusent ? Mettez-le dans un groupe de petits
qui ne peuvent pas encore courir et qui savent à peine jouer ; ou bien
confiez-le à quelques petites filles dont vous éveillerez la sollicitude ;
mais à aucun prix ne l’isolez ainsi, juste au moment où le séjour à l’école lui
serait profitable : ce n’est pas au gradin que ses jambes se délieront et
que son esprit se développera.
Note 4. – Toujours
à l’heure de la récréation, un enfant est solitaire et oisif dans la classe. Il
est enrhumé. Pas assez cependant pour être resté chez lui ; c’est-à-dire
qu’il a déjà fait une course dehors le matin, et qu’il en fera une autre le
soir : deux courses : l’une au moment où le pâle soleil d’hiver ne s’est
pas encore montré, l’autre à l’heure où il est déjà caché. Si ce petit garçon
est bien chaussé, bien vêtu, une bonne sauterie dans la cour, une partie de
cache-cache ne lui feraient certainement pas de mal. Mais en admettant qu’il ne
doive pas aller dans la cour, est-il le seul dans ce cas ? Sur plus de cent
enfants, n’y en a-t-il vraiment qu’un seul qui tousse en plein mois de janvier
? Pourquoi ne pas réunir alors dans le préau tous les enrhumés pour les faire
jouer ensemble ? Et s’il est enfin prouvé que le petit enrhumé est bien seul de
son espèce et que la réclusion lui soit nécessaire, pourquoi ne pas lui donner
des jouets ? L’isolement et l’oisiveté lui sont tout à fait nuisibles.
Note 5. – Il
pleut, le préau est sombre ; les enfants sont assis sur les bancs
symétriquement arrangés entourant le poêle d’un quadruple quadrilatère. L’atmosphère
est lourde. Éveillons ce petit monde et organisons une bonne partie qui secoue
la somnolence. « Debout ! mes petits. Enlevez ces bancs qui nous gênent et
placez-les contre le mur. – Impossible, madame, me dit la directrice, ils sont cloués.
– Comment ! là ! au beau milieu de la pièce ! »
Ce matériel que l’on ne peut
déplacer fait mon désespoir. Ah c’est un reste de l’ancien régime, ou plutôt de
l’ancienne discipline, qui sacrifiait l’enfant au local, au matériel, au
mobilier. Mais aujourd’hui que c’est pour lui que nous faisons l’école, il faut
que tout dans l’établissement lui soit subordonné. Clouer des bancs autour d’un
poêle, c’est condamner la population enfantine à avoir trop chaud à un moment
donné ; les clouer contre le mur, c’est défendre aux plus frileux, aux moins
bien vêtus, de se réchauffer à l’arrivée ; les clouer auprès des tables, c’est
décider que, parmi les enfants, les uns seront placés trop loin, les autres
trop près, tous mal à l’aise. D’ailleurs un mobilier et un matériel indépendants
du plancher et des murs sont indispensables pour organiser des nettoyages
sérieux ; il faut que l’air circule, que le balai, l’éponge et le torchon
puissent passer partout. Rien de plus facile heureusement que de transformer en
mobilier libre le mobilier rivé. Les municipalités ne refuseront jamais aux
directrices le payement d’une journée d’ouvrier, et dans une journée un ouvrier
enlève bien des clous.
Note 6. – Il
est une heure, c’est-à-dire que l’école maternelle doit être en pleine
récréation. La femme de service balaye la salle d’exercices – une seule fenêtre
est ouverte, soit dit en passant ; la poussière ne s’échappera pas toute par
cette seule issue ; – quelques enfants jouent à grand bruit ; d’autres se disputent
; d’autres ont l’air ennuyé et ils s’ennuient en effet, car ils sont oisifs. Où
est la directrice ? où est l’adjointe ? Elles sont là, au fond de la cour, assises
à une certaine distance l’une de l’autre. La directrice fait lire une petite
fille ; l’adjointe en a deux ou trois autour d’elle, auxquelles elle donne aussi
une leçon de lecture.
Que de zèle ! diraient ceux qui ne
réfléchissent pas. Quel zèle malencontreux ! disons-nous. D’abord, ces
enfants qui lisent ou qui essayent d’être attentifs pendant que leurs camarades
sont censés jouer, ces enfants-là devraient
jouer. Il est essentiel qu’ils jouent, tant pour leur santé physique que pour
leur santé morale ; il est essentiel qu’ils jouent pour eux, et puis pour entraîner les plus petits.
Pendant que la directrice et l’adjointe
s’occupent d’eux, elles ne peuvent ni surveiller des jeux qui deviennent par
trop bruyants, et où les bousculades sont trop à craindre, ni donner un coup d’œil
à la manière dont la femme de service s’acquitte de sa tâche. Et puis, qu’est-ce
que c’est que ces leçons particulières, alors que le règlement dit d’une façon
tout à fait impérative « Tous les exercices de l’école maternelle sont
collectifs ».
Note 7. – Quoiqu’il
ne pleuve pas, quoiqu’il n’ait pas plu la veille, les enfants, au lieu de jouer
dans la cour, s’amusent dans le préau.
Le premier inconvénient de cette manière
de faire, dis-je à la directrice, c’est qu’au lieu d’être à l’air, au bon air –
aussi pur que possible dans une ville, – ils sont enfermés ; l’air est vicié,
on couperait la poussière au couteau. C’est incontestablement d’une mauvaise
hygiène.
Le second inconvénient, c’est un
bruit assourdissant. Les petits pieds sont chaussés de souliers à bouts de fer,
mais surtout de sabots (il y a des régions où tous ont des sabots). Sans mauvaise intention, rien que pour se
faire entendre de son camarade, rien que pour dominer le bruit, chacun frappe
des pieds aussi fort que possible, chacun élève la voix aussi fort que possible
aussi... Il faut être habitué à ce vacarme pour le supporter ; je suis étonnée
que l’on s’y habitue, et c’est une fort mauvaise habitude à prendre.
« Mais les enfants adorent le
bruit.
– En êtes-vous bien sûre ! Quant à
moi, j’ai tout lieu de croire que ce n’est bon pour eux ni au physique ni au
moral, et que nous devons leur créer autant que possible un milieu paisible
quoique animé, joyeux mais non tumultueux. Le bruit et le mouvement sont deux
choses distinctes.
– Mais comment faire ? les
empêcherons-nous de jouer ?
– Jamais de la vie ; mais faites-les
jouer dans les meilleures conditions possibles. Et d’abord dans la cour LE PLUS SOUVENT ; vos objections contre le
froid et l’humidité sont la plupart du temps contestables. Puisque les enfants
ont des sabots, ils peuvent aller dehors ; et puis quand on joue de bon cœur,
on se réchauffe. Ne laissez personne assis ; ne tolérez personne par terre, et,
dix-neuf fois sur vingt, on pourra s’amuser en plein air. Pour les jours de pluie,
il y aurait peut-être à demander aux parents – à ceux qui peuvent le faire – de
donner de bons chaussons qui permettraient de laisser les sabots sur le seuil
du préau ou de la classe. Et qui sait si les municipalités ne fourniraient pas
de tels chaussons aux enfants indigents ? C’est une chose à tenter. »
– Et… tout en causant ainsi, j’entre
dans la salle d’exercices et j’y trouve deux enfants de quatre ou cinq ans, un
garçon et une fille, assis sur un banc, causant gentiment ensemble et mangeant
leur goûter avant l’heure.
« Pourquoi ces enfants sont-ils
ainsi tout seuls ? pourquoi ne jouent-ils pas avec les autres ? sont-ils frère
et sœur ?
– Ce sont deux nouveaux, pas de la
même famille ; le bruit que font les autres les fatigue, les effraye presque,
ils ne veulent pas rester dans le préau. »
Quelle indication précieuse pour l’éducatrice
! L’enfant est, sans contredit, le meilleur livre de pédagogie ; mais il faut
le lire, l’étudier sans cesse.
Note 8. – Puisque
nous sommes au préau, restons-y ; il est cent fois plus intéressant que
les salles d’exercices, parce que l’enfant y jouit d’une liberté relative. Un
pauvre petit – trois ans peut-être – est tout mélancolique à son banc ; il ne
pleure pas ; c’est peut-être une nature délicate, qui déjà a la pudeur de son
petit chagrin.
« Qu’as-tu, mon chéri ? »
Il ne répond pas.
« Tu as bobo ?
– Oui.
– Où est ton bobo ? »
Il me montre sa tête, et ses yeux
se remplissent de larmes. Je le prends dans mes bras.
« Avez-vous un jouet ? » (Oh ! les
jouets ! ils sont toujours dans un placard fermé, ou dans un endroit éloigné du
préau ou de la cour.) Et on m’apporte une balle élastique ; je la fais rouler
sur le plancher, l’enfant se lance à sa poursuite… il n’a plus de « bobo ».
Note 9. – Encore
au préau. Cette fois tous les enfants sont dans la cour, où ils s’amusent à
cœur joie. Une fillette – six ans peut-être, maigre, pâle, pauvrement vêtue – est
seule et… comme inerte. Je m’approche et lui dis en souriant :
« Bonjour, mignonne, que fais-tu là
? »
L’enfant sort de sa torpeur, m’enlace
de ses bras et frotte sa figure contre la mienne ; c’est… passionné, maladif.
« Cette enfant a eu des convulsions
et elle est un peu idiote, me dit la maîtresse. – C’est évident ; mais elle ne
l’est qu’un peu, il n’est pas dit qu’elle
ne puisse se développer. Or, c’est avec les enfants de son âge qu’elle
apprendra quelque chose, il n’ya rien de répulsif en elle, pourquoi l’isoler ?
»
Les autres rentraient, la pauvre
petite ne pouvait se mêler à une récréation terminée. Bientôt elle se trouva au
milieu des enfants, ayant une voisine de droite et une voisine de gauche, et
comme ni l’une ni l’autre ne s’occupa d’elle, pas même pour la regarder, elle
retomba dans sa torpeur. Seulement, toutes les fois que je m’approchais d’elle,
l’enfant me tendait encore les bras et recommençait ses caresses.
Certes, il faudrait des maisons
spéciales, des traitements spéciaux pour de tels cas, mais, en attendant, quelle
occasion favorable au développement de la pitié et de la bonté dans les petites
âmes ! L’enfant dont il est ici question n’aura sans doute jamais de jouissances
intellectuelles ; elle restera sans doute un être exclusivement sensitif,
accessible seulement à la souffrance et aux jouissances physiques ; donnez-lui
au moins ce minimum auquel elle a droit.
Trop souvent, on rencontre dans nos
écoles des enfants qui, moins bien doués que la moyenne, moins aimables par
conséquent, sont laissés à l’écart ; ce sont dans une certaine mesure des parias.
Une école où il y a un paria, – je
ne saurais trop le redire, – est une école déshonorée.
Et c’est pendant les récréations
surtout qu’il faut veiller à ce que chacun ait sa part de vie.
Note 10. –
Un local aussi mauvais que possible. La salle des petits donne sur une cour
très sombre, commune à tous les locataires des maisons voisines ; l’un y
grille son café (au moment de ma visite), l’autre fait battre des tapis. Si l’on
ouvre les fenêtres, on est étouffé par la fumée et la poussière ; si on les ferme,
on risque de s’endormir de chaleur et de mélancolie dans cette prison.
Cependant, dès l’abord, mon oreille est charmée par un chant joyeux. J’entre chez
les petits, tous ont en main une torche (une sorte de grosse fleur en papier
rouge, faite par les grands et montée sur une baguette). « C’est la retraite
aux flambeaux du 14 juillet, me dit-on. Les enfants vivent pour ainsi dire de
cette fête. On la prépare six mois d’avance ; on s’en souvient six mois après.
»
Grâce au personnel de cette école,
le proverbe a menti : il y a quelquefois « de belles prisons ».
Aux récréations proprement dites,
il faudrait ajouter des fêtes scolaires, ne fût-ce qu’une fois l’an, pour que
tous nos petits enfants – c’est-à-dire ceux qui fréquentent nos écoles
maternelles – aient leur rayon de soleil, le jour du 1er janvier.
Certes nous avons fait sous ce rapport de grands progrès depuis quelques années :
les distributions de vêtements sont, presque partout, accompagnées de
distributions de jouets ; dans quelques villes on allume l’arbre féerique aux
branches chargées de noix dorées, de raisin sec, de pommes d’api et de menus
jouets ; peu à peu l’usage s’étendra au pays tout entier ; la fête scolaire
entrera dans les mœurs, et l’école sera, enfin, ce que nous la rêvons : la
maison hospitalière où l’âme de l’enfant s’ouvrira à toutes les joies, comme
son esprit y deviendra apte à raisonner, sa conscience à discerner le bien d’avec
le mal et à choisir le bien.
Peut-être m’objectera-t-on que c’est
à la famille qu’incombe le devoir et que revient l’honneur de procurer aux
enfants des joies supplémentaires, comme elle leur doit celles de tous les
jours ; mais il s’agit ici exclusivement de la population de nos écoles
maternelles, et je demande encore une fois à mes lecteurs de se mettre au point
à ce sujet.
Les parents de nos petits élèves
peuvent se diviser en trois catégories : celle des ouvriers travailleurs dont
le salaire quotidien subvient, à force d’économie, aux besoins de la famille ;
celle des ouvriers laborieux aussi dont la maladie ou la malchance ont paralysé
les efforts ; celle enfin des ouvriers fainéants et débauchés, qui dilapident
dans les cabarets le fruit de leur travail intermittent. Les premiers peuvent
bien acheter un jouet au jour de l’an, de même qu’ils peuvent faire rôtir ce
jour-là l’oie aux marrons traditionnelle, mais il leur est impossible d’organiser,
même en petit, une de ces fêtes collectives dont l’importance sur l’éducation morale
de l’enfant est incontestable. Les seconds ne peuvent même pas donner un jouet.
Les derniers ne voient dans le renouvellement de l’année qu’une occasion de
plus de séjourner au cabaret. C’est donc à nous, dans les trois cas, de
suppléer la famille. L’ouvrier honnête – que nous admettons à jouir de la joie
de son enfant – en ressentira une profonde gratitude ; l’autre continuera son
triste métier, tandis que son fils ou sa fille prendra, grâce à nous, l’habitude
des plaisirs délicats.
Quelques pays nous donnent en cela
un bon exemple qu’il faudrait suivre, et ce serait plus facile qu’on ne le
pense, même ce serait peu coûteux, si l’on amenait les enfants eux-mêmes à
fournir une partie des éléments des réjouissances.
L’idée est très pratique, si j’en
juge par un souvenir assez récent. Je faisais en septembre une tournée dans la
vallée du Rhône. Ce n’est pas la première fois que je choisis l’époque des
quasi vacances des écoles maternelles pour aller voir comment on occupe son
temps pendant cette période tout particulièrement difficile. J’avais déjà
visité quelques localités, dans lesquelles j’avais trouvé des enfants indisciplinés
avec de jeunes maîtresses débordées ; d’autres où tout le monde semblait mourir
de chaleur et d’ennui, lorsque j’arrivai dans une des écoles de Valence. Avant
même d’avoir tiré le cordon de la sonnette, j’avais compris qu’il se passait
dans la cour quelque chose de très intéressant. Pas de bruit, mais une sorte de
frémissement joyeux. La porte s’ouvre, la directrice vient à moi :
« Ah ! madame, vous nous trouvez
bien occupés, quoique nous ne soyons pas dans la classe. C’est aujourd’hui la
répétition générale... »
Et, répondant à mon regard
interrogateur, la brave femme m’explique qu’elle avait organisé, pour le
dernier jour de l’année scolaire, une fête qui devait remplacer la distribution
des prix ; mais qu’une circonstance imprévue ayant retardé l’exécution de son
projet jusqu’au jour de la rentrée, fixée au surlendemain, elle consacrait son
après-midi à s’assurer que tout le monde était à la hauteur de son rôle.
Le hasard m’avait favorisée ; je
pris place avec l’inspecteur d’académie dans la partie de la cour réservée
quelques instants auparavant à un public imaginaire, et la fête dont j’ai joui
de tout mon cœur commença par des chants, comme toute solennité qui se respecte.
Les « grands », – petits garçons et petites filles, – massés au milieu de la cour,
entonnèrent un chœur fort gai, très bien nuancé, que les « petits », assis sur
des bancs en gradins, applaudirent chaleureusement ; et nous aussi, cela va
sans dire.
Pendant le chœur, la directrice
avait copié un programme qui m’avait été remis, et j’étais au courant de la
suite des exercices, lorsqu’elle appela les enfants qui devaient figurer au n°
2. C’était un concours de brouettes pour les « petits ». Les concurrents furent
placés en ligne droite, le tambour battit aux champs une estrade avait été
réservée pour la musique, – oh ! une estrade très élémentaire, une large
planche, s’il m’en souvient bien, appuyée sur deux chaises, le trompette poussa
quelques notes d’une justesse douteuse, la maîtresse frappa trois fois dans ses
mains, et les marmots s’ébranlèrent. C’était tout à fait délicieux. Puis on
distribua les prix : quelques bonbons et des images aux trois premiers
arrivés au but.
Le n° 3 consistait en une course
aux cerceaux pour enfants plus âgés ; on partit ensemble dès que la musique eut
donné le signal ; les plus adroits arrivèrent les premiers, aux
applaudissements répétés de la « foule » ; les retardataires prirent leur
parti de leur défaite ; après il y eut un intermède musical, c’est-à-dire que
les enfants chantèrent un nouveau chœur.
Le n° 4 fut un concours de sauts en
hauteur et en longueur ;
Le n° 5, un concours de sauts à la
corde ;
Le n° 6, l’ascension du mât de
cocagne au sommet duquel était attaché un jouet.
Le n° 7 fut un jeu mimique
accompagné de chant, « le jeu du blé », d’après
Mme Pape-Carpantier, mais beaucoup plus mouvementé, aux couplets très bien
appropriés, au refrain enlevant,… à mon avis le «clou» de la fête, qui se
termina par le défilé de toute la troupe, les petits devant, précédés du trompette
et du tambour… J’avais passé deux heures délicieuses, et, à ma demande,
plusieurs numéros avaient été bissés.
Qu’avait coûté cette fête ? A peine
quelques francs – et, me dira-t-on, beaucoup de peine pour la directrice. – D’accord,
mais elle était bien dédommagée, car elle pleurait de joie… et moi aussi.
Il n’en faudrait pas davantage peut-être
pour acclimater chez nous les fêtes scolaires. En été, elles auraient lieu dans
la cour, dans le jardin, qui sait encore ? sur une place ombragée et solitaire
de la ville. En hiver, elles s’abriteraient dans la grande salle ornée de
branches de houx et de fusain. Deux ou trois fois par an, au 1er
janvier surtout, elles seraient plus brillantes – ce serait le cas d’allumer l’arbre
féerique, – plus solennelles ; on y inviterait les notabilités, qui
signaleraient leur présence par des distributions plus abondantes...
Puisque cela se fait à Valence,
cela peut se faire ailleurs, et, si
cela peut se faire, cela DOIT se
faire[2].
Car il faut attirer l’enfant vers l’école
et la lui faire aimer ; il faut aussi que les parents réfractaires (ceux que j’appellerai
sans remords « les indignes ») soient, pour ainsi dire, captés ; qu’ils fassent
par cupidité ce qu’ils ne font pas par sentiment du devoir. Or il y a dans les
masses ignorantes beaucoup de parents réfractaires. La misère est une école
dangereuse. Certes il y a des natures d’élite qui peuvent, sans aucune
faiblesse, sans jamais faillir, la supporter, malgré toutes les souffrances qu’elle
entraîne à sa suite ; mais il faut enfin ouvrir les yeux à cette vérité qui les
crève : c’est que ces âmes d’élite sont rares, et que le dénuement est le
pire des conseillers, surtout quand il est la conséquence de la paresse, de l’incurie,
de la débauche. Il se trouve malheureusement, ici et là, sur les hauts
échelons, et sur les échelons moyens de la société, des parents dénaturés qui n’ont
même pas besoin de prétexte pour faire souffrir leurs enfants ; mais ces
monstres sont en infime minorité tandis que le nombre en est considérable dans
les bouges où l’on a froid, où l’on a faim, où l’on vit dans la malpropreté,
dans la débauche hideuse, dans les bouges où l’on en veut aux faibles des torts
dont on s’est rendu soi-même coupable.
Une quantité d’enfants ne vont pas
à l’école parce que leurs parents les envoient mendier, pendant qu’eux-mêmes
croupissent dans la paresse ; vous les rencontrez à demi nus par les rues, ces pauvres
petits. Arrêtez-vous avec eux ; dites-leur qu’à l’école on a de bons vêtements
(et c’est vrai, puisque les municipalités en distribuent) ; qu’à l’école on a
un repas chaud ; qu’à l’école il y a de bons poêles ; qu’à l’école on s’amuse
beaucoup lorsqu’on a bien travaillé ; qu’il y a même des fêtes, de vraies
fêtes comme dans la ville à certains jours, et ces malheureux désireront aller
à l’école, et vous aurez remporté la moitié de la victoire ; il ne s’agira
plus que de gagner les parents. Avec quelques-uns, c’est plus facile qu’on ne
le pense : ils se sentent coupables et n’osent pas toujours résister.
Laissez-moi vous raconter, à ce
sujet, un fait tout récent, qui vous prouvera ce que vaut l’audace. Une de mes
amies, membre de l’Union française pour
le sauvetage de l’enfance, recherche dans la rue, et jusque dans les taudis
les plus abjects les enfants d’âge scolaire (même pour l’école maternelle) qui
vagabondent dehors ou s’étiolent chez eux, au lieu de se moraliser et de se
développer à l’école. Elle rencontrait depuis quelque temps, dans son quartier,
une troupe de six petits bandits, frères et sœurs, déguenillés, gelant,
mendiant des sous ou bien recueillant de la soupe, dans des récipients
invraisemblables, à la porte d’une caserne voisine. Plusieurs fois elle leur
avait parlé ; elle avait pris leur adresse, et finalement avait déclaré à la
mairie qu’elle considérait son arrondissement comme déshonoré par la misère et
l’abjection de ces malheureux. « Il faut les habiller, avait-elle dit au maire,
car il faut qu’ils aillent à l’école. Je me charge des filles, occupez-vous des
garçons. » Mon amie se met en campagne, recueille des vêtements pour les deux
fillettes, leur fait leur toilette, les conduit elle-même à l’école, les
recommande tout particulièrement à l’institutrice, lui fait faire l’inventaire
du costume, la prie de veiller à ce qu’il reste en bon état, et demande enfin
qu’on l’avertisse directement si l’assiduité laisse quoi que ce soit à désirer.
Comme elle rentrait chez elle, elle
reçut une lettre du maire « Les garçons X... ont été habilles et doivent être à
l’école depuis ce matin ». Mon amie, qui ne croit en cela que ce qu’elle voit,
se rend au domicile de ses protégés. Elle entre dans l’unique chambre, meublée
de l’unique lit, sans couvertures, dans lequel couchent pêle-mêle les six
enfants, le père et la mère, et trouve le fils aîné mélancoliquement assis sur
une chaise boiteuse, près d’un petit brasero. « Pourquoi n’es-tu pas à l’école
? – Parce que maman a dit que les vêtements de la mairie étaient trop courts. –
Où sont tes frères ? – Dans les rues. – Viens avec moi les chercher. » On part,
on fouille le quartier, et, un à un, on parvient à réunir les quatre garçons.
Mon amie les conduit directement à la mairie, et elle prie un garde d’aller chercher
à leur domicile les vêtements fournis par la municipalité. Le garde de retour,
avec le vestiaire, elle se fait ouvrir une salle en ce moment inoccupée, elle
habille les quatre mioches : les vêtements allaient très bien ; elle
conduit les trois aînés à l’école primaire et le plus jeune à l’école maternelle.
Les parents n’ont pas protesté, et qui sait ? l’instituteur et les
institutrices rendront à la société six consciences honnêtes à la place des six
malheureux qu’on leur a confiés. Quand on est d’accord avec la justice, quand
on est d’accord avec la charité, l’audace est plus qu’un droit : elle est
un devoir. Dans le douloureux combat que nous livrons contre le mal, la
victoire sera pour les audacieux.
Oui, il y a des enfants qui
vagabondent parce que nous ne faisons pas tout notre devoir ; parce que nous
les regardons vagabonder ; parce que la loi qui interdit la mendicité, celle
qui oblige à fréquenter l’école sont des armes négligées, et cette négligence nous
rend complices des parents indignes. Mais le jour où nous ferons tout notre
devoir en arrachant les enfants à la rue, il faudra nous rappeler que la vie à
l’aventure, malgré ses privations et ses souffrances, a un attrait incomparable :
la rue, c’est la liberté. Dans la rue ces malheureux ont froid, ils ont faim,
ils ont peur d’être arrêtés par la police, mais ils sont libres, et pour eux
plus que pour tous autres la liberté est le bien par excellence. Aussi, lorsque
nous les forçons à prendre des habitudes contraires à celles que l’abandon dans
lequel ils ont vécu leur aurait fait contracter s’ils n’y avaient été enclins
déjà par héritage, il faut leur rendre l’école agréable, séduisante même.
Les fêtes scolaires seraient un des
plus précieux éléments de séduction. On soignerait tout particulièrement celle
du renouvellement de l’année, parce que cette époque est une sorte d’étape dans
laquelle on éprouve le désir très moralisateur de jeter par-dessus bord ses
gros défauts et ses petites imperfections, et où l’on prend de très bonne foi
de bonnes résolutions pour l’année qui commence. Les écoles d’un même quartier,
celles des villes de moindre importance pourraient s’associer. Ce n’est pas
irréalisable. En tout cas, rappelez-vous ce que je vous ai raconté plus haut de
la fête de Valence : c’est un essai qui donne de l’espoir pour l’avenir.
[2] L’usage des arbres de Noël se généralise ; Paris, Bordeaux, Limoges,
toute l’Isère, etc., ont eu les leurs cette année.
CHAPITRE II
Éducation morale.
I.
L’éducation doit respecter le principe de l’égalité intellectuelle et morale. –
II. La liberté. – La liberté, qui permet les conflits, permet en même temps de
connaître les enfants (la bouderie, la taquinerie, la moquerie). – III.
L’obéissance et la sincérité sont nécessaires de l’enfant à l’éducateur. La
confiance. – IV. Confiance et respect. – V. Obéissance, esprit de discipline,
dressage. – VI. Autorité. – VII. Fraternité, pitié. – VIII. Habitude de donner.
– IX. Amour du beau.
I
[L’éducation doit respecter le principe de l’égalité intellectuelle et morale]
Le comité exécutif d’une société de bienfaisance dont
je fais partie étudiait les dossiers des enfants à recueillir. Ces dossiers
étaient nombreux, il fallait faire un choix, courir au plus pressé. «
Recueillons les filles d’abord, dit un des membres ; le danger moral est pire
pour elles que pour les garçons. »
Je protestai, non pas contre la proposition, mais
contre le «considérant».
Le lendemain, ailleurs, on disait devant moi qu’un recueil
de maximes morales avait plus naturellement sa place entre les mains des jeunes
filles qu’entre les mains des garçons, parce que les premières y attachaient
plus d’importance.
Je protestai de nouveau, et pour les mêmes raisons d’abord,
je n’ai jamais pu faire, au point de vue philosophique, de différence entre une
âme de garçon et une âme de fille ; ensuite je me trouve journellement en
présence de misères poignantes conséquences du manque d’éducation morale de l’homme,
dont on a négligé de former la conscience, ou dont on a laissé la conscience se
développer au rebours du bon sens et de la justice.
Sauf exceptions, en effet, exceptions que l’on remarque
surtout dans les familles où les fils sont élevés par leur mère, les garçons se
croient au-dessus de la loi morale ; ce qui, pour la fille, est regardé comme
une déchéance irrémédiable, n’a, en ce qui concerne les garçons, que fort peu
de gravité. L’éducation n’a pas enraciné dans leur esprit cette vérité de base
que la femme est leur égale ; qu’ils lui doivent ce que l’on se doit entre
égaux ; que la dignité humaine implique le respect de soi-même, et que la
justice et la charité sont inséparables du respect d’autrui, quel que soit son
sexe.
C’est l’éducation qui est la coupable, je le répète, et
elle a fait son œuvre pendant tant de siècles, il ya si longtemps que l’homme
abuse ou mésuse de sa liberté, que l’on a fini par être convaincu que
l’habitude de « mal vivre » est fatale pour lui, tandis que le respect de
soi-même et la pudeur sont des vertus à entretenir chez la femme seulement.
D’autre part, l’éducation a semé et entretenu tant d’idées
fausses dans l’esprit féminin, qu’il se produit, au grand détriment du progrès
moral de l’humanité, un écart considérable entre les esprits et les consciences
de l’homme et de la femme, et que l’on a oublié l’origine commune de l’un et de
l’autre, comme l’on oublie aussi trop souvent qu’ils ont un même but.
Il est donc essentiel de défaire ce qui a été fait et,
pour rétablir l’harmonie, indispensable au développement commun, de prendre
pour base de l’éducation le principe de l’égalité morale et intellectuelle des
deux sexes.
Ce principe ne peut être établi que par l’école ; les
conséquences ne peuvent en être déduites que par l’école ; et c’est de l’école
que partira le mouvement. Il serait insensé de l’attendre des familles ignorantes,
imbues des préjugés ayant cours.
« Certes l’éducation, tout est là, et c’est l’école qui
devrait nous la donner, me disait, après les deux séances dont j’ai parlé plus
haut, un ami qui pense absolument comme moi sur cette question ; mais le sentiment
tout nouveau de l’égalité, le corps enseignant est-il disposé à le faire naître
dans les consciences ? De la part des instituteurs, il faudrait beaucoup de
renoncement, car il ne s’agirait de rien moins, pour eux, que de dépouiller le
« vieil homme ». De la part des institutrices, qui ne sont pas affranchies du
préjugé universel, il faudrait beaucoup de travail sur soi-même ; enfin, de la
part de tous, beaucoup de courage moral. Or, si le renoncement est facile à
l’élite, si la réflexion s’impose fatalement à la femme cultivée, le courage
moral me paraît – pour la femme – la vertu la plus difficile à pratiquer.
Sans doute, les femmes sont en général timides sur le
terrain des idées, parce que c’est un domaine qui leur a été longtemps interdit
d’explorer ; leur timidité est la conséquence de l’éducation qu’elles ont
reçue, et qui est en opposition absolue avec les principes égalitaires. Mais
les institutrices, je parle surtout de celles qui exercent depuis dix ans, se
sont trouvées dans une situation exceptionnelle, propre à y incliner leurs
esprits et leurs consciences, puisqu’elles ont été admises les premières à
l’égalité intellectuelle. Les écoles normales où elles ont fait leurs études
ont identiquement les mêmes programmes que les écoles normales d’instituteurs ;
tous les examens qu’elles ont passés, depuis le certificat d’études primaires,
tous ceux qu’elles passeront jusqu’au certificat d’aptitude à l’inspection
primaire et à la direction des écoles normales, sont les mêmes aussi. Les mêmes
choses s’enseignent dans les écoles primaires des deux sexes, il faudrait
vraiment que le corps enseignant féminin fût réfractaire à toute logique pour
se croire d’une essence intellectuelle inférieure.
« Quant aux idées morales, quant aux sciences qui s’y
rattachent : la philosophie et la psychologie, elles sont naturellement
accessibles aux femmes ; on peut dire que déjà elles y excellent, tous les
examens supérieurs en font foi. Je me demande alors ce qui pourrait gêner la
conviction intime des institutrices, et si cette conviction est faite, ce qui
les empêche d’y conformer leur vie d’abord, leur enseignement ensuite.
– C’est qu’elles manquent de courage moral, a repris mon
interlocuteur, et qu’elles vivent bien moins d’après les incitations de leur
conscience que d’après la crainte du qu’en dira-t-on. »
Il faut avoir le courage de l’avouer : ce manque de
courage moral, que les adversaires de l’égalité déclarent être une des
caractéristiques de la femme, est réel ; ces mêmes adversaires ont raison
aussi, d’une manière générale, quand ils accusent la femme de se laisser guider
par le sentiment au détriment de la raison ; de ne pas avoir au même degré que
l’homme le respect de la parole donnée, le sentiment de la loyauté, de
l’honneur, pour tout dire ; de ne s’intéresser qu’aux petites choses et de ne
pas s’élever aux idées générales ; d’être habiles jusqu’au mensonge… Les
institutrices dignes de ce nom, celles qui observent les manifestations de l’âme
de leurs élèves, ont tous les jours l’occasion de s’en convaincre. Mais, si
elles ont remonté de l’effet aux causes, elles se sont évidemment convaincues
que ces défauts, bien loin d’être inhérents, comme on le dit, à la nature féminine,
sont le résultat de l’éducation, et elles doivent agir en conséquence. Du
courage moral ! comment les femmes en auraient-elles ? On a eu jusqu’à
aujourd’hui une telle frayeur des idées pour elles, que celles qui en ont eu – par
miracle – les ont pudiquement cachées comme l’on cache un ridicule, une
faiblesse, une tendance coupable ! Pendant si longtemps leur futilité a
fait prime, et les manifestations de leur raison ont causé une surprise si
effarouchée, qu’elles ont montré l’une et dissimulé l’autre ; et, encore aujourd’hui,
on leur répète si souvent et d’un ton si convaincu que la modestie
intellectuelle, poussée jusqu’à l’effacement, est leur lot à perpétuité, qu’il leur
faut une force de caractère exceptionnelle et une audace singulière pour ne pas
mettre leur lumière sous le boisseau. D’une part, on compte sur elles pour
amener le peuple – par les mères et les enfants – aux idées modernes ; d’autre
part, si elles ne se renferment pas exclusivement dans leur petit devoir, on
leur crie : «Halte-là !» Dans ces conditions, celles qui ont du courage
moral – et il yen a – sont des héroïnes que nous saluons de tout notre respect
; mais l’héroïsme ne peut être qu’une vertu d’exception, nous ne pouvons
l’exiger de tout le monde !
