21 septembre 2011

Leçon de choses (Dictionnaire Buisson 1911)


 L'expression de leçons de choses n'est entrée dans notre langage pédagogique que depuis quelques années. Elle a été popularisée par Mme Pape-Carpantier, qui l'employa officiellement dans ses conférences aux instituteurs réunis à l'occasion de l'Exposition de 1867. Elle est la traduction littérale des mots Object teaching, Object lessons, dus au sens pratique des Américains.

On désigne sous le nom de leçons de choses un procédé d'enseignement, une des applications de la méthode intuitive (Voir Intuition). Si ce procédé, dans la forme qu'il a prise de nos jours, est chose moderne, l'idée qui lui a donné naissance est déjà ancienne, et il est intéressant d'en suivre très rapidement la filiation historique dans les écrits des penseurs qui se sont occupés d'éducation.

1. Historique.


[1.a. Rabelais]

On connaît les pages célèbres où Rabelais trace avec tant de bon sens un plan d'éducation pour Gargantua. Au commencement du repas, Gargantua et son précepteur Ponocrates « devisoyent joyeusement ensemble, parlans, pour les premiers motz, de la vertu, propriété, efficace et nature de tout ce que leur estoit servi à la table : du pain, du vin, de l'eaue, du sel, des viandes, poissons, fruicts, herbes, racines et de l'apprest d'ycelles ». Dans leurs promenades, « passans par quelques prez ou aultres lieux herbus, visitoyent les arbres et plantes, et en emportoyent leurs pleines mains au logis » ; et s'il arrivait que « l'aer feust pluvieux et intempéré », ils « alloyent veoir comment on tiroit les metaulx, ou comment on fondoit l'artillerie ; ou alloyent veoir les lapidaires, orfebvres, et tailleurs de pierreries, ou les alchemistes et monnoyeurs, ou les haultelissiers, les tissoutiers, les veloutiers, les horlogers, miraillers, imprimeurs, organistes, tincturiers, et aultres telles sortes d'ouvriers, et apprenoyent et consideroyent l'industrie et invention des mestiers » (Gargantua, chap. XXIII).

[1.b. Coménius]

Coménius a établi, dans sa Didactica magna, le principe suivant : « On doit présenter toutes choses, autant qu'il se peut faire, aux sens qui leur correspondent : que l'élève apprenne à connaître les choses visibles par la vue, les sons par l'ouïe, les odeurs par l'odorat, les choses sapides par le goût, les choses tangibles par le toucher ». Dans son Informatorium der Mutterschule, il a tracé tout un programme d'enseignement élémentaire par les sens (Voir Coménius). Un contemporain du grand pédagogue tchèque, le Saxon Andreas Reyher, s'inspirant de ses idées, les a fait passer dans la pratique de l'école : la Schul-Methodus composée par lui et publiée en 1642 par ordre du duc Ernest le Pieux donne à ce sujet les détails les plus complets, que nous avons résumés ailleurs (Voir Ernest le Pieux). L'œuvre de Reyher mérite d'être signalée comme la première tentative d'une organisation régulière de l'enseignement intuitif à l'école primaire.

[1.c. Francke, les Real-Schulen]

Le mouvement inauguré par Coménius est continué en Allemagne par Francke. Dans son Paedagogium de Halle, non seulement on conduisait dans les ateliers des artisans et des artistes, afin de leur faire acquérir par leurs propres observations une idée juste des objets servant à l'usage de la vie commune ; mais, lorsque les circonstances le permettaient, on cherchait aussi à rendre l'enseignement lui-même intuitif, en montrant des objets naturels, des gravures et des modèles. En été, les élèves faisaient des excursions botaniques, et les plantes recueillies sous la direction d'un botaniste servaient à enrichir l'herbier de l'établissement. Lorsque le temps était défavorable, on leur montrait les principales plantes, cultivées dans un jardin botanique établi à cet effet ; en hiver, où l'on traitait comme « exercices de récréation » différents sujets tirés des sciences naturelles, on enseignait l'anatomie, à quoi l'on faisait servir des gravures, des cadavres d'animaux, ou encore un squelette humain ; on familiarisait les élèves avec les principaux minéraux et leurs propriétés ; dans les leçons de physique, on leur donnait, au moyen d'expériences variées, de nombreuses notions sur l'air, le feu, la lumière, les couleurs, l'eau, les minéraux, etc. C'est de cette époque que datent en Allemagne les écoles dites réales (Real-schulen), qui furent créées par des disciples de Francke.

