http://www.laviemoderne.net/clapotis/006-je-ne-dekhollere-pas.html |
Encore un article symptomatique (de quoi ? vous verrez) que j'archive ici pour être sûr de ne pas le perdre dans les tréfonds du net.
"Pourquoi j’ai démissionné de l’Éducation nationale ?" de Sophie Maunier, Roubaix (Nord), lettre parue sur le site du Monde : http://mediateur.blog.lemonde.fr/2012/03/09/pourquoi-jai-demissionne-de-leducation-nationale/
Pourquoi j’ai démissionné de l’Éducation nationale au bout de 15 ans de service
« Vous ne savez pas noter », « ça sert à rien votre cours », « elle
est folle, celle-là!», « elle me dégoûte, elle ». C’est, entre autres,
ce que l’on peut entendre de la bouche d’élèves quand on travaille en
lycée sensible. Évidemment, les élèves de ce type de lycée ne sont pas
tous contre l’école, mais les comportements anti-scolaires sont
courants, pour ne pas dire constants, voire normaux. Oui, normaux dans
le sens où ils sont la norme. Et la norme est : bavarder en classe,
chahuter, tricher lors des devoirs surveillés, utiliser son téléphone
portable, parler de façon grossière et agressive, ne pas écouter,
répondre de façon outrancière, ne pas faire ses devoirs…
Et pourtant, ce
ne sont pas ces comportements qui m’ont conduite à démissionner, même
si supporter quotidiennement ces avanies usent, éreintent, érodent les
meilleures volontés. Au fond, les élèves de zone sensible se retrouvent
dans des ghettos sociaux et souvent ethniques [lire le livre d'Agnès Van
Zanten, L’école de la périphérie, «PUF», 2001], qui ne sont guère
différents de leur quartier. D’ailleurs, ils ne font pas toujours, pour
ne pas dire pas du tout, la différence. Si leurs attitudes ne sont pas
excusables, car ils font finalement le choix, tout en étant au lycée,
d’œuvrer contre l’enseignement, sont-ils réellement à blâmer ?
Après
tout, on leur fait croire qu’ils ont les capacités de réussir au lycée
et d’avoir leur baccalauréat, et avec ce dernier en poche, qu’ils vont
trouver un travail correctement rémunéré. Et le pire, la majorité des
élèves aura son baccalauréat (pour le reste, c’est autre chose, la
sélection étant repoussée). Les élèves sont-ils meilleurs qu’il y a plus
de dix ans, quand j’ai commencé à enseigner en lycée sensible ? Non. Il
suffit de casser le thermomètre, autrement dit de modifier les
modalités d’évaluation, d’atténuer les exigences, de ne pas tenir compte
de l’orthographe ni de la syntaxe… On fabrique des élèves bons nulle
part : ni dans les travaux intellectuels, qui répugnent aux élèves
d’ailleurs («beurk, un livre ! »… sans compter le plagiat éhonté sur
internet), ni dans les activités de service du fait de leur comportement
pour le moins inadéquat, ni dans les travaux manuels, puisqu’on leur a
fait croire que ces derniers étaient médiocres ou ne menaient à rien.
Mais tout va bien dans le meilleur des mondes, car si la situation
perdure et se dégrade, ce n’est pas du fait de la simple inertie du
système.
L’objectif n’est plus d’éduquer, d’instruire, de préparer à des
formations supérieures ou à un métier, notamment en lycée sensible.
L’objectif est de « faire garderie », éviter que ces jeunes d’origine
populaire ne tiennent les murs et ne se livrent à la délinquance. Puis,
cela sera toujours moins de jeunes inscrits au chômage tant qu’ils sont
scolarisés. Que cela se passe bien ou mal en classe, que les cours
soient bien préparés ou pas, peu importe ; il suffit juste d’éviter que
cela ne s’ébruite, notamment dans les médias. Ce ne sont pas les parents
qui se plaindront : ils attendent du lycée que l’on éduque leurs
enfants et peu viennent aux réunions. Les enseignants ? Il n’y a pas de
collectif ; le corps professoral est atomisé. Quatre catégories
d’attitudes sont repérables (Albert O. Hirschman, Exit, voice, loyalty
, 1970) : la défection (par la mutation, les arrêts longue maladie, la
démission), la prise de parole (elle a peu d’effets tant elle est
minoritaire), la résignation et la loyauté. Et la loyauté, dans un lycée
sensible, est grassement rémunérée, grâce aux heures supplémentaires
qu’il est possible de faire. Une manne dont ne se prive pas la
Direction, qui suit parfaitement l’adage « diviser pour mieux régner ».