En continuant leurs investigations sur les causes des
autres défauts dits féminins, les institutrices se sont évidemment convaincues
que si, d’une part, les femmes se laissent en général guider par le sentiment
plus que par la raison, c’est que l’on a pendant des siècles exalté l’un au
détriment de l’autre, et que si, d’autre part, elles-mêmes – les institutrices –
distinguent entre la passivité et la bonté, entre l’attachement aux idées et
l’attachement aux habitudes, entre l’aumône éparpillée et l’organisation de la
bienfaisance, entre le dévouement instinctif et le dévouement raisonné, c’est
que notre éducation contemporaine a payé sa dette à la raison féminine. Lorsque
la femme n’avait que le sentiment, elle le dépensait sans compter, car il se renouvelait
de lui-même ; aujourd’hui elle le guide et le guide bien ; il faut être
aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas s’en apercevoir ou pour le nier.
De même on a pu dire pendant longtemps, et l’on peut
dire encore pour le plus grand nombre, que la femme n’a pas le sentiment de l’honneur.
Ici la culpabilité de l’éducation éclate non moins clairement. En effet, elle
n’a pas donné au mot « honneur » la même signification pour l’homme et pour la
femme : l’honneur féminin, c’est la pureté matérielle d’abord, la fidélité
conjugale ensuite, tandis que l’honneur chez l’homme embrasse une sorte d’intégrité
morale dont les mœurs privées de l’individu sont à peu près indépendantes. Il
résulte de ces deux façons d’envisager un sentiment qui devrait être identique
chez les deux sexes, qu’un homme peut « mal vivre », dans l’acception toute
spéciale que l’on donne à ces mots, c’est-à-dire manquer au respect qu’il se
doit à lui-même et à celui qu’il doit à la ; femme, tout en restant un homme
d’honneur ; qu’il perdra cette qualité le jour où il laissera protester sa
signature, ou qu’il manquera à la parole donnée, et que la femme pourra
exploiter ses domestiques, dilapider les ressources de la famille, mentir et
calomnier ses amies, sans perdre ses prérogatives d’honnête femme, si ses mœurs
n’ont jamais donné prise à la critique.
L’institutrice
qui a envisagé les conséquences lamentables, pour les uns et pour les autres,
d’une telle interprétation – incomplète dans les deux cas – donnera à ses
élèves un tel sentiment de l’honneur, que personne n’osera plus dire que ce
sentiment n’est pas féminin. De même elle leur apprendra que l’hypocrisie est
un vice d’esclave, et que, pour être digne de la liberté, il faut être sincère...
« Quand même ! » elle leur inspirera le goût des idées
générales, au lieu de les laisser éparpiller leur esprit sur des détails
futiles, et les adversaires les plus résolus de l’égalité seront bien obligés
de reconnaître que les défauts dits « féminins » étaient le résultat de
l’éducation donnée à la femme.
Que les instituteurs fassent aussi leur devoir dans le
sens de l’égalité, et les défauts dits « masculins », l’égoïsme, et surtout le
manque de respect de soi-même et le manque de respect envers la femme, disparaîtront
peu à peu de l’âme des hommes.
Les maîtresses exerçant dans les écoles maternelles
devraient revendiquer l’honneur d’imprimer le mouvement égalitaire. Elles
reçoivent les enfants, garçons et filles, au début de l’éducation, au moment où
les impressions laissent une empreinte ineffaçable. Sous leur direction ils
font ensemble les mêmes exercices, sans que l’on ait pu encore donner la palme
à l’un ou à l’autre sexe. Qui apprend le mieux les fables ? Qui apprend le plus
vite à compter, à lire ? A soins égaux bien entendu, l’égalité intellectuelle
est indiscutable. De quel côté y a-t-il plus de désobéissance, d’entêtement, de
gourmandise, de docilité, de sobriété, de sincérité !...
L’égalité morale n’est pas moins réelle que l’égalité
intellectuelle. L’égalité existe
donc, il faut l’entretenir malheur à l’éducateur qui sèmerait des germes
discordants !
Et pourtant c’est à l’école maternelle que l’éducation
commet ses premières fautes. Si un petit garçon se montre poltron, curieux,
bavard, la maîtresse, imbue des préjugés que nous avons combattus plus haut, et
oubliant qu’elle va semer dans l’âme de son élève un germe de déconsidération
contre elle-même, lui dit d’un air dédaigneux : « Tu veux donc que l’on te
prenne pour une petite fille ? » Si une petite fille est bruyante ou brutale,
si elle laisse échapper une expression grossière, un geste qui choque la pudeur :
« Fi donc ! on t’enverra avec les garçons si tu continues ! » Et nous avons le
droit de demander si la petite fille, future mère, doit nécessairement être poltronne ; si le petit garçon doit nécessairement
être grossier. J’ai même vu de mes yeux, et c’est une des choses qui m’ont le
plus scandalisée dans ma vie d’inspectrice, j’ai vu un petit garçon qui,
s’étant rendu coupable de je ne sais quel méfait, avait été envoyé en punition –
punition infamante – sur un banc occupé par des petites filles. La maîtresse ne
se doutait pas de l’énormité qu’elle avait commise : elle avait semé dans
l’âme du petit garçon le germe du mépris de la femme ; elle avait
déconsidéré les petites filles qui lui étaient confiées ; elle s’était
déconsidérée elle-même.
Petite cause, en apparence ; effets désastreux !
Et que l’on ne dise pas que ma thèse conduit au bouleversement
de la société ; il ne s’agit pas ici de réclamer pour la femme l’admission
à toutes les fonctions occupées aujourd’hui par les hommes, de lui faire
abandonner et dédaigner des devoirs dont l’accomplissement est son honneur et
sa joie ; il s’agit simplement de proclamer une vérité dont dépend le progrès
moral de l’humanité. Cette vérité, je la répète en terminant : une âme
d’homme et une âme de femme sont deux âmes absolument identiques. Ce qui élève
l’une élève l’autre. Ce qui avilit l’une avilit l’autre. Il ne saurait y avoir
deux morales : l’une à l’usage du sexe masculin, l’autre à l’usage du sexe
féminin. Les directrices d’écoles maternelles doivent semer cette idée dans les
âmes de leurs petits élèves ; les instituteurs et les institutrices doivent
l’entretenir et la développer.
II
[La liberté. – La liberté, qui permet les conflits, permet en même temps de connaître les enfants (la bouderie, la taquinerie, la moquerie).]
Dès que l’on rapproche ces deux mots enfance et
liberté, les partisans d’un système qui a trop duré sont indignés. Le droit de
l’enfant à la liberté leur paraît une des hérésies les plus dangereuses et, par
conséquent, des plus condamnables qui soient. La liberté pour les enfants,
c’est comme l’anarchie dans l’État.
Il y a évidemment confusion ; et jusqu’à ce que cette
confusion cesse, il ne saurait y avoir de réconciliation entre les adeptes de
deux systèmes dont l’un proclame, avec le droit
absolu pour les parents, le devoir sans restriction pour les enfants, et dont l’autre
fait du droit de l’enfant la pierre angulaire.
Le premier système est si vieux, si vieux, que tout le
monde le connaît ; le second est ignoré ou méconnu – un
peu par la faute de ses fervents. – Il s’agit de l’étudier, d’y réfléchir, de le mettre au
point, et d’en user de telle sorte qu’il se fasse à lui-même sa propagande par
ses résultats.
L’application en est, il faut l’avouer, d’une extrême difficulté ;
aussi les partisans de l’obéissance passive ont-ils beau jeu à voir leurs
adversaires se débattre, et patauger au milieu d’un chemin cent fois plus malaisé
que celui sur lequel était engagé le coche de la fable, tandis qu’il est si
commode de tout défendre, sans commentaire, puis de sévir contre les
infractions ! Mais attendons la fin, c’est-à-dire le moment où le pupille
est arrivé à l’âge d’homme.
Quel but se propose, en effet, la famille ? Non pas la
famille idéale, mais la famille… en général. Elle se propose d’élever ses
enfants de telle sorte que le fils, ayant atteint sa majorité, vole de ses
propres ailes ; qu’il soit en état de se faire une position, de créer – tôt
ou tard – une famille à son tour, qu’il fasse enfin honneur à
son nom – le mot honneur étant pris dans son acception banale.
Si c’est une fille, la famille la rêve bonne ménagère, bonne épouse et bonne
mère, sans quintessencier davantage. Pourquoi les parents seraient-ils plus
ambitieux moralement pour celle-ci que pour son frère ?
Cependant, même pour atteindre ce but, dont la hauteur
n’a rien à comparer avec celle des étoiles – puisqu’il tend toujours au
succès personnel de l’individu, qu’il
ne s’élève pas jusqu’au dévouement aux idées, et par conséquent au progrès de
l’humanité, – mais même pour atteindre ce but, faudrait-il apprendre
au fils et à la fille à user de leur liberté, de leur liberté morale surtout,
car le sentiment des responsabilités même atténué par le manque d’idéal est
incompatible avec l’obéissance passive.
Mais, disent quelques hésitants disposés à se laisser
convaincre, à quel âge commencerez-vous cette éducation de la liberté ? – Oh
! tout de suite, le jour même de la naissance, et cela n’est ni une boutade ni
un paradoxe. L’application du système part de ce point précis, parce que, si
l’on tardait à le mettre en pratique, il serait, par la suite, impossible
d’assigner une date favorable à la pose de notre premier jalon.
Eh oui ! dès le premier jour, voilà les deux systèmes
en présence. Tandis que dans la grande majorité des familles le nouveau-né,
ficelé comme un saucisson, pieds et mains liés, est, de plus, fixé sur une
sorte de lit portatif qui permet de le remuer tout d’une pièce, sans qu’il soit
permis à aucune de ses articulations de jouer, et par conséquent de se fortifier,
sans que sa petite tête encore branlante soit admise à… branler, quelques
jeunes mères habillent leur bébé de manière à lui laisser, dès la première
heure, la liberté de tous ses membres. Ah ! il est beaucoup plus difficile
à manier, je l’avoue ; on est obligé de prendre avec lui autant de
précautions qu’avec le plus fragile et le plus précieux objet d’étagère pendant
les premières semaines, on est impressionné de le voir aussi frêle que le plus
frêle roseau. Mais, jour après jour, son cou se fortifie ; on le voit pour
ainsi dire se souder, il se dresse et le bébé prend une petite allure ; ses membres acquièrent de
la souplesse et de la force ; en un mot, il a fait presque tous les
progrès qui restent à faire à ses contemporains emmaillotés.
Ce procédé, qui étonne les uns et inquiète les autres,
n’est cependant qu’une manifestation nouvelle du progrès accompli dans les
principes d’éducation générale. C’est parce que quelques mères ont réfléchi
qu’elles élèvent ainsi leurs nourrissons. Mais celles qui protestent sont
cependant en progrès sur les mères du siècle dernier, lesquelles étaient plus
avancées que leurs devancières. La preuve c’est que pas une n’a maintenant
l’idée barbare de bander l’enfant des pieds à la tête comme une momie
égyptienne, ainsi que cela se pratiquait autrefois. Puisqu’il y a progrès
malgré tout, pourquoi s’arrêter en chemin
?
Notre système d’affranchissement de l’enfant ne peut,
dès le début, s’appliquer qu’à l’éducation physique… Ce n’est que peu à peu, à
mesure qu’elle se manifestera, que nous nous insinuerons dans l’âme. Cependant
le corps et l’âme sont à ce point solidaires qu’il est essentiel de renoncer,
dans nos écoles, au dressage même physique : par exemple à l’habitude de
faire tenir les mains au dos, ou de faire croiser les bras sur la poitrine, ce
qui est une aggravation. Les mains au dos, les bras croisés avaient leur raison
d’être dans l’éducation autoritaire. On mettait ainsi les enfants dans
l’impossibilité de toucher aux choses et d’éparpiller leur attention. Mais en
même temps cela les empêchait de prendre l’habitude raisonnée de ne pas toucher ce qu’il ne faut pas toucher,
l’habitude raisonnée d’écouter :
en un mot, cela supprimait l’éducation.
Lorsque l’on est entré dans cet ordre d’idées, toute manifestation
enfantine devient suggestive. Dernièrement, je longeais un boulevard ; une de
mes petites nièces (18 mois à 2 ans) venait en sens contraire. Suivie de sa
nounou qui la surveillait sans en avoir l’air, elle marchait sur le trottoir
d’un petit air si indépendant, d’une allure si ingénument «bonne franquette»,
que j’ai résisté à mon désir de l’arrêter pour l’embrasser, ne voulant pas
rompre le charme. Je me suis arrêtée moi-même ; je l’ai suivie du regard
pendant quelques minutes, et je me demandais : « Qu’est-ce que l’éducation
va faire de ce petit être qui part aujourd’hui si gaillardement à la conquête
de la vie ? »
Sa nounou aurait pu, déjà, restreindre sa liberté, et
en même temps sa joie et son développement. Elle aurait pu la forcer à lui
donner la main, sous le prétexte que, si l’enfant descendait du trottoir, elle courrait
le risque d’être écrasée par une voiture… Elle ne l’avait pas fait, la brave
femme ; mais elle surveillait étroitement.
Elle avait donc deviné ce que tant d’autres mettent tant de temps à apprendre :
1° c’est qu’il faut autant que possible laisser à l’enfant le libre essor de
ses mouvements ; 2° que le droit de l’enfant à la liberté nous crée le devoir
d’être sans cesse en éveil.
Oui, le système de liberté centuple les difficultés de
l’éducation ; mais, puisque ce système est seul éducateur, il faut bien nous
résigner à l’employer, et travailler avec des chances d’atteindre le but.
Aussitôt que possible, avant même que l’enfant puisse
se rendre compte de la portée du mot « liberté », il est bon de prononcer
souvent ce mot devant lui au moment opportun. « Tu es libre de prendre ceci et
de faire cela. » Puis vient graduellement la nécessité de lui faire comprendre
pourquoi il est libre de faire les choses, ou pourquoi il n’est pas libre de
les faire. Dès lors le raisonnement entre en scène et, avec lui, les notions de
solidarité, de justice et de générosité. « Tu es libre de faire cela : 1°
puisque cela te fait plaisir et que cela ne peut te nuire ; 2° puisque cela ne
peut nuire à personne 3° puisque cela fait plaisir à quelqu’un. Retournez la
proposition pour défendre « Tu n’es pas libre. », etc.
Le but de l’éducateur, même pour ceux d’entre nous qui
paraissent le plus… anarchistes, est donc de faire comprendre à l’enfant que
rien n’est plus relatif que la liberté ; que, limitée par l’intérêt bien entendu
de l’individu vivant seul, elle est limitée aussi par les exigences de la vie
de famille et limitée, enfin, par celles de la vie sociale ; et c’est justement
parce que le droit à la liberté est sans cesse limité par l’intérêt personnel,
par la solidarité et par le désintéressement, c’est parce que l’exercice de ce
droit est tout ce qu’il y a de plus difficile, qu’il importe de laisser naître,
puis de cultiver graduellement et sans lacune, chez l’enfant destiné à être un
homme libre, le sentiment et la pratique de la liberté.
L’éducateur devra donc s’adresser à la raison et au
sentiment, à la conscience et au cœur, car un être libre qui ne serait pas
juste, un être libre qui ne serait pas bon, serait un véritable fléau pour son entourage.
La preuve c’est que tous les délits et tous les crimes sont le résultat d’un
usage coupable de la liberté. Adressez-vous donc le plus tôt possible à la raison
et au cœur de l’enfant ; les ordres dont le but ne s’explique pas, les défenses
toutes sèches ne font que des désobéissants et des révoltés.
L’enfant adore de patauger dans l’eau. Il use de sa
liberté en sautant à pieds joints dans les ruisseaux et dans les flaques, au
lieu de les enjamber ou de les contourner. Que de calottes reçues pour ce
méfait que d’heures de réclusion dans la chambre triste ! que de privations du
jeu en commun à l’école !
Si la mère ou la maîtresse prenait la peine d’expliquer
à l’enfant : 1° que l’humidité aux pieds est malsaine (tel petit camarade
est au lit en ce moment pour s’être mouillé les pieds) ; 2° que les souliers
mouillés s’usent vite et qu’une paire de souliers représente des heures de
travail et de fatigue pour le père et la mère, cet enfant ne renoncerait peut être
pas immédiatement et définitivement à son jeu favori ; mais il y renoncerait
plus tôt que son camarade autrement élevé ; il y renoncerait par raisonnement
et par amour filial, en connaissance de cause,… librement. Mais s’il use de sa liberté
pour continuer ? Vous le punirez, pour lui faire comprendre la différence qui
existe entre l’usage et l’abus.
Un autre exemple : Une mère de famille (une de celles
qui défendent et punissent sans explications) met sous clef le sucre, les
confitures, les restes des repas. Il est impossible que l’enfant y touche.
C’est matériellement impossible, donc il n’y touche pas. Mais que gagne-t-il
moralement à ce procédé ? Il n’apprend qu’une chose – et
la science est vite acquise en ce cas, – c’est que les armoires
fermées ne sont pas les armoires ouvertes et que… l’on ne touche pas aux
provisions de la famille lorsqu’on ne peut pas faire autrement. A la première
négligence maternelle correspond le plus souvent la première infraction de l’enfant.
Une autre mère (parmi celles qui font appel à la conscience
et au bon cœur) laissera, au contraire, la clef à la porte du buffet. Nous
avons eu chacun notre part, dira-t-elle à son enfant ; le reste est pour un
autre repas. N’y touche pas. Si tu en prenais, ce serait d’abord de la
gourmandise, car tu as assez mangé, et la gourmandise est un défaut grossier ; ce
serait aussi une malhonnêteté, car tu diminuerais notre part. » Et si l’enfant
ne comprend pas, ou s’il fait comme s’il n’a pas compris, s’il use de sa
liberté pour satisfaire sa gourmandise ? La mère le punira pour lui apprendre à
se bien servir de sa liberté. Puisqu’il a mangé sa part, elle mangera la sienne
devant lui à l’heure du repas sans lui en donner. Surtout elle ne lui dira pas
qu’il est voleur, l’injure est, disproportionnée. D’ailleurs, il a tant de
peine à se figurer que ce qui appartient à ses parents n’est pas sa propriété !
A mesure que l’enfant grandit, il faut lui lâcher davantage
la bride, sans l’abandonner à lui-même ; en lui laissant toujours cette
impression que de près ou de loin on veille sur lui. S’il est arrivé trop tard
le matin à l’école, ou le soir trop tard à la maison, le père ou la mère
s’informera de l’emploi de son temps ; il faut
que les parents sachent ce qu’il en a fait. Ces heures soustraites à l’école ou
à la famille peuvent être désastreuses : l’enfant doit en être prévenu.
Si l’on n’a pas armé sa raison, si l’on n’a pas éveillé
sa conscience, il faut évidemment supprimer sa liberté ; mais c’est un moyen
empirique qui ne vaut rien pour le présent, et qui ne prépare pas l’avenir.
Réfléchissez à ce que vous faites pour la mémoire : vous la faites
travailler pour la rendre à la fois plus souple et plus sûre ; à ce que vous
faites pour les doigts : vous les exercez pour les rendre plus habiles.
Pourquoi imposeriez-vous à la conscience un traitement différent de celui qui
réussit à toutes les aptitudes de l’être ?
Laissez-vous convaincre ; c’est en faisant
méthodiquement et sans défaillance l’éducation de la liberté que vous élèverez
des êtres libres. Et la liberté ne se cultive ni avec les menottes aux mains, ni
avec les chaînes aux pieds. Elle ne se développe pas en cage. Ce n’est pas en
se bandant les yeux que l’on affine sa vue.
Malheureusement, notre éducation en commun et par «
blocs » de soixante à cent petits enfants est peu propre à cette culture
individuelle de la conscience. Nous aggravons encore la difficulté – je
dirais presque notre impuissance – par l’importance tous les
jours plus considérable que nous donnons à l’instruction proprement dite, et
aussi par notre soi-disant enseignement collectif de la morale. L’enfant n’est
pas généralisateur. Lorsque vous racontez devant une classe assemblée les
infortunes d’un petit désobéissant qu’ils ne connaissent pas, leur conscience
ne se sent pas touchée. Une remontrance amicale adressée à l’un des enfants
présents passe par-dessus ses camarades. Pour avoir de l’influence, il faut frapper
en plein cœur du petit coupable. De même, l’éloge qu’a mérité Pierre ne fait pas
grande impression sur Jacques. Je parle ici des enfants de moins de six ans qui
fréquentent nos écoles maternelles. A l’école primaire, surtout à partir du
cours moyen, les enfants comprennent la solidarité morale, et l’enseignement
collectif leur est utile, à la condition que ce mode ne soit pas exclusif et
que l’enseignement devienne parfois individuel.
Pour en revenir à nos petits, le développement de leur
être moral est enrayé par les heures de classe où leur liberté est supprimée.
Nous avons beau « causer » avec eux lorsqu’ils sont assis au gradin ou bien à
leurs tables : la causerie est factice, malgré tout ; ils ne s’y
méprennent point. Nous avons beau leur raconter des histoires, même très bien
composées : ils ne savent pas encore se mettre dans la peau du petit
héros. Et d’ailleurs on-t-ils eu l’occasion – enserrés qu’ils étaient par
la discipline de la classe – de se rendre coupables du méfait que vous conspuez, de
faire la bonne action que vous enguirlandez d’éloges ?
L’école maternelle, bien comprise, devrait favoriser
le développement moral comme le développement physique de l’enfant ; les
maîtresses devraient s’attacher à connaître les élèves individu par individu
(seule l’élasticité de la discipline le leur permettra), de telle sorte que le
jour où l’école primaire les recevrait, le dossier moral de chacun pût être remis
à l’instituteur. Jusqu’à présent l’enquête s’applique aux résultats
intellectuels obtenus par l’école maternelle « Sait-il lire ? écrire ? compter
? » De quelle médiocre importance est la réponse quand il s’agit d’enfants
aussi jeunes ! Combien serait plus profitable et plus digne une enquête dont le
but serait de connaître les aptitudes morales du nouveau venu ! A-t-il de
bonnes habitudes de propreté, d’exactitude ? est-il obéissant ? est-il
affectueux ? (Je ne demanderais pas s’il est poli, parce qu’à cet âge surtout
la politesse n’est qu’une forme de l’affection.) Est-il bon camarade ? est-il
véridique ? Toutes ses allures dénotent-elles la pureté de sa jeune âme ?
Ces questions, on ne les fait pas encore ; j’aime à croire
que bientôt on en comprendra la nécessité. Mais comment les maîtresses y
répondront-elles si elles n’ont pas étudié individuellement les élèves,… non
pas leurs élèves assis au gradin, écoutant une leçon, mais chacun des membres
de sa nombreuse famille faisant en liberté son métier d’enfant ?
C’est surtout dans la cour que ce métier d’enfant peut
s’exercer car, dans la cour, il y a quelquefois des fleurs qu’il faut
respecter, un mur qu’il ne faut pas escalader, des cailloux qu’il ne faut pas
mettre à la bouche, qu’il ne faut pas lancer à la tête de ses camarades (encore
une mauvaise habitude qui paraît invétérée chez les garçons, et qui cause tant
d’accidents quelquefois irréparables !)
il y a une fontaine dont il ne faut pas tourner le robinet ; il y a enfin
une quantité de choses très tentantes, dont les unes sont tout à fait
inoffensives et pour lesquelles l’enfant doit user de sa liberté, et une quantité
d’autres qu’il faut lui interdire. Soyez judicieuses dans vos défenses, laissez
faire tout ce que l’enfant peut faire sans danger pour lui ou pour les autres ;
soyez inflexibles pour les désobéissances.
Oui ! laissez faire à l’enfant tout ce qu’il peut faire sans danger ;
développez, au lieu de le restreindre, le champ de son activité ;
rendez-le autant que possible industrieux, débrouillard,
au lieu de l’entraver constamment dans son essor.
Je voyais dernièrement de mon balcon un papa et son
bébé, de deux ans peut-être, longeant l’avenue sur laquelle je demeure ;
l’enfant gambadait. Arrivé au bord du trottoir qu’il s’agissait de descendre pour
traverser une rue perpendiculaire ; l’enfant tendit les bras vers son père
celui-ci fit un geste négatif ; l’enfant chercha à prendre une de ses mains, le
père la refusa : mais, sans rien dire, il se rapprocha davantage du petit.
Celui-ci s’accrocha alors d’une main à la jambe du pantalon paternel et
descendit bravement : le père sourit, on traversa la rue, et l’on arriva
au trottoir, qu’il s’agissait de monter cette fois ; sans hésitation, le bébé
reprit l’étoffe du pantalon, escalada la marche, et je compris alors que son
papa lui disait : « Tu vois que tu descends et que tu montes presque comme
un grand » ; et je pensais à nos petits des écoles dont femmes de service et
maîtresses se constituent les servantes trop empressées, à nos petits que nous enrayons
au lieu de les développer !
Pour que l’enfant apprenne à obéir, il faut lui laisser
autant de latitude que possible ; pour qu’il ait confiance en nous, il faut que
nous respections nous-mêmes nos défenses et nos permissions ; s’il peut
deviner, et il le devine bientôt, que nous sommes nous aussi sujettes à des
caprices, que nous manquons de logique ou d’esprit de conduite, nous
n’obtiendrons jamais ni obéissance, ni confiance. C’en est fait de
l’éducation !
Mais la liberté amène des conflits, et des conflits naît
une fleur délétère : la dénonciation. « Madame, Françoise m’a pris ma
corde ; Jeanne m’a fait tomber ; Louis m’a donné un coup de pied ; Charles m’a
dit un vilain mot. » II est évident que l’on n’a pas assez insisté sur la
lâcheté de cette habitude. Selon le caractère de la maîtresse, le rapporteur
est plus ou moins bien accueilli ; on donne plus ou moins de suite à sa
réclamation ; mais il est trop rare qu’il soit vraiment renvoyé avec perte. Ce
qui devrait toujours avoir lieu.
« Cependant, me dira-t-on, nous ne pouvons laisser
opprimer, spolier le faible par le fort ; nous ne pouvons laisser exaspérer le
patient par le taquin » ; etc. D’accord, mais surveillez avec vigilance, ayez
l’œil et le cœur partout, et la dénonciation toujours odieuse sera de plus tout
à fait inutile.
Mais il y a des enfants d’une finesse telle, qu’elle confine
à la ruse et qui enveloppent leur dénonciation de telle sorte que la maîtresse
ou la mère, si elle n’est pas très attentive à toutes les manifestations enfantines,
s’y laisse prendre, et c’est très dangereux pour l’éducation morale. Il y a
quelque temps, j’assistais a une récréation mouvementée et bien conduite. Un
charmant enfant de cinq ans, aux yeux brillants d’intelligence, vint vers la
maîtresse et lui montrant son genou où perlait une goutte de sang : «
Marcel m’a dit de grimper au mur (exercice défendu) et je me suis fait mal » ;
la maîtresse étancha la goutte de sang avec son mouchoir, cajola l’enfant et
gronda sévèrement Marcel. Un quart d’heure environ après cette petite scène, le
même enfant se représente : « Louis m’avait dit de prendre mon verre dans
mon panier, et il s’est cassé. Tu as bien fait de venir me raconter ta
maladresse, lui dit-elle ; on doit toujours avouer ses fautes. »
Comme l’enfant nous quittait : « Il est très
franc », me dit la maîtresse. Je laissai échapper une exclamation de doute. «
Vous ne le croyez pas ? – Je l’ai surtout trouvé rapporteur et rapporteur avec
aggravation ; il se décharge d’abord sur un camarade de la responsabilité
de la faute et, se sentant couvert, il avoue. Je préférerais l’enfant qui me
dirait « Marcel m’a écorché ou fait écorcher le genou ; Louis m’a fait casser
mon verre » ; l’habileté à se disculper, la roublardise sont haïssables
chez l’enfant ; au lieu de l’admirer, il faut l’extirper. »
Quant aux conflits que la liberté fait naître,
surveillez-les de loin pour être à
même d’intervenir si votre intervention devient nécessaire, mais laissez-les
autant que possible s’apaiser tout seuls. C’est pendant ces conflits que vos
observations personnelles seront précieuses ! Les intéressés s’y
montreront tels qu’ils sont, et vous en apprendrez plus sur leur compte,
pendant cinq minutes de querelle, que pendant six mois d’immobilité aux gradins
ou aux bancs-tables. Quand vous interviendrez, faites votre enquête ; ayant
tout vu de loin et de haut, il vous sera facile d’apprécier le degré de
sincérité des déposants. Il ne s’agit plus ici d’encourager la délation. Vous
questionnez, parce que vous avez le droit;
on vous répond, parce que c’est un devoir
; et, sans s’en douter, les enfants feront la différence entre le « rapporteur
» et le « témoin ». Faites en sorte que votre tribunal soit toujours un
tribunal de justice, et ce mot « justice » sous ma plume n’est pas le synonyme
de «répression». Vous êtes le juge de paix, et j’espère que, le plus souvent,
les parties adverses s’en retourneront bras dessus, bras dessous.
Il y aura sans doute des récalcitrants, des boudeurs.
En général on s’y prend très mal avec eux ; on les invite trop tôt à revenir ;
on les harcèle, ou bien, quand ils reviennent d’eux-mêmes, on les reçoit mal.
Un peu de réflexion, puis un peu de bonté atténueront peu à peu la disposition
qu’ont certains enfants à bouder. Quand boudent-ils ? Après une déception,
après un échec. Qu’est-ce qui souffre en eux ? Leur amour-propre. Ils
s’éloignent, laissez-les partir ; la solitude leur est bonne, puisqu’ils la
recherchent. Si vous vous occupez d’eux, si leurs camarades les houspillent, la
plaie s’élargit au lieu de se cicatriser ; laissés seuls avec eux-mêmes, ils
finissent par comprendre qu’ils font un métier de dupes et reviennent. Tout
dépend alors de la façon dont ils sont reçus. Une réception maussade les
froisse de nouveau ; un accueil bruyant leur rappelle leur récente défaite ;
sans rien dire, tendez vos bras, si l’enfant parait avoir envie de s’y jeter ;
sans commentaire faites ouvrir les rangs des petits camarades pour qu’il
retrouve une place parmi eux.
Lorsqu’il s’agit d’enfants aussi jeunes que ceux qui
fréquentent nos écoles maternelles, l’éducateur n’a heureusement pas à
découvrir des noirceurs pour les réprimer : il ne s’agit heureusement que
de dispositions souvent héréditaires
sans doute, mais qui seront modifiées par le « milieu ». L’école maternelle
doit être un « milieu » dans lequel on obéit, dans lequel on a confiance, dans
lequel on ne rapporte pas, dans lequel les conflits s’arrangent à l’amiable,
dans lequel on accueille le boudeur qui revient au groupe un moment délaissé ;
l’école maternelle est un « milieu » dont on doit bannir la taquinerie.
On parle trop légèrement du taquin. Vous savez bien ce
que j’entends par un taquin : c’est celui qui prend plaisir à contrarier
son camarade. Exemple : Un enfant, armé d’un crayon d’ardoise, tâche de reproduire
un objet qui l’intéresse, un bateau par exemple ; un camarade arrive et lui
donne, exprès, un coup de coude qui
fait dévier le trait ; une petite fille vient d’enfiler péniblement son
aiguille une compagne arrive à petits pas, tire le fil ou la laine et la pauvre
petite est forcée de recommencer. Cent exemples se pressent sous ma plume ;
vous les connaissez tous. Si le taquin se contentait d’une seule démonstration
hostile, la paix serait vite faite ; il n’y aurait même pas de paix à
faire, dans le cas où il se serait attaqué à un être pacifique. Mais le propre
du taquin, c’est de revenir à la charge ; c’est de pousser vingt fois le coude
du dessinateur, de tirer vingt fois le fil pour désenfiler l’aiguille, et c’est
exaspérant. Je me sens pour le taquin d’autant plus sévère, qu’on lui est en
général plus indulgent, que, sans s’en douter, il arrive à faire souffrir comme
s’il n’avait pas de cœur ; et que, de plus, certaines personnes qui, de bonne
foi, se croient éducatrices, déclarent que la taquinerie sert à former le
caractère. Je suis persuadée qu’elle le déforme, et je la déteste.
Je n’aime pas davantage la moquerie dont les résultats
peuvent être désastreux, et pour le moqueur et pour ses victimes. En général,
le moqueur passe pour avoir de l’esprit, et l’on sourit discrètement de ses
bons mots, à moins qu’on n’y applaudisse et qu’on ne les répète ; le succès
exalte le moqueur et il continue (je connais des enfants de cinq ans qui sont
presque passés maîtres en la matière). Pendant ce temps le « moqué » souffre ; si
c’est une nature audacieuse, il cherche à se venger ; s’il est timide, il se
referme, doute encore plus de lui-même et c’en est peut-être fait de sa
confiance en lui (sentiment absolument nécessaire, vrai trésor quand il
n’exclut pas la modestie). Je causais dernièrement avec une de mes amies qui
est d’une beauté presque exceptionnelle. « Il me semble, lui disais-je, que
votre beauté a dû vous donner foi en la vie. – Hélas ! me répondit-elle,
j’ai été la plus timide et la plus embarrassée des enfants et des jeunes filles
; mon père, qui nous adorait cependant, avait pour système de se moquer
constamment de moi ; je me suis bien juré de ne jamais traiter mes enfants par
l’ironie.» Cette réponse est suggestive ; puisse-t-elle nous convaincre et nous
faire perdre l’habitude de nous moquer des enfants !
III
[L’obéissance et la sincérité sont nécessaires de l’enfant à l’éducateur. La confiance.]
Revenons, avec d’autres exemples à l’appui, à la psychologie
dont je voudrais vous faire comprendre l’intérêt profond, la nécessité
inéluctable, et tâchons de démontrer que l’éducation, dont le but devrait être
de développer dans l’âme de l’enfant tous les bons germes au détriment des
mauvais, semble, dans la pratique, se proposer un but absolument contraire.
Faute de notions psychologiques, l’éducation dans la
famille – je parle ici de la masse et non des privilégiés – est
un défi au bon sens, à tel point que, si nous n’avions mesuré l’ignorance ou
l’inconscience des parents, nous croirions à une gageure entre époux, aïeuls,
frères aînés, amis, domestiques pour fausser dans l’âme enfantine toutes les
notions qu’il serait nécessaire d’y développer. Cette incurie rend infiniment
plus difficile la tâche de l’école, qui devrait réagir – ce
qui n’arrive pas toujours ; –
aussi quels piteux résultats !
