Appel contre les programmes 2002
- Version française : http://www.sauv.net/prim.php
- English version : http://www.sauv.net/primeng.php : A ready and easy way to handicap young minds : The new and "Improved" curriculum for French elementary schools, or how to prevent students from acquiring basic skills in reading, writing and arithmetic.
L’apprentissage de la lecture
Michel Delord, La Globale et la syllabique
Michel Delord, Trois ans ou trois ans et trois mois ?
G. Wettstein-Badour, La « Réforme Lang », Analyse des textes concernant l’apprentissage de la lecture et de l’écriture
G. Wettstein-Badour, Analyse du livret « Lire au CP – Analyser les difficultés pour mieux agir »
Français- Grammaire
- Philippe Ronflette Sur l’Observation Réfléchie de la Langue (ORL) De la phrase aux mots ou des mots à la phrase
- Intervention de Gaëtan Cotard et Agnès Joste : Le français au collège et au lycée : l'enseignement du non sens. De la langue à la littérature
Mathématiques et sciences
Michel Delord, Calcul : Etat des lieux
Michel Delord, Appel sur l'enseignement primaire : A propos des commentaires de M. Dominique Pernoux
Les pires programmes jamais connus ?
MD : Les programmes de 2002 n’étaient certes « pas bons ». Je ne vais pas
dire le contraire puisque c’est avec Michel Buttet que nous avons lancé
l’écriture de la pétition – http://sauv.net/prim
– qui les critiquait. Mais c’est autre chose de dire que « [Jack Lang
est] l’ordonnateur des pires programmes qu’on ait jamais connus » et
cette affirmation me fait douter des qualités critiques de celui (ou
celle) qui l’affirme.Justement au cours de la discussion sur la rédaction de cette pétition, nous avions remarqué que, pour le primaire, les programmes Bayrou de 1995 et surtout les projets de programmes intermédiaires de 1999 étaient bien pires que ceux de 2002 et c’est pour cela que la pétition s’opposait aux programmes de 2002 sans proposer de revenir à ceux de 1995.
La tendance à présenter les programmes de 2002 comme les pires en épargnant tous ceux qui ont été produits par des ministres proches du camp républicain, et par exemple les programmes de 1995 de Bayrou, ou ceux de Chevènement en 86 me semble être explicitement une des formes les plus obscurantistes de la susdite pensée républicaine et vous trouverez en note une critique des programmes Jean-Pierre Chevènement très partielle, certes, mais suffisante à ce niveau de discussion [1].
J’ai déjà du mal à excuser les non-praticiens de l’enseignement de s’être laissé entrainer dans une appréciation positive des programmes Chevènement : s’ils sont une véritable catastrophe pour le primaire, ce sont eux qui sont, pour les mathématiques, les pires qu’ait connus le secondaire (ce qui fait que ceux proposés sous Allègre pouvaient passer pour un progrès).
Mais lorsque ce sont des enseignants qui défendent le contenu catastrophique des programmes de 1995 (en prétendant que ceux de 2002 étaient pires) ou le contenu de ceux de Chevènement en 1986, j’ai vraiment de sérieux doutes sur la connaissance des disciplines qu’ils doivent enseigner.
Et j’ai donc ces sérieux doutes, qui sont beaucoup plus importants que des divergences « politiques », sur les capacités à enseigner les maths et le français de ceux – c’est-à-dire tous les républicains – qui plaçaient la rupture essentielle au moment de la loi de 1989 ou faisaient partie des comités de soutien à JPC en 2001/2002.
Car cela signifiait donc bien que, s’ils ont été révoltés par la loi de 1989,
-ils ne l’ont pas été autant par les programmes précédents qu’ils connaissaient bien pour les enseigner tous les jours. Ce qui fait que lorsque les mêmes mettent en avant leur qualité d’homme du terrain ou de praticien, on ne peut avoir que plus de doutes sur ces qualités.
-ils ne se sont opposés +sérieusement+ ni théoriquement ni pratiquement [2] aux contenus des programmes qu’ils enseignaient de 1970 à 1989. Et justement ce sont ceux qui ont enseigné sans trop broncher des programmes débiles qui disent maintenant bien sûr que le GRIP – et encore plus moi-même – avons eu tort de mettre les programmes au premier plan.
