Stanislas Dehaene dir., Apprendre à lire (Des sciences cognitives à
la salle de classe), p.15-21.
L'écriture
est une invention remarquable, car elle permet de fixer la parole sur un
support permanent : « Les paroles s'envolent, mais les écrits restent. »
L'écriture ressemble à un code secret qui crypte les sons, les syllabes ou les
mots du langage. Comme tout code secret, son décryptage doit s'apprendre. Un
bon lecteur est un décrypteur expert.
Les
différentes écritures du monde se distinguent par leur granularité — la taille
des éléments du langage parlé qu'elles cryptent[1]. L'écriture chinoise
dépeint des mots entiers.
D'autres écritures, comme le hiragana japonais,
représentent les syllabes. La nôtre, enfin, est un alphabet : elle dénote les
sons les plus élémentaires du langage parlé, c'est-à-dire les phonèmes — par
exemple, le son « p » et le son « a » de la syllabe
« pa ». Dans un mot écrit en français, chaque lettre ou groupe de
lettres, qu'on appelle graphème, correspond à un phonème du langage parlé.
Le
problème, c'est que, dans notre langue, cette correspondance entre graphèmes et
phonèmes n'est pas toujours régulière — pensez par exemple aux mots « sept » et
« septembre ». Si l'on devait réviser l'orthographe du français en faisant
table rase du passé, comment procéderait-on ? Dans le meilleur des mondes
possibles, chaque phonème correspondrait à une seule lettre de l'alphabet. Il
suffirait alors de connaître la sonorité de chaque lettre pour savoir lire, et
les enfants apprendraient à décrypter tous les mots en quelques mois. C'est
pratiquement le cas en Italie et en Allemagne, où les enfants savent lire 95 %
des mots, même les plus rares, dès la fin de la première année d'école
primaire.
Malheureusement, l'écriture du français, ou a fortiori celle de l'anglais, s'écarte
de cet idéal. D'abord, certains phonèmes du français sont représentés, non par
une lettre unique, mais par une suite de lettres, par exemple on, ch, in. On les appelle techniquement des
graphèmes complexes. De plus, un même graphème peut se prononcer de multiples
façons — pensez aux mots « chorale » et « chocolat », « retient » et « patient
». Pour un enfant français, apprendre à lire consiste donc, non seulement à
retenir les associations entre les lettres et les sons — les correspondances
graphèmes-phonèmes —, mais également à mémoriser toute une série d'exceptions
et de mots irréguliers.
Une partie de l'irrégularité du français vient du fait
que certaines suites de lettres correspondent également aux morphèmes,
c'est-à-dire des éléments de sens tels que les racines des mots, les préfixes,
les suffixes et les terminaisons grammaticales. Pensez par exemple au « re » de
« redonner », ou aux différentes terminaisons de « jeter », « jeté », « jetais
»... La combinaison de ces éléments fournit de précieuses indications au
lecteur. Par exemple, « ils redichaient » permet de déduire que plusieurs personnes
ont répété l'action de « dicher » (que nous venons d'inventer!).
Le
français ne note pas seulement la sonorité des mots, mais fournit également des
indices sur leur racine, leur sens et leur forme grammaticale.
Figure
3. L'orthographe
du français représente également les morphèmes : les préfixes, suffixes,
racines et terminaisons grammaticales des mots.
|
En résumé, tous les bons lecteurs savent décrypter à la
fois les sonorités et les morphèmes des mots. Et toutes les écritures du monde
font appel, à des degrés divers, à ces deux voies de lecture : le passage de
l'écrit au son (par le biais des correspondances entre les signes écrits et les
sons), et le passage de l'écrit au sens (par le biais de la décomposition en
morphèmes).
À retenir
·
Les phonèmes sont les
plus petites unités de la parole.
·
Les graphèmes sont les lettres et les
combinaisons de lettres qui représentent les phonèmes.
·
Les correspondances
graphèmes-phonèmes permettent de lire les mots réguliers.
·
L'écriture du français
comprend des irrégularités qui s'expliquent en partie par la notation des
morphèmes des mots (préfixes, racines et suffixes).
·
Apprendre à décrypter
le français demande d'apprendre deux voies de lecture le passage des lettres
aux sons et le passage des lettres au sens.
[1] Cf. Coulmas F. (1989) The Writing
Systems of the World, Oxford,
Blackwell. – Sprenger-Charolles, L. (2003), “Linguistic processes in reading
and spelling. The case of alphabetic writing systems : English, French, German
and Spanish”, in T. Nunes et P. Bryant (éds), Handbook of Children Literacy, Amsterdam, Kluwer. – Ziegler, J. C. et Goswami U. (2005), “Reading acquisition,
developmental dyslexia, and skilled reading across languages: A
psycholinguistic grain size theory”, Psychol.
Bull., 131(1), 3-29.
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Textes de Stanislas Dehaene :
The Massive Impact of Literacy on the Brain and its Consequences for Education (2011) (école : références)
Cerveau et lecture : Le code visuel des lettres et des graphèmes (école : références)
L'illusion d'une lecture globale (école : références)
Qu'est-ce que l'écriture ? (école : références)
site Collège de France, Psychologie cognitive expérimentale : http://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/#course
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