Ainsi, il est indiscutable que l’obéissance et la sincérité
sont des vertus indispensables au pupille, sans lesquelles il n’y a pas
d’éducation possible; c’est une vérité banale. Car d’une part l’enfant tout nouveau
venu dans la vie, ignorant tout, sans défense contre les gens et contre les
choses, ayant par conséquent tout à craindre – et ne craignant rien, – l’enfant
a besoin d’un guide et doit se laisser guider.
D’autre part, si l’éducateur ne peut lire dans l’âme
de son élève comme en un livre grand ouvert, si l’élève joue au plus fin et
ment, le guide tâtonne, s’égare et ne parvient point au but. Mais ni
l’obéissance ni la sincérité ne sont obtenues par voie autoritaire : elles
sont la conséquence d’une autre vertu, souriante et charmante, qui adoucit la
pratique de la première, qui l’éclaire, qui l’ennoblit et qui fait naître tout
naturellement l’autre. L’obéissance et la sincérité sont les filles de la
confiance. Sans la confiance, l’obéissance n’est qu’une vertu de caserne,
nécessaire, paraît-il, pour conduire les hommes au feu, mais absolument
insuffisante pour former des âmes. Sans la sincérité il n’y a ni relations
possibles entre les individus ni vie morale. Eh bien, ce sentiment qui est un
des plus précieux auxiliaires de l’éducation, la famille semble prendre à tâche
de l’étouffer. Avant même que le bébé ait commencé à parler, le système de
tromperie est en vigueur. Pleure-t-il : « Regarde le petit oiseau qui vole
», lui dit-on. Les pleurs prennent-ils l’apparence d’un caprice, la mère
grossit sa voix : « Entends papa qui gronde ». A l’heure de la soupe, le
bébé fait-il quelques difficultés : on appelle un chien ou un chat
imaginaire « qui la mangera lestement ». Plus tard, le « sergent de ville »,
remplaçant Croquemitaine, aujourd’hui démodé, fera entendre son pas lourd dans
l’escalier, appelé pour vaincre les obstinations, pour calmer les colères. Dans
les omnibus, le conducteur passe à l’état de loup-garou : « Le monsieur va
te faire descendre et te mettre en prison».
A ces menaces, qui doivent être exécutées par autrui,
se joignent celles que les parents doivent exécuter eux-mêmes, dont les unes,
celles qui sont empreintes de modération, sont généralement oubliées, et dont
les autres sont tellement disproportionnées, et par conséquent tellement
inexécutables, qu’elles perdent bientôt toute influence sur l’enfant.
Et il en est des promesses comme des menaces. Que de
récompenses ont miroité devant les yeux des enfants dont les pauvres naïfs n’ont
jamais connu la joie !
A côté de ces sottises que l’on croit inoffensives, il
y a le mensonge flagrant. L’enfant redemande des confitures « Il n’y en a plus
», alors que le pot est encore à moitié plein. Il veut aller à la promenade «Impossible,
la porte est fermée et la clef est perdue », ou bien « Il va pleuvoir »,
lorsque le soleil est radieux.
Peu à peu, les mensonges prennent une forme plus
dangereuse ; non seulement on continue à abuser de la confiance invraisemblable
de l’enfant, mais devant lui on trompe autrui, sans aucune vergogne. On ment
pour ne pas payer sa place dans l’omnibus ; un père qui manque l’atelier,
pour assister à une fête, fait dire à son patron qu’il est malade, et
quelquefois… c’est l’enfant lui-même qui est chargé de la commission! Une mère
jure à une de ses clientes qu’elle lui livrera sa commande à la date indiquée
et, à peine la cliente partie, hausse les épaules en se moquant de sa dupe.
La notion, du vrai et la notion du faux sont donc absolument
bouleversées chez l’enfant dès l’âge le plus tendre ; sa confiance en est au moins ébranlée et cet état d’âme
accroît, je le répète, pour l’école les difficultés de l’éducation. « Puisque
nos parents mentent, puisque les vieilles personnes trompent la jeunesse, se
disent les enfants, les maîtresses trompent sans doute aussi. » Il en résulte
qu’au lieu d’arriver de plain-pied jusque dans les petits cœurs, vous êtes
obligées de débarrasser le terrain d’une quantité d’obstacles qui l’encombrent.
Peut-on établir, sur cette question d’abus de confiance,
un parallèle entre l’école et la famille ? Non ; ce serait commettre une
injustice envers l’école.
L’école, en effet, s’efforce d’une manière tout à fait
louable de respecter la candeur enfantine. En tout cas, elle ne trompe pas de
parti pris. Si elle pèche parfois – et elle pèche, – c’est
que les maîtresses y apportent les habitudes du milieu dans lequel elles ont
vécu ; c’est qu’elles n’ont pas analysé les effets produits, autrefois sur
elles-mêmes, par la légèreté avec laquelle la famille assume, en général, les
responsabilités de l’éducation ; c’est qu’elles ne se tiennent pas au courant
de la vie que mènent leurs élèves chez eux ; c’est qu’en un mot les recherches
psychologiques ne tiennent pas dans leurs habitudes intellectuelles la place
qu’elles devraient occuper.
Eh oui ! l’école commet, elle aussi, quelques abus de
confiance. Un petit nouveau arrive ; il ne peut se détacher de sa mère ; la
maîtresse le prend dans ses bras : «Viens vite chercher un bonbon,… ou un fruit
», et, pendant ce temps, la mère s’échappe. L’enfant pousse des cris perçants ;
sa poitrine est soulevée par les sanglots : « Maman est allée chercher un
gâteau, elle va revenir ». J’ai entendu cela cent fois, surtout lorsque la
femme de service arrive à la rescousse.
Un enfant joue avec un objet de peu d’importance – il
est si accommodant, parfois ! – « Tu ne peux avoir cela
entre les mains en ce moment : je te le rendrai », dit la maîtresse ; mais,
sollicitée par d’autres soucis, elle oublie de mettre l’objet en lieu sûr ; il
s’égare, ou se perd... L’espérance de l’enfant est trompée par celle en qui il
devrait avoir foi.
Un petit élève a un médicament à prendre ; sa mère n’a
pu réussir à le lui faire avaler ; ou bien c’est à l’école qu’il doit suivre
son régime. «C’est très bon», lui dit la maîtresse ou la femme de service. Or
c’est amer ou nauséabond.
Et, si nous passons à l’enseignement proprement dit,
que de tristesses de conscience car enfin nous avons si souvent, soit par
ignorance, soit par irréflexion, soit par indolence, manqué de respect à la vérité
! Toute notion erronée est un abus de confiance qui, tôt ou tard, porte ses
tristes fruits ; toute description inexacte étonne, scandalise, puis
désintéresse finalement le petit auditoire. Or les notions erronées sont
nombreuses ; quant aux descriptions inexactes, elles se reproduisent presque
chaque jour sous forme de morale ; elles ont surtout pour objet la vie de
famille embellie, poétisée. Les enfants transportés dans un monde de convention
qu’ils ignorent, se partagent, sans s’en douter, en deux camps : le camp
de ceux qui n’écoutent pas, parce qu’on leur parle de choses inconnues ; le
camp de ceux qui doutent soit du savoir, soit de la sincérité de la maîtresse.
« Cela ne se passe pas du tout ainsi chez nous », se
disent ceux dont l’activité intellectuelle n’a pas été endormie par la banalité
ou l’abstraction. « Est-ce que la maîtresse nous trompe ; ou bien est-ce qu’elle
ne sait pas ? » se disent les autres.
Car ils raisonnent, ces petits ; leur cerveau et leur conscience
travaillent plus qu’on ne le pense généralement.
Oh oui ! ils raisonnent ! Une de mes petites amies posait,
il y a quelques jours, à sa mère une question très délicate. La mère, qui a le
culte de la vérité, donnait de son mieux, mais avec hésitation et réticences,
l’explication demandée. « Allons, lui dit la fillette, je vois que tu n’en sais
guère plus que moi. » Les enfants de nos écoles ne formulent pas avec cette
netteté ; mais ils ont des doutes, et le doute est un désastre pour
l’éducation.
Vous ne pouvez l’ignorer, car vous vous rappelez encore
la douleur, poignante, l’espèce d’effondrement moral que vous avez éprouvé
chaque fois que votre confiance a été trompée. Certes le sentiment est moins
âpre, moins cruel chez l’enfant, mais il produit peut-être plus de
découragement, car nous au moins, nous pouvons quelque chose par nous-mêmes,
nous ayons encore quelque confiance en nous, si nous doutons des autres ;
tandis que lui, si faible, si ignorant de tout, si désarmé, sent sa petite âme
ballottée comme le rameau par le vent.
Avouons que naguère nous ne réfléchissions pas beaucoup
à ces choses. L’école maternelle gardait les enfants ; elle s’efforçait de leur
faire prendre de bonnes habitudes ; elle les initiait aux premières connaissances
; ils apprenaient à lire, à écrire, à chanter et à faire des évolutions, etc….
l’école primaire élargissait ensuite le cercle de leurs connaissances. Les
principes d’éducation morale n’étaient pas non plus négligés (nous n’avons pas
la prétention d’avoir inventé la propreté, la complaisance, l’obéissance, la
sincérité, l’amour du travail) ; mais, pas plus dans les procédés
d’enseignement que dans les procédés d’éducation, on ne faisait la part de
l’essence même de l’être : de l’âme enfantine.
L’enfant à cette époque de la vie humaine, respectable
entre toutes, pendant laquelle se prépare l’éclosion de l’âme, était regardé
comme un être destiné à recevoir autoritairement, en masse, sans tempérament ni
nuances, une certaine quantité de notions intellectuelles et une non moins
lourde quantité de notions morales ; quant à préparer le terrain avant de le
soumettre à cet ensemencement inconsidéré, on n’y avait point songé. Autrefois
la mémoire était presque la seule aptitude de l’enfant à laquelle il fût rendu
un culte. Et nos devanciers n’étaient pas coupables, puisque l’on ne se
figurait pas alors que l’étude des possibilités enfantines pût être entreprise.
Si le dieu de la mémoire était presque le seul, c’est que l’on ignorait que
d’autres dieux avaient élu domicile dans le petit être ; ou plutôt qu’il était
comme un produit de l’harmonie latente de tous les dieux. En un mot, on ne
faisait pas de psychologie ; l’éducation n’était donc pas une science : c’était
une sorte de système autoritaire que seul tempérait soit la bonté, soit le
génie propre de l’éducateur. Aujourd’hui l’on sait où réside le trésor, c’est
dans l’âme elle-même ; c’est donc l’âme que nous devons étudier.
Concluons : La vertu sans laquelle l’éducation
est impuissante, c’est l’obéissance. Nous savons que l’obéissance a besoin
d’être provoquée, soutenue par la confiance ; nous le savons parce que nous avons
constaté en nous-mêmes les douloureuses surprises causées par la défaillance de
ceux en qui nous avions foi, et nous voulons épargner ces surprises aux jeunes
âmes qui sont de même essence que la nôtre. Nous prenons donc la résolution irrévocable
de ne jamais tromper l’enfant, même pour jouer (ce que l’on appelle « le
mensonge joyeux » est aussi incompatible que l’autre avec la confiance) ; nous
ne lui donnerons que des notions incontestables. Sans descendre jusqu’au
réalisme dans les descriptions, nous respecterons toujours la vérité ayant
provoqué la foi dans les petites âmes, nous serons sûres du succès définitif de
notre œuvre.
IV
[Confiance et respect.]
J’insiste. L’éducateur ne peut rien sans la confiance
de son pupille. Or la confiance, c’est la foi dans la véracité des personnes
avec lesquelles on est en relations : Cette foi transforme le croyant en
disciple, et celui qui l’a méritée en une sorte de divinité vers laquelle on
accourt, dans les moments difficiles, pour demander un conseil ; dans la douleur,
pour recevoir des consolations ; dans la joie, pour la savourer plus
délicieusement ; dans les défaillances morales pour être relevé, réconforté, fortifié.
Or l’enfant a des difficultés à vaincre, des chagrins cuisants – heureusement
passagers – à guérir, des joies débordantes à raconter ; quant aux défaillances,
elles sont de tous les instants.
Parmi les épreuves auxquelles je viens de faire allusion,
une de celles qui empoisonnent le plus cruellement l’enfance et quelquefois la
jeunesse est la peur. L’enfant a peur de ce qu’il ne connaît pas – or il ignore
presque tout, – de ce qu’il connaît mal. Il a peur du vent, de la foudre, de
l’ombre des grands arbres, de sa propre ombre, de l’obscurité. Il a peur de ce
qu’il voit, mais plus encore de ce qu’il ne voit pas ; de ce qu’il entend et de
ce qu’il croit entendre. L’imagination de ceux mêmes que l’on n’a pas nourris
de contes effrayants est peuplé de fantômes et de monstres : ils
frissonnent au bruit de la muraille qui craque, de la girouette qui grince ;
ils personnifient le vent – un de mes fils, à trois ans, voulait le tuer « avec
un fusil » ; la maladie – un de mes petits neveux était persuadé que c’était une
femme ; le silence même – un de mes petits amis était terrifié par ce «
monsieur » qui ne disait rien, qui ne faisait rien, qui ne bougeait pas. A qui s’adresser
pour se débarrasser de ces cauchemars ? Au père ?... Mais il avait promis hier
de passer la soirée dans la chambre voisine et il a trahi sa promesse ! A
la mère ? Mais combien de fois ne l’a-t-elle pas effrayé pour le faire rester
tranquille ! Non, il ne parlera à personne de ses terreurs ; il continuera à se
cacher haletant sous ses couvertures, pour ne plus entendre l’horrible
craquement de la muraille, le terrifiant grincement de la girouette ; il
continuera à voir l’obscurité peuplée de personnages et d’animaux fantastiques.
Il y est condamné par ceux qui lui devaient la vérité, la vérité vraie, et qui
l’ont trompé.
A mesure que son intelligence se développe, que sa
curiosité de savoir s’accentue, les questions se pressent sur ses lèvres. Si la
plupart des parents et un certain nombre de maîtres avaient la persévérance
d’enregistrer les réponses qu’ils font, quand ils daignent répondre, ils
auraient honte d’eux-mêmes en les relisant. Peu à peu, l’enfant ne questionne
plus ; il a pris un jour son éducateur en flagrant délit d’erreur ou de
mensonge : alors quelque chose en lui s’est décroché et s’est desséché
comme une fleur tombée sur le sol. Il continuait à avoir peur, parce qu’on
l’avait trompé ; il ne demande plus qu’on l’aide à résoudre ses petits
problèmes intellectuels, parce qu’on l’a trompé de nouveau, et finalement
l’éducateur est tombé du haut du piédestal que l’enfant lui avait élevé dans
son cœur ; il a perdu tout prestige ; il est devenu un individu comme tous les
autres, un individu qui n’a plus le don d’aplanir les difficultés, ni de faire
oublier les chagrins, ni d’éterniser les joies débordantes.
L’autel sur lequel l’enfant aimait à déposer ses petites
confidences – les genoux paternels et maternels – s’est effondré. La famille a
déjà perdu sa confiance, l’école ne l’a pas suffisamment provoquée : il se
jettera dorénavant à cœur et à imagination perdus dans les camaraderies que
l’occasion ébauche, camaraderies dont les résultats seront précieux ou
déplorables selon que le hasard aura été bien ou mal inspiré.
Mais là ne s’arrête point le désastre ; car un autre sentiment
aussi indispensable que le premier, quoique un peu plus tardif s’étiole et
meurt en même temps que la confiance : le respect.
Le respect ne peut pas être éprouvé par le bébé que sa
mère allaite ; mais bientôt ce sentiment naît, puis se développe jour par jour
dans son cœur (je parle ici de l’enfant placé dans de bonnes conditions morales).
Ce sentiment est pour ainsi dire tissé de tout ce que l’enfant éprouve, de tendresse,
de confiance et d’admiration pour ceux qui l’élèvent. Il est, lui, si petit, si
frêle, si maladroit, si ignorant ! Ils sont, eux, si grands, si forts, si
habiles, si instruits ! Chez l’homme, le respect est une sorte de prosternation
de l’être devant la supériorité morale ; chez l’enfant, il naît du sentiment ou
plutôt de la sensation inconsciente, – mais très réelle – que produit chez
l’être faible la présence de l’être fort. Ce n’est que peu à peu que le
sentiment s’ennoblit, que l’idée se dégage et que le respect s’adresse aux
qualités morales. Mais ce sentiment demande à être traité dans l’âme enfantine
avec beaucoup plus de précautions encore que dans l’âme de l’homme fait. Nous
continuons, nous, à respecter un honnête homme que nous avons pris en flagrant
délit de violence, d’obstination, d’illogisme, parce que nous savons que
quelques grains d’ivraie n’empêchent pas une bonne terre d’être féconde en bons
épis ; tandis que l’enfant, incapable de distinguer les nuances, de donner à
chaque qualité ou à chaque vertu sa valeur relative, ne procède que par
jugements absolus, sans appel. Son père s’est montré violent : il n’est
donc pas parfait, ou plutôt il est donc « petit », lui aussi ? Sa mère n’a pas
voulu se rendre à l’évidence… Et l’ « or pur » se change aussitôt en une sorte
de « plomb vil ».
La famille n’a pas l’air de se douter de ce danger ; l’école
ne le redoute pas assez ; et cependant, je le répète, si le mensonge organisé
que je déplore plus haut n’avait pas tué la confiance, il aurait infailliblement
tué le respect.
L’enfant étant, au début de la vie, un être
essentiellement sensitif, est d’abord attiré, séduit, subjugué par les qualités
extérieures de ses parents et de ses maîtres. Oh ! il ne s’agit pas ici de
beauté physique ; par une adorable grâce d’état, nous trouvons toujours
belles les personnes que nous aimons, les enfants plus encore que nous. (Un
souvenir de ma première enfance me reporte vers une amie de la famille qui
avait eu la lèvre fendue ; la cicatrice extrêmement apparente me semblait si
jolie, que je faisais le possible pour en avoir une semblable ; j’appuyais
fortement et fréquemment sur ma lèvre inférieure soit une aiguille à tricoter,
soit une longue épingle. Hélas ! le petit sillon ainsi tracé s’effaçait presque
immédiatement ! Plus tard, un de mes fils s’extasiait sur la peau « frisée »,
c’est-à-dire ridée, d’une de ses grand’tantes.) Non, ce n’est pas la beauté
physique qui attire et retient l’enfant. C’est la physionomie, reflet de l’âme
(avec quelle sollicitude ne devons-nous pas la cultiver, cette âme qui se
répand ainsi sur tout notre être, qui s’épanche, pour ainsi dire, par tous nos
pores !) ; c’est aussi le soin de .la personne, la tenue et la retenue dans les propos. Les cheveux mal peignés de la
mère, le corsage décousu ou privé d’une partie de ses boutons de la directrice,
une expression grossière ou trop vulgaire de l’une et de l’autre portent
atteinte, dans l’âme de l’enfant, à cette admiration quasi religieuse que nous
avons appelée le respect.
A mesure que l’enfant se développe, il fait des observations
d’un autre ordre, et se trouve presque aussitôt dérouté par le manque de
logique de ses éducateurs ; ce manque de logique saute aux yeux des moins
clairvoyants. Un refus a été nettement formulé, l’enfant revient à la charge ;
on refuse de nouveau, il insiste ; selon son tempérament, il crie, trépigne,
pleure silencieusement ou boude ; or voilà que, soit immédiatement, en
pleine crise, soit au bout de quelques instants, lorsque la crise est passée,
la mère ou l’institutrice cède, en faisant valoir parfois certains arguments
inacceptables et dont l’enfant n’est pas dupe. Mais alors, se demande-t-il, «
pourquoi m’avoir refusé d’abord ? Mes parents et mes maîtres ont donc des
caprices, eux aussi ? Et pourtant j’ai été puni ce matin pour avoir été
capricieux ! » Je vous le demande, un enfant peut-il respecter des
éducateurs capricieux ?
Respectera-t-il davantage ceux qui manquent de persévérance
dans l’accomplissement de leurs devoirs journaliers ? ceux qui laissent
inachevées les choses qu’ils ont commencées ? ceux qui n’attachent aujourd’hui
aucune importance à ce qu’ils ont formellement exigé la veille ? Plus nous
avançons, plus nous entrons dans l’examen ou du moins dans l’énumération des
fautes de l’éducation qui donnent le coup de grâce au respect dans l’âme du
pupille ; de ce nombre est la partialité en faveur d’un enfant plus beau ou
d’élèves mieux doués que les autres : partialité qui blesse, comme toute
injustice, même les tout petits. Oui, les tout petits devant lesquels on ne se
gêne pas, les tout petits que l’on croit absorbés par le rayon de soleil se
jouant sur les vitres, par le papillon qui vole ou par le chat qui lisse son
poil, les tout petits ont des intuitions terrifiantes du juste et de l’injuste,
des sortes d’illuminations sur les responsabilités. « Lorsque maman pleure, c’est
que papa a été sot », me disait un jour un enfant de quatre ans. « Je t’assure
que mon frère est très sage », affirmait dernièrement d’un air solennel, à un
père partial, une fillette de trois ans et demi. Oui, ces tout petits eux-mêmes
sont les juges de leurs éducateurs ; ils se font une idée douloureusement
exacte – quoique très rarement formulée – de l’injustice ou de la disproportion
de certaines punitions, du peu de prix de certaines récompenses imméritées ;
ils jugent sévèrement toujours, incapables qu’ils sont de mesurer l’échelle des
défaillances les supercheries que la famille et l’école emploient pour les
faire briller. Au jour de l’an, c’est une lettre pour les grands-parents,
dictée et corrigée par la mère ou la maîtresse ; c’est un objet confectionné
auquel les petites mains ont à peine collaboré. Hélas ! à ce régime, la vanité
aura bientôt fait d’étouffer les révoltes de la justice ; quant au respect, il
ne regimbe plus, il est mort.
S’il en restait encore des racines, elles seraient arrachées
dans les familles et dans les écoles où, sans aucun égard pour l’âme enfantine,
pour sa candeur, pour le culte qu’elle a peut-être miraculeusement conservé
pour les parents et pour les maîtres, on n’épargne pas à l’enfant le spectacle des
dissentiments entre père et mère, entre directrice et adjointe ; dans les
familles, où le père et la mère se mentent mutuellement, ne fût-ce qu’à propos
des petites choses ; dans les écoles, où les maîtresses trompent les
inspecteurs.
L’éducation prise ainsi à rebours scandalise les jeunes
âmes, et c’est ici le cas ou jamais de rééditer le mot de l’Évangile : «
Malheur à celui par qui le scandale arrive ! Il vaudrait mieux pour lui
qu’on lui attachât une pierre au cou et qu’on le précipitât dans la mer. »
En résumé, les deux premiers crimes de l’éducation
irraisonnée, c’est de tuer la confiance et le respect. Ces deux crimes sont la
conséquence d’une lacune impardonnable de la conscience de l’éducateur : le
manque de respect pour l’âme enfantine.
Ce respect de l’âme enfantine, de la dignité humaine
dans le tout petit, ne sont malheureusement pas encore passés dans nos écoles à
l’état de dogme religieux. A chaque instant on oublie que la petite flamme qui
brûle en lui est chose sacrée, et l’on va brutalement, au risque de l’éteindre,
de l’étouffer. Et du même coup l’on atrophie des sentiments que l’on s’efforce
cependant d’autre part à développer.
Les exemples ?
Toujours des exemples !
Je remarque un enfant de quatre ou cinq ans tout déguenillé
et malpropre. Je questionne la directrice – pas
l’enfant, parce que je sais que les lambeaux dont il est plus ou moins
vêtu, et la malpropreté de sa chemise, et les piqûres de bêtes qui constellent sur
son cou, ne peuvent lui être imputés.
Celle-ci attire l’enfant vers elle et me dit à haute voix
devant les autres : « Il est pauvre ; sa mère est négligente. Tenez,
madame, je lui ai donné un tablier il y a quelques jours, il ne l’a pas encore
mis, et il est encore malpropre. Pourquoi ne l’as-tu pas, ce tablier ? Pourquoi
ta mère ne te l’a-t-elle pas mis ? »
Accumulation de fautes !
D’abord la directrice n’avait pas respecté la
sensibilité de l’enfant.
Si la pauvreté
n’est pas un vice, elle est du moins un malheur, et ce malheur en entraîne tant
d’autres à sa suite, qu’il y a presque de la cruauté à rappeler à un individu
qu’il est pauvre.
En lui rappelant qu’elle lui avait fait l’aumône, avec
cette aggravation que tous les petits camarades avaient entendu, elle avait
manqué dans ce petit être malheureux au respect de la dignité humaine ; elle
avait enfin donné une atteinte – était-ce la première ? – au respect que
l’enfant devait à sa mère, et en même temps au respect que tous les autres enfants
présents devraient à leur mère,… toute une série enfin de fautes qu’une
éducatrice ne devrait jamais commettre.
Donnez des tabliers et des robes et des souliers, donnez
tout ce que vous pourrez donner, mais « que votre main gauche ignore ce que
fait votre main droite », et que votre bienfait n’établisse pas une sorte de
hiérarchie entre les camarades d’une même école. Puis tâchez de voir les mères
de famille, faites-leur comprendre que votre générosité leur crée des devoirs ;
faites-leur sentir dans quel état d’infériorité se trouve l’enfant déguenillé
au milieu de camarades bien soignés, et, si vous ne réussissez pas à les
convaincre, attachez-vous d’autant plus à leurs enfants, traitez-les avec
d’autant plus de délicatesse qu’ils sont plus déshérités dans la maison
paternelle.
En tout cas, ne rappelez jamais à l’enfant ses
souffrances. Il a l’oubli – une de ses forces, – laissez-le oublier.
V
[Obéissance, esprit de discipline, dressage.]
Le mot « obéissance » évoque une idée de vertu exclusive
à celui qui la pratique… Le père, la mère ordonnent ou défendent, l’enfant
obéit ou désobéit, et son obéissance ne profite, en général, qu’à lui-même,
comme sa désobéissance n’atteint le plus souvent que lui.
A l’école, la nécessité de faire régner l’ordre, de simplifier
toute une série d’actes et de faire vivre pacifiquement en commun une certaine
quantité d’enfants, impose une sorte d’obéissance collective d’une nature plus
noble que l’obéissance au sens restreint du mot qui, bien comprise, est une
manifestation de l’esprit de solidarité. C’est l’esprit de discipline. Il est
évident, en effet, qu’à l’école l’obéissance à la règle profite à tous, tandis
que tous sont lésés par la désobéissance.
Exemple : Un enfant qui sort de son rang et veut passer
avant un camarade désorganise la petite troupe en marche ; celui qui
répond pour son voisin empêche ce dernier de réfléchir, et de jouir des
avantages de son effort intellectuel.
Malheureusement, l’école, pour avoir voulu des résultats
trop prompts, a confondu l’esprit de discipline avec la discipline, et la
discipline avec le dressage. Or l’esprit de discipline forme les caractères. Le
dressage empêche les caractères de se tremper.
Chaque acte de l’école maternelle pourrait me fournir
un exemple de cette confusion malheureuse, mais il faut savoir se borner. Je
prends sur le vif la distribution des cubes avec lesquels les enfants font des
constructions. Le procédé varie selon que la maîtresse a l’intention ou la
prétention de « pratiquer la méthode Frœbel », soit qu’elle n’ait d’autre visée
que de distribuer des cubes, pour que les enfants jouent avec, ce dont je la
félicite. Nous verrons que les résultats sont presque identiques dans les deux cas, quoique la palme du dressage
revienne de plein droit à la « méthode Frœbel » !
Oh ! cette méthode Frœbel » !
Remarquez que je ne parle ici ni de Frœbel, ni des principes
de Frœbel, ni de son système d’éducation, mais d’un certain nombre de procédés
routiniers qui, sous le nom de « méthode Froebel », endorment les facultés
intellectuelles de nos enfants et menacent de les écraser sous l’ennui.
« Je frœbelise le mardi et le samedi », me disait une
charmante jeune fille à qui j’avais demandé de me montrer son emploi du temps.
« Vous… frœbelisez ? Qu’est-ce que c’est que cette
invention ?
Mais, madame, je distribue les boîtes de cubes…
Et puis ?... Mais, au fait, distribuez-les devant moi :
je me rendrai mieux compte de la valeur de l’exercice. »
Les boîtes furent apportées ; la directrice en plaça au
bout de chaque banc un nombre égal au nombre des enfants qui y étaient assis,
et, sur un signal, les boîtes passèrent de main en main, pendant que les enfants
chantaient un petit chant approprié, dont j’ai malheureusement oublié les
paroles.
(C’était quelque chose comme : « La boîte passe de
main en main ».)
Chaque enfant étant muni de l’objet, la leçon commence :
« Que tenez-vous dans la main ?
– Une boîte ?
– Est-elle ouverte ou fermée ?
– Elle est fermée.
– Mettez tous le pouce droit sur la rainure ; tirez.
– Comment est la boîte maintenant ?
– Elle est ouverte.
– Que contient-elle ?
– Des cubes.
– Combien ?... »
Je vous fais grâce du reste, me contentant de protester
contre cette routine qui réduit à l’état de machines nos enfants les mieux
doués, les plus vivants ; contre cette néfaste petite boîte qui s’ouvre et se
referme toujours de la même manière ; contre les douze cubes qu’elle contient
et dont le nombre, implacablement limité, arrête l’enfant au milieu de ses
combinaisons et, par conséquent, restreint son initiative intellectuelle ;
contre ce dressage en un mot fait pour tuer notre chère imagination française.
Et je passe à mon second exemple.
La municipalité d’une grande ville venait de doter les
écoles maternelles de cinquante mille cubes qui avaient été distribués proportionnellement
à la population scolaire, lorsque j’y suis arrivée en tournée d’inspection. Et
voici comment on procédait à l’heure de l’exercice des cubes :
Un coup de claquoir faisait lever les enfants ; un second
coup leur permettait de se diriger vers la provision de cubes et d’en prendre
un, deux ou trois, selon le nombre indiqué par la directrice ; un troisième
coup les dirigeait vers leur place, où ils déposaient leurs cubes, et ainsi de
suite jusqu’à ce qu’ils eussent chacun un nombre suffisant pour une
construction modeste. (Quelquefois on simplifiait la cérémonie : chaque
enfant prenait ce qu’il lui fallait au premier voyage et le transportait dans
son tablier.)
Au premier abord, cela semble très bien, et les profanes qui liraient ces notes trouveraient sans
doute ma critique bien méticuleuse, bien tracassière, d’autant plus que les
directrices pouvaient faire valoir une circonstance atténuante : les
enfants – très nombreux – qui fréquentent les écoles de cette ville étant
presque de petits sauvages, se tombant dessus au moindre prétexte et même sans
prétexte. J’ai rarement vu un tel échange de coups de pied et de coups de
poing. Pour mettre un frein à ces batailles qui menacent d’être perpétuelles,
elles ont donc pu se croire forcées d’exagérer le dressage, surtout au moment
de l’exercice des cubes.
Mais les initiés, ceux qui s’occupent d’éducation, comprendront
tout de suite que ce procédé n’a aucune force éducatrice. Les enfants auraient
pu aller ainsi chaque jour « au claquoir » (comme d’autres vont « au tambour »)
faire leurs provisions, sans que l’esprit
de discipline fît le moindre progrès. La preuve, c’est que dès qu’on les
lâchait, les coups recommençaient de pleuvoir, et que le brouhaha devenait
insupportable. J’ai engagé les directrices à faire vider toutes les boîtes de
cubes dans une grande caisse, à diviser d’abord leurs enfants par groupes de
dix par exemple, et à les envoyer par groupes prendre librement le nombre de
cubes qu’ils désiraient. On peut, n’est-ce pas, leur disais-je, surveiller dix
enfants et les amener à faire ce que l’on
veut qu’ils fassent ; on peut réprimer les petits écarts à mesure qu’ils se
produisent, engager le délinquant à se mieux conduire, le priver, s’il le faut,
de s’approvisionner au moment où il n’en est pas digne.
Bientôt tous les enfants seront admis à puiser autant
qu’ils voudront puiser, à la condition expresse cependant qu’ils puiseront pour
employer leurs matériaux et non pour
thésauriser et immobiliser, par conséquent, une partie de la fortune publique.
Ce système a le double avantage de développer l’esprit
inventif des enfants, et de fournir aux directrices des éléments pour
l’éducation. Il est de toute évidence, en effet, que le nombre indéterminé de cubes
permet au petit travailleur de varier ses constructions. Quant aux avantages
pour l’éducation, ils sont nombreux. L’enfant apprendra d’abord qu’il ne doit
prendre les objets qu’autant qu’il peut les utiliser ; il sera souvent amené à
se défaire d’un cube au profit d’un camarade qui, lancé dans une grande entreprise,
se verrait arrêté faute de matériaux ; enfin, la discipline régnera, puis
l’esprit de discipline naîtra,
remplaçant le dressage, qui n’est pas
encore tout à fait mort, malgré nos efforts pour le tuer.
En résumé, il faut que la discipline tende à former les caractères, c’est-à-dire
qu’elle ait toujours en vue l’avenir de l’enfant, au lieu de ne s’attacher qu’à
l’heure présente pour en atténuer les difficultés.
VI
[Autorité.]
Une jeune adjointe me fait part d’une inquiétude qui
la hante. Elle adore les enfants, de cette adoration active qui a besoin de se
formuler et de se prouver, non seulement dans les choses sérieuses, dans les
occasions importantes, mais aussi dans les menus incidents de la vie. Pour
parler plus clairement, elle a des élans de tendresse irrésistibles, elle ne
peut s’empêcher de caresser de la main la petite tête près de laquelle elle
passe ; lorsqu’elle a une explication à donner, une observation à faire, tout
naturellement elle prend l’enfant sur ses genoux, sa voix a des intonations
affectueuses… C’est charmant, n’est-ce pas ! Mais voilà que sa directrice, se
faisant, paraît-il, l’écho de quelques parents, lui a déjà dit plusieurs fois
que, si elle ne se modifie pas, elle
n’établira jamais son autorité. Et la jeune fille à qui ses petits élèves
obéissent autant qu’enfants peuvent obéir, avec qui ils sont aussi polis que le
comporte l’étourderie de leur âge, aussi attentifs que le permet leur mobilité
naturelle, la jeune fille se demande ce que c’est que l’autorité vers laquelle
on veut qu’elle tende. Elle a des inquiétudes et elle s’adresse à moi.