MD
[1] Cf. la partie consacrée à Jean-Pierre Chevènement dans « Charles de Gaulle et le gaullisme, Jean-Pierre Chevènement et le chevènementisme, des républicains acteurs fondamentaux de la dégradation de l’enseignement. » http://michel.delord.free.fr/cdg-jpc.html
[2] Pour savoir ce que signifie s’opposer +sérieusement+ aux programmes, lire l’introduction de
http://michel.delord.free.fr/incidents.html
Guy Morel : Je ne dirais pas cela – question d’âge sans doute – car la dégradation
des programmes à partir des années soixante-dix est un mouvement
continu. Pour quelqu’un comme moi qui a commencé à enseigner en 1967,
c’est évident. On peut même repérer les grandes étapes en se souvenant
des paliers de la dégringolade du niveau et de l’inflation des
difficultés pour enseigner. La casse initiale des programmes du primaire
a porté ses fruits – empoisonnés – au collège au milieu des années
soixante-dix, au lycée au milieu des années quatre-vingts. Entretemps et
dans les années qui suivent, combien de nouveaux programmes bâclés et
incohérents ? Au milieu des années quatre-vingt-dix, enseigné est devenu
très compliqué ; au tournant du siècle, périlleux ; quand je suis parti
à la retraite, dans beaucoup de classes carrément impossible.
« pires programmes » ? non, dans la continuité.
Source : Ecole : Jack attaque (Blog Interro écrite de Luc Cédelle)
Discussion complète : http://michel.delord.free.fr/celeborn_2002-docs.html
Des programmes dignes de ce nom
En France, Programmes du GRIP pour le primaire
Consensus et innovations : Comment a-t-on écrit les programmes de primaire de 2002 ? Rencontre avec Philippe Joutard
http://aggiornamento.hypotheses.org/487
Entretien réalisé par Patricia Legris le 16 juin 2011
Les textes du dossier « enseignement primaire » consacrés aux programmes de 2002 ont mis en évidence l’introduction de nouveautés dans les contenus et dans les démarches pédagogiques (notamment l’accent mis sur la transversalité). Ils ont montré également la volonté de leurs concepteurs de tenir compte à la fois des évolutions historiographiques et des contraintes de terrain auxquelles sont confrontés les professeurs des écoles ainsi que de leurs habitudes pédagogiques. Ces programmes peuvent être perçus comme une actualisation de ceux de 1995 mais également comme des textes novateurs. Dans l’ensemble, les programmes de 2002, appelés par la suite « programmes Joutard », du nom du président du groupe d’experts chargé de leur écriture, ont été bien reçus par les enseignants, contrairement à ceux de 2008. L’opacité de la production des curricula de 2008, le manque de consultation des acteurs éducatifs ainsi que les choix épistémologiques ont provoqué une polémique. Malgré ce rejet d’une grande partie de la profession, les professeurs des écoles doivent appliquer les programmes de 2008, en rusant avec s’ils n’adhèrent pas à l’enseignement des grands hommes et des dates repères de l’histoire de France.En 2002, le processus d’élaboration des programmes est encore défini par la Charte des programmes de 1992[1] : les programmes sont le résultat d’une longue concertation qui engage les directions du ministère de l’Education nationale, la plupart des syndicats d’enseignants, certaines associations de spécialistes, des groupes d’intérêt variables selon les disciplines, les représentants de parents d’élèves. La commande ministérielle est transmise par une lettre de cadrage du CNP à un groupe technique disciplinaire (GTD), appelé groupe d’experts depuis 2000, responsable de l’écriture du texte. Le GTD soumet son projet à un certain nombre d’acteurs éducatifs, mais également au CNP qui émet des avis, puis à l’avis du Conseil supérieur de l’Education avant de le remettre au ministre qui décide seul de valider, ou non, le programme. Un délai de quatorze mois doit être respecté entre la publication d’un programme et sa mise œuvre. Un programme doit être appliqué au minimum cinq ans.
Nous avons rencontré Philippe Joutard pour qu’il explique comment le groupe d’experts qu’il a présidé a procédé pour écrire des programmes consensuels et innovants. Il ne s’agit pas dans ce texte de mythifier les programmes de 2002 mais d’expliquer comment s’organisent les coulisses des programmes. Lors de cet entretien, l’historien est revenu sur les modalités de production des programmes que le ministère lui avait commandés en 2002. Il ressort de cette discussion l’attention portée par le groupe d’experts à la temporalité des enseignants : les représentants de ces derniers furent plusieurs fois consultés. Ils purent donc s’approprier progressivement ces programmes contrairement à ceux de 2008 pour lesquels un calendrier serré ne leur a pas permis la même chose. Nous retrouvons le phénomène identique pour les programmes du secondaire général : alors que les programmes de collège de 2008 ont été écrits à un rythme permettant des consultations multiples, ceux de lycée (en particulier celui de la classe de seconde générale) ont du être produits en quelques semaines, ce qui a réduit les marges de manœuvre pour les membres du groupe d’experts et a produit des textes bien plus conflictuels auprès des enseignants.