[1.d. Abbé Fleury]

En France, on ne voit guère au dix-septième siècle les éducateurs se préoccuper de l'étude de la nature : l'influence des doctrines cartésiennes, d'une part, celle de Port-Royal, d'autre part, les détournent de cette voie. Cependant on peut signaler, dans le Traité des études de l'abbé Fleury, quelques réflexions judicieuses sur la nécessité d'attirer l'attention de l'enfant sur les objets qui l'entourent : « Comme les premiers objets dont les enfants sont frappés, dit-il. sont le dedans d'une maison, ses diverses parties, les meubles et les ustensiles du ménage, il n'y a qu'à suivre leur curiosité naturelle pour leur apprendre agréablement l'usage de toutes ces choses et leur faire entendre, autant qu'ils en sont capables, les raisons solides qui les ont l'ait inventer. Il faut qu'ils connaissent la terre qu'ils habitent, le pain qu'ils mangent, les animaux qui les servent, et surtout les hommes avec qui ils doivent vivre et avoir affaire. »

[1.e. Rousseau]

Il faut arriver jusqu'à Rousseau pour trouver, nettement exposée, la théorie de Rabelais et de Coménius, reprise par un novateur audacieux qui allait en assurer le triomphe. Rousseau attribue à l'éducation des sens une importance considérable, et il lui a consacré de longues pages de l'Emile, « Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont les premières qu'il faudrait cultiver : ce sont les seules qu'on oublie ou celles qu'on néglige le plus. » Ce n'est pas seulement l'éducation de l’esprit au moyen des sens qui préoccupe Rousseau, c'est aussi et surtout l'éducation propre des sens : « Exercer les sens, c'est apprendre pour ainsi dire à sentir, car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre que comme nous avons appris. » Plus tard, quand Emile fera des études proprement dites, c'est toujours par les sens qu'il arrivera aux connaissances « utiles » qu'il doit acquérir. Point d'autre livre que la nature elle même, point d'autres leçons que celles de l'expérience et de l'observation des faits. « Les choses, les choses! s'écrie Rousseau ; avec notre éducation babillarde, nous ne faisons que des babillards » ; et, passant du précepte à l'exemple, il fait une très intéressante leçon de choses pour enseigner à son élève à s'orienter dans la forêt de Montmorency.

[1.f. Les émules de Rousseau en France]

Rousseau ayant mis la nature à la mode, de nombreux auteurs essayèrent après lui d'écrire pour les enfants des ouvrages plaçant à leur portée les notions élémentaires des sciences naturelles. Bornons-nous à rappeler, outre le Spectacle de la nature de l'abbé Pluche (antérieur à la publication de l'Emile), les ouvrages de Mme de Genlis, de Berquin, le Magasin des enfants de Mme Leprince de Beaumont, le Portefeuille des enfants de Duchesne et Le Blond, etc. Un écrivain obscur, Carpentier, disait dans son Nouveau plan d'éducation, à l'article Nomenclature : « J'entends par nomenclature la dénomination des choses et l'application de leurs usages. Autant que nous le pourrons, nous présenterons dans cet exercice les objets dont nous voudrons dire les noms et expliquer les propriétés. Nous commencerons la nomenclature aussi tôt que le cours d'éducation, et il sera une partie de nos récréations tant que le cours durera. A la promenade ou à la maison, aux champs ou à la ville, on trouvera partout des choses. Toutes ces choses ont des noms, des usages, des propriétés : aussi cet exercice peut se faire partout. »

[1.g. Les émules de Rousseau en Angleterre]

L'Angleterre aussi vit naître une littérature du même genre, où les petits livres de Miss Edgeworth tiennent la première place.

[1.h. Les émules de Rousseau en Allemagne : Basedow, Pestalozzi]

Mais c'est surtout en Allemagne et en Suisse que l'initiative de Rousseau trouva un accueil empressé et suscita de profondes et décisives réformes. Basedow et les philanthropinistes tentèrent de renouveler l'éducation en plaçant l'intuition à la base de l'enseignement ; l'Elementarbuch de Basedow fut une réédition, appropriée aux idées du dix-huitième siècle, de l'Orbispictus de Coménius. Pestalozzi, parlant de la même idée, la compléta par une théorie psychologique qui est devenue le fondement des doctrines modernes sur l'éducation : c'est que les exercices d'intuition doivent servir, non à cultiver artificiellement les facultés de l'enfant, mais à en faciliter le développement spontané et naturel. Malheureusement Pestalozzi s'égara dans l'application de son propre système. Nous ne reviendrons pas ici sur ce qui a été dit ailleurs (Voir Intuition et Pestalozzi).