L’autorité ? Mais je n’en connais qu’une qui vaille. Elle
consiste à s’imposer à ses élèves, à ses propres enfants, à ses employés, à ses
amis même, à quiconque nous approche, par des procédés qui tous relèvent du
caractère moral. Tout individu dont la conduite est toujours en harmonie avec
ses principes, et qui ne se laisse guider ni par la passion, ni par l’intérêt,
ni par l’imprévu ; toute personne qui est juste, toute personne enfin dont
la supériorité morale est incontestable a de l’autorité, quelle que soit sa
façon de le prouver, quels que soient son extérieur et son allure.
Je crois cependant que la vraie autorité, celle à laquelle
jamais rien ne résiste, est celle qui est fortifiée par la sympathie qui
attache les uns aux autres certains individus. Or, si la sympathie des êtres
arrivés à la maturité est surtout basée sur la communauté des idées, la
sympathie des enfants est tout à fait instinctive et sensitive : aussi les
preuves matérielles de l’amitié les attirent-elles et les retiennent-elles à
l’exclusion des autres. Je pense, ou plutôt je suis absolument convaincue, que
ces preuves matérielles sont indispensables, et il me semble que l’on penserait
comme moi si l’on faisait le compte de tout ce que l’enfant doit réprimer en
lui d’élans naturels pour n’être pas gênant dans une classe et dans sa famille,
pour se conformer aux règles très factices d’une certaine civilité, enfin pour
apprendre des choses dont les éléments sont extrêmement ardus, et dont il lui
est tout à fait impossible de comprendre l’importance.
Quelques exemples : L’enfant est exubérant par nature
; son développement est même intimement lié à son exubérance. Eh bien, sauf le
petit paysan qui se roule dans les prés avec le troupeau de son père, sauf le
petit vagabond qui flâne dans les rues des grandes villes, tous les enfants
sont opprimés, à cause de nécessités inéluctables, je l’avoue, mais ils n’en
sont pas moins opprimés ; il ne saurait, en effet, y avoir de réunions
d’enfants sans une certaine discipline : d’où les entraves apportées par
l’école à l’exubérance enfantine. Les maisons seraient inhabitables si les
enfants n’étaient pas forcés de modérer leurs ébats d’où un autre genre de
discipline, un peu moins serrée, mais discipline cependant, au logis paternel.
L’enfant est instinctivement porté vers les objets qui
l’entourent. Parmi ces objets, il y en a qu’il ne doit pas toucher ; il ne
comprend pas l’importance de la propreté, et pourtant il faut qu’il soit propre
; il ne fait pas la différence du tien et du mien : or cette distinction
est indispensable ; il voit manger et boire des choses qui lui seraient
nuisibles, qu’il aime pourtant et qu’on lui refuse.
Si nous passons à l’éducation intellectuelle, rien de
plus ardu que l’étude des lettres et de leurs combinaisons ; tenir sa
plume selon les règles est très difficile aussi ; il en est de même de
l’aiguille ; tout enfin, tout est
difficulté pour l’enfant, difficulté matérielle, difficulté intellectuelle,
difficulté morale. Or qui les suscite, ces difficultés, sinon l’éducateur ? Car
enfin cette obligation de rester tranquille, de ne pas toucher aux objets
fragiles, précieux ou dangereux, de respecter la propriété d’autrui, de se priver
des aliments que les autres mangent, de ne pas se salir ou du moins de se
laisser laver lorsqu’on s’est sali ; cette obligation d’apprendre à lire ; de
tenir sa plume ou son aiguille de cette façon plutôt que de telle autre, cette
obligation d’aller se coucher lorsqu’on voudrait veiller, de dire « Merci, maman
», ou « Bonjour, madame... », qui l’a inventée, qui en exige l’observation plus
ou moins stricte ? C’est l’éducateur ou l’éducatrice ; mais alors l’éducateur
ou l’éducatrice est donc un tyran ? Or on n’aime pas les tyrans : on les
craint, et la crainte est la pire ennemie du développement de l’individu.
« Cependant, me dira-t-on, autrefois le père, la mère,
les maîtres inspiraient une terreur qui ne laissait pas que d’être salutaire. »
Autrefois, en effet, les conditions de la vie sociale étaient
tout autres ; mais j’espère bien que personne, y ayant réfléchi, n’osera dire
qu’elles étaient meilleures. Alors la crainte était le commencement de la
sagesse. Nous croyons aujourd’hui que c’est l’amour, et que nous n’avons qu’un
seul moyen de faire deviner à l’enfant ce que nous avons raison d’exiger :
c’est de le pénétrer par la tendresse, de le conquérir par les douces gâteries.
La fermeté dans l’accomplissement de la règle établie, règle qui doit être
aussi simple que possible, et la tendresse ouatant pour ainsi dire
douillettement cette fermeté, tel est le
secret de l’autorité. J’ajoute que cette tendresse est pour l’éducateur le
seul dédommagement au malaise moral que lui impose parfois le devoir de
fermeté.
D’où je conclus que ma jeune correspondante a trouvé
du premier coup, et peut-être sans la chercher, la force indispensable, et que
sa directrice fait une regrettable confusion entre l’autorité et l’intimidation.
Cette force, l’autorité, celui qui la possède ne saurait
faire trop de sacrifices pour la conserver intacte, car dès la première
atteinte c’en est fait ! Aussi ai-je été réellement navrée en lisant la
lettre suivante que m’a adressée une jeune institutrice à laquelle je
m’intéresse au point de l’appeler ma fille adoptive.
« Pendant quelques semaines, ma santé n’a pas été bonne
; mon état moral s’en est profondément ressenti ; j’étais devenue
irascible, injuste, presque brutale ; il m’est arrivé d’employer, pour
qualifier mes élèves, des expressions que je n’aurais pas tolérées s’ils les
avaient prononcées eux-mêmes. Je vais mieux aujourd’hui ; je sens que je me
reconquiers, et j’espère bien que les enfants auront bientôt oublié cette
triste période, qui pèse plus lourdement sur moi à mesure que ma santé se
fortifie. D’ailleurs ils sont intelligents et bons ; j’espère qu’ils ont
compris qu’au fond je n’ai jamais cessé de les aimer. Je serais désespérée, en
effet, si ces quelques semaines m’avaient fait perdre dans leur âme le fruit de
deux années de dévouement. »
Je n’ai pas à enseigner son devoir à ma jeune correspondante,
ni à lui faire mesurer l’étendue de sa responsabilité ; elle sait que
l’institutrice supplée la mère, et qu’à ce titre elle doit cultiver dans l’âme de
ses élèves tout ce qui contribuera à en faire des hommes et des femmes de bien
; qu’elle doit s’efforcer de leur faire comprendre que les qualités morales, au
lieu de s’envelopper d’une écorce rude, doivent se révéler au dehors par la
bienveillance du regard, par le charme du sourire, par la grâce du geste, par
la séduction de la parole, par l’attitude générale en un mot ; qu’elle doit
leur faire acquérir la possession de soi et que, pour arriver à cette fin, elle
leur doit le calme et la sécurité morale ; et comme elle n’ignore pas que
le précepte ne vaut rien sans l’exemple, elle s’était montrée, jusqu’à la crise
dont elle me fait l’aveu, ce qu’elle voulait que ses élèves devinssent eux-mêmes.
Elle a été un exemple vivant de fermeté douce, de bienveillance, d’indulgence,
d’égalité d’humeur, de sérénité, elle a gagné la confiance, le respect,
l’affection.
Les a-t-elle conservés ?
Dans leur intégrité, c’est impossible. Les êtres arrivés
à la plénitude de leur développement intellectuel sont forcés eux-mêmes, en des
cas semblables, de se reporter vers le passé, pour trouver les circonstances
atténuantes des malades qui se laissent ainsi dominer par leurs nerfs ; or ils
savent cependant les ravages causés à l’être moral par la souffrance physique.
Mais un enfant ne peut faire ce travail de reconstitution : le présent
seul lui est accessible ; par conséquent il juge injuste son éducateur qui
commet une injustice ; il le juge brutal, s’il en est brutalisé ; grossier, si
l’imprudent s’est laissé aller à des écarts de langage ; colère, s’il le voit
hors de lui ; ses exagérations lui font hausser les épaules ; c’en est fait de
la confiance, du respect, de l’affection qu’il lui a jusqu’ici témoignés, par
conséquent de l’autorité et de l’influence du maître. L’éducateur peut se
mettre en deuil.
Que faire, si l’enfant ne peut saisir les nuances, s’il
est tout d’une pièce, naturellement ? s’il brise brusquement l’objet de son
culte lorsqu’il s’aperçoit des imperfections de son idole, et si, sans esprit
de retour, il va vers d’autres dieux ?
Ce qu’il faut faire ? Il faut éviter que la
catastrophe ne se produise, et, puisque c’est de la santé que dépend la
possession de soi, il faut avant tout essayer de se bien porter. Les nerfs sont
de détestables tyrans, qui profitent de l’état maladif des individus, des
femmes surtout, pour exercer leur pouvoir ; il faut toujours être armé contre
eux. Chaque corps de métier a sa maladie spéciale, l’institutrice a la sienne,
conséquence de ses fatigues intellectuelles et de son dur labeur ; une hygiène spéciale
lui est donc nécessaire hygiène de l’esprit, propre à le détendre ; hygiène du
corps, propre à le fortifier. Malheureusement elle a, en général, peu de
relations, et elle ne fait pas d’exercice. Et puis elle se nourrit peu, ou elle
se nourrit mal, soit nécessité d’équilibrer son budget (mais c’est là une détestable
économie), soit par mélancolie de prendre ses repas toute seule ; soit par
paresse de faire la cuisine : fatalement, elle s’anémie.
Il, faut, au moins, se soigner dès les premiers symptômes
; ne pas se figurer que le devoir et le dévouement consistent à se surmener, à
donner trop, par saccades, pour être forcée de s’arrêter ensuite ; il faut en
même temps, et surtout, se surveiller avec la dernière rigueur, car il est très
difficile de rester maître de soi lorsqu’on a le sang appauvri. Or rester
maître de soi est de la plus absolue nécessité. La pente que l’on descend quand
on s’énerve est terriblement glissante ; bientôt on est pris de vertige. Avez-vous
jamais observé – spectacle profondément douloureux – une femme qui bat son
enfant ? Presque toujours, entraînée par le premier coup, elle en frappe un
second, puis un troisième ; peu à peu, elle se grise de sa brutalité ;
bientôt elle ne se connaît plus ; elle continue à frapper ; elle frappe
comme une machine à battre ; elle frappe comme une brute ! Dans un ordre
d’idées moins répulsif, écoutez deux personnes qui se disputent : quelle
gradation dans les épithètes malsonnantes ! C’est que celui qui ne
surveille pas ses paroles exagère fatalement sa pensée, et que du reproche
exagéré on descend, sans s’en rendre compte, jusqu’à l’injure. Or n’est-ce pas
injurier un enfant que de le traiter de paresseux, d’ingrat, de menteur ? Et
l’injure est d’autant moins excusable qu’elle s’adresse à un être dépendant, à
qui l’on refuse le droit de se défendre, et dont l’attitude indignée serait
taxée de rébellion.
Oh oui ! l’éducateur, l’éducatrice doivent se
surveiller eux-mêmes, et se maintenir dans un état de santé où ils puissent
toujours commander à leurs nerfs. Les nerfs,… c’est l’ennemi en éducation, et, je
le répète encore, il faut les combattre, il faut les vaincre ; on y parvient au
moyen d’une surveillance minutieuse, rigoureuse. C’est un fait.
Il faut être calme, puis étudier son élève, car c’est l’ignorance
psychologique dans laquelle un certain nombre se laissent endormir – « ma fille
», entre autres, malgré ses protestations – qui cause la plupart de nos
difficultés. Si nous connaissions mieux les enfants, nous saurions qu’ils nous
observent, qu’ils sont nos juges, aussi judicieux que sévères ; nous leur
épargnerions bien des déceptions, et à nous bien des déboires.
L’enfant, en effet, a, malgré ses détracteurs – et ses
détracteurs sont ceux qui ont dédaigné de l’étudier, et ont préféré se payer
d’idées toutes faites, – l’enfant a des sentiments d’une délicatesse exquise, sentiments
innés que l’éducation devrait cultiver et qu’elle émousse au contraire, et
parmi ces sentiments il y en a un qui devrait nous emplir l’âme de respect :
la candeur. Il croit « que c’est arrivé », et pour lui ce qui est arrivé, c’est
surtout l’impeccabilité de ceux qui ont à son égard charge d’âme ses parents et
ses maîtres.
Sans s’en douter, inconsciemment il raisonne :
« Puisque ses parents et ses maîtres lui prêchent toutes
les vertus, c’est que sans doute ils en sont, eux, les détenteurs ; ceux qui
lui prêchent la perfection doivent être parfaits : il s’attend à les voir parfaits
».
Or un jour l’être parfait (père, mère, éducateur) dit
à un tout petit qui se laisse aller à un caprice : « La petite souris est
là qui te guette ; si tu n’es pas sage, elle viendra te ronger le nez ». (Cela,
je l’ai entendu, il n’y a pas un mois, et, comme j’ai vu naître la maman qui se
rendait coupable de cette blague, je l’ai très sérieusement grondée.)
«Tiens ! pense le frère aîné ou le camarade, ma mère
ou mon maître ne dit pas la vérité, et je suis puni lorsque je mens ! »
Un autre jour, l’être parfait, intervenant dans une discussion
entre frères ou camarades, renvoie avec perte celui qui a raison, ou bien de la
même manière celui qui a raison et celui qui a tort.
« Tiens ! pensent les deux enfants, et avec eux la galerie,
notre mère ou notre maître n’est pas juste, et cependant ils nous disent
toujours qu’il faut donner à chacun son dû, qu’il ne faut pas faire aux autres
ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse à nous-mêmes. »
Un autre jour encore, la mère ou le père donne un coup
de pied à un chien ou bien à un chat.
« Tiens ! pensent les enfants, mon père ou ma mère
brutalise un animal ; cependant l’un et l’autre nous recommandent de
traiter les animaux avec douceur. »
Quelquefois, c’est un malheureux qui s’adresse en vain
à la pitié, alors que presque toutes les histoires racontées à l’école ont pour
sujet la bienfaisance ou l’aumône ; enfin c’est une colère qui vient
scandaliser les enfants auxquels on a dit que la colère est une sorte de folie,
et que l’on enferme les fous dans des cabanons !
Et chaque fois la désillusion est instantanée, et rien
ne la viendra plus atténuer ; le charme est rompu. C’est ce qui est arrivé aux
petits élèves de « ma fille », et je porte le deuil avec elle ; je pourrais le
porter avec ma petite amie qui se sert des souris comme épouvantails ; je
pourrais le porter avec quantité de mères, avec quantité d’institutrices.
Résumons-nous. Si nous voulons conquérir, puis conserver
l’autorité, il faut prouver aux
enfants que nous les aimons. Puis il faut faire le possible pour nous bien
porter.
Il faut avec un soin scrupuleux nous surveiller pour
ne pas nous laisser dominer par nos nerfs, qui sont des maîtres tyranniques.
Il faut savoir que les enfants sont nos juges, qu’ils ont
une sorte de divination de nos faiblesses.
Or, je le répète de nouveau : « malheur à celui
qui scandalise un de ces petits» !
VII
[Fraternité, pitié.]
Nous avons dit dans un précédent chapitre que l’école
maternelle doit être un milieu dans lequel on obéit librement, dans lequel on
vit confiant ; où l’on respecte les maîtresses ; où les conflits s’arrangent à
l’amiable ; où l’on accueille le boudeur qui revient ; où l’on ne taquine pas ;
où l’on ne se moque pas ; où l’on ne dénonce pas. C’est donc un milieu où règne
la fraternité : sentiment indispensable à la vie morale d’êtres élevés en
commun, destinés à vivre côte à côte, de deux ans à treize ans, dans les écoles,
puis à l’atelier, et peut-être leur vie entière dans le même village, ouvriers
d’un même champ ou d’une même manufacture.
La fraternité, fille de la charité, est la mère de la concorde
et du sacrifice, et à ce titre elle est d’un tel prix pour l’éducateur, qu’il
doit s’efforcer de la faire naître, et de la faire en quelque sorte déborder dès
le premier éveil de l’âme enfantine ; le bébé, élevé dans la famille avec ses
frères et ses sœurs, est appelé à partager avec eux la friandise qu’il porte à
sa bouche, et la façon dont il s’exécute est un indice précieux pour la mère
attentive ; le frère aîné, qui a peut-être deux ans, rend, pour peu que la mère
l’y invite, caresse pour caresse, friandise pour friandise…
Plus difficilement, mais avec de grandes chances de
succès, si elle est insinuante, persévérante et surtout judicieuse, la
maîtresse employée dans une école maternelle amènera les petits et les grands à
partager ensemble, à vivre en bonne intelligence et même en cordialité ; mais
la tâche est fort délicate, parce que, trop facilement, sans s’en douter et avec
la meilleure volonté du monde, l’éducatrice, si elle n’a pas le jugement très
sûr, peut aller à l’encontre de son but et, en croyant semer la fraternité dans
les cœurs, développer l’égoïsme chez les petits, la jalousie, puis la rancune
chez les autres.
Elle peut développer l’égoïsme chez les petits et la
jalousie, puis la rancune chez les grands, si elle exige de ces derniers des
sacrifices trop durs pour leur âge, trop fréquents aussi, dont ils ne
comprennent pas l’importance, et dont ils ne voient que le côté vexatoire. Le
plus petit auquel ils cèdent toujours – par force – devient exigeant,
autoritaire. La friandise que l’aîné savoure (n’oubliez pas que cet « aîné » a
peut-être trois ans et qu’en aucun cas il n’en a plus de six), le jouet qui le
divertit, la place qu’il a choisie, parce qu’il la trouve bonne, sont immédiatement
considérés par le bébé, qui abuse de son droit
de faiblesse, comme sa place à lui, son jouet à lui, sa friandise à lui ;
et il s’élance pour prendre ce qu’on ne lui cède pas tout de suite.
Deux exemples tout récents, presque d’hier : Je voyageais
dans un train de chemin de fer, ayant pour compagnons de route deux groupes,
l’un composé du père, de la mère et de deux petits garçons, dont le plus jeune
devait avoir trois ans et l’aîné peut-être six ; et l’autre, d’une mère
avec son bébé de trente mois, et sa fille de huit ans.
Le petit garçon de trois ans jouait gentiment avec son
frère, tant que celui-ci restait assis sur la banquette, ou debout, sur la
place laissée libre par les voyageurs ; mais, dès qu’il était attiré vers la portière
par un incident quelconque le bébé s’élançait, réclamait la place, et comme
invariablement le père ou la mère déclarait à l’aîné qu’il fallait céder, celui-ci s’asseyait tristement, pendant que l’usurpateur
trônait à la place conquise – trônait pendant quelques secondes, car, en somme,
le paysage n’était point fait pour le retenir. – Une fois, comme les parents,
occupés d’autre chose, ne se hâtaient pas assez de faire le jeu du petit tyran,
celui-ci a saisi l’oreille de sa victime, l’a secouée vigoureusement, et, comme
la victime ripostait par une calotte, le père s’est précipité, a – sans enquête
– allongé une gifle à son fils aîné, et bébé a souri de son triomphe, pendant
que son frère pleurait silencieusement.
Du côté des petites filles, une scène analogue se jouait :
la toute petite, un peu énervée par un long voyage, devenait difficile à
distraire ; sa grande sœur s’ingéniait d’une façon vraiment charmante à lui
faire passer son temps : tantôt elle la mettait à la portière, mais alors
le bébé ne voulait être retenu ni par
le bras, ni par son vêtement ; tantôt elle lui faisait, avec un journal, un
chapeau de gendarme, un éventail, mais l’enfant agacée exigeait toujours le
contraire de ce qui lui était proposé, et chaque fois la mère prenait parti
pour le tyran contre l’opprimé. A un certain moment l’injustice a été si criante,
que la fillette s’est révoltée et a reçu sa gifle, elle aussi. Je puis dire que
toute cette partie du voyage a été empoisonnée pour moi, et cependant ma
mémoire emmagasinait des notes, et je me disais que mon temps n’était pas
perdu.
Oui, le grand frère doit céder au petit frère, et le grand
camarade au petit camarade ; mais dans une certaine mesure, et c’est la
justice qui tient la balance. Sans cela l’éducation fait fausse route et les
résultats déplorables sont ceux que j’ai indiqués plus haut. Si vous assistez
parfois à une scène qui vous scandalise, parce qu’un enfant abuse de sa force
contre un autre, demandez-vous si ce n’est pas le père, la mère ou l’école
qu’il faut accuser du méfait.
J’avoue que trouver la « mesure », la juste, celle qui
développera l’esprit de fraternité aux dépens de l’égoïsme, est chose très
difficile ; j’avoue aussi que le nombre des enfants réunis autour d’une seule maîtresse
aggrave la difficulté ; mais ce dont je suis convaincue, c’est que vous
n’arriverez jamais par le dressage en bloc.
Quand nous serons bien persuadés que l’égoïsme est le
vice le plus contraire au perfectionnement moral de l’humanité, tandis que
l’amour est la vertu qui engendre ce perfectionnement moral, aucune peine ne
nous coûtera pour développer la fraternité et pour étouffer l’égoïsme.
Si jouir aux dépens d’autrui, s’enrichir aux dépens d’autrui,
s’élever aux honneurs aux dépens d’autrui paraît tout naturel à la plupart des
hommes, c’est qu’au seuil de la vie, dans la famille, puis à l’école maternelle
et à l’école primaire, sauf à l’heure des leçons théoriques de morale, on ne
s’est pas efforcé d’abord de faire contracter des habitudes de fraternité,
ensuite de faire comprendre tout l’odieux de l’égoïsme sous toutes ses formes ; or l’égoïsme sous toutes ses formes habite
les maisons et court les rues ; le bébé que sa mère allaite est égoïste, le vieillard
que la tombe attend est égoïste lui aussi.
L’éducateur, qui veut assurer le triomphe de l’amour
contre l’égoïsme, doit donc rechercher ce dernier dans toutes ses
manifestations, et s’en préoccuper d’autant plus que l’individu est plus jeune,
car plus tard il est trop tard. Cependant l’école, à tous ses degrés, ne
manifeste pas assez de répulsion pour ce vice ; aussi les enfants deviennent-ils
sans s’en douter, et par conséquent sans remords, égoïstes comme les hommes.
Permettez-moi encore un exemple, cueilli en pleine
vie, et par conséquent suggestif.
Je me trouvais dans une station thermale du Midi, station
très modeste, où il y a cependant un casino ; mais le casino ne m’avait point
encore attirée, tandis que je m’intéressais à une famille de comédiens
ambulants dont la baraque sordide était adossée à la maison que j’habitais. La
troupe se composait du père, de la mère, des trois enfants et d’un acteur plus
ou moins associé. Ces six personnes interprétaient soit des pièces que l’on
joue sur de vrais théâtres, soit des adaptations de ces pièces, soit enfin des
improvisations.
Certes le père et la mère auraient pu employer autrement
leur intelligence et leurs forces, au moins auraient-ils pu se livrer dans la journée
à un métier qui aurait tempéré ce que l’existence de la famille avait d’imprévu
et de misérable ; mais les enfants étaient bien soignés, entourés d’affection,
et rien dans leurs allures ne choquait quand on les comparait aux enfants de
l’endroit, alors en vacances.
Tous les soirs, pendant que le père allumait les quinquets,
que la mère endormait le plus petit, et que l’associé tâchait de retenir, pour
la représentation, les personnes qui traversaient la place, le fils aîné
parcourait la longue avenue qui traverse la ville, en battant du tambour pour
annoncer à la population que le spectacle allait commencer.
Les spectateurs arrivaient lentement ; c’étaient en
majorité des enfants, garçons et filles, dont quelques-uns portaient leurs
frères ou leurs sœurs plus jeunes dans leurs bras. On s’asseyait sur des
planches qui reposaient sur de légers tréteaux, on causait, la plupart du
temps, du spectacle de la veille, ou bien on cherchait à deviner le sujet de la
représentation qui allait avoir lieu. Bientôt toutes les places étaient prises,
et les comédiens, s’ils étaient encore naïfs, espéraient une bonne recette…
Hélas ! la mère de famille paraissait avec une assiette de métal, pour
réclamer à chacun les dix centimes, prix de sa place… C’était le signal de la
débandade. Tout à l’heure il y avait soixante personnes assises sur les bancs,
il en restait à peine quinze. La malheureuse femme rentrait dans la baraque, espérant
que quelques retardataires consciencieux viendraient grossir sa maigre recette…
Les bancs se remplissaient de nouveau ; la comédienne reparaissait, et la
défection se reproduisait. De guerre lasse, le père levait le rideau, la pièce
commençait ; elle était jouée pour une vingtaine de spectateurs assis, et
pour cent personnes debout, qui jouissaient, sans bourse délier, d’un spectacle
pas mal joué du tout, et auquel la morale la plus austère au moins – pour ce
que j’ai entendu – n’avait rien à reprendre.
Une quantité d’écoliers des deux sexes étaient là ; j’aurais
voulu que leurs instituteurs y vinssent un soir, et leur fissent toucher du
doigt leur égoïsme, qui, dans ce cas, confinait au vol, à l’escroquerie. Les
pauvres enfants n’y ont jamais pensé. Comment auraient-ils eu des scrupules,
puisque leurs parents les encourageaient par leur présence, et donnaient parfois
le signal de la fuite au moment de payer, et puisque l’école n’avait jamais
attiré leur attention sur ce fait ou sur des faits analogues ? Car la leçon de
morale se traîne constamment dans les généralités, elle propose toujours les
mêmes exemples ; ainsi l’enfant sait qu’il ne doit pas voler un pain chez le
boulanger ou des bottines chez le cordonnier ; il sait que c’est mal de faire
perdre son gagne-pain à un être qui travaille. Mais quel est donc l’écolier qui
vole un pain ou des bottines ? Quel est celui qui a jamais fait perdre sa place
à un père de famille ? Aussi la leçon passe-t-elle au-dessus de la tête de tous
les élèves ; beaucoup d’entre eux continuent dans les partages à se réserver le
plus gros ou le meilleur morceau ; s’il passe un cortège dans la rue, ils se
faufilent au premier rang, sans se préoccuper des plus petits qui, derrière
eux, ne voient rien ; ou bien encore, comme c’est ici le cas, ils profitent
gratis du travail d’autrui et vont acheter des bonbons avec les dix centimes
qui auraient dû acquitter le prix de leur place. Tout cela c’est de l’égoïsme,
de l’égoïsme préjudiciable à celui contre lequel il s’exerce, de l’égoïsme
avilissant pour celui qui s’en rend coupable.
VIII
[Habitude de donner.]
La famille et l’école doivent développer aux dépens de
l’égoïsme la fraternité, fille de l’amour, mère de la concorde et du sacrifice.
Quelques personnes y pensent. Ainsi j’extrais d’un
paquet de lettres les lignes suivantes :
« Madame, je vous prie d’inscrire mon petit-fils, âgé
de quelques mois, au nombre de vos souscripteurs pour le Sauvetage de l’Enfance ; je vous prie en outre – et cette demande
est, je le reconnais, tellement indiscrète que je dois m’en excuser tout d’abord
– de vouloir bien lui notifier vous-même, en quelques lignes, son inscription
sur les registres de votre belle œuvre. Votre lettre constituera, avec son acte
de naissance, ses premières archives ; elle sera son premier titre de noblesse.
»
Le signataire de ces lignes sait que l’éducation est
un ensemble de bonnes habitudes ; son expérience lui a appris qu’une bonne
habitude ne saurait être prisé trop tôt, et, comme il veut que son petit-enfant soit généreux, il cherche à lui
donner, dès son entrée dans la vie, l’habitude de la générosité ; peu à peu,
l’enfant en comprendra toute la portée morale.
Or, en quoi consiste la générosité ? Elle consiste, d’abord,
à faire abandon à autrui d’une partie plus ou moins considérable de ce que l’on
possède, et elle est d’autant plus méritoire que cet abandon a pour conséquence
une privation plus appréciable ; elle consiste aussi, et alors elle devient
plus noble, dans l’oubli de soi-même au profit des autres. Dans sa première
manifestation, le partage, elle est le contraire de l’avarice – c’est la
générosité ; dans la seconde, elle est le contraire de l’égoïsme – c’est la
fraternité.
Apprendre à l’enfant à partager les choses
matérielles, et plus tard à se réjouir de ce qui arrive de bon à autrui, même
lorsque la satisfaction ou le bonheur d’autrui sont contraires à sa propre
satisfaction, à son propre bonheur : tel est le but que doit poursuivre
l’éducation, et, si elle veut réussir, il faut qu’elle s’y prenne le plus tôt
possible, dès les premiers jours,… comme le grand-père dont j’ai transcrit ci-dessus
la lettre touchante.
Mais, me disent les observateurs superficiels, dans
toutes les familles, et dès l’âge le plus tendre, l’enfant est appelé à se
répandre en générosités. On lui demande un petit morceau du biscuit qu’il ne peut
encore croquer, du sucre d’orge qu’il suce ; la moitié de la pastille de
chocolat qu’il est en train de porter à sa bouche ; s’il est trop jeune pour
comprendre, on fait mine de s’emparer de la part de friandise que l’on a l’air
de désirer.
« On fait mine », mais on ne prend rien, et l’enfant
n’est pas longtemps dupe de la plaisanterie. Il s’aperçoit très bien que sa
portion n’a pas diminué ; aussi se livre-t-il de bonne grâce à un jeu auquel il
ne risque rien. C’est de l’éducation à rebours ; car à ce procédé, non
seulement l’enfant ne devient pas généreux, puisqu’il ne donne rien, mais il
bénéficie d’une apparente bonne action : on le remercie, on le félicite,
ce qui est absolument immoral.
L’éducateur soucieux de réussir ne saurait, au contraire,
s’y prendre trop tôt pour semer et cultiver la bonne habitude. Au bébé de
quelques mois qui n’a pas encore de dents pour grignoter son biscuit, il en
demandera un morceau, le détachera et le mangera ostensiblement, et à chaque
biscuit donné il renouvellera l’expérience, de telle sorte que le bébé
associera peu à peu sans s’en douter l’idée de partage à l’idée de biscuit, et
qu’il l’étendra bientôt à toutes les friandises. Il prendra l’habitude de ne
pas avoir exclusivement pour lui les choses qui lui sont particulièrement
agréables, et cette habitude finira par faire partie de sa personnalité morale.
Mais ce qui lui fait particulièrement plaisir, ce n’est
pas seulement les gâteries destinées à l’estomac ; il y a aussi les
baisers, les caresses, les bonnes câlineries sur les genoux. Le bébé devra
s’habituer à en avoir seulement sa part ; le frère ou la sœur plus âgés ne
seront jamais oubliés, et systématiquement on appellera son attention sur la
nécessité de donner à chacun son dû : « Assez pour bébé, dira-t-on ; au
grand frère ou à la grande sœur maintenant », et l’habitude du partage, pour
les choses morales, naîtra peu à peu comme est née celle du partage pour les
choses matérielles.
Trop souvent on a dit aux aines « Laissez cela ; c’est
pour bébé » ; trop souvent on leur a refusé des câlineries, en leur disant :
« Vous êtes trop grands, c’est pour le petit frère » ; or le « petit frère »
entend et fait son profit, c’est-à-dire, qu’il devient égoïste et que sa
formule, inconsciente d’abord, se résume en ces trois mots : « Tout pour
moi », alors que la perfection, vers laquelle l’éducation devrait le faire tendre,
a pour formule : « Tout pour les autres ».
A mesure que l’enfant grandit, les occasions de penser
aux autres et de les faire profiter de ses privilèges se multiplient. D’abord
il ne pouvait offrir que la moitié de son gâteau, de son sucre d’orge ou de sa
bille de chocolat ; mais aujourd’hui il a des jouets et peut les prêter, il
peut même en donner un à l’occasion. Au début il ne donnera guère que le plus
détérioré ; mais, bien conseillé, délicatement guidé, il arrivera à consulter
le goût du destinataire, et à choisir pour autrui les choses auxquelles il
tient le plus pour lui-même. Malheureusement la plupart des parents sèment dans
le cœur de leurs enfants des idées contraires. Non seulement ils leur défendent
de donner, mais ils leur interdisent même de prêter. Nous n’avons pas encore
réussi à faire apporter chaque matin les jouets personnels à l’école. « Maman
n’a pas voulu, disent les enfants ; elle a dit qu’on nous abîmerait nos jouets
neufs. »
Quel dommage ! Figurez-vous un enfant qui, dès l’âge
de cinq ou six mois, aura commencé à partager ses bonbons et aura été témoin
des caresses faites par ses parents à ses frères et à ses sœurs cet enfant
trouvera tout naturel de prêter son ballon et son cerceau, de partager ses
billes ; il le fera d’abord par habitude ; peu à peu il jouira de la joie
d’autrui et, par plaisir, il donnera définitivement à des camarades, moins
heureux que lui, des objets auxquels il tient. C’est ce qui arrivera, j’en suis
sûre, au petit-fils de mon correspondant. Graduellement aussi la générosité,
d’abord appliquée aux choses matérielles, s’élèvera jusqu’aux sacrifices plus
intimes. L’enfant habitué à la générosité
donnera de bonne grâce un coup de main pour terminer une tâche, pour soulever
un fardeau trop lourd ; il expliquera à un camarade un passage resté obscur ;
il renoncera à une partie de plaisir pour tenir compagnie à un ami malade. Je
vois d’ici, encore, le petit-fils de mon correspondant s’oubliant lui-même pour
les autres,… par une habitude du cœur prise de longue date, et je voudrais
pouvoir me figurer la généralité des enfants de nos écoles enrichis de cette
habitude du cœur.