Patricia Legris (PL) : « J’aimerais que vous reveniez sur la façon dont les programmes de primaire de 2002 ont été écrits : Comment avez-vous été contacté par le ministère ? Quelle a été la lettre de cadrage ? Comment avez-vous composé le groupe d’experts ? Comment s’est déroulé concrètement le travail ? Avez-vous eu des relations avec le Conseil national des programmes, l’Inspection générale ? Comment ces textes ont-ils été validés ? »
Cadre initial de travail du groupe pour le primaire conduit par Philippe Joutard
Philippe Joutard (PJ) : « J’avais été contacté une première fois par Jack Lang et son cabinet pour une mission sur le devenir du collège. À ce moment-là, on se posait une fois de plus la question du devenir de ce collège. Donc, dans un premier temps, j’avais constitué une petite équipe sur le collège. Il se trouve que celui qui avait été pressenti pour diriger le groupe du primaire, n’a pas pu le faire. Je travaillais depuis deux ou trois mois quand le Ministre et son cabinet m’ont demandé de m’occuper également de l’école primaire. Dans un premier temps, j’étais un peu surpris. Ils m’ont dit que, dans la mesure où je m’occupais du collège, donc d’élèves qui venaient du primaire, le lien était fait entre école et collège. J’ai mis un moment avant d’accepter définitivement parce qu’en tant qu’ancien recteur, je n’avais pas beaucoup de liens avec le primaire. En sens inverse, je m’y étais intéressé quand j’avais présidé les commissions sur l’enseignement de l’histoire et de géographie en 1988-1989[2]. Finalement, j’ai accepté. J’avais peu de contraintes. Assurer la maîtrise de la langue : voilà l’objectif numéro 1. Également développer l’éducation scientifique et introduire l’enseignement d’une langue vivante. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu beaucoup de consignes. En revanche, je devais être en dialogue permanent avec le Conseil national des programmes (CNP)[3]. L’idée était de faire un aller-retour continuel. »
Constitution des groupes d’experts pour le primaire
PJ : « Je devais constituer un petit groupe de travail mais je ne me rappelle pas qu’on m’ait imposé quiconque. En revanche, il m’est arrivé de dire à la responsable du bureau de l’école primaire de la DEGESCO que j’avais besoin de telle ou telle personne et je lui demandais qui elle pouvait me recommander. J’avais l’habitude des problèmes des commissions. D’entrée de jeu, je me suis aperçu qu’il valait mieux faire un premier groupe d’une vingtaine de personnes dans lequel j’ai voulu avoir un éventail très large des niveaux, c’est-à-dire depuis l’Université jusqu’au professeur des Écoles. C’est la première règle que je me suis posée. C’était une commission généraliste. Il y avait également quelques secteurs (les sciences, les mathématiques, l’histoire-géographie-instruction civique, l’éducation physique et sportive, le français évidemment qui méritaient des groupes spécialisés dans lesquels j’ai cherché à avoir une représentation extrêmement variée. Au total, on devait être une quarantaine de personnes, si l’on compte à la fois la commission globale et les groupes disciplinaires, sans parler des différentes personnalités consultées par ailleurs. Comme nous devions être en relation avec le CNP, j’ai pris quelqu’un du CNP, Claude Capelier. J’ai voulu avoir un inspecteur général, d’autant plus que l’Inspection générale avait été en quelque sorte mise de côté. J’ai toujours de bonnes relations avec eux, je me suis dit qu’il était absurde de les écarter. Il faut associer tous les acteurs. J’avais la chance de bien connaître Jean Hébrard, un littéraire et un philosophe ayant le goût de l’histoire et qui travaille depuis longtemps avec Roger Chartier. Je l’ai connu quand je m’occupais de l’histoire du protestantisme. Il s’intéressait à la culture alphabétisée des protestants. Cela n’avait rien à voir avec le sujet précis mais je le connaissais déjà. Je lui ai donc demandé de faire partie de notre commission en tant qu’inspecteur général. C’est un homme qui a beaucoup réfléchi sur les problèmes d’apprentissage de la langue, qui est un praticien mais aussi qui a fait des études de linguistique. Qui connaissait bien le milieu avec ses enjeux. Ensuite, je savais qu’il fallait améliorer l’enseignement des sciences, j’ai demandé à Yves Quéré, physicien qui était à l’Académie des sciences, de participer au groupe central. Il a animé le groupe sciences avec l’IGEN de physique, Jean-Pierre Sarmant, qui était chargé de suivre la « main à la pâte », la grande opération d’initiation aux sciences expérimentales initiée par Georges Charpak Je leur laissais absolument carte blanche. De même avec Hébrard pour constituer un groupe de travail en français. En mathématiques, J’ai fait appel à un didacticien reconnu, Roland Charnay et en éducation physique à Mireille Quévreux. Il y avait un autre grand objectif qui était l’introduction d’une langue étrangère à l’école primaire, dont s’est occupé l’inspecteur général Goullier. »
Le groupe d’experts en histoire-géographie
PJ : « En histoire-géographie, je n’avais pas de règle sauf en cours de route où l’on m’a demandé ce qui était fait pour l’Europe. On m’a également demandé ce qui avait été fait pour l’Outre-mer et l’esclavage. Mais j’avais déjà répondu à ces questions avant que le ministère ne les pose !