[1.i. Mécanisation des Denk-Uebungen, exercices d’intuition et de pensée]

Les premiers disciples de Pestalozzi en Allemagne ne réussirent pas mieux que le maître à faire entrer d'une manière satisfaisante l'intuition dans la pratique scolaire. Les exercices d'intuition et de pensée (Denk-Uebungen) n'étaient qu'une puérile et mécanique récitation de formules abstraites. « De 1816 à 1840, les systèmes s'accumulent : pour donner quelque vie a ces exercices, les uns essaient d'y mettre beaucoup d'ordre, d'y suivre une marche régulière, ils ne parviennent qu'à rendre ces leçons de choses de plus en plus sèches et de moins en moins intuitives ; les autres entreprennent de les régénérer en ajoutant à la simple connaissance des objets matériels une sorte d'intuition morale et religieuse, qui éveille le sentiment du beau, du bien, l'amour du divin ; d'autres subdivisent l'intuition en autant de branches qu'il y en a dans le cours d'études primaires, et en deux degrés : le premier spontané et concret, le second abstrait et réfléchi. En dépit de tout, cette méthode qui avait tant promis n'était plus qu'une branche d'enseignement, et une des plus stériles : il y avait des leçons d'intuition comme des leçons de lecture ou d'arithmétique. Ce qui devait être un esprit et animer toute la vie de l'école s'était matérialisé jusqu'à devenir un bagage de plus pour la mémoire et un surcroît de routine : on faisait mécaniquement des exercices d'intuition où rien ne manquait plus que l'intuition. » (F. Buisson, Rapport sur l'Exposition de Vienne.) Ce « verbalisme méthodiquement ennuyeux » finit par dégoûter tout le monde, et lorsqu'en 1854 le Regulativ prussien ordonna la suppression des exercices d'intuition comme leçon spéciale, personne ne se présenta pour en prendre la défense.

[1.j. La naissance des leçons de choses dans le monde]

Mais c'est justement après que la méthode pestalozzienne eut éprouvé en Allemagne cet échec dû à l'application maladroite d'un principe excellent, qu'en Amérique, en Angleterre, en France, en Belgique, en Italie, aussi bien que dans les pays du Nord, des éducateurs s'emparèrent d'une idée dont ils entrevoyaient les fécondes conséquences, et essayèrent de la réaliser dans les leçons de choses.

[1.k. Naissance mouvementée. Expérimentations échevelées et retour au bon sens]

A partir de ces dernières années, écrire l'histoire des développements de la leçon de choses dans l'enseignement primaire de ces divers pays, ce serait écrire l'histoire même de l'enseignement primaire ; car, ainsi qu'il fallait s'y attendre, la leçon de choses représentant le nouvel ordre d'études, le procédé caractéristique de la méthode moderne dans l'instruction populaire, toutes les écoles, tous les systèmes, tous les partis, si l'on peut appliquer ce terme aux différents groupes de pédagogues, se rencontrèrent dans une commune et ardente émulation tendant à propager la leçon de choses. Souvent, et nous n'en disconviendrons pas, ce fut tout à fait à contresens qu'on appliqua la prétendue réforme à tous les modes, à tous les degrés d'enseignement. Chacun, suivant son tempérament, se fit une théorie particulière de ce procédé si simple, si enfantin dans le bon sens du mot, ou pour mieux dire si maternel. Nous ne voulons, nous ne devons nommer personne: mais nos lecteurs n'ont qu'à ouvrir les innombrables manuels publiés en français, en anglais, en allemand, en italien, pour y trouver par centaines de prétendus « modèles » de leçons de choses qui ne sont que d'informes ébauches ou des reproductions niaises d'entretiens entre le maître et l'élève sans aucune espèce de portée, de méthode, de sens ou d'esprit pédagogique. C'est par le triomphe même de l'idée que l'idée a failli être compromise dans tous les pays comme dans le nôtre. Histoire, géographie, morale, arithmétique, géométrie, physique, grammaire, littérature, tout a été, à un certain moment, livré pêle-mêle aux élucubrations des faiseurs de leçons de choses, et quelles leçons ! Ce n'étaient plus même, à vrai dire, des leçons de mots, c'était le bavardage érigé en règle unique, le chaos en permanence dans les idées et dans le langage ; tantôt l'énumération puérile, sotte, fastidieuse, des « qualités » des objets, tantôt la déduction et l'enchaînement de tout à propos de tout, les leçons de morale et de civilité à propos de minéralogie ou de botanique, des parenthèses se greffant indéfiniment les unes sur les autres, tous les abus enfin d'une ardeur de néophytes aussi mal éclairée que mal inspirée. Il ne faut pourtant se laisser aller à être ni trop sévère pour ces égarements, ni trop alarmé de leurs conséquences. Nous ne sommes plus à l'âge des grandes improvisations pédagogiques et des entraînements irréfléchis pour un système construit de toutes pièces dans le silence du cabinet : l'expérience aujourd'hui, le bon sens, ce génie des masses, l'esprit pratique et positif de quelque cent mille instituteurs, l'observation et la constatation pour ainsi dire officielle des résultats, sont autant de puissants antidotes contre les enivrements qui, il y a cinquante ans seulement, pouvaient faire tourner les têtes même les plus solides : on ne se passionne plus aujourd'hui d'emblée pour ou contre l’enseignement mutuel, pour ou contre une entité pédagogique quelconque, s'appelât-elle la leçon de choses et vint-elle d'Allemagne ou d'Amérique. Aussi a-t-il suffi de quelques années pour dissiper les malentendus, pour réduire la leçon de choses à son rôle utile et légitime et pour faire justice de toutes les chimères. On ne demande plus à ce procédé que ce qu'il peut donner, on ne l'applique plus à tout ; aussi n'en est-il que plus précieux et plus fécond là où il s'applique judicieusement, c'est-à-dire dans tous les domaines où il s'agit de choses et par conséquent d'expériences. La leçon de choses est devenue dans les programmes français de l'enseignement primaire et de l'enseignement secondaire, comme dans les meilleurs programmes allemands, tout simplement la préface et le prélude de toutes les études expérimentales, l'exercice d'initiation aux sciences physiques, à la géographie, à l'histoire naturelle, à toutes les connaissances enfin qui sont de l'ordre des réalités tombant sous le sens et devant être observées par le moyen des sens. Ceci nous conduit à indiquer les caractères distinctifs de la leçon de choses, ce qu'elle doit être et ce qu'elle ne doit pas être.