Le moment le mieux choisi pour semer le bon grain de
générosité dans nos écoles maternelles, puisque la plupart des parents nous
laissent tout à faire est la période de Noël et du 1er Janvier… Il faudrait
incliner les enfants à mettre en commun une partie des étrennes reçues, au
profit des camarades qui n’ont rien eu du tout ; car il y a des milliers et des
milliers d’enfants qui n’ont pas les joies si poétiques du renouvellement de
l’année ! Il y a des milliers d’enfants qui, toujours nu-pieds, n’ont pas même
de sabots à mettre dans la cheminée la nuit de Noël !
En même temps que la générosité, il faut semer la
pitié dans les jeunes cœurs, et l’inspirer, d’abord, pour les animaux qui sont
plus près de l’enfant que ne le sont même ses pareils. Or cette partie de
l’éducation morale est trop souvent négligée, ou traitée sans conviction ;
aussi les enfants continuent-ils à mériter l’apostrophe de La Fontaine : «
Cet âge est sans pitié ». Un jour dans une école, le sujet que traitait la
maîtresse m’a amenée à demander aux enfants de me citer quelques petites bêtes.
On aurait dit qu’ils passaient leur vie au milieu des éléphants et des girafes,
car plus j’insistais sur les mots « toutes petites bêtes », moins ils
arrivaient à me satisfaire. – Une chèvre, me répondait-on. – Une plus petite,
beaucoup plus petite ? – Un chien. – C’est encore trop gros. N’avez-vous pas
vu, dans le jardin, de toutes petites, toutes petites bêtes qui travaillent
tout le temps, qui sont très souvent en bandes nombreuses, qui transportent des
fardeaux plus gros qu’elles ? Non ! » Les petits, très ferrés sur le rhinocéros,
semblaient ne pas connaître les fourmis ! Je leur parlai donc des fourmis et
quand j’en eus dit tout ce que j’en voulais dire : « Nommez-moi maintenant
une toute petite bête, plus petite encore peut-être que la fourmi, et qui saute
au lieu de voler ». (Il n’est pas difficile de deviner que je voulais faire nommer
la puce, et je m’attendais à une réponse de la classe tout entière, car nous étions
dans le Midi, tout à fait dans le Midi.) Personne ne dit mot. «Comment !
insistai-je, un tout petit animal qui saute, que vous voyez, trop souvent. Oui
! s’écrie un petit garçon, une mouche quand
on lui a arraché les ailes ! »
IX
[Amour du beau.]
Parallèlement à l’amour du bon dont l’éducateur essaye
de donner l’habitude à ses pupilles, il est nécessaire de faire naître et de
cultiver l’amour du beau. C’est un levier puissant vers la vie élevée, c’est
par conséquent une force contre les petitesses, les vulgarités, les
malpropretés.
Pour faire aimer le beau, il faudrait entourer l’enfant
de choses belles : or elles sont rares dans nos écoles ; nous avons été
jusqu’ici mal habiles à orner nos classes, à mettre entre les mains et sous les
yeux de nos élèves des objets irréprochables de forme, harmonieux de couleurs ;
nous n’avons pas assez craint les bruits discordants, et nous avons même
négligé ce que la nature nous offre à si bon compte je veux parler surtout des
plantes et des fleurs.
Ainsi, pour l’ornementation du local scolaire, une quantité
de plantes vertes seraient à notre disposition pendant toute l’année : par
exemple, le sapin, le fusain, le lierre, non pas débités par branches qui se
dessèchent et produisent, au bout de quelques jours, un effet lamentable, mais
pourvus de racines et plantés dans des caisses.
Les enfants seraient invités, par groupes et par semaine,
à soigner les plantes, à les arroser, à maintenir sur le poêle, pendant
l’hiver, un vase plein d’eau, pour donner à l’air l’humidité dont elles ont
besoin ; à débarrasser leurs feuilles de la poussière qui les prive de
respiration et les tuent lentement. Une saine émulation naîtrait entre les groupes
et l’on aurait ainsi introduit dans la classe un nouvel élément d’éducation.
Dans la belle saison, les fleurs viendraient égayer ce
que la vue de la plante verte a parfois de sévère. Mais un choix préalable
s’imposerait. Quel que soit l’aspect riant de certaines fleurs, il est de toute
nécessité d’éliminer celles dont le parfum est trop pénétrant : les
jacinthes, les narcisses, le muguet et, plus tard, le lis. Mais que de trésors
il nous resterait avec les violettes, les anémones, les primevères, les
coucous, les giroflées, – avec le lilas – en petite quantité à cause du parfum !
Un peu plus tard viendraient les roses, et enfin toutes les fleurs des champs,
si délicieuses dans leur simplicité.
Il faudrait enseigner aux enfants à les cueillir avec la
tige aussi longue que possible ; à ne pas sacrifier les feuilles, qui sont
une des parures du bouquet.
Le mieux serait, nous semble-t-il, d’avoir toujours, sinon
un jardin, ce qui n’est pas possible dans tous les cas, au moins des plates-bandes
tout autour de la cour, et des massifs au pied de tous les arbres, non pas pour
les faire cultiver par les enfants – entre deux et six ans, on ne peut faire
que de la mauvaise besogne, – mais pour que ceux-ci assistent à leur
développement. C’est la vraie leçon de choses, celle que l’enfant expérimente
par lui-même sans que l’on assassine son pauvre petit esprit à l’aide de
notions dont il n’a que faire. Que l’enfant regarde, qu’il s’intéresse, qu’il
cherche, qu’il devine, puis qu’il se rende compte. En tout cas, qu’il trouve la
fleur belle ; qu’il trouve belle aussi l’eau qui coule de la fontaine ;
qu’il admire le rayon du soleil glissant entre les branches, le regard lumineux
de son petit frère qui lui tend les bras.
Si l’amour du beau était développé dans les écoles, on
s’en apercevrait davantage dans la rue. Or, dans la rue, la laideur frappe
presque partout nos regards, soit qu’elle s’y produise naturellement comme un
champignon vénéneux, soit qu’elle provienne de la détérioration, par les
passants, d’une chose belle en elle-même.
Je donnerai pour exemple de la laideur spontanée les
dessins informes charbonnés sur les murailles, les inscriptions grossières
crayonnées par des mains inhabiles, qui s’exercent dans le malpropre et l’odieux.
Sous ce rapport, l’école pourrait exercer une meilleure influence. Les murs des
classes et ceux de la cour sont à peu près respectés ; l’enfant surpris en
flagrant délit de détérioration est réprimandé, puni même, s’il y a récidive ;
insiste-t-on assez sur la nécessité de respecter en dehors de l’école ce qui
appartient à autrui, ce qui appartient à des inconnus, ce qui appartient, comme
la rue, à tout le monde ?
Les enfants aiment à griffonner ; ils ont le droit de le
faire sur leurs ardoises, parce qu’ils
peuvent effacer ensuite et que l’on n’est pas forcé de voir leurs
insanités. Sur les murs, c’est autre chose : ce que l’on y inscrit reste ;
il faut donc s’abstenir d’y apposer des laideurs.
Quant à la laideur par détérioration d’une chose belle
en soi, elle se manifeste surtout sur les affiches qui couvrent les murailles
des grandes villes. La peinture d’affiches a fait, depuis quelques années, des
progrès merveilleux ; après en avoir abusé en des tableaux d’une décence trop
contestable, elle nous offre, en ce moment, des spécimens véritablement
artistiques, qui seraient une fête pour les yeux s’ils étaient distribués avec
plus de sobriété. Eh bien, ces tableaux, de vrais tableaux charmants dont les
uns nous conduisent en imagination dans des pays enchantés, dont les autres
poétisent certaines découvertes de la science, dont d’autres encore
reproduisent les principales scènes des succès dramatiques du moment, ces
affiches sont souillées, lacérées de telle façon que ce qui en était joli devient
grotesque, ce qui en était gracieux ou élégant devient hideux. Parcourir
aujourd’hui les rues entre deux rangées d’individus décapités, de femmes
élégantes affligées d’énormes moustaches, de figures sans nez, devient un
véritable cauchemar.
L’école doit atténuer ce mal ; c’est encore une question
d’éducation : on ne coupe pas les fleurs dans le jardin de l’école, pas
davantage dans les jardins publics. On ne charbonne pas les murs de l’école,
pas davantage les murs des maisons particulières ou des édifices publics. On ne
déchire pas les images de l’école, pas davantage les images collées dans la rue...
On ne dit pas de grossièretés à l’école, on ne chante
pas de chansons malpropres à l’école ; on ne doit pas davantage dire des
grossièretés dans la rue, chanter dans la rue des chansons malpropres : tout
se tient.
Ces observations toujours ont leur raison d’être, mais
surtout avant les fêtes de la rue, telles que le carnaval ou la mi-carême.
Certes, rien de subversif dans un déguisement, mais
pourquoi le choisir inconvenant, malpropre ?
En résumé, l’éducation donnée dans l’école est inutile
si elle est exclusive à l’école : elle est faite pour la rue, pour la
maison paternelle, pour la vie.
CHAPITRE III
Punitions.
Punitions injustes ou imprudentes. – Punitions n’ayant aucun rapport
avec la faute commise. – Les fautes des petits doivent être réprimées au moment
même du flagrant délit. – La punition doit être moralisatrice.
J’enregistre ici quelques notes prises sur le vif au
sujet des punitions et des récompenses, et je les discute une à une.
Note I. – Ce qui frappe mes yeux en entrant dans la salle d’exercice
de l’école de X…, c’est de voir trois ou quatre enfants assis par terre, pendant
que leurs camarades comptent leurs bûchettes.
« Ce sont des enfants arrivés en retard, répond la directrice
à la question que je lui adresse.
– Viennent-ils seuls à l’école ?
– Il n’y a pas de règle fixe : tantôt ils
viennent accompagnés de leur mère ; tantôt ils arrivent mêlés à un groupe
de petits camarades ; tantôt enfin ils viennent seuls, leur demeure étant
voisine.
– Ce matin, étaient-ils seuls ou bien accompagnés ? »
La directrice ne le savait pas ; elle avait puni
les enfants qui troublaient l’ordre de la classe en arrivant après l’exercice
commencé, et c’était tout.
Raisonnons un peu ; examinons cette question de l’exactitude
à l’école maternelle, et même à l’école primaire. A l’école primaire, elle est
essentielle, sans elle il n’y a pas d’école possible : ni éducation, ni enseignement.
A l’école maternelle, ce principe ne saurait être rigoureux
; il faudrait y procéder par individus. Lorsqu’une mère, ordinairement occupée,
peut garder son enfant, et qu’elle veut le garder, c’est pour tous les deux
une bonne fortune, et la directrice avertie
doit s’en réjouir.
Si le travail de la mère commence un peu plus tard que
d’habitude, il est tout naturel encore que l’enfant aille plus tard à l’école ;
enfin, en thèse générale, lorsque l’enfant ne peut venir seul, lorsqu’il est
par conséquent solidaire de sa famille, c’est une injustice de le punir s’il a
été inexact.
Et même pour l’école primaire, lorsque l’inexactitude
n’est pas habituelle, il conviendrait de distinguer aussi. Les ménages d’ouvriers
sont sujets à des difficultés qui n’atteignent pas ceux de la classe aisée ;
mille occasions indépendantes de la volonté de l’enfant peuvent le retenir au
moment du départ ; il me paraît donc injuste d’appliquer une discipline inexorable
– injuste et très imprudent ; car fermer la porte aux retardataires, c’est les
livrer aux dangers du vagabondage.
Revenons à nos enfants assis par terre ; ils sont punis.
Pourquoi ce genre de punition plutôt qu’un autre ? Cette punition a-t-elle un
rapport quelconque avec la faute commise (en admettant qu’il y ait une faute en
effet) ? Moralisera-t-elle les petits coupables, c’est-à-dire les empêchera-t-elle
demain de commettre la même faute ?
Être assis par terre n’a aucun rapport avec l’inexactitude.
Je comprendrais, par exemple, que le retardataire vît sa récréation légèrement
écourtée (je dis «légèrement», parce que les impressions sont fugitives à l’âge
où l’on fréquente l’école maternelle). Cinq minutes de « détention » peuvent
être profitables ; au bout de dix minutes, l’enfant ne saurait plus dire
pourquoi il n’est pas avec ses camarades ; quelquefois même il ne s’aperçoit
plus qu’il n’est pas avec eux : il s’est arrangé une petite récréation
pour lui tout seul, s’il est industrieux, ou bien il rêve.
Je comprendrais encore que l’enfant arrivé en retard
fût privé d’un jouet à l’heure de la récréation pendant un temps proportionné
au retard dont il s’est rendu coupable ; mais l’asseoir par terre, ou bien
lui mettre le nez contre le mur,… non ! cela me paraît déraisonnable.
Ah ! s’il avait voulu, étant à côté de ses
camarades, empiéter sur leur place, s’il avait été un désagréable voisin, la
punition me paraîtrait rationnelle, tandis qu’elle ne l’est pas du tout.
Si, du choix de la punition, nous passons à l’effet produit
sur les coupables, nous pensons qu’il est très mauvais. En effet, si le retard
est du fait de l’enfant lui-même, il est assez probable qu’il a été causé par
le peu de goût que celui-ci prend à la classe : c’est sans doute un enfant
qui préfère la flânerie aux occupations, la liberté de la rue à la contrainte
relative de l’école, le désordre de ses pensées à la petite tension d’esprit
que l’on exige de lui à certains moments. Or là, par terre, tous ceux qui ont
commis la faute sont dans un état de somnolence qui aggrave leurs dispositions
à l’oisiveté.
Hélas ! de l’école maternelle à la prison
cellulaire tout notre système pénitentiaire endurcit le coupable au lieu de le
moraliser.
Note II. – Les enfants jouent dans la cour sous la
surveillance d’une adjointe, et je cause dans la classe avec la directrice. Une
pierre est lancée contre une des vitres.
La directrice se précipite :
« Qui a fait cela ? demande-t-elle.
– C’est Henri, répondent plusieurs voix.
– Rentre immédiatement dans la classe ! »
L’enfant obéit, s’assied sur un banc, et nous reprenons
notre conversation. Elle dure longtemps. De temps à autre je jette un coup d’œil
sur l’enfant puni. D’abord il attrapait des mouches ; maintenant il semble
sommeiller. Je l’appelle et dès qu’il est près de moi :
« Tu ne sais donc pas que c’est mal de jeter des pierres
contre les vitres ? »
Il ne répond pas.
« Est-ce la première fois que tu le fais ?
– Non, j’en ai jeté une à la maison.
– Que t’a dit ta mère ?
– Elle m’a battu. »
Cet enfant avait donc commis deux fois la même faute,
il avait été puni deux fois sans avoir entendu un seul mot propre à le faire
réfléchir, et le prémunir contre une nouvelle récidive.
Que la mère ignorante se soit contentée d’une correction
manuelle, passe encore ; mais que l’institutrice soit restée muette, c’est
attristant.
« A-t-on fait remplacer la vitre que tu as cassée chez
toi ? demandai-je à l’enfant.
– Oui.
– Qui a payé le vitrier ?
– Maman.
– Eh bien ! ta pauvre maman et ton papa ont de la
peine à gagner leur argent ; ils en ont besoin pour acheter du pain, de la
viande, des souliers. Ta maman t’a battu pour que tu te souviennes de ta faute.
C’est bien dommage que tu l’aies oubliée. Ici, tu n’as pas cassé la vitre, mais
tu as manqué la casser, et puis tu aurais pu blesser un de tes camarades. »
L’enfant avait l’air de comprendre ; deux petits écoliers
venus dans la classe pour quelques arrangements étaient aussi très attentifs.
Conclusion : lorsque vous punissez un enfant en âge
de comprendre, expliquez-lui pourquoi vous le punissez.
Je sais bien ce qu’aurait fait la directrice – elle me
l’a dit : elle aurait attendu que tous les enfants fussent réunis, et elle
leur aurait raconté l’histoire d’un petit garçon qui jetait des pierres contre
les vitres ; mais personne, pas même le petit coupable, ne se serait soucié de
l’allusion.
Les fautes doivent être prises sur le vif, et la leçon
donnée au moment même du flagrant délit, si l’on veut qu’elle porte.
Note III. – Nous
entrons dans une classe enfantine située dans un adorable paysage, d’autant
plus adorable que le printemps est venu tard cette année : les arbres
fruitiers sont encore blancs et roses ; les blés tout jeunes sont moirés
de teintes vert pâle ; le feuillage des châtaigniers et des hêtres projette sur
le sol de petites plaques d’ombre pailletées par l’or des rayons du soleil ; la
frêle ramure des bouleaux frissonne, caressée par la brise ; tout est riant,
tout est embaumé. Les enfants ont, pendant une partie de la matinée, gardé
leurs bestiaux dans ce paradis, ils ont humé le grand air, ils se sont grisés
de liberté, et ils ont appris beaucoup de choses.
« Ça, c’est du blé, m’a dit l’un, que j’ai rencontré sur
la route. Ça, c’est des choux ; je
viens en chercher tous les jours pour mes lapins. » Ils apprennent aussi le
respect de la propriété d’autrui, puisqu’ils empêchent leur bétail de sortir
des limites de leur champ. Mais l’heure de la classe a sonné, ils sont rentrés,
et, lorsque j’arrive, ils sont là depuis une heure environ. Les volets sont aux
trois quarts fermés, les fenêtres sont complètement closes, l’atmosphère est
lourde ; je trébuche sur des enfants à genoux par terre : il y a quatre
garçons d’un côté, trois filles de l’autre. « Ils ont oublié quelque chose chez
eux : un cahier, un porte-plume, un livre. – Où demeurent-ils ? – Dans le
village, pour la plupart, sauf une petite fille qui vient d’une ferme éloignée.
» Or le village est grand comme ma main. En cinq minutes les petits étourdis,
les petits négligents auraient pu réparer leur étourderie ou leur négligence ;
on aurait peut-être pu suppléer au manquement de la petite fille dont la
demeure est plus éloignée, sans préjudice, si on le croyait nécessaire, d’une
punition ultérieure, mais d’une punition moralisatrice. Que n’a-t-on pas dit, depuis
dix ans surtout, contre les punitions infamantes ! contre ces punitions qui
humilient, avilissent, font germer la haine au lieu d’ouvrir l’âme aux bonnes
influences ! Tout a été dit ; il semble que nous en avons fini pour
toujours avec ce vieux système pénitentiaire, et tout d’un coup, au milieu d’un
paysage radieux, fait pour élever l’âme vers les régions les plus pures, on se
trouve précipité dans un trou noir !
Note IV. – Classe des grands (quatre ans et demi à six ans,
ne l’oublions pas). Tous les enfants sont penchés sur leurs cahiers ou leurs
ardoises ; « penchés » n’est pas tout à fait exact ; c’est « couchés » qu’il
aurait fallu dire ; ils écrivent enfin dans les plus mauvaises conditions du
monde. D’ailleurs, très absorbés par leur travail ; on entendrait une mouche voler.
Qu’écrivent-ils ainsi ? Le modèle se détache en grosses lettres sur le tableau
noir : NOUS SOMMES DES BABILLARDS. Je devine qu’un orage a passé sur la classe
et je demande à la jeune maîtresse (remarquez, je vous prie, en passant que c’est
une jeune maîtresse) si cet exercice
est marqué sur son emploi du temps. « Non », me répond-elle sans aucun embarras,
ce qui prouve qu’elle croit avoir bienfait. «Nous aurions dû jouer avec les
cubes ; mais comme ils ont parlé, je les ai punis, je leur ai donné un pensum.
»
Oui ! ces enfants, dont l’aîné n’avait pas
dépassé six ans, faisaient un pensum!
J’étais tellement triste et indignée, que je ne trouvai
rien à dire tout d’abord ; je me mis donc à examiner les pages. Des hiéroglyphes, vous n’en doutez pas. Dès la troisième
ligne, il était impossible de déchiffrer de quel méfait chacun des enfants s’était
rendu coupable. Étaient ce des lettres ? Étaient-ce des figures ? Étaient-ce
des chiffres ? Tous les défauts que nous signalons si souvent à propos des
pages d’écriture étaient aggravés.
D’ailleurs, les pensums, c’est fait pour être
griffonné.
Mais, me diront les lecteurs naïfs, nous croyions que
le pensum avait été supprimé ! En effet ; traduit devant le tribunal des gens
qui ont à cœur l’éducation des enfants, c’est-à-dire le développement normal de
leur corps, de leur intelligence et de leur cœur, il a été déclaré coupable,
sans aucune circonstance atténuante. Coupable de fatiguer le corps, coupable d’endormir
l’esprit, coupable de ne s’adresser ni à la réflexion ni au sentiment. Depuis
que ce verdict sévère mais juste a été rendu, le pensum se cache honteusement
dans les lycées et les écoles sous le faux nom de devoir supplémentaire, et comme
il était inadmissible que l’on vînt le traquer dans l’école maternelle, il y
est entré, et s’y est installé cyniquement sous son vrai nom.
Oui ! j’ai trouvé le pensum à l’école maternelle ! Et
la maîtresse qui avait imposé ce pensum est une jeune maîtresse ! La
circonstance est aggravante. Une institutrice âgée, imbue des principes
disciplinaires que nous ne pouvons plus accepter aujourd’hui, serait jusqu’à un
certain point excusable de ne pas entrer dans nos vues ; mais une jeune fille ou
une jeune femme ! Elle a donc sitôt oublié que naguère elle en a subi de ces
punitions qui excitent les mauvais sentiments au lieu de provoquer un retour du
coupable sur lui-même et vers le bien ? Or sans retour sur soi-même il ne peut
exister de repentir.
NOTE V. – En entrant dans une salle d’exercices, j’aperçois
un enfant dans un coin ; son attitude était celle d’un enfant « buté ».
« Qu’a-t-il fait ?
– Il a mordu son camarade.
– Et alors… ?
– Alors, je l’ai mis dans ce coin, en lui disant, qu’il
y resterait jusqu’à ce qu’il ait demandé pardon.
– Y a-t-il longtemps qu’il est puni ?
– Environ une demi-heure. »
L’enfant était « buté », ai-je dit. On lui avait parlé
sèchement, on l’avait interné dans un endroit où il ne pouvait s’asseoir ;
on ne lui avait pas donné d’occupation ; il s’ennuyait depuis une demi-heure et
n’avait pas l’air disposé à l’expansion. Cependant je l’attirai vers moi. « La
maîtresse t’a éloigné de tes camarades parce que tu mords ; on éloigne aussi
les chiens qui mordent, même on les attache ou bien on les enferme. On ne t’a
pas enfermé, on ne t’a pas attaché, on a été bon pour toi ; on n’a pas voulu te
rendre malheureux, on a seulement voulu t’empêcher de mordre… Sais-tu que cela
fait mal, les morsures? »
L’enfant hocha la tête, ce qui voulait dire oui.
« Mordrais-tu ta petite sœur si mignonne ? »
Deux larmes coulèrent sur les joues du petit coupable.
« Tu ne mordras plus jamais ?
– Non.
– Veux-tu embrasser ton petit camarade ?
– Oui.
– Demande-lui s’il te veut maintenant à son côté. »
Le colloque avait duré quelques minutes, car il avait
fallu faire naître l’émotion dans ce petit cœur qui s’était cadenassé. Mais ces
minutes avaient été bien employées, même pour les autres enfants..
Ai-je convaincu aussi la maîtresse de cette vérité qu’un
mot allant droit au cœur moralise plus que tous les pensums et toutes les
exclusions du monde ? Je voudrais le croire.
Note VI. – Dans quelques écoles maternelles, une des
punitions en usage est la privation de dessert pour les enfants dont le panier
contient quelques gâteries.
Examinons, s’il vous plaît, le procédé en lui-même ;
cela en vaut la peine, car il est généralement adopté dans les familles et les
pensionnats.
L’enfant est, sauf de très rares exceptions, porté à
la gourmandise, et c’est tout naturel, puisqu’il est un être de sensations avant
de devenir un être de sentiment et de raison. Les plaisirs intellectuels lui sont
inconnus : sa « bête » se développe ayant sa tête et son cœur ; et s’il
faut veiller à ce que l’un des développements n’étouffe pas les autres, il ne faut
pas ajouter trop d’importance à une disposition naturelle qui n’a rien de
répréhensible en soi. La réprimer sévèrement va, j’en suis sûre, à l’encontre du
but qu’on se propose. Autant je trouve légitime de faire gagner son repas à l’enfant paresseux, en âge de comprendre que le
travail est indispensable à la dignité de la vie, autant je trouve dangereux de
priver un petit enfant soit d’une partie essentielle de son repas, soit d’une
friandise, parce que c’est la lui faire désirer, et lui faire attacher une
valeur disproportionnée à une chose qui n’en a pas ; c’est, en un mot, je le
crains, le pousser à la gourmandise.
Ces idées-là me sont personnelles ; je n’ai pas l’intention
de les imposer ; je les soumets seulement à la réflexion de mes lectrices et je
reviens à mon point dé départ, c’est-à-dire à cette école maternelle où l’on
prive de dessert les enfants qui ont mécontenté leurs maîtresses. Or voici ce
que j’ai appris : la directrice déclare au petit délinquant qu’il ne mangera
pas la friandise qui est dans son panier ; mais il est entendu avec la femme de
service que celle-ci donnera le dessert en cachette.
Ce procédé est renouvelé de Victor Hugo :
Jeanne était
au pain sec dans le cabinet noir,
Pour un crime
quelconque, et, manquant au devoir,
J’allais voir
la proscrite en pleine forfaiture,
Et lui glissai
dans l’ombre un pot de confiture
Contraire aux
lois. Tous ceux sur qui, dans ma cité,
Repose le
salut de la société
S’indignèrent…
Et je suis bien tentée de faire comme eux, et de me
récrier comme eux :
… « Cette
enfant vous connaît,
Elle sait à
quel point vous êtes faible et lâche ;
Elle vous voit
toujours rire quand on se fâche,
Pas de
gouvernement possible. »
Et pas d’éducation possible non plus. Ce qui est follement
exquis chez le grand-père (surtout quand on le trouve exprimé en si beaux vers)
ne peut vraiment être érigé en principe, ni dans la famille, ni dans l’école.
Tâchez d’élever les enfants sans les punir ; mais, si vous les punissez, que la
punition, quelque anodine qu’elle puisse être, soit une punition sérieuse :
c’est une condition essentielle pour conserver votre autorité.
Et puis respectez l’enfant. Ce n’est pas le respecter
que le faire assister à une sorte de comédie de l’éducation.
NOTE VII. – Deux enfants se disputent en classe, malgré la
présence de la maîtresse, malgré la présence de l’inspecteur et de l’inspectrice…
générale, s’il vous plaît ! A bout d’arguments, l’un crache à la figure de l’autre.
Décidément le coupable ne respecte ni la classe, ni la maîtresse, ni les
visiteurs.
L’inspecteur va vers lui et lui adresse un reproche très
bref et très sévère.
L’enfant baisse la tête il est visiblement honteux de
sa conduite.
La directrice intervient, voudrait faire de la morale,
punir…
L’inspecteur l’arrête d’un geste. Pourquoi insister, puisque
la première intervention a porté ?
L’exercice terminé, les visiteurs passent dans la classe
voisine ; mais il n’y a pas de chaises dans cette salle.
Alors, l’inspecteur s’adressant au petit coupable encore
tout contrit : « Veux-tu, lui dit-il avec bonté, apporter une chaise à Mme
l’inspectrice ? » La figure de l’enfant s’éclaire, il comprend qu’il est
pardonné, qu’on lui permet de se réhabiliter, et lorsqu’on l’envoie faire la
paix avec son camarade, il l’embrasse de tout cœur.
Admonestation toute morale, réhabilitation toute morale…
C’est l’idéal.
CHAPITRE IV
Récompenses.
Nécessité, pour l’éducateur, de ne pas récompenser à la légère. – Admettre
le système des récompenses, c’est admettre qu’il y a un contrat entre
l’éducateur et son pupille. – Nécessité d’approprier la récompense à l’âge de l’enfant
qui l’a méritée. – La « croix » excite plutôt la vanité qu’elle ne développe le
sentiment de l’honneur. – La récompense ne respecte pas assez la pudeur morale
de l’enfant.
Note I. – C’est le samedi ; il est trois heures et demie
– les enfants sortent à quatre heures.
La table de la maîtresse est couverte d’objets disparates :
croix d’honneur, images en chromo, boîtes de carton, avec ou sans couvercles,
de ruban, vieux timbres-poste, bonbons, morceaux de papier de couleur, rognures
d’étoffes,… un ramassis peu propre à relever l’idée morale de la récompense.
La maîtresse fait lever les enfants et, à la file, en commençant
par les plus grands, ils passent l’un après l’autre, devant la table,
choisissant chacun ce qu’il trouve de plus joli.
Quand il ne resta plus que des débris, les derniers se
servirent presque sans regarder, pleins d’une indifférence très légitime ;
plusieurs restèrent les mains vides : il n’y avait plus rien pour eux.
Les enfants partis, je fis mes observations à la
maitresse.
a. Il me paraissait au moins étonnant que toute la
classe eût été récompensée. Récompenser ainsi sans une sorte d’enquête morale
préalable, en tout cas sans un mot de « rappel », tous les enfants qui fréquentent
une école, c’est, pour ainsi dire, leur payer leur assiduité, avouer qu’ils ont
droit à un dédommagement.
Une telle pensée n’avait pu germer dans l’esprit de la
directrice, elle s’en défendit en toute sincérité.
b. Toute la classe avait défilé, en commençant par le
plus âgé. Or ce plus âgé, qui avait choisi l’objet que tous désiraient
probablement, était-il le plus digne ? Et celui qui était venu après lui était-il
plus honnête, plus sincère, plus obligeant que son camarade arrivé le troisième
? Et les avant-derniers, qui avaient pris machinalement ce que les autres leur avaient
laissé, avaient-ils vraiment leur dû?
La maîtresse était devenue songeuse. Malheureusement
elle voulut se disculper :
« En réalité ces récompenses n’ont pas d’importance »
Note II. – Il m’est impossible de ne pas demander à un enfant
« décoré » ce qui lui a valu la croix d’honneur, et je dois dire que, jusqu’à
maintenant, je n’ai jamais été satisfaite de sa réponse. Neuf fois sur dix, on
a la croix « parce que l’on a été bien
sage ».C’est-à-dire – enquête faite – parce qu’on est resté muet et les
bras croisés comme une statue. Il y a quelques jours cependant, j’ai entendu une
variante :
« Pourquoi as-tu la croix, mon petit ? » Pas de réponse.
« Parle-moi, mon chéri, je serai très contente de savoir pourquoi tu as eu la
croix.
– Madame, intervient la directrice, je lui ai donné la
croix parce que c’est un nouveau,
POUR L’HABITUER. »
Note III. – Encore des croix d’honneur. C’est comme s’il en
pleuvait. Les enfants de deux ans sont décorés ; un de ces jours, la croix
envahira les crèches. Enfin, c’est une maladie chronique, contre laquelle je
lutte sans aucun succès ; j’en prendrais mon parti si, dans la pratique, on n’en
faisait un agent tout à fait contraire à l’éducation.
Un bébé de trois ans et demi à quatre ans, frêle, pâle,
les yeux battus, la peau transparente, les cheveux décolorés, est orné du bijou
en fer blanc.
« Pourquoi a-t-il la croix ? »
Ma question déroute d’abord la maîtresse.
« Et puis, à qui la décernez-vous en général ?
– Au mérite.
– Qu’est-ce que le « mérite » pour des enfants de cet
âge ?
– Madame, reprend la maîtresse, après avoir vainement
cherché une bonne raison, c’est ma directrice qui distribue les croix le
samedi.
– Fait-elle quelquefois cette classe ?
– Jamais.
– Alors… c’est sur votre proposition qu’elle récompense :
il n’est pas possible qu’elle distribue des croix à l’aveuglette ?
Oh ! pour des enfants si jeunes il est bien difficile
de les récompenser autrement ! »
L’éducation au rebours !
Bref, il paraît que ce bébé chétif traçait des lettres
avec quelque succès, et ma petite enquête m’a prouvé une fois de plus que les
récompenses à l’école maternelle continuent à être décernées aux résultats
intellectuels ; ce sont des prix d’instruction ; l’âme ne concourt pas.
Elle est cependant intéressante, l’âme enfantine. Elle
est intéressante en elle-même ; elle est intéressante aussi parce que c’est l’âme
du pays. Quelques-uns, et je suis de ce nombre, pensent que l’âme même du pays
est en danger, de plus en plus étouffée par l’intérêt matériel, et que ce
serait grand’pitié de la considérer à l’école comme une quantité négligeable
déjà !
Note IV. – C’était le jour de la distribution des prix dans
une ville manufacturière où la municipalité se montre très généreuse, sans
doute pour dédommager les enfants de la vie qu’ils mènent dans leurs sombres
taudis. La directrice me présente un beau petit garçon.
« Es-tu sage ? demandai-je au bambin qui pouvait bien
avoir quatre ans.
– Oh madame, il a fait encore ce matin une scène
épouvantable. »
Cependant la croix d’honneur était accrochée à son
tablier !
Admettons le système des récompenses, puisqu’il le
faut, et discutons ensemble comme si, mes lecteurs et moi, nous étions d’accord
sur le principe ; comme si je le croyais aussi bon qu’ils le croient peut-être
eux-mêmes.
Ce système consiste en une sorte d’échange entre l’enfant
et l’éducateur. Celui-ci demande de l’obéissance (chose fort difficile à
fournir pour quelques enfants), de la sociabilité, de la patience, de la sincérité,
une certaine dose de tranquillité qui constitue pour le pupille un très gros
sacrifice, une certaine dose de travail. Tout cela, en un mot, exige l’effort.
Si cet effort est accompli, l’éducateur donne en échange un plaisir quelconque,
en dédommagement de la peine que l’enfant a prise, et en vertu de cet axiome
utilitaire : Toute peine mérite salaire.
Mais au moins faut-il que la peine ait été prise !
Payez-vous un cocher qui ne vous a pas conduit à destination ? Payez-vous un
commissionnaire qui vous a refusé ses services ? Vous croyez-vous tenu d’acquitter
la note d’un achat si l’objet acheté ne vous a pas été livré ? Il n’est pas
plus logique de récompenser un enfant tout simplement parce qu’il n’a pas mal
fait, parce que la semaine s’est passée sans accroc grave, puisque – j’en
reviens à mon point de départ – la récompense n’est due qu’à l’effort, puisque
l’effort seul doit être tarifé,
puisque c’est lui seul qui doit
figurer dans une des colonnes de votre livre de comptes, pour peu que vous ayez
pris au sérieux votre rôle d’éducateur ou d’éducatrice.