En ce qui concerne l’histoire, géographie et l’éducation civique, j’ai pris en charge le groupe. J’ai travaillé avec mon épouse qui est agrégée d’histoire qui venait de quitter ses activités et avait autrefois coordonné des plans de formation sur la discipline dans l’Académie d’Aix-Marseille. À partir de là, j’ai demandé à Marie Lavin, avec qui j’avais travaillé pour l’histoire des arts, à Jean-Marie Baldner que je ne connaissais pas directement. J’ai pris cinq ou six personnes. J’ai demandé à l’IEN qui s’occupait des arts, Ève Leleu Galland de nous rejoindre car nous avions déjà pensé à introduire une dimension artistique dans nos enseignements. Nous avons un groupe d’histoire-géographie de cinq ou six personnes avec des principes qui devaient irriguer aussi la totalité des groupes. Le premier qui m’était cher : la tradition française est la continuité de l’enseignement supérieur à l’enseignement élémentaire. Cela doit percoler du haut en bas. J’avais l’idée dès le départ que nous devions tenir compte dans l’ensemble des disciplines de ce qui se fait dans la recherche, y compris pour l’élémentaire. La deuxième idée : on ne pouvait s’en tirer avec l’énorme accumulation de connaissances nouvelles et de matières nouvelles dans un horaire contraint avec l’idée de la priorité de l’apprentissage de la langue, sans apprendre la langue française à travers la totalité des disciplines. »
PL : « D’où le côté transversal des programmes… »
PJ : « Oui. Et cela était également un moyen de triompher des contraintes horaires. Si l’on fait de la lecture en lisant des textes historiques, on gagne du temps. Nous avons écrit des pages dans les programmes pour montrer comment on pouvait faire l’apprentissage de la langue à travers l’enseignement des autres disciplines. La transversalité n’était pas seulement du français à toutes les autres disciplines mais aussi des disciplines entre elles. Cela est facilité par l’existence du professeur unique. Il fallait absolument pouvoir faire des transversalités permanentes. C’était la doctrine commune de notre commission ! La transversalité, c’est aussi la reconnaissance des interactions entre les différents domaines du savoir et l’introduction à la complexité, ce qui me conduit à la troisième idée : contrairement à l’idée reçue, on ne va pas du simple au complexe mais, dès le départ, il faut enseigner le complexe. Apprendre à lire et à écrire est une opération d’une grande complexité. »
Combiner continuité et ruptures
PJ : « Si nous traitons plus spécifiquement du bloc histoire-géographie et éducation civique, nous avions mis comme priorité après l’apprentissage de la langue, le « vivre-ensemble ». Le bloc joue un rôle important pour ce rôle. En fonction de la nécessité de ne pas perdre le lien avec le supérieur, avec l’évolution historiographique, nous pensions qu’il fallait rompre avec le roman national. Mais une rupture qui puisse être acceptée. Pas du tout au rien. »
PL : « Tenir compte des habitudes des enseignants, de la formation… »
PJ : « Oui, tenir compte de la réalité. Nous étions contre la rupture nette. On s’appuyait sur les pratiques pour faire des choses applicables. On a démythologisé avec précaution, en ne déstabilisant pas trop les professeurs mais en rappelant ce qu’est la discipline : le rapport avec les sources et les traces. Affirmer un peu à la manière de la main à la pâte le rapport au réel et n’hésitons pas à le dire à la vérité. Nous étions tous d’accord pour qu’il y ait du récit mais un récit qui s’appuie sur des textes historiques, des vrais documents, pas Malet-Isaac expliquant ce qui s’est passé deux siècles auparavant. De même pour les gravures, des gravures de l’époque et non des interprétations tardives. Être attentif à la chronologie. Déjà lutter contre l’anachronisme. »
PL : « Donc, un travail sur les supports de l’histoire… »
PJ : « Voilà. D’où un certain nombre de critiques qu’on nous a fait : l’élève construit son savoir… Nous avons fait un dernier choix : bon nombre de nos élèves voient des spectacles violents. Par conséquent, on n’élimine pas les sujets liés à la violence, à l’inhumanité. C’est comme cela que nous avons introduit la Shoah, y compris à l’école primaire en cycle 3, que nous avons introduit la traite et l’esclavage, que nous avons introduit l’immigration. On a donc construit ces programmes avec des allers-retours avec le CNP. Pour prendre un exemple précis : ils avaient fait la suggestion d’étudier les groupes à côté des personnes. C’était une proposition de Michelle Perrot, qui était alors au CNP. Cela a paru un bon compromis pour faire à la fois de l’« histoire à l’ancienne » autour de quelques personnages tout en montrant les aspects sociaux avec les groupes.
