16 mars 2012

Stanislas Dehaene - Qu'est-ce que l'écriture ?

Qu'est-ce que l'écriture ?
Stanislas Dehaene dir., Apprendre à lire (Des sciences cognitives à la salle de classe), p.15-21.

L'écriture est une invention remarquable, car elle permet de fixer la parole sur un support permanent : « Les paroles s'envolent, mais les écrits restent. » L'écriture ressemble à un code secret qui crypte les sons, les syllabes ou les mots du langage. Comme tout code secret, son décryptage doit s'apprendre. Un bon lecteur est un décrypteur expert.
Les différentes écritures du monde se distinguent par leur granularité — la taille des éléments du langage parlé qu'elles cryptent[1]. L'écriture chinoise dépeint des mots entiers.
D'autres écritures, comme le hiragana japonais, représentent les syllabes. La nôtre, enfin, est un alphabet : elle dénote les sons les plus élémentaires du langage parlé, c'est-à-dire les phonèmes — par exemple, le son « p » et le son « a » de la syllabe « pa ». Dans un mot écrit en français, chaque lettre ou groupe de lettres, qu'on appelle graphème, correspond à un phonème du langage parlé.
Figure 1. Les écritures du monde diffèrent dans leur granularité la taille des éléments du langage parlé qu'elles dénotent va depuis le phonème (italien et français) jusqu'à la syllabe (écriture japonaise hiragana) ou au mot tout entier (écriture japonaise kanji).

Le problème, c'est que, dans notre langue, cette correspondance entre graphèmes et phonèmes n'est pas toujours régulière — pensez par exemple aux mots « sept » et « septembre ». Si l'on devait réviser l'orthographe du français en faisant table rase du passé, comment procéderait-on ? Dans le meilleur des mondes possibles, chaque phonème correspondrait à une seule lettre de l'alphabet. Il suffirait alors de connaître la sonorité de chaque lettre pour savoir lire, et les enfants apprendraient à décrypter tous les mots en quelques mois. C'est pratiquement le cas en Italie et en Allemagne, où les enfants savent lire 95 % des mots, même les plus rares, dès la fin de la première année d'école primaire.
Malheureusement, l'écriture du français, ou a fortiori celle de l'anglais, s'écarte de cet idéal. D'abord, certains phonèmes du français sont représentés, non par une lettre unique, mais par une suite de lettres, par exemple on, ch, in. On les appelle techniquement des graphèmes complexes. De plus, un même graphème peut se prononcer de multiples façons — pensez aux mots « chorale » et « chocolat », « retient » et « patient ». Pour un enfant français, apprendre à lire consiste donc, non seulement à retenir les associations entre les lettres et les sons — les correspondances graphèmes-phonèmes —, mais également à mémoriser toute une série d'exceptions et de mots irréguliers.

Figure 2. Les graphèmes sont les lettres ou les suites de lettres qui représentent un son. Les graphèmes du français ne sont pas simples : le même graphème peut représenter des sons différents (graphèmes ambigus), et certains graphèmes font appel à plusieurs lettres (graphèmes complexes).

Une partie de l'irrégularité du français vient du fait que certaines suites de lettres correspondent également aux morphèmes, c'est-à-dire des éléments de sens tels que les racines des mots, les préfixes, les suffixes et les terminaisons grammaticales. Pensez par exemple au « re » de « redonner », ou aux différentes terminaisons de « jeter », « jeté », « jetais »... La combinaison de ces éléments fournit de précieuses indications au lecteur. Par exemple, « ils redichaient » permet de déduire que plusieurs personnes ont répété l'action de « dicher » (que nous venons d'inventer!).

Le français ne note pas seulement la sonorité des mots, mais fournit également des indices sur leur racine, leur sens et leur forme grammaticale.
Figure 3. L'orthographe du français représente également les morphèmes : les préfixes, suffixes, racines et terminaisons grammaticales des mots.


En résumé, tous les bons lecteurs savent décrypter à la fois les sonorités et les morphèmes des mots. Et toutes les écritures du monde font appel, à des degrés divers, à ces deux voies de lecture : le passage de l'écrit au son (par le biais des correspondances entre les signes écrits et les sons), et le passage de l'écrit au sens (par le biais de la décomposition en morphèmes).

À retenir
·        Les phonèmes sont les plus petites unités de la parole.
·        Les graphèmes sont les lettres et les combinaisons de lettres qui représentent les phonèmes.
·        Les correspondances graphèmes-phonèmes permettent de lire les mots réguliers.
·        L'écriture du français comprend des irrégularités qui s'expliquent en partie par la notation des morphèmes des mots (préfixes, racines et suffixes).
·        Apprendre à décrypter le français demande d'apprendre deux voies de lecture le passage des lettres aux sons et le passage des lettres au sens.
 


[1] Cf. Coulmas F. (1989) The Writing Systems of the World, Oxford, Blackwell. – Sprenger-Charolles, L. (2003), “Linguistic processes in reading and spelling. The case of alphabetic writing systems : English, French, German and Spanish”, in T. Nunes et P. Bryant (éds), Handbook of Children Literacy, Amsterdam, Kluwer. – Ziegler, J. C. et Goswami U. (2005), “Reading acquisition, developmental dyslexia, and skilled reading across languages: A psycholinguistic grain size theory”, Psychol. Bull., 131(1), 3-29.

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Textes de Stanislas Dehaene : 
L'illusion d'une lecture globale (école : références)
Qu'est-ce que l'écriture ? (école : références)

site Collège de France, Psychologie cognitive expérimentale : http://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/#course

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