S’il n’y a pas eu effort, ou bien vous récompensez tout
le monde, et vous avouerez que ce procédé n’est rien moins qu’éducatif ; ou
bien vous faites un choix parmi les non-méritants, et vous commettez une
injustice très coupable et très dangereuse.
Que dire alors de la maîtresse qui récompense l’enfant
notoirement désobéissant, notoirement paresseux, notoirement tapageur en
classe, notoirement menteur ou volontaire ? sinon qu’elle fausse, par irréflexion,
le sens moral du petit pupille, et qu’elle fausse en même temps celui de tous
les camarades qui, ayant connu la faute, sont témoins de la faveur accordée à l’auteur
du scandale. Jetez un coup d’œil sur l’avenir, à trente ou quarante ans d’ici,
et si vous y voyez des solliciteurs d’emplois auxquels ils sont inaptes, des
quémandeurs de récompenses honorifiques non méritées – de celles dont le public
hausse les épaules ou bien de celles dont il s’indigne si elles sont accordées,
– et vous vous demanderez, je l’espère, avec angoisse, si ce résultat n’a pas été
préparé, dès l’école maternelle, par l’abus des récompenses, par le manque de
sérieux qui préside à leur distribution.
Puisque vous payez, ne payez que vos dettes ; ne récompensez
qu’à bon escient, c’est-à-dire, encore une fois, ne récompensez que l’effort.
Ce point admis, ne faut-il pas distinguer parmi les
récompenses ? Le plaisir offert en dédommagement ne doit-il pas être approprié
à l’âge, au tempérament, au goût de l’enfant récompensé ? Donnerez-vous une
brouette à un élève de quinze ans, un fusil à une fillette, et un livre à un
bébé qui ne sait pas lire ? Ainsi présentée, mon idée fait sourire ; qui donc
pourrait faire preuve de si peu de réflexion ?... Eh ! mon Dieu, les
directrices qui donnent la croix à des bébés de quatre ans ! Or elles le font
toutes ou presque toutes.
Il tombe cependant sous le sens qu’il y a deux sortes
de récompenses : les récompenses matérielles, tangibles, celles que l’on
met dans la main de l’enfant, et qui ont pour lui une valeur immédiate : un
bonbon, une image, un jouet (quelques parents donnent des sous, et le marché devient alors flagrant) ; et les
récompenses morales : la bonne note que l’on apporte le soir à ses
parents, l’éloge donné en particulier avec une caresse, ou bien décerné devant tous
les camarades. A cette récompense morale on a ajouté les récompenses
honorifiques, destinées sans doute à provoquer l’émulation du bien. Ces
récompenses honorifiques, dont les palmes et les croix sont la représentation
matérielle, ne sont donc pas faites – du moins je l’espère – pour que le
médaillé se rengorge et regarde les autres de haut : elles ont pour but de
faire réfléchir ceux dont la boutonnière ou le tablier d’écolier est dépourvu d’ornement,
et de les engager à faire l’effort moral, persévérant, continu, par lequel on
devient un être de bon exemple et utile à la société. Mais il faut être arrivé
à un certain degré de développement moral pour envisager la récompense à ce
point de vue et lorsque l’on ne peut l’envisager ainsi, on n’en est pas digne.
Je conclus L’enfant de l’école maternelle ne peut encore
comprendre que la récompense matérielle (n’oubliez pas, je vous prie, que je
marche depuis la première ligne sur le terrain des concessions, ce que je dis,
avec le ferme propos de moraliser la récompense, étant loin de me la faire
admettre pour mon système personnel) ; et même pour qu’il apprécie cette
récompense matérielle, il faut qu’elle suive immédiatement le fait qui l’a
méritée. Incapable de s’élever à l’idée philosophique que pourrait représenter
la croix d’honneur, il la ravale. Je vous en prie, ne donnez plus de croix d’honneur !
Je vous en supplie encore, ne récompensez plus des enfants qui ont fait des
scènes « épouvantables », ne récompensez pas davantage l’absence de volonté, et
puis acheminez-vous, jour après jour, vers la récompense morale !
Je suis convaincue que certaines natures d’enfants seraient
fières de faire le bien, sinon pour le bien – ce qui serait vraiment prématuré,
– mais pour faire plaisir aux personnes qu’ils aiment. Ces enfants-là doivent
être en quelque sorte froissés par la récompense matérielle. Voici, à l’appui
de cette thèse, un fait dont j’ai été profondément émue.
Vous savez que l’Union
française pour le sauvetage de l’Enfance possède un asile temporaire où elle
hospitalise les enfants qu’elle recueille – pauvres créatures dont les unes ont
été purement et simplement abandonnées par leurs parents, ce qui implique bien
des souffrances préalables ; d’autres qui ont été arrêtées sur la voie publique
où leurs parents les forçaient à mendier ; d’autres (j’abrège, parce que les
catégories sont trop nombreuses) que l’Union a arrachés à des tortures sans
nom. Parmi ces enfants, les uns, issus de générations de malfaiteurs, ou de
paresseux ou d’alcooliques, ignorent le bien parce qu’ils ne l’ont jamais vu ;
les autres, issus de familles dont la déchéance est plus récente, ont été plus
ou moins à l’abri de ces douloureux héritages. Parmi les uns et les autres, il
y a des natures merveilleusement fines que le mal n’a pour ainsi dire pas
effleurées. J’aime à citer celui qui m’a paru le plus intéressant : c’est
un petit garçon de neuf ans, intelligent, déluré, violent comme la tempête et
vraiment fou dans la colère, mais affectueux, tendre, presque chevaleresque
pour ceux auxquels il s’attache…
Pendant qu’il était à l’asile, et en l’absence
momentanée de la directrice, une de nos amies, membre de notre comité, femme
riche, élégante, raffinée, excellente surtout, nous a offert de venir s’installer
dans notre petit refuge. L’offre a été acceptée avec reconnaissance, et Mme L...,
quittant son appartement, tendu de tapisseries rares, est venue loger avec nos
petits malheureux. Elle n’a pas tout à fait mes idées en éducation, et elle a
tout de suite tarifé toutes les occupations et tous les bons mouvements (il est
vrai qu’avec des enfants qui ont vécu d’une façon aussi anormale, il faut avoir
recours à des procédés exceptionnels, et peut-être que, dans une mesure
moindre, j’aurais fait comme elle, de temps en temps). Donc Mme L… donnait un
sou quand on avait bien fait son lit, ou le lit d’un camarade trop jeune ; elle
donnait un sou quand on avait balayé ; un sou quand on avait été sage,
etc.
Un jour elle perdit, ou bien on lui vola dans la rue,
une somme assez ronde. En rentrant, elle dit aux enfants en manière de
plaisanterie « Je ne sais guère comment je pourrai vous payer désormais, car je
suis devenue pauvre ».
Quelques instants plus tard, elle se chauffait, la tête
penchée vers les tisons, lorsqu’elle sentit deux bras lui entourer le cou, et
qu’elle entendit murmurer à ses oreilles ces paroles exquises : « On sera sage
pour rien ! »
Cet enfant, abandonné d’abord par sa mère qui a fui le
toit conjugal, abandonné ensuite par son père dont on n’a pu retrouver la
trace, est bien au-dessus de la récompense matérielle, et même de la récompense
honorifique ; il me semble qu’elle doit le froisser.
Croyez-le, même chez les enfants d’apparence grossière,
ou bien chez ceux qui n’ont l’air de penser à rien, il y a des petits coins d’âme
tout délicatement veloutés, comme les pétales des belles roses, que l’on ne
doit effleurer qu’avec une délicatesse infinie. J’entends souvent dire d’un
enfant : « C’est un indigent, voyez son vêtement sordide », ou d’un autre :
« Sa mère est paresseuse, nous ne pouvons rien obtenir d’elle », ou d’un
troisième : « Son père boit ! », d’un quatrième : « Son père a été renvoyé
de l’atelier », et bien d’autres choses encore… Qui vous dit que vous ne
froissez pas un sentiment caché tout au fond du pauvre petit être ?
Voulez-vous un exemple probant ? (Hélas ! j’ai des documents
sur toutes les douleurs enfantines.)
Nous avons parmi nos petites sauvetées une enfant de
dix ans. La pauvrette est la sœur d’un misérable, récemment guillotiné. Nous l’ayons
placée sous un nom supposé dans une
maison hospitalière. Comment son vrai nom lui a-t-il été restitué ? nous n’en
savons rien. Une compagne plus âgée lui a-t-elle inconsciemment raconté l’horrible
drame et l’enfant s’est-elle nommée ? nous l’ignorons. Ce que nous ne savons
que trop, c’est qu’elle est d’une tristesse noire dont rien ne la distrait. «
Qu’as-tu ? » lui demandait avec bonté notre amie, Mme L... qui était allée la
voir : « Je ne sais pas, a répondu la fillette, c’est en dedans de moi ».
Or, la veille de Noël, les religieuses qui dirigent l’établissement dans lequel
la fillette est placée, ont dit à leurs élèves qu’il fallait offrir au « petit
Jésus » le sacrifice personnel qui coûterait le plus d’effort à chacune. On
leur a laissé le temps de la réflexion, et elles ont été appelées à écrire, sur
un morceau de papier, ce que chacune s’engageait à faire de plus dur, de plus
incompatible avec ses tendances :
« Je tâcherai de m’amuser », a écrit notre pauvre petite !...
Certes les enfants ou les sœurs de guillotinés, ou de
forçats, ou de prisonniers n’encombrent pas nos écoles, et ce que je viens de
raconter là est un cas tout à fait exceptionnel. Mais que de degrés sur l’échelle
de la souffrance morale ! « Ils sont si jeunes », « ils ne comprennent pas », «
ils ne font pas attention », « ils oublient si vite », sont les lieux communs
qui nous servent d’excuse toutes les fois que nous nous laissons aller à
manquer à ce que nous devons aux enfants à leur dignité, à leur susceptibilité,
à leur amour-propre, au sentiment intime de leur cœur. Excuses misérables !
Lorsque nous réfléchissons à ces questions vitales
pour l’éducation du peuple, nous nous sentons pénétrés d’une sorte de terreur,
et en même temps envahis par le remords ; car, enfin, avons-nous essayé de
pénétrer dans l’âme de nos élèves ? Nous employons-nous à les élever et à les
relever ? Avons-nous surtout de la pitié, une pitié agissante pour leur
souffrance ? – Cependant l’enfance malheureuse est le déshonneur de l’humanité.
CINQUIÈME PARTIE
ÉDUCATION INTELLECTUELLE
CHAPITRE I
L’école maternelle doit à l’enfant des habitudes intellectuelles :
malheureusement, de complicité avec les familles, elle s’efforce d’instruire.
Elle devrait être un établissement de première éducation : elle n’est
qu’une école préparatoire à l’école primaire. Les programmes et l’éducation
intellectuelle. Les programmes et la enfantine. Conclusions.
L’école maternelle, dit le règlement, est un établissement de première éducation, dans lequel
les enfants des deux sexes reçoivent, en commun, les soins que réclame leur
développement physique, moral et intellectuel.
Les deux premières parties de ce volume ont eu pour
but de répondre aux préoccupations des amis de l’enfance, en ce qui concerne le
développement physique et le développement moral. Il me reste à consacrer
quelques pages au développement intellectuel.
C’est ici la grande faillite de notre éducation maternelle
! On y confond le développement intellectuel avec l’instruction. Alors que les
meilleurs esprits sont tombés d’accord qu’il ne fallait pas de programmes pour
les petits (de deux à quatre ans) et
que le programme des grands (de
quatre à six ans) ne comportait aucune leçon au sens littéral du mot, les
leçons – pour les enfants de deux à six ans – ont envahi les écoles
maternelles, elles s’y sont implantées !
Nous avons eu beau remplacer le règlement de 1882 – qui
prêtait trop à la méprise – par le règlement de 1887, qui restreint autant que
possible l’enseignement proprement dit, l’école maternelle suit sa pente, elle
devient une école préparatoire à l’école primaire ; et pour préparer les enfants à apprendre à lire,
à écrire, à calculer, pour les préparer à apprendre l’histoire et la
géographie, elle leur enseigne à lire, à écrire, à calculer, elle leur enseigne
la géographie et l’histoire ! Que dirait cependant le personnel enseignant, que
diraient les familles, en présence d’un cultivateur qui, confondant
l’ensemencement avec le labourage, ferait les semailles avant de remuer la
terre ?
Il s’agissait de donner aux enfants de bonnes habitudes
intellectuelles, comme on leur a donné de bonnes habitudes matérielles et de
bonnes habitudes morales, et voilà que le temps se passe à déposer dans leur
mémoire un véritable fouillis de notions qui étouffent des germes précieux de réflexion,
de jugement et surtout de curiosité !
C’est presque à désespérer de l’éducation
intellectuelle de nos enfants.
Déjà, pour les écoles primaires, on s’inquiète. On craint
et l’on dit que « les programmes ne sont pas éducatifs ». Beaucoup de ceux qui
le disent répètent, peut-être, une formule pour eux vide de sens ; mais, pour
beaucoup d’autres, elle signifie que les programmes ne développent pas, dans
l’esprit de l’enfant, les qualités essentielles ou qu’il les détourne de leur
but. Or les qualités essentielles de l’esprit, c’est l’attention, c’est le
désir de pénétrer jusqu’au fond des choses on des idées, c’est la recherche des
analogies et des dissemblances, c’est la réflexion, c’est le raisonnement.
Les adversaires des programmes pensent qu’ils émoussent
la curiosité, qu’ils lassent l’activité intellectuelle en l’éparpillant, qu’ils
négligent peut-être trop la mémoire ; or la curiosité, l’activité, la mémoire,
sont des auxiliaires de premier ordre pour l’éducateur.
Selon eux, un programme bien établi doit donc stimuler
la curiosité, donner des aliments variés au besoin d’activité, développer et
enrichir la mémoire ; mais il doit tendre en même temps à retenir l’attention,
lorsque la curiosité a été éveillée, à la retenir, non pas seulement sur la
surface des choses, mais à lui en faire soulever l’épiderme, avec le ferme propos
de pénétrer jusqu’au cœur même, sans hâte, en essayant de se rendre compte du «
pourquoi » et du « comment », des causes et des effets, de l’enchaînement des
actes et des idées, de leur logique, en un mot ; un programme bien conçu doit,
enfin, avoir en vue de discipliner l’esprit, de lui fournir une méthode qu’il
adaptera à tous les sujets.
Mais l’éparpillement est le contraire de la discipline
; or les programmes éparpillent, émiettent l’esprit, et l’on commence à
s’apercevoir aujourd’hui (nous commençons à nous apercevoir aujourd’hui) qu’à
vouloir tout enseigner on risque de jeter
au vent son meilleur grain, qu’à vouloir cultiver trop tôt les facultés
supérieures de l’esprit, on laisse atrophier celles qui, assurant le succès des
premières étapes, donnent des gages pour la victoire définitive ; on
s’aperçoit, en un mot, que « les programmes ne sont pas éducatifs ».
L’exemple le plus saisissant peut-être, à l’appui de
ma thèse, nous est fourni par l’enseignement de l’histoire. Depuis la leçon de
début, qui introduit les enfants dans les sombres forêts où les druides cueillent
le gui sacré, jusqu’aux croisades, jusqu’à Jeanne d’Arc, tout va bien, car
l’esprit de l’élève marche en plein merveilleux ; il vit dans ces époques si
différentes de la nôtre, que le maître lui décrit en un langage coloré, comme
dans le palais de la Belle au Bois dormant. Pour apprendre l’histoire de France
depuis les Gaulois jusqu’à la guerre de Cent Ans, il met en jeu deux choses
dont il a à revendre : l’imagination et la mémoire ; mais, à mesure que
les périodes se succèdent et que nous approchons des temps modernes, les
difficultés se dressent, chaque fois plus insurmontables : le merveilleux
a fait place à la réalité ; les faits n’ont plus aucun intérêt si l’on n’en
connaît pas les causes ; les hommes sont incompréhensibles, si l’on ne
distingue pas les mobiles de leurs actes ; or, pour expliquer les causes, pour
comprendre les mobiles qui font agir les hommes, il faut autre chose que de
l’imagination et de la mémoire, il faudrait au jeune élève ces qualités
supérieures de l’esprit qui ne sont pas nées encore, qui naîtront plus tard si
les programmes sont « éducatifs », mais qui pourront être atrophiées à jamais
s’ils ne le sont pas. On a accusé les maîtres de cette faillite de
l’enseignement de l’histoire et l’on a été injuste. C’est l’intelligence d’un
enfant de onze ans qui est réfractaire à l’état d’âme des émigrés ou des
conventionnels.
Ah ! je la connais bien, la circonstance
atténuante des programmes ou, si vous le préférez, de ceux qui les ont faits !
Ils se sont dit : « Nous tenons enfin les enfants du peuple, ils sont
nôtres pour quelques années ; nous allons en profiter pour nourrir leur esprit
si longtemps dédaigné, pour les munir de provisions qui les feront vivre leur
vie entière ». Et ils n’étaient pas aussi mal inspirés qu’on le pense
aujourd’hui, car la loi scolaire était censée retenir les écoliers jusqu’à treize
ans révolus ; or, de douze à treize ans, un enfant, bien préparé, peut
comprendre beaucoup de choses. En ce temps-là, on ne prévoyait pas les
tempéraments qui, bientôt, furent apportés à l’exécution de la loi : la date
du certificat d’études avancée de deux ans, et la suppression presque complète
du cours supérieur dans la plupart des écoles primaires.
Dans ces conditions – alors imprévues, – les programmes
sont à peu près inapplicables, et ce sont surtout leurs défauts qui sautent aux
yeux. Ces défauts consistent à enseigner aux enfants le plus de notions
possible – espérant qu’il leur en restera toujours quelque chose – au lieu
d’habituer leur esprit à réfléchir, à comparer, à déduire, à se décider, à
raisonner, en un mot, et c’est bien dommage, car cette habitude étant une fois
prise serait comme leur seconde nature, elle s’appliquerait non pas à un objet
ou à un ordre d’idées déterminé, elle s’appliquerait invinciblement à tout.
Il faut que nous en prenions notre parti un enfant ne
doit pas tout apprendre, parce qu’il ne peut pas tout comprendre ; il est à
l’école pour acquérir ce que l’on a appelé les « outils intellectuels » (les
plus importants sont la lecture et l’écriture), puis pour acquérir des
habitudes d’esprit qui deviendront comme inhérentes à sa propre nature. Un seul
exemple pour préciser : lorsque l’enfant passe à onze ans, à douze ans
même, si vous le voulez, son certificat d’études primaires, il a dépensé un
nombre incalculable d’heures à apprendre l’orthographe, il la sait… relativement
: à force de dictées, à force de mots recopiés, il ne fait pas trop de fautes
d’usage. Entré en apprentissage, il écrira très rarement ; devenu ouvrier, il
n’écrira pas beaucoup plus ; alors son orthographe, acquise avec tant de peine,
dépendra absolument de sa mémoire : si celle-ci est excellente, il
continuera à écrire correctement ; dans le cas contraire, il accumulera les
fautes, les fautes de règles comme les fautes d’usage, puisqu’il aura oublié
les règles insuffisamment comprises naguère.
Supposez maintenant que le maître – moins préoccupé de
la dictée et du certificat d’études – ait donné à son élève l’habitude
tyrannique d’analyser les phrases, d’aller tout droit à la proposition
principale et de classer les relatives et les complémentaires par ordre
d’importance, les fautes de règles, les fautes de sens n’existeraient pour
ainsi dire plus jamais ; il écrirait peut-être appercevoir, attelier ; mais
qu’importe ?
Cette habitude d’analyse, d’investigation, il
l’apporterait partout : dans l’étude des faits qui relèvent de la science,
comme dans l’enchaînement de l’histoire, et l’école qui lui aurait donné cette habitude
ne se croirait plus obligée de l’initier à toutes les sciences, de lui
apprendre toute l’histoire.
Le plus grand défaut des programmes est donc d’éparpiller
l’esprit au lieu de le soumettre à une discipline dont les bienfaisants effets
se répercuteraient sur la vie intellectuelle tout entière, pendant la vie de
l’individu.
De ce défaut, nos écoles maternelles sont loin d’être
exemptes ; elles l’excitent même dans des proportions tout à fait inquiétantes.
Sous prétexte que l’enfant est mobile, on la transporte sans cesse et sans
transition d’un exercice à un autre, d’un ordre d’idées à un autre ordre
d’idées, on l’entraîne, on l’essouffle, on l’excède et, en même temps, au lieu
de discipliner sa mobilité, on l’augmente ; on l’exagère, car, loin d’être
aussi mobile que nous voulons bien le proclamer, l’enfant s’attache pendant des
périodes relativement longues aux mêmes personnes, aux mêmes choses, aux mêmes
idées, et nous le fatiguons, et nous risquons de tuer sa curiosité
intellectuelle en le faisant sans cesse papillonner d’une notion à une autre
notion, d’un exercice à un autre exercice.
Comment ne tiendrait-il pas, d’ailleurs, à ce qu’il sait
et à ce qu’il aime ? Son savoir est si restreint ! Si peu nombreuses sont
les personnes qui s’occupent spécialement de lui, les choses qui sont
réellement à sa disposition !
Et cependant, dès les premiers mois, il commence déjà
à choisir. Parmi ses idées, ou plutôt parmi les images fugitives qui traversent
son esprit, une s’arrête, s’implante, s’impose, devient de l’obsession, jusqu’à
ce qu’elle soit en concurrence avec une seconde, avec une troisième ; de même
pour les choses, de même pour les personnes. Et pendant une période plus ou
moins longue, l’objet choisi, l’idée marquante, la personne qui attire, restent
privilégiés.
Citons quelques exemples qui donneront de la clarté à
notre démonstration. Un de mes petits amis avait, vers l’âge de deux ans
environ, c’est-à-dire vers l’âge de l’école maternelle, deux idées – représentées
par trois mots – ni plus, ni moins, et il en a vécu pendant des semaines
entières, peut-être pendant des mois entiers. C’était d’abord « deux-quatre ».
(Il désignait ainsi les militaires campés à peu de distance de chez lui. Vous
saisissez bien l’association d’idées ? Il y avait là des recrues que l’on
instruisait et, pour elles, le caporal décomposait les mouvements en comptant :
« Un, deux, trois, quatre ». « Un », qui n’est pas accentué, n’avait pas frappé
mon petit ami ; « trois» était peut-être trop difficile ; « deux-quatre », qui
remplissait, paraît-il, toutes les conditions, était devenu pour lui synonyme
de « militaires », et, je le répète, il les a désignés ainsi pendant des
semaines.)
La seconde idée était liée à un souvenir, à un mauvais
souvenir : l’enfant, avait eu une petite crise de mal de gorge, et le
docteur – il s’appelait Concant – avait regardé tout au fond avec une cuillère.
Depuis lors, tout ce qui était désagréable au bébé, tout ce dont il avait peur,
choses, bêtes et gens étaient des «Concant». J’ai eu le triste honneur d’être
ainsi baptisée pendant un séjour que j’ai fait dans sa famille.
Cet exemple ne prouve pas, vous l’avouerez, beaucoup
de mobilité chez le petit enfant. Il est intéressant de savoir que celui-là
habitait une maison située dans un immense jardin ; il vivait au milieu des
oiseaux, des chiens, des fleurs, des fruits ; on aurait dit qu’il ne voulait
pas les voir, que leur nom n’avait pas frappé son oreille.
Si je me reporte beaucoup plus loin en arrière, je
vois mon fils aîné âgé de deux à trois ans, entouré de fort beaux jouets, entre
autres un petit vélocipède mécanique monté par un cycliste, vêtu de satin rose,
et coiffé d’un toquet orné de plumes, un véritable bijou, ou, si vous le
préférez, une véritable folie dont une de ses tantes s’était rendue coupable ;
je vois, dis-je, mon fils dédaigner ces beaux jouets, et faire ses délices du
plus affreux animal en carton recouvert de poils que j’aie jamais connu. C’était
un cadeau d’un ami extrêmement myope, à qui l’on faisait passer, dans les
magasins, tout ce dont les autres acheteurs ne voulaient pas. Cet animal, âne
par les oreilles et l’allure piteuse, monstre pour tout le reste, était le
privilégié, l’ami ; c’est tout juste si l’enfant ne demandait pas qu’on le
couchât le soir avec lui. Cette amitié n’a été rompue que par le siège ! L’enfant
est allé dans le Midi, et je crois bien que l’on a fait du feu avec le monstre.
Un peu plus âgé, entre quatre et cinq ans, son frère
s’était pris de tendresse pour des tourterelles appartenant à des voisins, et
il passait une partie de ses journées, roucoulant et agitant ses bras d’un
mouvement qui simulait assez bien celui des ailes. Le matin, en attendant mon
réveil, il se contentait de voler sur place et en silence ; mais, dès que
j’ouvrais l’œil, les roucoulements commençaient et duraient une grande partie
de la journée.
J’ai passé un mois, il y a quelques années, chez des
amis qui avaient un enfant de trois ans ; pendant cette période, il ne s’est
pas lassé de faire du semblant de café dans une petite cafetière, et il nous le
servait, avec une conviction très comique, dans les tasses minuscules de son
petit ménage ; cela tous les jours, deux fois par jour.
Peut-on donner le nom de mobilité à une telle persistance
?
Suivez les enfants dans les squares – je ne dis pas,
hélas ! dans nos cours de récréation où ils ne jouent pas assez – : les
petits, jusque vers quatre ans, s’amusent presque exclusivement avec le sable :
ensuite il y a des jeux de «saison» qui durent pendant la saison tout entière.
L’enfant serait donc plutôt un animal d’habitude. Ses
sentiments seraient plutôt relativement tenaces. Pendant les premières années –
et chez quelques « sujets » la période dure jusqu’à l’adolescence, – il
éprouve pour sa mère un amour presque exclusif. On le traite de « sauvage »,
parce qu’il se recroqueville sur lui-même, au moral et au physique, dès qu’il
se trouve en présence d’étrangers ; c’est bien naturel cependant !
Si le cœur de l’enfant ne s’épanouit qu’en présence
d’un petit nombre de personnes, son imagination erre dans un rayon extrêmement
restreint où il se complaît. On le dit passionné pour les histoires, et c’est
faux ! Il est passionné d’abord pour une
histoire, pour une seule, et il ne souffre aucune variation dans le texte ;
les mêmes événements doivent se succéder dans le même ordre, et ils doivent être
racontés dans les mêmes termes. Et ce ne sont pas seulement les bébés, ce ne sont
pas seulement les enfants en âge de fréquenter l’école maternelle qui exigent
cette fidélité implacable au texte primitif : un de mes jeunes amis,
professeur de lettres dans un lycée, me disait, tout dernièrement, que sa sœur,
âgée de douze ans, excellente élève d’un des cours les plus suivis de Paris,
arrêtait sa mère toutes les fois que celle-ci, racontant ou lisant une histoire
faisant partie du répertoire de la fillette, se permettait d’employer un mot
pour un autre.
Pourquoi un enfant, dérangé dans son occupation ou
dans son jeu, pousse-t-il des cris de colère ou de désespoir ? C’est évidemment
parce qu’il prenait plaisir à ce qu’il faisait, et qu’il n avait pas encore
épuisé tout son fonds de jouissance, quand on l’a forcé à faire autre chose.
Ce qui se produit pour les histoires se produit pour
les images, pour les spectacles, pour tout ce qui fait partie de la vie
intellectuelle ou morale de l’enfant, et il me semble que c’est tout naturel ;
ses sens ne sont pas aussi affinés qu’ils le seront plus tard ; ils perçoivent
donc plus difficilement dans les premières années, et les sensations, vagues d’abord,
ne se précisent que peu à peu, à mesure qu’ils s’exercent une fois de plus sur
le même objet. Il lui faut du temps, à ce petit être, pour arriver à la
jouissance complète ; quand il l’a atteinte, il veut en profiter tout à son
aise, et l’on est mal venu à le bousculer pour le faire repartir sur nouveaux
frais.
Et c’est parce qu’il lui faut du temps pour se sentir
en sympathie que la vue d’un inconnu le glace, et que cet inconnu est forcé de
lui extorquer soit une parole de bienvenue, soit une démonstration amicale.
Non ! l’enfant n’est pas aussi mobile qu’on a
pris l’habitude de le croire ; il l’est dans une certaine mesure, il l’est
beaucoup, mais, encore une fois, nous nous exagérons cette disposition, et par
cela même nous l’exagérons.
Ce que nous prenons pour de la mobilité, c’est de
l’inattention, et cette inattention doit, le plus souvent, nous être imputée.
Nous lui parlons de tant de choses dont il n’a cure ! Nous intervenons si
maladroitement au milieu de ses embryons de pensées, au milieu de ses petites
combinaisons ! Au moment où il suit le vol de la mouche ou de l’oiseau, nous
lui parlons du fer, du feu, de l’eau ; si, tout éveillé, il rêve de bonbons, de
polichinelle, nous lui expliquons comment on fait le pain ou le papier ; il
serait heureux de dessiner des bonshommes, nous lui faisons faire des petits
carrés… Si, au contraire, l’ayant attiré vers nous, nous l’intéressons, il est
avide de nous entendre et proteste quand nous levons la séance,… il proteste – oh
! pas à l’école malheureusement !
Laissez-le donc faire ce qu’il fait, pendant que ce
qu’il fait l’intéresse ; n’organisez pas l’essoufflement. Laissez à son esprit
le temps de se reconnaître ; inclinez-le vers l’observation, qui ne
saurait, à cet âge, voyager sur les fils du télégraphe électrique ; tâchez de
le fixer, mais respectez le travail si délicat, si mystérieux de son esprit ;
soutenez-le en mesurant vos pas sur les siens. L’éducation de l’esprit, comme
celle de l’âme, a besoin de calme ; la précipitation lui est funeste.
L’école est extrêmement coupable ; elle flatte la
manie des parents qui proportionnent le mérite des maîtres au nombre des
connaissances qu’ils accumulent dans les jeunes esprits. Les parents veulent commencer
trop tôt, aller trop vite, même ceux chez lesquels on s’attendrait à trouver
plus de bon sens.
Comme toujours, j’ai des preuves plein les mains de ce
que j’avance. En voici une qui m’est fournie par une lettre toute récente :
« Je vous serais bien obligée si vous faisiez paraître
dans l’Ami de l’Enfance un article
dans lequel je trouverais le moyen d’instruire un garçon venant d’atteindre sa
cinquième année, très intelligent, impatient, mais montrant peu de goût pour
l’étude, surtout pour l’arithmétique. Je suivrai de point en point vos
conseils, car je veux faire consciencieusement mon devoir. »
Pesons les termes de cette lettre.
Cet enfant qui vient d’atteindre sa cinquième année, a
par conséquent quatre ans accomplis. Il est « très intelligent », c’est-à-dire
qu’il s’intéresse à ce qu’il voit, à ce qu’il entend ; que sa curiosité est éveillée
et active, qu’il comprend ce qu’on lui dit, lorsqu’on lui dit des choses à sa
portée. On ne me parle pas de sa mémoire ; elle devrait cependant avoir sa
place dans le portrait, car autant il est nécessaire de l’éveiller, de la
stimuler, de l’alimenter, autant il est essentiel de la distinguer de l’intelligence
dont elle n’est que la receleuse. Que de maîtres, que de parents, surtout, s’y
trompent ! Que de petits perroquets ont été déclarés des enfants prodiges !
Cet enfant très intelligent est « impatient ». Cela veut
dire, peut-être, qu’il est vif, impétueux, difficile à fixer, incapable d’un
effort suivi ; que, petit oiseau, il ne supporte pas d’avoir un fil à la patte
? Cela peut vouloir dire, aussi, qu’il presse son institutrice de répondre à
toutes ses questions, de mettre entre ses mains tout ce qu’il désire examiner
de plus près, de satisfaire, en un mot, toutes ses curiosités intellectuelles ?
les deux versions sont peut-être vraies.
Voilà donc un petit garçon intelligent qui termine sa
quatrième année sans que le goût de l’étude se soit manifesté en lui, et la
famille et l’institutrice s’inquiètent, malgré les dons heureux du petit
bonhomme !
Qu’appelle-t-on l’étude, dans ce milieu ? Nous
l’appelons, nous, l’application de l’esprit, en vue de comprendre et
d’apprendre : application qui dénote que l’individu a conscience de
l’utilité du savoir, de l’ivresse morale attachée à la découverte du vrai.
Mais s’il aimait l’étude envisagée dans ce sens-là, ce
bébé, il faudrait soigner cet amour comme on soigne une maladie : avec le
désir de le vaincre ; il faudrait forcer à rester enfant le petit être trop pressé
de devenir homme. Il faudrait développer sa bête
pour l’empêcher d’être tuée par sa tête.
Il est assez probable que le mot « étude » n’a pas été
pris, par ma correspondante, dans un sens aussi sérieux ; elle a voulu dire que
son élève n’aime ni à prendre ses leçons, ni à les apprendre ; qu’il est
rétif devant un livre de lecture, devant un cahier d’écriture ou de dictées, et
que l’arithmétique, c’est-à-dire la
théorie des nombres, n’a pour lui aucun charme. Ah ! s’il s’agissait du calcul, ce serait peut-être autre chose.
Eh bien ! je suis encore pour lui, contre sa
famille et son institutrice. Cet enfant n’aime pas l’abstraction : or,
quoi de plus abstrait que la lecture ; ou la copie des mots qui ne disent rien
à l’esprit ! quoi de plus morne, pour cet être primesautier, que
l’instruction puisée dans les livres ! Il m’intéresse, ce bambin ! et
j’aimerais bien faire quelque chose pour lui – et ses pareils qui font majorité
– j’aimerais à donner un aliment à son intelligence, et à l’amener tout
doucement au désir d’apprendre des
leçons qui graveraient dans son esprit les choses qui l’ont déjà intéressé, en
attendant qu’il prît le goût de l’étude.