On a fait extrêmement attention à la rédaction du texte. Par exemple, éviter de donner l’impression que la France existe dès l’époque antique. Nous avons mis dans le texte « le territoire français ». Nous avons pesé chaque mot. Montrer qu’il y a les Gaulois mais également les Grecs, d’où la fondation de Marseille dans les dates du programme. Chaque terme a été étudié pour à la fois reprendre le schéma classique des grandes périodes mais en même temps pour le revisiter, en faisant attention à la manière dont on formule les termes. Rappeler que les Gaulois sont les premiers immigrants, qui viennent de l’Est, que nous savons très peu de choses sur les populations autochtones. Pour que cela soit couvert du point de vue scientifique, j’avais interrogé Maurice Sartre pour lui demander comment appeler les populations sur place, il m’avait suggéré « peuples premiers » faute de mieux ! »
PL : « Pour simplifier des choses qui peuvent être complexes ? »
PJ : « Voilà. Dernier point : en tenant compte de l’état de l’historiographie, une question sur les femmes. On l’a fait par les groupes, un peu par les personnages symboliques. On a mis une question pour le XIXe siècle car c’était une poussée de l’inégalité selon nous. On est parfaitement conscient que c’était une construction mais cela était un moyen d’attirer l’attention sur le rôle des femmes et sur leur statut, de relier à l’histoire du genre. N’oublions pas que tout programme est une construction. On a précisé également qu’en 1848 c’est l’introduction du suffrage universel MASCULIN ! De même pour 1492 : les grandes découvertes mais aussi l’expulsion des Juifs et des Morisques. Toute une série de dates dont on montre la complexité. On avait dit : découverte du nouveau monde mais aussi de nouveaux esclavages ! »
Dialoguer avec le CNP et consulter les syndicats d’enseignants
PJ : « Premier acte de ce travail : nous avons travaillé constamment avec le CNP. On a du le convaincre sur plusieurs points : par exemple, la nécessité de mettre au premier plan le document. Visiblement, il y avait des gens, dont Luc Ferry, qui avaient peur du constructivisme. Mais on a réussi cela grâce au dialogue. J’ajoute qu’on était tous sensibles au rôle des expressions artistiques comme phénomènes de société. Cela nous a conduits à faire une question spéciale pour l’époque très contemporaine, qui a disparu d’ailleurs, et de mettre les expressions artistiques tout au long du programme. De ce point de vue, nous avons anticipé sur l’heureuse introduction de l’histoire des arts à tous les niveaux de l’enseignement.
Dans la mesure où il faut que ces programmes soient bien perçus pour être acceptés, j’ai pris soin tout au long du processus, avec l’accord du cabinet, de consulter les syndicats : j’ai reçu assez tôt les trois principaux syndicats (SNUIPP, SGEN, SE-UNSA). Je leur ai expliqué très tôt ces principes. Quand les choses ont été assez finalisées, je leur ai passé le projet de façon informelle en disant que ce n’était pas définitif. Nous en avons discuté avec eux, y compris en CSE, jusqu’au bout. Je dois dire que ce n’est pas l’histoire qui a été le plus discutée. Certains trouvaient ces programmes un peu lourds, on les a donc allégés. Mais il n’y a eu aucune critique pour l’introduction des questions difficiles comme la Shoah, la traite ou l’immigration.