2. Pédagogie.


[2.1. Alexander Bain]

[2.1.a. Bain écrit les pages les plus originales sur la leçon de choses]

Un philosophe éminent et d'une grande sagacité dans toutes les matières de pédagogie qu'il a touchées, Bain, a écrit sur la leçon de choses les pages peut-être les plus originales, et à tout prendre les plus pratiques, malgré leurs caractère de haute philosophie. On les trouvera dans le second livre de la Science de l'éducation ; et bien qu'elles se prêtent malaisément à une analyse, nous essaierons d'en résumer ici la substance, en nous bornant à ce qui est d'intérêt général, abstraction faite des questions de système et des vues particulières du philosophe.
[cf. édition partiellement numérisée par Google.Books, Education as a Science]

[2.1.b. Trois sens principaux]

« L'expression « leçons de choses », dit-il, est loin d'être claire : elle peut être prise dans des acceptions très diverses. » Et il entreprend de les ramener à trois sens principaux qui correspondent à trois idées justes, mais dont aucune ne devrait exclure les autres : 1° d'abord la leçon de choses consistant à mettre un objet concret sous les yeux de l'élève à titre d'exemple pour lui faire acquérir l'intelligence d'une idée abstraite : ainsi quand on lui présente quatre pommes, quatre noix, quatre livres, quatre personnes, etc., pour éveiller en lui la notion du nombre quatre, etc. ; 2° la leçon de choses consistant à lui faire voir, observer, toucher, discerner les qualités de certains objets par le moyen des cinq sens : c'est à proprement parler l'éducation des sens ; 3° la leçon de choses consistant à lui faire acquérir la connaissance d'objets, de faits, de réalités fournies soit par la nature, soit par l'industrie, et dont il ignorait jusqu'au nom : c'est une double leçon tendant à faire apprendre à la fois une chose et un mot, un fait et son expression, un phénomène et le terme qui le désigne, et par extension toute une classe de phénomènes et toute une classe de mots qui les expriment.

[2.1.c.] Le vague des définitions peut entraîner des inconvénients dans la pratique]

Le vague de ces trois définitions révèle tout ce qu'il y a d'élasticité et de variabilité dans le procédé lui-même. Aussi Bain croit-il nécessaire d'insister sur les graves et divers inconvénients qu'il peut présenter s'il est employé d'une main maladroite et inexpérimentée. «Premier inconvénient, dit-il : ces leçons peuvent être superflues, et occuper un temps précieux à des choses que les enfants savent très bien ou qu'ils apprendront bientôt de leur propre mouvement, par leurs observations personnelles et par leurs conversations avec leurs parents et leurs camarades.
En second lieu, le maître regardera peut-être comme connus des faits que les élèves ne peuvent encore comprendre, ou qu'ils ne comprennent pas assez pour en faire le point de départ de quelque connaissance nouvelle ; c'est là une erreur qui est à craindre à tous les moments de l'éducation.
En troisième lieu, ces leçons mènent souvent à des digressions intempestives et sans règle, inconvénient sur lequel nous insisterons plus loin.
Enfin il n'existe pas de liaison entre les leçons, et par conséquent point de rapports instructifs ni d'appui mutuel. »

[2.1.d. Que doivent donc être les leçons de choses bien faites ?]