Je sais qu’il habite une petite ville, donc il est à proximité
de la campagne, et il est plus que probable qu’un jardin est attenant à la
maison de ses parents ; de plus, là petite ville est arrosée par une rivière.
Il faut que cet enfant « impatient », dans le sens que
j’ai cru devoir donner à ce mot, passe une partie de ses journées en plein air
; or, en gambadant au jardin ou dans la campagne, en glissant pendant l’hiver
sur la neige, il demandera, s’il ne l’a déjà fait, puisqu’il est intelligent,
c’est-à-dire curieux de savoir, pourquoi il fait plus froid aujourd’hui qu’il y
a trois mois ; pourquoi il a tant neigé et ce que c’est que la neige. La vue
des arbres dénudés amènera une nouvelle question ; les grands feux allumés
dans l’âtre en susciteront d’autres encore. Que de notions intéressantes à
déposer pendant l’hiver dans ce jeune cerveau !
Puis la saison deviendra plus clémente, la nature renaîtra,
la sève gonflera tous les rameaux, les bourgeons apparaîtront. « Qu’est-ce ? et
pourquoi ? » Le jardin et la campagne s’empliront de murmures, de bruits
et de vie ; les insectes écloront en même temps que les fleurs. « Pourquoi
les abeilles vont-elles dans les fleurs ? » Les oiseaux picoreront. « Que
mangent-ils ? » Les hirondelles danseront leur ronde autour des clochers. « Est-ce
simplement pour s’amuser? » Les araignées tisseront leur toile.
« A quoi bon ? » Et la rivière, « d’où vient-elle ? où va-t-elle ? A quoi sert-elle ? Pourquoi ne roule-t-elle
pas toujours le même volume d’eau ? » Pourquoi encore, pourquoi toujours !
La maison, le jardin, la petite ville, la campagnes sont
des mines inépuisables; inépuisables, non seulement en elles-mêmes, mais encore
parce qu’elles servent de point de départ à des excursions plus étendues. Car
il y a sur la terre, et d’après les climats, d’autres plantes, d’autres fruits,
d’autres animaux, comme il y a aussi d’autres rivières plus longues, plus
larges, plus profondes que celles qui arrosent la petite ville de X… ; il
y a aussi des villes plus considérables dans lesquelles d’autres industries
sont prospères. Tel objet familier a été fabriqué ici, un autre a été fabriqué
là ; un autre plus loin encore et le cercle s’élargira ; il s’élargira
jusqu’à l’infini.
Et en même temps l’intelligence du petit élève se développera,
son jugement se formera, il deviendra capable d’apprendre, en attendant de
devenir mûr pour l’étude.
Et même, pour peu que l’institutrice soit judicieuse
et habile, chaque jour elle fera accepter une leçon de quelques minutes sur un des éléments que le petit homme
trouve maintenant et avec raison trop ardus. En rentrant à l’école[1], elle
fera dessiner sur le papier, ou sur l’ardoise, le cours de la rivière que
l’enfant avait, en jouant, dessinée sur le sable de la berge ; au-dessous du
dessin naïf, elle écrira elle-même le nom de la rivière et elle en fera décomposer
les éléments à l’élève naguère rétif. Une image qui intéressera le petit garçon
fournira un second exercice de lecture ; la légende à inscrire au-dessous
amènera tout naturellement un exercice d’écriture et d’orthographe. Quant au
calcul (car il ne saurait être ici question d’arithmétique), il faudra inventer
des procédés.
Je traversais naguère la partie ensoleillée du jardin
du Luxembourg, habitée pendant les après-midi d’hiver par les enfants du
quartier, et je songeais à la lettre que je commente, quand mon oreille fut frappée
par le son d’une petite voix qui sonnait comme un timbre d’argent « Cinq, six,
sept, huit,… onze ! – Tu oublies toujours dix », s’écria en riant une
jeune femme, sa mère. ‘Je m’approchai, il y avait sur le sol une rangée de «
pâtés » faits en collaboration par la mère et le fils, et c’étaient les pâtés
qui servaient de matériel scolaire. Comme les personnes qui aiment les enfants
se devinent d’un regard, la jeune femme, me dit : « Je ne peux pas réussir
à graver le dix dans sa petite tête. Faites le dixième pâté beaucoup plus gros
», lui répondis-je. Et, quand je suis partie, l’enfant savait le dix et il expérimentait sa nouvelle
acquisition eh comptant les cailloux, les personnes assises, celles qui
passaient devant notre groupe…
Conclusions :
1° Un enfant vient d’atteindre sa cinquième année ne
peut pas aimer l’étude. S’il
l’aimait, il faudrait combattre cette tendance contraire à son développement
ultérieur.
2° Ce que nous appelons intelligence chez un enfant de
cet âge, c’est la curiosité intellectuelle, à laquelle nous devons donner avec mesure un aliment.
3° L’impatience, c’est-à-dire le besoin de bouger, de
voir, de savoir, et de vivre, est inhérente à l’enfance ; l’éducateur doit la respecter, sous peine d’entraver
le développement moral en même temps que le développement physique de son
élève.
4° Contraindre un enfant très vivant à recevoir des
leçons vers lesquelles il n’est pas porté, parce que son tempérament vif s’y
oppose, est dangereux même au point de vue de l’avenir intellectuel ; il peut
en résulter une antipathie invincible pour l’étude.
5° L’enfant de cinq ans ne doit pas être astreint à un
emploi du temps rigide ; il doit happer les notions au passage comme
l’hirondelle happe, en volant, les insectes dont elle se nourrit. Vouloir le fixer,
c’est inutile pour le moment, dangereux pour l’avenir, c’est cruel, c’est
condamnable.
CHAPITRE III
Les leçons de choses. – La lecture des images. – Les historiettes et les
poésies. – Conclusion.
[Les
leçons de choses.]
L’écueil des choses à l’école maternelle, c’est qu’elles
conduisent invariablement à la « leçon de choses », et cette leçon, telle
qu’elle est comprise, c’est la mort de l’enseignement intuitif, c’est la mort
de la curiosité intellectuelle, c’est la mort de l’imagination, c’est la mort
de tout ! Grâce à elle on ne peut montrer mouchoir de poche à un enfant de
trois ans, sans lui parler du lin (de la racine à la fleur), du rouissage, du
filage, du tissage, de la teinture ; on se croirait infidèle à la «
méthode si un morceau de papier ne provoquait pas un voyage dont le point de
départ est le morceau de chiffon jeté par la maman dans la boîte aux ordures,
et le point d’arrivée, le magasin où se débitent les cahiers, sans que les
petites victimes aient pu éviter une seule des étapes. S’agit-il d’un animal – et
cet animal est lui aussi le sujet d’une leçon de choses, – le défaut est encore plus flagrant, du bout de l’oreille au
bout de la queue, de l’extrémité des poils à l’intérieur des intestins, la
description est inévitable ; de l’animal vivant, on parle à peine ; sur
l’animal mort, à peine l’a-t-on tué, les détails abondent, l’utilité de son
cadavre est démontrée par A + B.
Voici par exemple une note qui expliquera mon aversion
pour la leçon de choses à l’école maternelle, je la choisis parce que – sauf la
façon dont elle est conçue – elle n’a rien de choquant.
La maîtresse montre un chien. « Qu’est-ce que cet
animal ? – Réponse : Un chien. – Qui a vu des chiens ? – Moi ! moi !
– Combien le chien a-t-il de pattes ? – Quatre ! – Le chien a-t-il une queue ?
– Montrer sa tête, ses oreilles. – De quelle couleur est-ce chien ? – Le chien
est un animal domestique qui nous rend de grands services ; il n’a pas
d’intelligence parce que les animaux n’en ont pas, mais il a un instinct qui la
remplace ; grâce à son instinct il nous sert à garder la maison et à garder
aussi les troupeaux ; il va à la chasse. C’est un animal très utile, très
fidèle ; il mange de la chair et vit de douze à quinze ans. »
Sauf au moment où la maîtresse a demandé : Qui a
vu des chiens ? les lèvres n’ont pas souri, les yeux n’ont pas brillé, les
mains ne se sont pas levées, les remarques ne sont pas parties toutes seules,
la classe est restée morne… Pourquoi ?
Nous sommes avec des enfants de quatre à six ans ;
lorsqu’ils étaient parmi les petits, on leur a déjà montré cette même image. On
leur a demandé combien le chien a de pattes ; on leur a fait montrer la queue
du chien, les oreilles du chien ; on leur a dit que le chien gardait la maison,
qu’il gardait les troupeaux, qu’il allait à la chasse… Ils savent tout cela,
ils le savent déjà jusqu’à la satiété.. Il faudrait donc glisser sur ces
notions et appuyer sur d’autres. On ajoute, il est vrai (car j’espère qu’on ne
l’a pas dit aux enfants de deux ans), que le chien, qui n’a pas d’intelligence,
a un instinct qui la remplace ; mais alors les yeux s’éteignent pour tout de
bon, et pour ne plus se réveiller, car cette distinction entre l’intelligence
et l’instinct n’est pour les enfants qu’une question de mots, comme elle n’est
guère aussi qu’une question de mots pour la maîtresse elle-même. Qui oserait
aujourd’hui formuler à ce sujet, surtout pour des bébés, un enseignement précis
? Dites donc à l’enfant que le chien est un animal intelligent, quoique son
intelligence ne lui fasse pas faire les choses que nous faisons nous-mêmes plus
tard, beaucoup plus tard, votre petit élève, si ces questions l’intéressent – ce
qui est à souhaiter, – se fera là-dessus une opinion raisonnée, la seule qui
vaille.
Donc le chien est un animal remarquablement intelligent,
aurait dû dire la maîtresse qui m’a fourni le sujet de cette note. C’est, de
plus, un animal fidèle. Mais qu’est-ce au juste que la fidélité ? L’enfant s’en
rend-il bien compte ? sait-il que la fidélité consiste en un attachement
continu, inaltérable, qui survit à tous les déboires, à toutes les déceptions,
à toutes les injustices, et, dans l’espèce, à toutes les brutalités ? Or, si
notre petit auditoire ignore ce que c’est que la fidélité, que peut-il faire sinon
somnoler lorsque vous lui dites que le chien est fidèle ?
Le chien vit de douze à quinze ans ! Qu’est-ce que cela
peut faire à un enfant de six ans qui confond encore hier et demain ?
Mais alors que nous reste-t-il à dire sur cet ami de
l’enfant et de l’homme ? Il nous reste à
raconter des anecdotes prises sur le vif et prouvant, clair comme le jour, que
le chien a un instinct ou une intelligence remarquable, et qu’il est d’une
fidélité à toute épreuve ; ces anecdotes forceront les enfants à se rendre
compte par eux-mêmes de ce qu’on entend par l’intelligence, l’instinct et la
fidélité.
Combien de fois n’avons-nous pas demandé aux maîtresses
de substituer aux notions plus ou moins techniques, toujours hors de saison à
l’école maternelle, et à la description toute sèche de l’animal, le récit de
ses « faits et gestes », son histoire vivante, autrement intéressante, autrement
instructive, et même autrement pratique ! Je sais bien que tout le monde –
les institutrices surtout, auxquelles il est défendu d’introduire des animaux
domestiques dans les classes et dans les cours – ne peut pas faire à ce sujet
des observations intéressantes ; mais tout le monde peut se tenir au courant de
celles qui ont été faites par d’autres or on composerait une bibliothèque avec
les histoires de chiens qui ont été recueillies. Mais, m’objectera-t-on, il
faudrait savoir où les trouver ? – D’abord, en consultant les catalogues des
bibliothèques pédagogiques et des bibliothèques communales, ensuite en passant moins
légèrement sur la partie des journaux pédagogiques qui ne paraît pas assez
technique, et qui est cependant la seule réellement éducatrice, car elle a pour
but d’éclairer les connaissances
acquises, de les élargir, de les faire vivre.
En ce qui concerne les chiens, j’ai le souvenir de regards
brillants, de lèvres souriantes, de mains frappant les unes contre les autres ;
c’est que je racontais les hauts faits de mon ami Tip qui jouait de son vivant à cache-tampon ; de mon ami Tom, un chien universitaire, s’il vous
plaît – le gardien fidèle de l’École normale d’institutrices de Nîmes. Celui-ci
est un gros chien assez coutumier du farniente : on n’est pas pour rien du
pays des Garrigues. Une partie de sa
journée il est étendu detout son long dans le beau jardin parfumé, dont les terrasses
sont voisines de la tour Magne ; à
son attitude on se figure qu’il regrette de n’être pas né lézard. La cloche qui
sonne le lever, ou la rentrée en classe, ou même la récréation le laisse sourd.
On n’a pas besoin de lui, et il n’est point animal à faire du zèle. Mais le
jeudi, aux premiers tintements qui annoncent l’heure de la promenade, Tom se
dresse ; il va se poster, assis sur son derrière, sur une marche du perron où
les élèves-maîtresses se réunissent ; dès que le jeune bataillon est au
complet, il se met en marche, il prend les devants, reconnaît le terrain,
revient à la tête de ligne, va surveiller les derniers rangs ; malheur au chien
anti-universitaire qui viendrait japper près de la colonne ; malheur au
malappris, au malintentionné qui essaierait de gâter la promenade en provoquant
un incident fâcheux ! Tom est un gardien scrupuleux, une duègne judicieuse
et impeccable. La promenade achevée et le troupeau rentré au bercail, Tom
abdique jusqu’au jeudi ou au dimanche suivant.
Mais ce n’est pas tout lorsque les élèves-maîtresses
vont en vacances, il les conduit à la gare, il traverse les salles d’attente,
vient se poster sur le quai, et ne reprend le chemin de l’école que lorsque le
train est parti.
Autre chose : si, pendant le cours de l’année,
une ancienne élève revient à l’école pour faire une visite à la directrice, aux
professeurs, aux élèves qu’elle connaît, Tom lui fait fête, il attend à la porte
le moment de son départ, il l’accompagne aussi à la gare, et ne rentre que
lorsque le train entraîne la jeune voyageuse vers l’endroit qu’elle habite.
Ne pensez-vous pas que l’histoire du brave Tom ferait comprendre
aux enfants ce que c’est que l’intelligence et la fidélité du chien ?
Tip et Tom ne sont pas mes seuls amis parmi les chiens
; je connais aussi et j’aime selon ses mérites Triboulet, un jeune caniche noir au poil long et soyeux, aux yeux
tantôt doux et caressants, tantôt brillants comme des escarboucles. Comme tous
les caniches ; Triboulet aime follement à jouer, et il a la manie de porter
toujours quelque chose dans la gueule. Tout ce qu’on lance, il le rapporte,
quand il faudrait, pour cela, traverser les taillis les plus épais, se jeter à
l’a nage ou bien grimper aux arbres. Avec une pomme de pin, on l’amuse toute
une journée. C’est lui-même qui va la chercher ; il la jette aux pieds d’une
personne de la société, et si cette personne fait mine de rester indifférente,
il la lui porte jusque sur les genoux. On finit toujours par lui céder, et
alors commencent les réjouissances les plus variées. Si l’on accroche la pomme
de pin à l’écorce d’un arbre, Triboulet a vite fait de grimper et de la prendre
entre ses dents. Mais ce n’est pas du premier coup qu’il s’est montré si habile
; au début, il ne savait pas prendre son élan, il restait au pied de l’arbre,
et sautait aussi haut qu’il pouvait, mais infructueusement toujours. Pour lui
faire prendre son élan, il fallait l’enlever dans ses bras, le porter à quelque
distance de l’arbre, puis le lâcher soudain. Il s’élançait alors de toute sa
force et grimpait à une fort belle hauteur.
Quand Triboulet en a assez de grimper aux arbres, il
se repose un instant ; mais bientôt, il vient vous faire de nouvelles avances.
On peut alors jeter la pomme de pin dans un massif du parc. Guidé par son
odorat, presque aussitôt il la trouve. C’est même trop facile, et il a fallu
recourir à des ruses. On a fait semblant de jeter la pomme de pin devant soi, et,
tandis que Triboulet s’élançait dans cette direction, on se retournait et on
lançait dans la direction opposée. Le chien ne s’y laisse plus prendre ; il s’aperçoit
toujours à temps du subterfuge. On est donc obligé d’inventer de nouvelles
difficultés.
Triboulet apprend aussi à ne pas toucher ce qui doit
être respecté. Les premières fois qu’il a vu jouer ses maîtresses à la balle
sur la pelouse, il s’élançait et tâchait d’attraper toutes les balles
indistinctement. On est arrivé 1° à l’empêcher de toucher aux balles qui
tombent dans l’intérieur du jeu (marqué seulement par une ligne sur le gazon) ;
2° à se faire rapporter celles qui tombent loin du jeu.
Au salon, on s’est amusé à lui faire chercher un morceau
de bois que l’on jetait au hasard parmi les meubles. Un jour, on le lança sous
un canapé dont les pieds étaient trop bas pour que Triboulet pût y passer. Il
se donna une peine inouïe pour glisser une de ses pattes et atteindre le bout
de bois, mais il dut y renoncer. Quelqu’un prit alors le balai du foyer, le fit
passer sous le meuble et retira l’objet. A quelque temps de là le même incident
se produisit. Après avoir bien constaté que tous ses efforts étaient inutiles,
Triboulet eut une idée lumineuse il alla chercher au coin de la cheminée le
petit balai, et le porta à son maître sans paraître plus fier pour cela.
Je me suis attardée à ces récits, mais je ne le regrette
pas. Je désire, au contraire, que l’importance que j’attache à ces scènes de la
vie des animaux fasse impression sur mes lectrices, qu’elle les fasse réfléchir
à l’inanité, sinon aux dangers de notre enseignement par formules, qu’elle les
fasse entrer enfin dans la période de l’enseignement fructueux parce qu’il sera
vivant.
En résumé : la leçon de choses est constamment ou
trop touffue ou trop pauvre ; elle est rarement vraie au point de vue
scientifique ; elle est presque toujours abstraite ; elle est
tellement bourrée d’expressions locales, qu’elle aggrave la difficulté qu’éprouvent
les enfants à apprendre le français ; elle est presque toujours mauvaise en
tous points.
Une leçon de choses est trop touffue quand la maîtresse
se croit obligée de dire tout ce qu’elle sait sur le sujet en question.
Cependant il tombe sous le sens qu’un même sujet peut donner lieu (doit donner lieu) à des développements
différents d’après l’âge des élèves auxquels on s’adresse.
Une leçon de choses est trop pauvre, lorsqu’elle n’apprend
rien de plus aux enfants que ce qu’ils savent déjà.
Une leçon de choses qui contient des erreurs
scientifiques est une leçon déplorable.
Une leçon de choses est abstraite, lorsqu’il n’y a pas
de choses à l’appui. Quelques maîtresses, dont on ne saurait trop louer la
bonne volonté, dessinent au tableau noir l’objet, la plante ou l’animal dont elles
parlent, et se figurent avoir toujours fait la clarté dans l’esprit de leurs
élèves ; mais elles se trompent très souvent, car le dessin est encore une abstraction,
quand il représente une chose inconnue ; il ne vaut que si l’enfant reconnaît ce que la maîtresse a voulu
représenter.
En l’absence des choses, les images sont une
bénédiction, parce qu’elles mettent, presque autant que les premières, l’enfant
en présence de la réalité. Mais avec les unes comme avec les autres, il faut encore
se garder de l’abstraction.
Comme c’est elle qui nous tue, je tiens à donner des
exemples pris en pleine vie de l’école (il serait plus juste de dire en pleine
mort). Les uns relèvent du domaine intellectuel, les autres du domaine moral,
tous ont pour but de faire redouter ce grand ennemi du développement
intellectuel.
Note 1. – C’est une
leçon de choses proprement dite qui aurait pu être bonne car la chose était là, devant les yeux des
enfants. Mais la maîtresse allait si vite, sans se douter que les enfants ont
besoin d’avoir du temps devant eux pour comprendre, et qu’ils ont besoin de
toucher ce qu’on leur montre, qu’elle manquait absolument son but.
Le sujet était bien choisi cependant ; il s’agissait de
peser des pastilles ! des pastilles rouges et blanches qui avaient attiré l’œil
des enfants avant de leur faire venir l’eau à la bouche.
La maîtresse. – Vous connaissez tous cet objet. C’est une balance,
n’est-ce pas ?
Les enfants. – Oui, madame.
La maîtresse. – Voici les deux plateaux, voici la flèche, voici
l’aiguille. Vous avez bien compris ? Nous avons dit cela si souvent.
Les enfants. – Oui, madame.
La maîtresse. – Eh bien, nous allons peser des pastilles. Pour que
le poids soit juste, il faut que l’aiguille soit toute droite au milieu de la
flèche. Vous comprenez ?
Les enfants. – Oui, madame.
Et la maîtresse met dans un des plateaux – un plateau
rond – des pastilles, et dans l’autre plateau – un plateau oblong – un poids.
Que critiquer là dedans ? En somme la maîtresse a
commencé par un exposé auquel il n’y a rien à reprendre ; elle a continué par
la démonstration. Sans doute, mais elle a oublié qu’avec des enfants si jeunes,
l’exposition ne peut se dérouler ainsi d’un bout à l’autre, qu’il faut
s’arrêter à chaque pas, faire toucher la chose, faire répéter son nom et son
usage. Et cet oubli a été fatal ; j’en donne ici la preuve.
Ayant appelé un enfant (un de ceux du premier rang,
s’il vous plaît, et vous savez ce que cela veut dire : cela veut dire que
c’est un des plus avancés), je lui montre un des plateaux que j’ai enlevé de
son support : « Comment appelles-tu ceci ?
– Des pastilles. » (Il y avait en effet des pastilles dans
le plateau.) Je les enlève, et, lui montrant le plateau vide, je renouvelle ma
question.
L’enfant reste muet. Comme toujours, la maîtresse met
ce mutisme sur le compte de la timidité ; mais je lui fais observer que,
lorsqu’il s’est agi de nommer les pastilles, dont le nom lui était parfaitement
connu, l’enfant n’a pas été timide, et j’adresse la question à un autre, puis à
un autre encore. Personne n’a pu
nommer le plateau.
J’ai dit le nom ; je l’ai fait répéter par tous les enfants,
puis par un tout seul, puis par un second, puis par un troisième ; enfin, au
bout de quelques minutes plutôt dix que cinq, je crois que tout le monde connaissait
le nom du plateau (c’était le plateau rond). Et la même difficulté – plus tôt
vaincue cependant – s’est produite pour le plateau oblong… Bref, quand toute la
classe a su le nom des deux objets, les vingt minutes étaient écoulées ; les enfants
avaient besoin de se détendre ; je n’ai pas cru devoir continuer.
La maîtresse a-t-elle été convaincue ? Cessera-t-elle
de parler au désert ?
Note 2. – C’est une historiette dont le sujet était bien
choisi, mais qui est restée vague, les détails se rapportant aux choses
matérielles n’ayant pas été compris.
La maman de Victor lui avait donné pour sa fête un
joli tambour et des baguettes. Victor se mit à battre sur son tambour, et il
était très content.
Justin, l’ami de Victor, ayant vu le jouet de son camarade,
courut vers sa mère et lui demanda de lui donner aussi un tambour. Mais la
maman de Justin était pauvre, il lui était impossible de faire cette dépense.
Seulement, comme elle voulait que son enfant fût heureux, elle prit un seau de
bois et le recouvrit d’un morceau de gros papier, puis elle lui tailla deux
baguettes dans une branche d’arbre. Elle lui fit ainsi un tambour.
Justin, ravi, courut montrer son tambour à Victor, et
les deux enfants se disposèrent à battre de tout leur cœur. Hélas ! dès le premier
coup de baguette, le tambour improvisé de Justin fut crevé. L’enfant fondit en
larmes. Mais son ami le consola :
« Je te prête mon tambour, lui dit-il : il sera à
nous deux. »
C’est simple. L’idée morale est charmante ; il n’y a
donc rien à désirer. Si : il y a à désirer que les enfants comprennent. Or
ils n’ont pas compris du tout la transformation du « seau de bois » en tambour.
Je m’en aperçois vite, et je demande à la maîtresse de combler cette
regrettable lacune. Et nous voici dans la leçon de choses abstraite ; elle parle
d’un seau – et les enfants, qui prononcent un séau, – ne comprennent pas, elle parle aussi du bois, et par
conséquent des arbres, des forêts,… et ce n’est pas dans les forêts que les
intelligences égarées se retrouvent… Bref, c’est une confusion générale.
« Mais c’est de l’abstraction, cela ! Que faites-vous donc
de l’enseignement intuitif, de cet enseignement qui entre dans l’esprit après
avoir passé par les yeux, par les doigts ? Envoyez, s’il vous plaît, chercher
un seau de bois, une grande feuille
de gros papier et de la ficelle.
Nous n’avons que des seaux en fer battu.
Va pour le fer battu. » Le seau étant apporté :
« Comment appelez-vous cela ? – Un séau. – Non ; un
seau. – A quoi servent les seaux ? » Tout le monde le savait. « En quoi est ce
beau seau ? – En fer. – Y a-t-il des seaux chez vous ? – Oui. – Sont-ils tous
en fer ? – Non, il y en a un en bois à la maison, dit un enfant. – Chez moi
aussi, répond un autre.
Bien. Celui-ci, pour
faire semblant, sera en bois.
« Maintenant donnez-moi la grande feuille de papier et
la ficelle. » Vous voyez cela d’ici ; je couvre mon seau comme l’on couvre un
pot de confitures. «C’est comme cela, dis-je aux enfants, que la maman de
Victor avait fait le tambour. Dites-moi comment elle avait fait. » Vingt
enfants expliquent à la fois. « C’est bien ; il nous manque encore… quoi ? – Des
baguettes. » Deux baguettes de cerceaux font notre affaire. Je donne un petit coup,
très léger, ça va bien. Je fais venir un enfant, et sans recommandation préalable
je lui dis : « Tape ». Le papier crève… C’est juste ce qui est arrivé au
petit Justin.
Cherchez maintenant un enfant qui n’ait pas compris :
il n’y en a pas un seul. Cherchez en qui ne puisse raconter l’histoire : il
n’y en a encore pas un seul qui n’y parvienne avec un peu d’aide.
Note 3. – Toute une classe venait de réciter la fable du
berger menteur qui a été mangé par le loup après avoir abusé plusieurs fois de
la crédulité de ses camarades.
C’est très joli cette histoire ! La maîtresse qui fait
son devoir en conscience – mais qui a le tort de parler à des enfants de cinq
ans comme s’ils comprenaient – avait préalablement raconté, en prose, le petit
drame, en prose, mais sans avoir pesé chaque mot ; elle avait insisté sur la morale ; et de sa leçon, si elle avait
été comprise, les enfants auraient retenu simplement ou brutalement que les menteurs
s’exposent à de bien grandes infortunes (comme les gourmands, comme les
désobéissants, comme les ingrats), et j’avoue que j’aimerais mieux pas de morale
du tout : Par réaction, contre cette peur du loup, des gendarmes ou de
l’indigestion, j’aurais voulu laisser dans l’âme de ces enfants (c’étaient les
plus grands ; ils avaient de cinq à six ans) un mot de morale vivante :
« Y en a-t-il un parmi vous qui ait fait une fois un
petit mensonge ? » demandai-je en appuyant sur le mot « petit » pour montrer
qu’il ne s’agissait pas d’une enquête sévère.
Personne ne répondit ; il était évident que l’on craignait
un désagréable épilogue.
« Ce n’est pas pour vous punir, que je vous demande
cela ; ce n’est pas même pour vous gronder ; c’est… pour savoir ; c’est surtout
pour demander quelque chose à celui qui a fait, une fois – peut-être il y a
longtemps – un petit mensonge. » (Vous voyez que j’y mettais des formes.)
Rassurée, une fillette s’accuse ; une fois, elle avait
cassé un verre, et elle avait dit à sa maman que ce n’était pas elle.
« Ce n’était pas beau, et j’espère que tu ne fais plus
jamais de mensonge : mais… est-ce que le jour où tu as menti, le loup t’a
mangée ?
– Oui, madame !
– Comment ! le loup t’a mangée, quand tu as
menti !
– Oui, madame. »
Et m’adressant à la classe entière :
« C’est vrai que le loup mange tous les enfants qui
mentent ?
– Oui, madame !
»
Il m’a fallu beaucoup, beaucoup de temps et de patience
pour les faire, arriver eux-mêmes à la réalité des choses. Je dis « eux-mêmes
», car une affirmation dogmatique de ma part les aurait laissés dans le sommeil
de la conscience dont je voulais justement les éveiller.
Note 4. – Dans une école maternelle de grande ville,
fréquentée par une population exclusivement indigente, déguenillée, malpropre,
maladive, les enfants récitent une poésie dont je n’ai sous la main ni le
titre, ni le texte mais dont le sens s’est d’autant mieux gravé dans ma mémoire
que le choix du morceau m’avait semblé plus malheureux. Il s’agit de deux
enfants qui, ayant reçu chacun dix sous de leurs parents, cherchent ensemble le
meilleur moyen (le plus agréable pour eux) de les employer. Pendant qu’ils
hésitent, un petit mendiant leur tend la main, et l’un des deux – tous les deux
peut-être – se dépouillent de leur fortune dans un élan de générosité.
Je voudrais d’abord amener mes lectrices à éliminer
implacablement les morceaux dont les héros sont des mendiants et des faiseurs
d’aumônes, car ces morceaux ne sont plus en harmonie avec notre manière de
concevoir aujourd’hui la mendicité et nos devoirs envers les malheureux.
Aujourd’hui, en effet, tous les compatissants qui ont
à cœur les sentiments de la dignité humaine et de la fraternité sont convaincus
que la mendicité est la pire des écoles pour l’indigent, de même que l’aumône
est le pire des soporifiques pour la conscience de celui qui possède, car
l’indigent s’habitue à recevoir de l’argent non gagné, il se livre à la paresse,
au vagabondage, à l’exploitation des âmes confiantes, tandis que celui qui
possède croit trop facilement s’être libéré par le seul fait d’avoir mis la
main à sa bourse. La mendicité a trop longtemps séduit les poètes, elle a été
trop longtemps idéalisée ; il est juste qu’elle soit remise à sa place, tout en
bas de l’échelle sociale, à côté de la paresse, de l’ivrognerie et de tous les
vices qui en sont le triste cortège. De même l’indolence de celui qui fait
l’aumône a été trop longtemps couverte de fleurs. Le pauvre ne doit plus tendre
la main au riche pour que celui-ci y mette de l’argent ; il doit seulement
accepter pour échapper à la misère l’aide morale et l’aide matérielle que le
riche lui offre. Ce que je dis là, c’est la vérité d’aujourd’hui, en attendant
celle de demain ; mais qui donc la fera pénétrer dans les âmes, si l’école
continue à entretenir les préjugés et la fausse sentimentalité, si elle poétise
l’abjection, si elle endort les consciences ?
Le sujet auquel je fais allusion était donc mauvais en
soi, comme tous ceux de même nature ; il était plus que mauvais ; il était, je
ne crains pas de le dire, immoral, vu le milieu pour lequel il avait été choisi.
Voyons maintenant le parti qu’en tirait la maîtresse.
« Que faites-vous, demandait-elle à ces enfants – tous
indigents, tous malpropres et déguenillés – lorsque votre maman vous donne dix sous
?
Nous les donnons aux pauvres, répondaient-ils en
chœur.
C’est bien ; il faut toujours faire la charité. »
Alors j’ai fait une enquête ; c’est-à-dire j’ai
interrogé à la place de la maîtresse :
« Ta maman te donne-t-elle un sou, le dimanche ? demandai-je
à l’un d’eux.
– Non, madame.
– Et la tienne ?
– Non, madame.
– Et la tienne ?... »
Tout compte fait, trois ou quatre de ces petits malheureux
avaient eu une bonne aubaine dans leur vie : quelqu’un leur avait donné un
sou.
« Qu’as-tu fait de ton sou ? ai-je demandé à l’un d’eux.
– Je l’ai donné aux pauvres ! »
Et il m’a fallu bien insister pour qu’il se décidât à
me dire qu’il avait acheté des bonbons !
Un tel enseignement est absolument stérile, pour tout,
pour tout.
[La lecture des images.]
Revenons aux images qui – de même que les objets – sauveraient
les enfants de l’abstraction ; malheureusement la manière dont on les emploie dans
nos écoles maternelles leur fait perdre plus des trois quarts de leur valeur :
les mêmes images servent aux plus petits comme aux plus grands – ce qui exclut
toute gradation, – on montre de loin, aux plus petits, comme aux plus grands,
une seule image suspendue au porte-tableau, ce qui rend, pour les premiers,
l’exercice complètement inutile.
Pour les « petits » – c’est toujours par eux qu’il faut
commencer, – il est nécessaire d’avoir autant d’exemplaires de la même image
qu’il y a d’enfants autour d’une même maîtresse, car chaque enfant doit avoir
un exemplaire entre les mains ; il faut que l’image soit pour un instant bien à
lui, qu’il la tourne, qu’il la retourne, qu’il la voie d’abord avec les doigts,
et qu’il arrive de lui-même à reconnaître l’objet ou l’être qu’elle représente.
L’image – pour les petits – doit, au début, être très
simple. Elle doit représenter un seul objet, un seul animal, choisi parmi ceux
qu’ils voient tous les jours. Ces objets sont ceux qui composent le mobilier, la
batterie de cuisine, la vaisselle, auxquels on ajoutera peu à peu, pour animer
la causerie, un chien, un chat, un âne, un oiseau. Mais que de surprises nous
ménagent les enfants ! Leur ignorance de certaines choses qu’on se figure leur
être familières est tout à fait invraisemblable. Rien de plus relatif que ces
mots : « objets familiers ». Ce que nous voyons tous les jours, ou ce que
nous voyons de temps en temps, quelques enfants ne l’ont jamais vu. Ainsi quoi
de plus familier, nous semble-t-il, que le «petit mouton» ou le petit agneau
paissant dans la prairie ? Depuis qu’il y a des écoles dans les villes et des
enfants dans ces écoles, le mouton est le sujet le plus rebattu ; la maîtresse
en parle toujours comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance ! Eh
bien, le mouton, le vrai, le mouton « en vie », est cependant un mythe pour
beaucoup d’enfants. J’ai fait à ce sujet une enquête intellectuelle dans
quelques écoles maternelles de Paris.