Il y a eu une consultation générale envoyée dans toutes les académies, les écoles. Il y a eu une demi-journée ou une journée de banalisée pour une discussion. On a eu des problèmes de retombées : la consultation s’est faite au milieu d’une grève des IEN, on a eu à peu près la moitié des remontées. Les synthèses ont été faites par circonscription puis après les IA faisaient des synthèses par départements. Nous avons eu entre les mains la moitié des synthèses, on les a toutes lues, systématiquement. Nous nous sommes aperçus qu’il n’y avait pas de gros problèmes pour l’histoire. La grande question concernait la transversalité : comment fait-on ? Sur l’histoire locale, on retrouve la tradition des instituteurs au meilleur sens du terme : aller voir sur place les documents ; cette utilisation des documents n’a soulevé aucune objection ! Sur l’introduction des femmes, de même ! Les enseignants ont trouvé le programme très ambitieux, comme l’ensemble des textes.
Les syndicats étaient d’accord avec ces programmes mais ils demandaient une très forte formation. Ils avaient complètement raison, je les approuve totalement. On a eu un appui fort du syndicat des IEN. L’Inspection Générale a été plus partagée, ce qui peut se comprendre. Cela a davantage porté sur les problèmes d’apprentissage de la langue. Aussi bien dans le groupe d’histoire que le groupe plus large, cela s’est très bien passé. Nous en conservons tous un excellent souvenir et beaucoup d’entre nous ont une véritable nostalgie de ce travail d’équipe. »
PL : « J’aurais trois questions pour approfondir ce que vous avez dit : entre le moment où l’on vous contacte et celui où les programmes sont validés, combien de temps a passé ? »
PJ : « Un peu plus d’un an, quinze mois. Je faisais encore mon séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, mais je me ménageais du temps libre. Autour de nous, il y avait des gens qui avaient du temps libre, nous avons pu bien travailler. On déléguait beaucoup également : cela a un côté décentralisé. Chacun s’est réparti les tâches et nous en discutions ensuite entre nous. C’est un texte à plusieurs mains. On a cherché ensuite à unifier les rédactions. On s’est efforcé de suivre le cahier des charges fixé au départ. Nous cherchions à respecter un principe fixé par la commission Bourdieu-Gros[4] : 14 mois entre la publication et l’application du programme pour que les enseignants aient le temps de le préparer. Nous n’y sommes pas tout à fait arrivés. Les textes ont circulé pendant le dernier trimestre 2011 et ils ont été publiés à la fin janvier 2002. »
PL : « Concernant les pôles travaillant sur les programmes, vous les avez rencontrés ? »
PJ : « Il y avait deux choses. Le groupe général : il y a eu trois, quatre séances du groupe général pour fixer les objectifs puis la construction des différentes parties du programme ont été menées parallèlement. Mais il y avait à réfléchir en même temps au préambule. Très vite, nous avons compris qu’il fallait faire des documents d’accompagnement à côté des programmes. On les a faits quand les textes ont été validés, avant l’année d’application, pendant le premier trimestre 2002. »
PL : « Concernant les historiens consultés, vous les avez contactés ? »
PJ : « Oui. Dans les historiens, il y a ceux du groupe permanent et ceux que j’appelais, y compris dans les relectures. Je leur faisais relire des fragments de rédaction. Baldner avait aussi confié des textes en géographie à des collègues pour relecture, en demandant à chacun la discrétion nécessaire. »
PL : « Pour essayer de penser les deux programmes ensemble… »
PJ : « Bien entendu. Il y avait l’idée qu’en 2000 on ne pouvait pas s’enfermer dans la France. Même si l’on acceptait l’idée que le primaire est surtout consacré au territoire national, il ne faut pas s’y enfermer ! Par conséquent, on a eu l’idée de faire une histoire européenne avec des ouvertures mondiales. On l’a dit dès l’introduction. »
PL : « Pour ouvrir aux autres échelles… »
PJ : « Tout à fait. C’était évident. »
PL : « Une fois le programme voté, avez-vous eu des retours ? »
PJ : « Cela s’est bien passé. On n’a eu aucune opposition véritable. Les programmes ont été bien perçus. Je n’ai pas eu l’impression d’avoir eu à les défendre. J’ai été invité à plusieurs reprises aux universités d’automne du SNUIPP. Et je n’ai jamais perçu la moindre hostilité, au contraire. Les syndicats enseignant les ont bien reçus, même s’ils se sont abstenus au CSE parce qu’ils estimaient ne pas avoir assez d’assurance sur la formation ni sur les moyens, mais ils ont bien souligné dans leur intervention la qualité du travail fourni.