Et la réforme du lycée, qui réduit les heures disciplinaires, a
davantage exacerbé les querelles et la chasse aux heures. Et le Savoir ?
Comme m’a répondu un inspecteur : « cela fait depuis longtemps que
l’école n’instruit plus : c’est aux élèves de construire leurs savoirs
». Ce qui compte maintenant ? Les compétences, y compris extrascolaires.
La réforme écorne un peu plus les disciplines, par une diminution des
horaires et une réécriture des programmes, contestée d’ailleurs ; à la
place, des heures d’aide personnalisée, qui n’ont rien de personnalisées
ni ne relèvent de l’aide auprès des élèves. Car ces heures sont
imposées et on les remplit pour occuper les élèves, bien trop nombreux
pour que l’on puisse réellement apporter un soutien quelconque et avec
le mot d’ordre : « surtout pas de disciplinaire ni d’aide aux devoirs !
». Mais cela fait toujours des heures en plus pour les professeurs
volontaires… Si des enseignants essaient de faire honnêtement leur
métier, et il y en a, ils œuvrent dans un ensemble qui manque
cruellement de professionnalisme.
D’ailleurs, les professionnels
disparaissent : les conseillers d’orientation, les documentalistes… les
soutiens auprès des élèves sont souvent confiés à des étudiants, sous
contrat d’assistance pédagogique, qui n’ont aucune formation en la
matière. Les enseignants prennent en charge de plus en plus de tâches,
pour lesquelles ils ne sont pas formés, et sont seuls face aux
difficultés qu’ils peuvent rencontrer en classe, ou dans la préparation
des cours et l’élaboration de projet. Mais, de toute façon, demande-t-on
aux professeurs d’enseigner ? Inutile d’avoir des professionnels,
autant supprimer leur formation… Si j’ai démissionné, c’est parce que
j’aime mon métier. Or, en France, dans le système actuel, cela devient
de plus en plus difficile et surtout non exigé de le faire. Et « une
société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas » Charles
Péguy (Pour la rentrée) . Et qui n’aime pas son école.
Sophie Maunier, Roubaix (Nord)
Cette lettre est commentée ici sur le forum Neoprofs : http://www.neoprofs.org/t44928-article-pourquoi-jai-demissionne-de-leducation-nationale
Et maintenant un petit parcours d'articles :
Le même jour que "Pourquoi j'ai démissionné" est paru : Des collégiennes privées de jupes et renvoyées chez elles
Après avoir cet article, lisez le commentaire de Samuel Huet au sujet de la Journée de la Jupe : La journée des dupes
Quatre jours avant était paru un billet de Jean-Paul Brighelli sur Bonnet d'âne (le 5 mars 2012) : Mettre les profs au travail, disent-ils…
Dix jours avant, sur Skholè, était paru un dossier spécial Collège où étaient proposées quelques analyses des causes de la crise de l'enseignement au collège :
Le premier volet de ce dossier s’ouvre par le récit de Michel Segal, « Mohammed est-il coupable ? », qui dresse le bilan noir de quatre ans de collège, pour un groupe d’élèves rencontrés d’abord en 6e puis retrouvés en 3e.
Suit un entretien croisé – et contrasté - entre deux principaux de
collège, auxquels nous avons posé une série de questions sur les
problèmes du collège, tels qu’ils les vivent et les analysent à travers
leur métier de chef d’établissement : Entretien avec deux principaux de collège
Nathalie Bulle propose ensuite une interprétation de l’évolution des
finalités de l’école telle qu’elle s’est en particulier manifestée par
l’évolution du « collège unique » : L’instauration d’un nouvel ordre moral sur l’éducation des jeunes
Pour finir, N. Bulle soumet une série de propositions de réforme du
collège français, qui permettraient d'assurer des rythmes adaptés dans
les disciplines « cumulatives » : Propositions pour une rénovation du collège
Est également disponible un historique succinct du "collège unique" : Petite histoire du collège
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Aidez-moi à améliorer l'article par vos remarques, critiques, suggestions... Merci beaucoup.