Que doivent donc être les leçons de choses bien faites ? Elles doivent, dit Bain, s'étendre à tout ce qui sert à la vie, à tout ce qui a trait à des phénomènes de la nature, mais s'enfermer dans ces limites. Elles doivent porter d'abord sur des objets familiers aux élèves, compléter l'idée qu'ils ont déjà, en ajoutant aux qualités qu'ils ont observées d'eux-mêmes celles qu'ils n'avaient pas encore remarquées et qu'on veut précisément leur faire remarquer ; puis passer de là à des objets plus éloignés, moins connus, qui ne peuvent être étudiés qu'au moyen de descriptions ou d'images, et enfin aller jusqu'à l'étude des effets les plus cachés, les moins apparents des forces naturelles.

[2.1.e. Les trois domaines des leçons de choses. Faut-il commencer par les qualités sensibles ou par l’usage ?]

« La leçon de choses — dit ensuite excellemment notre auteur en développant sous forme d'exemples les considérations qui précèdent — ouvre aux élèves trois vastes domaines, l'histoire naturelle, les sciences physiques et les arts utiles, ou tout ce qui sert aux besoins journaliers de la vie ordinaire. Pour faire une leçon de choses, on recommande le plus souvent au maître d'indiquer d'abord l'apparence ou les qualités sensibles d'un objet, et d'en faire ensuite connaître les usages. Il vaudrait mieux commencer par indiquer ces usages, en choisissant ceux qui se présentent le plus naturellement, parce qu'un usage est une qualité en action, et que notre intérêt pour les objets est d'abord éveillé par l'action qu'ils exercent. Prenons par exemple un morceau de verre, et montrons-le aux élèves. Ils ont tous eu occasion déjà de voir et de toucher du verre ; ils le connaissent sous forme de vitres, de verres à boire de bouteilles, de miroirs et d'ornements. C'est tout simplement une chose destinée à certains usages, et qui est créée en vue même de ces usages.

[2.1.f. Le maître ne doit pas dire des choses banales. Faire s’exprimer les élèves]

« Comment le maître doit-il donc en parler ? Il est inutile qu'il dise que le verre est dur, lisse et transparent ; les élèves le savent très bien. Ils savent encore que, si l'on frappe sur un morceau de verre ou qu'on le laisse tomber, il se fêle ou se casse ; de plus, ils ont appris que les fragments de verre brisé coupent très facilement les doigts. Sous le rapport de la perception par les sens, il ne semble pas qu'il y ait quelque chose à ajouter à ce qu'un enfant de cinq ou six ans sait des propriétés ordinaires du verre. Le maître pourra causer avec ses élèves et leur faire exprimer ce qu'ils savent, de manière à constater qu'ils ont bien observé, et aussi qu'ils ont des mots pour représenter et communiquer ce qu'ils savent. Cet exercice est bon, parce qu'il excite les enfants à observer, et qu'il les habitue à parler.

[2.1.g. Quelles connaissances apprendre ? La nécessité d’un plan de leçons]

« L'embarras commence lorsqu'il s'agit d'ajouter quelque chose à cette connaissance par les sens, en indiquant aux enfants les propriétés peu apparentes ou cachées du verre. Le maître peut traiter à ce sujet vingt sujets différents ; lequel choisir ? Parlera-t-il des usages du verre qui dépassent le champ de l'observation familière ? S'occupera-t-il de la fabrication du verre, des substances qui y entrent et des différentes espèces de verre ? Racontera-t-il la découverte et l'histoire du verre ? Recherchera-t-il ses propriétés optiques ? Etudiera-t-il seulement sa transparence, eu la comparant à celle d'autres substances ? Tout maître reconnaîtra sur-le-champ que, pour une certaine catégorie d'élèves, plusieurs de ces choses seraient absolument inintelligibles. Le seul moyen d'échapper à tous ces embarras, c'est de regarder, avant de sauter, d'explorer d'avance la route que l'on va parcourir, et de savoir si la voie a déjà été tracée. Au début, on se trouve arrêté de tous les côtés ; cependant il faut marcher, et, pour éviter tout inconvénient, il faut ne parcourir qu'une très faible distance, et ne demander que fort peu de chose aux connaissances déjà acquises par l'enfant. Mais cette prudence même ne pare pas à tous les inconvénients. Le vrai remède consiste à faire le plan d'une série de leçons arrangées de telle sorte que chacune prépare la suivante, et à se guider, à mesure qu'on avance, sur ce qu'on a déjà enseigné.

[2.1.h. La leçon doit avoir un but défini, une portée limitée]

« La seconde condition essentielle pour une leçon de choses, c'est qu'elle ait un but défini, une portée limitée. Le maître devra réfléchir à la direction qu'il doit lui imprimer. Que les leçons soient d'abord plus ou moins décousues, c'est ce qu'il est peut-être impossible d'empêcher ; mais il faut que peu à peu il leur donne une certaine unité. Or, une leçon de choses peut avoir bien des buts différents, auxquels on n'arrive pas par la même voie. Je vais me servir d'un des exemples ordinaires des leçons de choses pour montrer l'inconvénient de mettre trop de faits dans une leçon, et je ferai voir en même temps qu'en dehors de l'observation rigoureuse de la règle de l'unité, il suffit de borner l'étendue des faits nouveaux pour obvier à tout inconvénient.