Les gens m’expliquaient que c’était difficile, qu’ils n’étaient pas formés. C’était la principale critique : la demande de formation. Ce n’est pas faux d’ailleurs ! J’étais frappé de voir que le bouleversement introduit dans les programmes ne faisait pas problème : démythologiser ne faisait pas problème. Il n’y avait pas une demande de retour en arrière. Certainement pas de la part des acteurs de terrain ! Je n’ai jamais entendu de remarques critiques fortes. Je vous dis : les deux reproches faits ont été la formation et « vous mettez la barre très haut ». Pour moi, ce n’est pas vraiment un reproche ! Ce qui m’a fait très plaisir est que le syndicat des IEN a terminé son intervention au CSE en disant que c’étaient des programmes qui les respectaient. C’est un excellent exemple des possibilités d’évolution du système éducatif. C’est moins figé, moins encadré. »
PL : « D’après ce que vous m’avez raconté, la production des programmes a été confiée à des acteurs éducatifs… »
PJ : « Oui, exactement. Le ministre est resté en dehors. Je n’ai eu aucune surveillance. Jamais. J’étais complètement libre. Certaines remarques sur les collèges, comme le fait que les élèves s’y ennuient, n’ont pas été retenues. Malheureusement, c’est la réalité qui a été gommée. Là, pas du tout. Les gens nous faisaient confiance, les membres du cabinet maîtrisant moins les enjeux du primaire. Je crois aussi que j’avais voulu déminer les choses très tôt, associer d’emblée les syndicats d’enseignants qui ont une volonté pédagogique, un véritable souci des élèves (…). Pédagogiquement, ces syndicats ne sont pas conservateurs, acceptent le lien avec la pédagogie en train de se faire, la pédagogie de projet. »
PL : « Concernant les programmes de 2008, en avez-vous été informés ? »
PJ : « Entre 2002 et 2007, nos programmes étaient appliqués. Quand Ferry était ministre, comme il y avait été associé de près, il leur était tout à fait favorable ! Darcos était beaucoup plus réservé. Après Ferry, il y a eu la réflexion menée par Claude Thélot qui n’était pas contre nos programmes qui avaient déjà introduit les notions de compétences. Nous n’étions pas encore dans le collimateur. Cela a commencé la première année de Darcos qui avait fait des réécritures. Comme ils ont voulu tout refaire, les programmes d’histoire de 2002 ont été emportés. Le principal objectif étant le français. Ils n’ont pas vu ce qui était neuf dans ces programmes, ils n’ont pas osé enlever l’esclavage, la Shoah, l’immigration. Mais ils ont fait une espèce de mélange. Ils ont aplati le programme les groupes ont totalement disparu ; il y a parfois des absurdités. Dans les dates à retenir : ils ont mis Henri-IV et l’édit de Nantes sans évoquer plus tard, la révocation. Mettre le positif et surtout pas le négatif ! »
PL : « Ne pas complexifier les dates, les questions… »
PJ : « Voilà ! Il y avait l’état d’esprit de revenir à la légende dorée. On ne prépare pas les gens à la réalité. »
PL : « En plus, il y a une totale opacité sur les auteurs du texte… »
PJ : « Oui, c’est totalement l’inverse. La preuve : jusqu’à la première version des programmes, je n’ai pas été consulté mais entre les deux versions, le cabinet de Darcos m’a appelé et j’ai rencontré Darcos deux ou trois jours avant la publication. Pendant une heure. Pas uniquement sur les programmes d’histoire mais sur l’ensemble des programmes du primaire. Je lui ai fait un ensemble de critiques dont celles concernant les problèmes d’horaires, entre autres, la diminution de l’horaire hebdomadaire ou la semaine de quatre jours, l’éducation civique en lui montrant qu’il y avait des sujets infaisables. J’ai eu le sentiment de quelqu’un qui n’avait pas toujours lu dans le détail la totalité. Ensuite, j’ai pris position clairement contre ces programmes, contre la distinction « fondamentaux » et « non fondamentaux ». Soyons clairs : je suis entièrement d’accord que la priorité des priorités est la maîtrise de la langue française, écrite et orale, mais cette maîtrise s’acquière à travers les différents domaines littéraires, artistique, historiques, scientifiques… En d’autres termes, pas de véritable maîtrise de la langue sans une solide culture générale ; c’est précisément ce qui fait la supériorité des enfants issus des classes socio-culturels élevées qui acquièrent en grande cette culture dans leur famille. Si l’École, sous prétexte de privilégier les fondamentaux, néglige cet arrière-plan culturel, elle creuse les inégalités et prépare l’échec scolaire des plus démunis.