Dans une classe de soixante enfants de quatre à six
ans, un seul avait vu un mouton, et il l’avait vu… à l’abattoir ! Quant à
l’étendue verte et fleurie qui défraye tant de poésies et d’historiettes
enfantines, c’était seulement des mots pour presque tous ; il a fallu nous
contenter de la comparer aux pelouses de nos squares, et à l’herbe poussiéreuse
et pelée du talus des fortifications ! La même ignorance, pour des choses
différentes, existe chez les petits campagnards ; elle existe, pour des choses différentes
encore, chez les indigents Il est donc nécessaire, pour que l’enseignement donné
par l’image porte ses fruits, que les maîtresses choisissent toujours la
représentation de ce que les enfants ont pu voir dans le milieu qu’ils habitent
; celles qui négligent cette précaution font, malgré l’image, de l’enseignement
abstrait.
A mesure que l’enfant se développe, on devrait lui
mettre entre les mains des images plus compliquées, représentant chacune deux
ou trois choses ; non pas des choses disparates, mais chacune d’elles placée
dans son milieu, à l’endroit qu’elle occupe ordinairement. Si c’est une
soupière, par exemple, elle serait sur la table, et une assiette serait placée à
côté. Par la même occasion le champ intellectuel s’élargirait, les rapports des
choses entre elles s’accuseraient. Pourquoi la soupière est-elle sur la table ?
Pourquoi l’assiette est-elle à côté de la soupière ? Que faudrait-il mettre sur
la table pour que l’on pût servir la soupe ? Et pour que l’on pût la manger ?
Si une troisième
série d’images représentait le couvert mis, et une quatrième série la famille réunie autour de la table, on aurait
ainsi une gradation qui, partie du premier degré de l’échelle matérielle, se
serait élevée jusqu’à la vie morale.
Malheureusement ces séries d’images graduées n’existent
pas encore ; les essais tentés dans les dernières années n’ont pas été heureux,
surtout si l’on considère la classe des petits. Puis la grande image suspendue
est toujours en honneur, et à son vice rédhibitoire – celui de ne pouvoir être
maniée par les enfants – j’en ajoute un second qui a bien son importance,
l’image est presque toujours trop compliquée, et un troisième : nous ne
revenons pas assez souvent sur les mêmes. Les enfants les ont-ils vues cinq ou
six fois chacune ? Les ont-ils lues cinq
ou six fois ? Les ont-ils racontées cinq ou six fois ? Pas toutes, c’est
certain. Cependant une image qui n’a été vue que cinq ou six fois, c’est
presque une inconnue pour L’enfant ! une histoire qu’il a entendue cinq ou six
fois, ne lui dit presque rien ! C’est
à la vingtième, à la cinquantième fois, qu’il commence à bien la goûter. C’est
à la centième fois qu’il l’aime. Craindre la satiété pour ce genre d’exercice, c’est
ne pas connaître l’enfant, c’est ne l’avoir jamais étudié. Il me souvient d’un
bébé âgé de vingt-cinq mois, fils unique, sur lequel se concentraient toutes
les tendresses du père, de la mère, de la grand’mère, des tantes : toutes
les tendresses, toutes les anxiétés mais aussi toutes les espérances, tous les
bons soins. Cet enfant, que j’ai suivi, étudié, scruté, enveloppé, beaucoup par
attraction irrésistible, mais beaucoup aussi en pensant aux sept cent mille
petiots qui encombrent nos écoles maternelles de France, devait presque tout
son vocabulaire aux images. Parmi les livres qu’on lui avait donnés, deux
avaient alors ses préférences. C’était l’histoire de Jean-Jean Gros-Pataud, une historiette fort mouvementée, vu la
maladresse du pauvre héros, et un volume d’animaux. Tous les jours, plusieurs fois,
mon petit ami s’emparait de Yean-Yean
GosPataud et racontait, dans son adorable jargon, quelques-unes des
mésaventures du malheureux, toujours les mêmes, ne s’attardant qu’à celles qui
l’avaient frappé au début et dédaignant les autres. Pour les animaux, c’était
la même chose ; il y avait surtout le gros buffle
(mon petit ami prononçait gos buffe)
vers lequel il allait du premier coup, auquel il revenait toujours quand on
essayait d’attirer son attention sur un autre animal. Et lorsque les livres étaient
fermés, à table, au jardin, en s’endormant, Yean-Yean
Gos Pataud et le gos buffe
faisaient encore les frais de la conversation que l’enfant entretenait avec les
autres ou avec lui-même.
En observant dans quel ordre d’idées restreint se
mouvait le charmant petit bonhomme, je déplorais de plus en plus le tourbillon
dans lequel nous lançons les petits enfants des écoles maternelles, enfants
moins bien doués, moins bien entourés chez eux, et je me persuadais de plus en
plus que nous faisons de [la] mauvaise besogne.
Puisqu’il est entendu – pour qui réfléchit – que
l’image suspendue ne vaut rien ou presque rien ; puisqu’il est entendu que
l’enfant ne voit l’image et ne la comprend que lorsqu’il l’a entre les mains,
il faut adopter le système des albums de toile, ou de percale ou de coutil. La
maîtresse taille des bandes d’étoffe, et y colle les images – cette petite
opération doit être faite avec beaucoup de soin, surtout aux angles.
L’adoption des albums dans nos écoles marquera un
véritable progrès vers la méthode maternelle ; car il faut le répéter encore,
les enfants ne comprennent pas nos leçons. Ce n’est pas par plaisir, ce n’est
pas par manie que je reviens constamment sur cette idée ; c’est que chaque jour
ma conviction devient plus profonde… parce que chaque jour mon champ
d’expériences s’élargit. Il y a quelques années, en effet, je croyais que les difficultés
que rencontrent les maîtresses des écoles maternelles, difficultés presque
insurmontables dans les pays à patois ou à dialectes, en Gascogne, en Provence,
en Bretagne, n’existaient pas ou du moins étaient peu inquiétantes dans toutes
les autres parties de la France. Aujourd’hui je pense autrement, non parce que
j’ai changé, mais parce que j’ai appris, en voyageant dans toutes les
régions de la France. Même à Paris, le peuple parle une autre langue que celle
des livres ; même à Tours et à Blois, où se parle le français le plus pur, il a
ses locutions à lui et sa prononciation à lui : « AL AJETTE TOUJOURS, A
N’PORTE JAMAIS » (elle achète toujours des objets de toilette qu’elle ne porte
jamais), me disait, il y a quelque temps, une Parisienne de Paris qui n’a jamais
quitté sa boutique. « AL A PEUR QUE SON GÂS SE NOUEYE », m’a répondu tout
récemment une fillette de Tours, à qui je demandais pourquoi une maman avait
défendu à son enfant d’aller seul au bord de l’eau. « LES QU’AVONT (ceux qui
ont) des bonbons veulent les manger », disent les enfants d’Angoulême.
Dans le Nord ? Oh ! dans le Nord, dans le Pas-de-Calais,
dans les Ardennes, sur vingt mots il y en a bien quinze qui appartiennent au
terroir ou encore à la profession du père de famille. Il y a le langage du
mineur ; il y a le langage du manufacturier. Tous ces langages fleurissent à
l’école maternelle, et opposent au français une digue fort difficile à franchir
; il faudrait donc que les maîtresses fissent une étude toute spéciale du
langage des enfants, pour pouvoir remplacer par le français tous ces patois
disparates. Autrefois on pouvait trouver que ces différences de langage étaient
indispensables à la couleur locale, qu’elles faisaient partie du pittoresque ;
aujourd’hui qu’elles constituent dans l’école un effroyable malentendu il faut en avoir raison. Enseignez donc
le français aux enfants, au lieu de leur faire ânonner tant de chants soi-disant
patriotiques auxquels ils ne comprennent ni A ni B ! Vous ferez ainsi du
patriotisme sérieux, du patriotisme dont personne ne pourra contester
l’utilité.
Les enfants
ne comprennent pas le français ; je
le répète encore. Or ces enfants qui ne comprennent pas le français apprennent
des poésies, récitent des définitions, écoutent (ou du moins sont censés écouter)
l’histoire de la féodalité ou de Louvois ; des explications sur les
tremblements de terre avec la théorie du
feu central ; ailleurs ils font des copies et conjuguent des verbes…
Croyez-moi, ils sont dans le noir, et je suis convaincue que cette obscurité
les accompagne ensuite à l’école primaire et dans leur vie tout entière.
En dehors du jeu, où l’enfant parle de lui-même, et où
la leçon donnée en passant, et comme par hasard, serait très fructueuse, en
dehors du jeu, je ne vois d’abord que les images. Tous les exercices de langage
essayés sans leur secours sont nuls, et dégoûteraient plutôt les enfants de la
langue française. On aura beau dire vingt fois par jour à un enfant de deux à
trois ans « Qu’est-ce que je tiens à la main ? à quoi cela sert-il ? en quoi
cela est-il fait ? » on ne lui enseignera pas à parler. En présence d’une image
placée près de lui sur la table, il se lance ; il reconnaît un à un les objets
et les nomme tout seul, ou avec l’aide d’un camarade ou d’une maîtresse ; il
comprend bien les actions des individus, et les commente à sa manière ; les images
délient les langues. Partout où j’en trouve au cours de mes tournées, le
développement des enfants est incontestablement en progrès.
Les albums font des prodiges. Quelques maîtresses,
n’ayant pu en faire un pour chacun de leurs nombreux élèves, ont collé leurs
images sur des feuilles volantes (feuilles de coutil ou de grosse étamine), les
enfants font entre eux des échanges et le but est atteint.
[Les historiettes et les poésies.]
L’enfant, bien développé par l’image, enrichit son
vocabulaire en apprenant des poésies ; il fait plus que l’enrichir, il
l’ennoblit. Est-ce un fait ce que je raconte là, ou bien suis-je en train de prendre
mon désir pour une réalité ?
Hélas ! pour être traitée trop légèrement à l’école maternelle,
la poésie constitue seulement un exercice de mémoire, et c’est lui faire injure
que de lui demander si peu. Énumérons, si vous le voulez, tous les trésors que
nous pouvons découvrir dans une poésie. D’abord c’est en général une petite histoire
d’un genre délicat ; en poésie on parle plutôt du soleil et des fleurs, des
enfants roses et gracieux, des papillons, des oiseaux et des actions généreuses
que des choses vulgaires et des actes répréhensibles. Il est rare que l’on se
permette d’écrire en vers : « Ne prends pas le bien d’autrui, parce que tu
irais en prison » ; « Ne mens pas, parce que l’on ne te croirait plus » ; «
Travaille pour gagner de l’argent », etc., toutes maximes qui tendent à nous
américaniser dans le mauvais sens du mot, et qui seraient capables, si nous n’y
mettions bon ordre, de tuer à tout jamais l’élan de notre âme, de notre chère
âme française, si prompte à s’élever vers les étoiles. Le poète s’adresse à l’imagination,
qui est une des fleurs de l’esprit ; il cherche à faire naître l’émotion, qui
est une des fleurs de l’âme.
Mais ce n’est pas tout ; il habille ses idées d’expressions
charmantes, élégantes, gracieuses ; les bonnes choses qu’il dit, il les dit de
façon à les faire paraître aussi jolies qu’elles sont bonnes, et le beau et le
bon se confondent si bien, grâce à lui, que l’enfant apprendrait à ne plus les
séparer…
Mais est-ce qu’il le voit, ce beau ? est-ce qu’il l’éprouve,
ce bon, lorsqu’il apprend ses poésies sans les avoir comprises ?
Oh ! je sais bien ce qu’on me répond en général ; on
me dit : « Nous expliquons tout ; si l’enfant ne répond pas, c’est qu’il a
oublié », et je ne prends, en général, cette réponse que pour ce qu’elle vaut, parce
que l’explication est trop souvent imparfaite pour avoir été insuffisamment
préparée.
Cela semble si facile, parfois !... et c’est pourtant si
difficile… toujours ! Songez donc ! les enfants à qui nous enseignons des
poésies, ce sont ces petits Parisiens qui disent : « Al ajette toujours, a n’port jamais », et que les exemples de leur
milieu dirigent trop rarement vers les choses élevées ; c’est la petite file de
Tours dont la maman a peur que son gâs se
noueye ; ce sont les qu’avont
d’Angoulême, ce sont les enfants de Lens qui tout récemment n’ont pas pu me
comprendre, parce que je leur parlais d’une tasse
de lait, puis d’un bol de lait, alors
que, pour eux, tout récipient s’appelle une jatte…
Puisque la difficulté est incontestable, il est intéressant
de chercher à l’atténuer, sinon à la vaincre. Elle réside : 1° dans le
sens général du morceau, sens qui échappe presque toujours aux enfants ; 2°
dans les expressions choisies par le poète, expressions nobles, alors que les
enfants ne connaissent que le français vulgaire ou les mots de terroir ; 3°
dans le rythme. Ces trois difficultés – principales, car il y en a d’autres – inhérentes
à la poésie et au manque de développement des petits écoliers sont aggravées,
dans des proportions désolantes, par l’enseignement exclusivement collectif.
J’ai dit que le sens général des poésies échappe presque
toujours aux enfants, et je prends un exemple au hasard – dans le tas
considérable.
On récite le Grillon
de Florian. Cette fable a la réputation d’être très facile, aussi l’explique-t-on
peu ; en général les enfants n’y comprennent rien du tout. C’est que l’idée
morale en est extrêmement délicate : le bonheur dans une situation
modeste, obscure même. Cependant faut-il renoncer à cette fable, qui met en
scène deux animaux dont l’un est familier aux enfants ?
Ce n’est pas mon avis ; mais je voudrais préparer l’intelligence
de mes petits élèves à la comprendre. Je prendrais peut-être la chose d’un peu
loin. Ainsi tous les enfants connaissent des petites filles qui aiment beaucoup
à mettre leurs jolies robes et leurs jolis chapeaux pour qu’on les regarde dans
la rue. Quand elles ont mis leur toilette du dimanche, elles se tiennent
droites comme des cierges et ne veulent pas s’amuser, de crainte de déranger
l’harmonie de leur costume. Oh ! elles trouvent la journée lente à passer,
elles ne sont pas gaies au fond du cœur ; mais on les regarde et leur vanité
est satisfaite. Il y a donc des personnes qui aiment qu’on les regarde.
Lorsque les petites filles qui aiment qu’on les regarde
passent dans la rue, il y en a d’autres plus modestement habillées qui
regrettent de n’être pas belles aussi : « Comme elles sont heureuses, se disent-elles,
d’avoir un aussi beau chapeau, une robe que l’on voit de si loin » Elles sont
un peu jalouses de leurs compagnes élégantes.
Cela compris, je raconterais une histoire :
La petite Marie portait pour la première fois une jolie
robe rose avec une ceinture de même couleur dont les bouts descendaient
jusqu’au bas de sa jupe ; elle avait aussi des nœuds roses aux épaules et un
chapeau garni de fleurs. Georgette et Louise, qui n’avaient pas de rubans à
leur robe et pas de fleurs à leurs chapeaux, la regardaient avec envie. « Quel
dommage, se disaient-elles, que notre papa et notre maman ne gagnent pas assez
d’argent pour nous habiller comme Marie ! » Et elles avaient envie de pleurer.
« Veux-tu jouer avec nous ? demandèrent-elles timidement à la petite fille. – Non,
merci ; maman me l’a défendu ; elle a peur que je ne gâte ma jolie robe. »
Georgette et Louise furent à ce moment accostées par des petits amis et des petites
amies, et l’on organisa une partie de cache-cache. De temps en temps, les
enfants passaient en courant devant le banc où Marie était assise ; elle avait
l’air triste, et, comme ils avaient bon cœur, ils la plaignaient ; ni
Georgette, ni Louise, ne regrettaient plus de n’être pas élégantes. On ne faisait
pas attention à elles quand elles passaient dans la rue, mais au moins elles
s’amusaient librement, et elles comprenaient que les belles toilettes ne font
pas le bonheur.
Les enfants ont-ils bien compris cette petite histoire
; l’ont-ils racontée de façon à vous convaincre que ce n’étaient pas des mots
qu’ils répétaient, mais des idées qu’ils exprimaient : racontez-leur la
fable du Grillon. Quand vous aurez
fini, demandez-leur si l’insecte aux ailes bleues, pourpres et jaunes ne
ressemble pas à une petite fille dont vous leur avez conté l’histoire. Si vos
petits élèves sont intelligents, s’ils sont habitués à réfléchir autant qu’on
le peut à leur âge, ils répondront : « II ressemble à la petite Marie. La
maman de la petite Marie l’habillait avec de belles robes, le papillon est né
paré de belles couleurs. » S’ils n’ont pas trouvé tout seuls, mettez-les sur la
voie : ce petit exercice de comparaison n’est pas trop fort pour eux.
Et le grillon, à qui ressemble-t-il ? La seconde
comparaison coule de source, et rien ne peut désormais rester obscur dans votre
explication. Les petites filles modestement vêtues ont fini par plaindre leur camarade
que ses beaux vêtements empêchaient de jouer ; le grillon se félicite de ne pas
attirer les regards. « Oh ! oh ! dit le grillon, je ne suis plus fâché ; il en
coûte trop cher pour briller dans le monde ! »
Les enfants
ne comprennent pas plus les mots qu’ils ne comprennent le sens. On récite une fable qui s’appelle la Fauvette. Cette fauvette, revenant de
faire des provisions, voit avec douleur des « écoliers turbulents » en train de
lancer des pierres dans le nid qui abrite ses oisillons.
La directrice est intelligente ; elle a de l’entrain, elle
aime les enfants, elle explique avec brio ; mais elle va un peu vite, se
contente d’à peu près, et ne se doute pas de la peine qu’il faut prendre pour extirper
une idée fausse logée dans une petite cervelle. « Qu’est-ce qu’un écolier ?
demande-t-elle. – C’est un enfant polisson, répond une petite fille. – C’est un
enfant polisson », répondent en chœur tous les enfants, et la jeune femme passe
outre. Mais… je l’arrête. « Est-ce que vous êtes des polissons, mes enfants ? –
Oh non ! madame. – Cependant vous êtes des écoliers. Est-ce que, par hasard,
vous ne savez pas ce que c’est que des écoliers ? » Et ils l’ignoraient en
effet ; nous nous figurons trop facilement que les enfants sont familiarisés
avec tout ce qui, pour nous, est usuel. La maîtresse, invitée à donner
l’explication, s’en tire à merveille, puis demande à tous les enfants : «
Qu’est-ce qu’un écolier ? C’est un enfant qui va à l’école. – Très bien. » Et
encore une fois elle se dispose à passer outre. « Pas encore, lui dis-je ;
adressez-vous individuellement à la petite fille qui, tout à l’heure, vous a
fait une réponse erronée. » – « Qu’est-ce qu’un écolier ? lui demande de
nouveau avec beaucoup de bonne grâce la maîtresse. – C’est un enfant polisson
», reprend la fillette, qui en était restée à son idée primitive. Et alors, il
a fallu travailler ! « Tu viens à l’école, et parce que tu viens à l’école tu
es une écolière. Pourquoi es-tu une écolière ? – Parce que je viens à l’école. –
Comment s’appelle une petite fille qui va à l’école ? – Une écolière. – Et un
petit garçon qui va à l’école ? – Un écolier. – Quand les enfants sont sages à l’école,
ce sont des écoliers ? … – sages. Et quand ils sont polissons, ce sont des écoliers
?... – polissons. – Tu comprends bien maintenant que tous les écoliers ne sont
pas polissons, puisqu’il y a ici beaucoup d’enfants sages ? – Oui. – Eh bien,
dis-moi maintenant ce que c’est qu’un écolier. – C’est un enfant qui va à l’école. –
Bravo ! »
Vous vous tromperiez, chères lectrices, si vous croyiez
que la victoire a été aussi rapide que je le raconte au paragraphe précédent ;
il y a eu plusieurs tâtonnements ; mais, enfin, l’enfant y est venue
d’elle-même, et tout à fait
d’elle-même, sans qu’il ait été nécessaire de lui souffler les premières syllabes
de sa réponse. Les vingt minutes réglementaires en ont été fort écornées mais
personne n’avait perdu son temps. D’abord, et c’est le point principal, la
maîtresse avait compris : 1° qu’il ne faut jamais laisser un enfant avec
une idée fausse ; 2° qu’il est parfois très difficile de remplacer une idée
fausse par une idée juste ; 3° que tout ce qui nous paraît couler de source
pour nous-mêmes est une nouveauté pour le petit enfant ; 4° que nous sommes de
grands coupables quand nous n’essayons pas de surprendre les procédés de
compréhension de nos petits élèves. Enfin la petite fille avait appris – pour
un moment, car il faudra recommencer cent fois – qu’il s’agit de réfléchir pour
bien répondre ; ses petits camarades, que j’avais associés à la leçon,
l’avaient appris eux aussi ; quant à moi, j’étais contente, comme je le suis
toutes les fois que je crois avoir fait la conviction dans l’esprit d’une
maîtresse.
Autre exemple : Ceux que j’aime.
J’aime maman,
qui promet et qui donne
Tant de baisers à son enfant.
Je tiens infiniment à cet exemple parce que les deux
vers et l’idée qu’ils expriment sont d’une simplicité telle qu’il ne peut venir
à l’idée de personne que les enfants n’ont pas compris.
A personne, ai-je dit ? Ce n’est pas tout à fait exact
parce que, dès le premier vers et d’après la façon dont il était coupé, j’ai
été persuadée que les enfants n’y avaient vu que du feu. En effet, ils avaient
récité sur le ton criard de la lecture :
« J’aime maman, qui promet et qui donne » ; ils s’étaient
arrêtés là, comme si l’idée était achevée, et, un peu plus tard, ils avaient ajouté :
« tant de baisers à son enfant ». C’était bien cela, en effet, les enfants
n’avaient pas compris que le second vers était le complément indispensable de
l’idée ébauchée dans le premier ; et il a fallu du temps et de la peine
pour les faire respirer après « promet » et leur faire dire sans interruption «
et qui donne tant de baisers à son enfant ».
Mais le résultat obtenu, voici bien une autre
difficulté : le mot « baiser » n’est pas du vocabulaire des gens du
peuple. Ils embrassent leurs enfants
; ils ne leur donnent pas de baisers. Vous doutez peut-être de mon assertion ?
Eh bien, voyez un peu : « Vous aimez votre maman parce qu’elle vous donne
quelque chose, leur ai-je dit. Que vous donne-t-elle ?
– Du pain ! de la viande ! de la soupe ! du vin ! du café
! »
Bref, de tout excepté des baisers. Je veux les ramener
vers l’idée de la poésie. « Oui, leur dis-je, votre maman vous donne bien de
tout cela ; mais elle vous donne aussi autre chose qui vous fait bien plaisir.
Rappelez-vous ce que vous avez récité : « J’aime maman, qui promet et qui
donne tant de baisers à son enfant ». Réfléchissez bien. Que vous donne-t-elle,
votre maman ?
– De la viande ! du vin !» etc. Alors, j’ai
pris un enfant sur mes genoux, je lui ai dit : « Comme tu es bien
gentille, je vais te donner un baiser ». Après le lui avoir donné : « Tu
vois bien, c’est ça un baiser ; je t’avais promis un baiser et je te l’ai donné
; maintenant, je te promets deux baisers : les voici ; et encore je te promets
beaucoup, beaucoup de baisers, autant de baisers que tu en voudras », et je
l’ai couverte de baisers.
On avait compris.
Hélas ! il y a beaucoup d’enfants qui ignorent non seulement
le mot, mais la chose ! Que leur apprendrons-nous, si ce n’est cette chose
exquise qui leur manque, le baiser,… presque autant que le mot.
L’enseignement exclusivement collectif des poésies
donne lieu aux méprises les plus regrettables. Si quelques enfants, parmi les
plus avancés, entendent et répètent exactement, la plupart des autres se
laissent tromper par les analogies des sons, et entassent avec candeur dans
leur mémoire non-sens sur énormités.
Ainsi on récite l’Araignée
et le Ver à soie. Disons, en passant, qu’entre autres idées fausses ayant cours
dans les écoles, il faut noter celle de l’inutilité des fils de l’araignée. On
les compare à ceux du ver à soie, et l’on n’a pas assez de mépris pour les
premiers, tandis que l’on ne sait pas assez exalter les seconds. Au point de
vue industriel, c’est permis ; mais en histoire naturelle, est-ce qu’il n’y
a pas identité absolue ? Et cette observation, lancée, revenons à notre poésie.
Pour moi, mon travail est utile,
Si je fais peu, je fais bien.
Ces deux vers sont, par altération, remplacés pour une
quantité d’enfants par ceux-ci :
Pour moi, mon travail étudie,
Si je fais peur, je fais bien.
Comment ne pas emporter une tristesse navrante d’une
école où l’on a entendu de pareilles énormités ? Croyez-vous vraiment que si
l’explication avait été bien faite, les résultats seraient aussi décevants ? Croyez-vous
aussi que si les mots avaient été bien détachés, bien prononcés par la
maîtresse d’abord, puis par quelques enfants, choisis surtout parmi ceux qui
ont besoin d’être suivis avec plus de sollicitude, croyez-vous que si l’on
avait fait réciter ensuite à tous, sans leur permettre de crier, pour éviter le
brouhaha, croyez-vous enfin que si l’on avait fait chaque jour réciter quelques
élèves individuellement, on n’aurait pas mieux réussi ?
Dans le même ordre d’idées, voici deux autres vers qui
font partie d’un chant d’école :
Grenouille verte,
Danseuse alerte.
Les enfants chantent ainsi :
Gre-nouille verte,
Dan-seusalerte.
Ici c’est le chaos intellectuel et malheureusement presque
inextricable. Avec beaucoup de peine, nous arrivons à faire un mot des deux
parcelles séparées gre-nouille, l’animal est assez familier aux enfants ;
l’adjectif « verte », qui s’adapte à grenouille, est fait pour nous aider
plutôt que pour nous entraver. Quant au second vers, que de peines ! Il faut
avoir assisté à ces séances de redressement intellectuel pour s’en faire une
idée. Nous avons d’abord détaché le mot alerte, puis nous l’avons expliqué par le fait séance tenante – l’inspectrice
générale faisant d’abord le tour de la classe d’un pas lourd, puis faisant un
second tour d’un pas leste, vif, alerte… et tous les enfants l’imitant ensuite
dans les mêmes conditions.
« Eh bien, maintenant que vous êtes des marcheurs
alertes, faites-moi voir si vous êtes aussi des danseurs alertes. » Vous croyez
peut-être que la seconde expérience alla toute seule ? pas du tout. Il fallut
encore danser lourdement, puis lestement pour faire comprendre la danse alerte
; il fallut parler de danseurs alertes, avant d’en arriver aux danseuses
alertes, et enfin à la « danseuse alerte » de la poésie, et je ne suis pas bien
sûre d’avoir fait pleine lumière dans les esprits.
Ah ! si l’on avait fait dire d’abord « grenouille », et
pas gre-nouille ! si l’on avait montré une grenouille, – il y a presque partout
un tableau qui la représente ; – si l’on avait fait dire ensuite « danseuse »
en ajoutant « C’est la grenouille qui danse. C’est une danseuse. Elle danse
légèrement, comme vous, lorsque vous ne faites pas de bruit ; c’est pour cela
qu’on l’appelle danseuse alerte. »
Si, si, si…
Une autre fois c’était la Laitière et le Pot au lait. Le ton de la récitation, les mots
écorchés me chagrinèrent, il me semblait impossible qu’un morceau de poésie
ainsi « crié » eût été compris. Je priai la directrice de désigner l’enfant qui
savait le mieux la fable, et quand il eut fini :
« Comment s’appelait la laitière ? » lui demandai-je,
Il resta muet ; je renouvelai ma question, je m’adressai
à quelques-uns de ses camarades. Même insuccès dont je ne fus d’ailleurs pas
surprise, les enfants ayant récité « Perrettesursatête », comme s’il se fût agi
d’un seul mot : «Perrettesursatête».
Je vins donc à leur secours. « Elle s’appelait
Perrette, comme d’autres s’appellent Mariette, Georgette, Antoinette. Comment
s’appelait-elle ?
– Perrette.
– C’est bien.
– Que portait-elle sur sa tête ? »
Cette seconde question n’eut pas d’abord plus de succès
que la première ; cependant je finis par obtenir cette réponse :
«Une laitière !
Comment ! une laitière ! Perrette portait une femme
sur sa tête ? »
Ici la maîtresse intervint : « Dans ce pays, me dit-elle,
« laitière » est synonyme de « pot au lait » ; le vase dans lequel on
met le lait s’appelle une laitière. »
Vous voyez d’ici le malentendu. Mais alors que comprenaient
les enfants lorsqu’ils disaient : « Notre laitière ainsi troussée comptait
déjà dans sa pensée»? etc., etc.
Oh ! mon Dieu ! ils ne comprenaient rien ; c’était du
fouillis, du galimatias !
Il tombe sous le sens cependant que lorsqu’il s’agit
d’un exercice de langage, et l’étude d’une poésie est l’exercice de langage par
excellence, on doit faire traduire
d’abord en français les expressions du terroir. Dans le cas présent, le
titre de la fable lui-même, la Laitière
et le Pot au lait, appelait, exigeait cette traduction. Car, enfin, dans
l’esprit de ces enfants pour lequel une « laitière » signifiait un « pot au
lait » que devenait le pot au lait indiqué dans le titre ? S’agissait-il
de deux pots au lait ? C’est à s’y perdre !
Et puis : « Racontez donc la fable comme un conte
! »
« Il y avait une fois une marchande de lait (comment
appelle-t-on les marchandes de lait ?) qui s’appelait Perrette (comment
s’appelait cette laitière?). Un jour, elle allait vendre son lait à la ville. Elle
avait mis son pot au lait sur sa tête ; mais le pot au lait était en terre
durcie, ou bien en bois, ou bien en fer battu, ou bien en cuivre, et c’était
lourd et dur sur la tête de Perrette ; alors elle avait mis un petit coussin,
un coussinet », etc.
Ces enfants étaient intelligents, vivants, charmants
j’ai passé avec eux un moment inoubliable !
…………………………………………………………………………………
[Conclusion.]
Et si l’on me demande la conclusion de ces nombreuses
pages, je dirai : L’enfant a un corps qu’il faut soigner, une âme qu’il
faut respecter, une intelligence qu’il faut développer ; en transformant notre
école maternelle en école préparatoire, en traitant l’enfant en « matière
scolaire », nous sommes coupables envers son corps, envers son âme, envers son
intelligence. Si nous péchons, c’est par ignorance, ignorance de l’enfant
lui-même dont nous avons la charge, et c’est ici ou jamais le cas de dire «
charge d’âme » ; tous nos efforts doivent donc tendre vers les études
psychologiques. Il y a de bons livres ; il faut les lire et les vivre ; mais il
y a surtout l’enfant, le livre vivant ; il faut le pénétrer, ce qui équivaudra
à le respecter, à l’aimer.
FIN
[1] Correction de
l’éditeur : dans le texte de l’édition 1895, « En rentrant à la
maison ».
[1] Ce conseil a été mis en pratique dans quelques
écoles. A Bordeaux, l’œuvre des « vieux vêtements » fonctionne et rend des
services inappréciables.
[2] Grâce à la méthode du Dr Roux, un enfant
atteint du croup n’est plus un enfant condamné à mort.
[1] Discours prononcé le 31 décembre 1893 par M. Spuller,
ministre de l’Instruction publique, devant les directeurs et les directrices
des écoles primaires supérieures de Paris.
C'est au cours de mes recherches sur le VIH / Herpès que je suis tombé sur les informations relatives au VIH / Herpès; informations qui sont assez faciles à trouver lors d’une recherche sur STD sur google. J'étais dans un complot à l'époque, je pensais que le VIH / Herpès guéri 'était un complot, c'était quelque chose d'ignorance, mais je trouvais assez intéressant de prendre des médicaments à base de plantes. J'ai posé des questions sur les remèdes à base de plantes sur les sites Web officiels VIH / Herpès et des modérateurs m'ont interdit de le faire, car ils m'ont dit que je suivais la propagande sur le VIH / Herpès. Cela a renforcé ma conviction qu'il existe un remède contre le vih / l'herpès. Puis j'ai trouvé une dame allemande, Achima Abelard, Dr Itua, soigner le vih. Je lui ai donc envoyé un mail pour en parler plus longuement et m'envoyer ses médicaments à base de plantes. et aujourd’hui, je n’ai pas guéri du vih / herpès dans ma vie, j’ai cherché des groupes du vih / herpès pour tenter d’établir des contacts avec des personnes afin d’en apprendre davantage sur le traitement du VIH / herpès avec la même maladie, cette information vous est utile et je voulais faire de mon mieux pour diffuser cette information dans l’espoir d'aider d'autres personnes.Le Dr Itua Herbal Medicine me fait croire qu'il existe un espoir pour les personnes atteintes de la maladie de Parkinson, Maladie d'Alzheimer, maladie de Bechet, maladie de Crohn, maladie de Cushing, insuffisance cardiaque, sclérose en plaques, hypertension artérielle, cancer colo-rectal, maladie de Lyme, cancer du sang, cancer du sein, cancer du poumon, cancer du rein, sort d'amour, psoriasis, sort de loterie, maladie , Schizophrénie, canc Syndrome de fibro-lyse, fibromyalgie, syndrome de toxicité de la fluoroquinolone, fibrodysplasie osseuse progressive, autisme, maladie du tachycardie, épilepsie, maladie cœliaque, Arthrite, amyotrophie, carisme tuberculose, poliomyélite et diphtérie) Allergies. Maladie de Parkinson, schizophrénie, cancer du poumon, cancer du sein, cancer colorectal, cancer du sang, cancer du sang, cancer de la prostate, siva.Facteur familial de facteur V de Leiden, maladie de Epilepsy Dupuytren, syndrome de Petit-tour desmoplastique La tumeur cellulaire, le diabète, la maladie cœliaque, la maladie de Creutzfeldt – Jakob, l'angiopathie amyloïde cérébrale, l'ataxie, l'arthrite, la scoliosis latérale amyotrophique, Copd, Glaucome., Cataractes, Dégénérescence maculaire, Maladie cardiovasculaire, Maladie du poumon. Augmentation de la prostate, Ostéop orosis.
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