[2.1.i. But limité : L’exemple de la cloche]

« Prenons un exemple familier, une cloche. Pour de très jeunes enfants, ce sujet ne sera guère qu'un exercice d'observation et de description. Il est naturellement présenté à leur esprit par la cloche qui les appelle en classe. On leur montre ensuite une cloche ; il est probable que la plupart des élèves ont déjà touché une cloche, ou tout au moins une sonnette. Ils en remarquent la forme, qui rappelle celle d'une coupe ; ils examinent le battant suspendu à l'intérieur, ils le voient s'agiter et frapper les parois de la cloche, et entendent aussitôt le son. Au début, ce serait en faire assez pour une fois que de constater pour le son le rapport de cause et d'effet dans le choc d'un corps dur sur un autre, en y ajoutant quelques faits analogues fournis par l'expérience personnelle des élèves, et que le maître leur fera énoncer en les questionnant adroitement. Evidemment, il n'y a là rien que les enfants ne pussent, tôt ou tard, apprendre d'eux-mêmes ; mais, en le leur présentant ainsi de bonne heure, on peut en faire un moyen d'arriver à quelque vérité plus cachée ; ce sera ici le premier degré de l'échelle qui les mènera à l'acoustique. Quant aux nombreux usages des cloches, ces faits appartiennent à la causerie populaire et amusante, et non à l'enseignement proprement dit. Pour la structure métallique de la cloche, le moment n'est pas venu d'en parler ; plus tard, au contraire, elle pourra servir à expliquer la sonorité de cet instrument. La leçon en question doit être seulement une leçon sur le rapport de cause à effet, présentée sous la forme expérimentale, et, quoiqu'une leçon de ce genre soit réellement scientifique, elle n'a rien qui ne puisse intéresser un enfant de sept ans, et qui soit au-dessus de sa portée.

[2.1.j. But limité L’exemple de la craie]

« Un simple morceau de craie a pu être considéré comme un objet digne d'occuper l'attention d'un auditoire composé d'hommes faits. C'est qu'il appartient à plusieurs sciences à la fois, et que par conséquent il peut servir de point de départ à une excursion intéressante dans le domaine de l'une quelconque d'entre elles. Il touche à la zoologie, à la géologie, à la chimie et à la physique, et peut fournir l'occasion d'exposer ou de rappeler des vérités utiles empruntées à chacune de ces sciences, et de les graver dans la mémoire des auditeurs par le rapport qui existe entre elles et le morceau de craie. Il se rattache aussi à un grand nombre de procédés employés dans les arts. Il serait difficile à un maître de trouver un sujet plus commode à présenter successivement dans plusieurs leçons différentes, en se bornant chaque fois à un point de vue limité. Je n'ai pas besoin de dire que le point de vue de la zoologie et celui de la géologie ne peuvent venir que très tard, soit lorsque ces sciences auront déjà été abordées, soit en guise d'introduction à leur étude. »

[2.1.k. L’écueil de la digression]

Bain, entrant plus avant dans la distinction théorique de la leçon de choses spécialisée et de la leçon de choses tendant, au contraire, à une notion générale, s'applique à faire sentir tout le tort que cause infailliblement à l'une ou à l'autre la digression qui en est l'écueil ordinaire, et il essaie de montrer par des exemples précis combien il est nécessaire et comment il est possible d'y échapper.

[2.1.l. Exemple : corneilles et animaux qui vivent en société]
« A-t-on pris, par exemple, pour sujet de leçon les corneilles et leurs nids : on devra parler de leur manière de se nourrir, de leur association par couples pour bâtir leurs nids, et des multitudes qui vivent ensemble en société organisée. Tous ces détails ont rapport au sujet spécial que l'on traite ; mais on aurait tort de se laisser entraîner à parler de tous les animaux qui vivent en société, comme les abeilles, les fourmis et les castors. C'est là un sujet à part, un sujet de généralité, qui ne doit être abordé qu'après une préparation convenable. Il faut le faire précéder du détail des exemples les plus remarquables, et ne le traiter qu'au point de vue de la comparaison entre les différentes espèces.

[2.1.m. Digression possible mais limitée]

« Dans les descriptions individuelles, il sera permis de dire un mot en passant de quelque autre espèce, surtout si celle-ci est déjà connue des élèves ; mais on ne doit le faire que comme exemple et sans rien y ajouter.