J’ai soutenu les trois syndicats hostiles à cette rédaction. Il y a eu d’ailleurs des tensions sur le sujet à l’intérieur de l’Inspection générale. J’étais très frappé de voir que personne n’a osé affirmer qu’il avait fait ces programmes ! On ne sait pas, c’est très obscur. Avec des choses incompatibles : on ne met pas en question la « main à la pâte » mais cela n’est pas applicable. Ils donnaient le sentiment qu’une bonne partie des décisions même les plus modestes étaient prises à l’Élysée ou faites pour plaire à l’Élysée. »
PL : « Ces programmes semblent datés alors qu’ils n’ont que trois ans… »
PJ : « Effectivement. Derrière cela, il y a le triomphe des idées reçues et le sacrifice au présentisme. On oublie tout ce qui s’est fait avant et on croit avoir tout inventé. Ils ont dit qu’ils rétablissaient le calcul mental qui était déjà dans inscrit dans les programmes de 2002 ! Les programmes de 2008 se présentent en rupture avec ceux de 2002 considérés comme laxistes. Il suffit de relire nos textes pour voir le caractère absurde de la critique. Le reproche principal a été le caractère exigeant de ces programmes. Pour ma part, je n’ai jamais été tenté par le laxisme.
Justement, on avait fait attention à faire un équilibre, d’autant plus qu’il y avait un dialogue avec le CNP présidé alors par Luc Ferry qui ne peut pas être accusé de progressisme pédagogique, encore moins de laxisme. J’ai trouvé positif qu’on puisse dialoguer entre personnalités de sensibilités différentes. Je n’hésiterais pas à parler de tension créatrice. Après, petit épisode amusant : une lettre signée en commun par Luc Ferry et Jack Lang contre les programmes de 2008, ce qui montre que les programmes de 2002 étaient arrivés à un juste équilibre entre des exigences contradictoires. Quelques petits cercles peu nombreux, mais très actifs sur le plan de la communication, qui n’avaient pas d’influence sur le primaire, ont souvent guidé la plume des rédacteurs de 2008 sans parler de ce qui était censé plaire à l’Élysée. »
PL : « C’est intéressant de voir que ces programmes de primaire sont publiés en même temps que ceux du collège de 2008… »
PJ : « En créant de l’incohérence alors que notre idée à tous était d’harmoniser les programmes du collège par rapport à ceux du primaire. L’histoire-géographie était assez déstabilisée par ces programmes de primaire. Tout a été fait dans l’informel. Le principal angle d’attaque était qu’on faisait du superflu. Ils refusaient la transversalité, avaient des injonctions contradictoires. Beaucoup de gens continuent malgré cela à travailler sur les programmes de 2002, ils adaptent (…). On revient avant les années 1980 pour écrire ces programmes, avant la COPREHG. C’est très curieux et absurde en même temps. Le ministère a créé du trouble au moment où l’on réduit le nombre de postes et où l’on supprime de fait la formation des enseignants. Ce qui frappe, c’est l’incohérence. »
[1] L’ouvrage de Dominique Raulin, Les programmes scolaires paru chez Retz en 2006, explique clairement ce processus complexe.
[2] Philippe Joutard a présidé de 1985 à 1986 la COPREHG (Commission permanente de réflexion sur la rénovation de l’histoire et de la géographie). Cette commission, qui succédait à celle présidée par Jacques Le Goff, était composée d’historiens, d’inspecteurs et de représentants d’enseignants (primaire et secondaire). La COPREHG devait être consultée lors de l’écriture de nouveaux programmes. Par la suite, Philippe Joutard a également présidé une commission sur l’histoire et la géographie en 1988-1989 chargée de remettre à Pierre Bourdieu et François Gros une série de recommandations pour cet enseignement. Parmi les 16 recommandations, figurent par exemple l’insertion de l’histoire du fait religieux, celle des sciences et techniques, celle de l’Europe. Une étude plus équilibrée entre les quatre grandes périodes est également recommandée.
[3] Créé par la loi Jospin du 10 juillet 1989, le Conseil national des programmes se compose de 22 personnalités nommées par le Ministre de l’Education nationale. Son organisation et son fonctionnement sont précisés par le décret du 23 février 1990. Le CNP donne des avis rendus publics et adresse des propositions au Ministre sur la conception générale des enseignements, les grands objectifs à atteindre, l’adéquation des programmes et des champs disciplinaires à ces objectifs et leur adaptation au développement des connaissances. Le CNP a été présidé par Didier Dacunha-Castelle de 1990 à 1993, par Luc Ferry entre 1994 et 2002 puis par Jean-Didier Vincent. Dominique Raulin a assuré la présidence par intérim durant les derniers mois du CNP en 2005.
[4] Le rapport Bourdieu-Gros (8 mars 1989) est disponible en ligne sur internet.
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