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[2.1.n. L’exemple du chameau pour faire comprendre les règles des leçons de choses]


« Pour mieux faire comprendre les différentes règles des leçons de choses, je prendrai pour exemple une leçon sur le chameau. Les élèves n'ont pas vu cet animal, mais on leur en montrera une image. Ce ne doit pas être une des premières leçons. Les animaux domestiques utiles qui vivent avec l'homme — le cheval, l'âne, la vache, le mouton, le daim — doivent venir avant. Sans doute, nous ne sommes pas tenus de suivre l'ordre rigoureux d'une description zoologique ; mais il y a une méthode à observer dans les détails. Nous pouvons d'abord désigner le chameau comme étant une bête de somme ; non seulement c'est là un détail assez général et qui donnera la clef de bien des choses qui vont suivre, mais encore ce détail constate l'utilité effective de l'animal en question. On peut à ce propos faire une comparaison rapide entre le chameau et les autres animaux qui servent au même usage — le cheval, l'âne, le renne, l'éléphant ; mais il ne faut pas insister sur cette propriété comme si elle faisait le sujet de la leçon. Le véritable intérêt que présente le chameau dépend de son organisation particulière pour le désert. Nous avons là un double sujet avec action mutuelle ; c'est un cas de corrélation où l'ordre n'est nullement imposé. Nous pouvons commencer par la situation, c'est-à-dire par le désert, mais en ne décrivant celui-ci que dans ses rapports avec le chameau ; nous pouvons en donner les traits sans aborder la question des causes, laquelle forme une leçon à part, qui appartient strictement au domaine de la géographie. Dans plusieurs parties de l'Afrique, de l'Arabie et de la Syrie, dira-t-on, se trouvent de vastes espaces qui n'ont d'eau et de végétation que sur des points fort éloignés les uns des autres, et présentent presque partout une surface de sable aride ou de rochers dénudés ; les points sur lesquels on trouve de l'eau et de la végétation sont appelés oasis. Il ne faudrait pas remonter aux causes du manque d'eau, et dire qu'il vient de la rareté des pluies, laquelle est due à l'éloignement des océans, et ainsi de suite. Ensuite viennent la forme et la structure du chameau. La bosse singulière qu'il porte est un point important dans la description de l'animal ; il faut dire aussi que quand celui-ci manque de nourriture la bosse diminue, parce qu'elle lui sert de réserve alimentaire. Ensuite vient l'estomac, qui, par sa structure générale, ressemble à celui du bœuf, du mouton, du daim, — c'est un estomac ruminant, — mais qui en diffère en ce qu'il peut emmagasiner de la nourriture et de l'eau pour un temps assez long. Les pieds sont larges, au lieu d'être compacts comme ceux du cheval ; ils conviennent donc à la marche dans le sable ; l'œil est protégé contre le sable qui s'élève en tourbillons dans le désert. Le genou permet à l'animal de s'agenouiller pour recevoir sa charge. Toute cette description tire son intérêt et sa raison d'être du seul point de vue de l'utilité. La description d'un naturaliste serait bien plus complète, et indiquerait certains points dont la raison immédiate échappe à l'observateur. »

[2.1.o. Remarques générales. Enjeu de la leçon de chose. L’exemple de la rosée]

Après ces observations sur la leçon de choses en quelque sorte élémentaire et bornée à des objets relativement faciles, le philosophe anglais examine ce qu'il faut pour des leçons de choses plus compliquées et plus savantes, qui portent par exemple sur des notions de sciences physiques et naturelles, et il abonde en observations qui se résument en cette règle : ne pas vouloir mettre en leçons de choses ce qui suppose et des connaissances antérieures et un plan d'exposition méthodique et scientifique. On ne saurait trop recommander aux maîtres de regarder la leçon de choses comme une simple leçon d'initiation et d'introduction. «Rappelons-nous toujours, dit Bain, que même dans nos leçons de choses les plus avancées, nous voulons tout simplement appeler l'attention des enfants sur les faits, les phénomènes et les actions du monde extérieur, afin de laisser dans leurs esprits des impressions dont profiteront plus tard leurs professeurs de sciences, car le professeur de physique qui voudrait faire une leçon sur la rosée serait fort embarrassé en présence d'élèves qui n'auraient jamais même remarqué que l'herbe est mouillée le matin après une nuit sereine et sans pluie. Nous songerons ensuite que les idées de cause et d'effet, sous une forme ou une autre, sont intelligibles pour des enfants ; que souvent elles attirent spontanément leur attention, et que même les plus jeunes se font à eux-mêmes une théorie sur les conditions de tout changement qui les frappe. Tout enfant se fait une physique à lui sur la manière dont la pluie tombe, dont elle mouille le sol et remplit les ruisseaux ; et quand il trouve que le pavé est mouillé et que les ruisseaux sont gonflés, il en conclut qu'il vient de pleuvoir. C'est pour guider, rectifier, diriger et favoriser ces observations et ces raisonnements spontanés que le maître fait les leçons dont nous nous occupons, tout en sachant bien qu'il ne peut encore présenter les vérités sous leur forme parfaite et que l'élève, avant d'y arriver, devra passer encore par plusieurs degrés. » Supposons par exemple une leçon de choses qu'on fait trop souvent et qu'on devrait s'interdire, tant elle est difficile, la leçon sur la rosée : le seul résultat, le résultat essentiel de cette leçon, « serait de faire voir que, quand l'air est chaud, il s'empare de l'humidité qui est à la surface des objets, et que, lorsqu'il se refroidit, il la leur restitue ; si l'on gravait ce fait d'une manière générale dans l'esprit des élèves, ce serait tout ce qu'on pourrait faire en une seule leçon. Il est évident que la leçon sur la pluie et les nuages devrait précéder celle sur la rosée, qui n'est, après tout, qu'une conséquence assez difficile à deviner de la loi générale. Il faut une leçon spéciale pour faire bien comprendre pourquoi certaines nuits sont sans rosée, et pourquoi pendant une même nuit certains corps se couvrent de rosée, tandis que d'autres n'en ont pas. On pourra dire, comme simple fait d'observation, que l'herbe et la laine prennent mieux la rosée que la pierre et le métal ; mais la théorie du rayonnement superficiel et de ses différences selon les corps ne doit pas être abordée pour la première fois dans une leçon sur la rosée. Si l'on n'en a pas parlé dans une leçon antérieure, il vaut mieux n'en rien dire du tout ici, et se contenter d'énoncer le fait observé. L'empirisme, c'est-à-dire l'appel à l'expérience propre de l'enfant, est l'essence même de la leçon de choses. »

[2.1. Marie-Pape Carpantier]

On trouvera une théorie de la leçon de choses beaucoup moins rigoureuse, beaucoup moins nette et moins ferme, mais aussi bien plus populaire et plus accessible, dans les écrits de Mme Pape-Carpantier. Moins préoccupée de soumettre les méthodes pédagogiques à une rigoureuse analyse que d'indiquer des moyens pratiques de rendre l'enseignement élémentaire facile et attrayant, Mme Pape a cru trouver dans l'emploi bien gradué et judicieusement ordonné des leçons de choses la solution du problème. C'est surtout dans la salle d'asile et dans la petite classe de l'école primaire que l'emploi des procédés intuitifs trouve son application. Cependant, cette forme d'enseignement peut s'élever et s'étendre. « Elémentaire avec le petit enfant, simple, naïvement dialoguée, elle peut s'étendre et se développer graduellement jusqu'aux plus hautes études, sans rien perdre de son caractère et de sa fécondité. Le savant dans son amphithéâtre fait une leçon de choses, quand il exécute sous les yeux mêmes de ses disciples les délicates et brillantes opérations dont il les entretient. »

Pour la marche à suivre, il faut se conformer, dit Mme Pape-Carpantier, à l'ordre dans lequel se succèdent les perceptions de l'intelligence. Si vous présentez à un enfant un objet qui lui soit inconnu, il sera d'abord frappé par la couleur de cet objet, puis il distinguera la forme, voudra en connaître l'usage, la matière et la provenance.

Ainsi, la couleur, la forme, l'usage, la matière et la provenance des objets, telle est, d'après l'éminente institutrice, la succession naturelle des idées que l'observation fait naître chez l'enfant.

Une leçon de choses peut être donnée à propos de tout Ce sont les leçons « occasionnelles ». Mme Pape-Carpantier admet aussi des leçons faites suivant un plan, un programme arrêté. Les premières peuvent porter sur un passage de lecture, sur un fait historique, une réflexion, un incident dans une récréation ou une promenade. Pour les autres, c'est surtout dans l'histoire naturelle qu'il faudra puiser les sujets. Des collections seront nécessairement d'un grand secours.

Mme Pape-Carpantier est avant tout une admirable mère de famille. Elle ne veut pas de « patients » dans une école, et elle entend substituer aux méthodes abstraites du passé des procédés plus en harmonie avec la nature de l'enfant. Ce sont des entretiens aimables animés, que l'instituteur doit avoir avec ses élèves. Il ne doit pas exiger une immobilité complète, un silence absolu. Si la leçon est bien faite, les enfants l'écouteront avec intérêt et la dissipation ne sera pas possible.

Les leçons qu'elle nous a laissées comme exemples sont semées d'anecdotes charmantes qui ont dû captiver plus d'un auditoire, et l'on ne saurait trop louer le talent exquis que révèle la composition de ces modèles. Mais il faut reconnaître que Mme Pape-Carpantier a donné à l'expression « leçons de choses » une extension qui dépasse la juste mesure. La leçon de choses est pour elle une espèce de procédé encyclopédique qui lui permet d'enseigner toutes les matières du programme, y compris la langue et la morale. Qu'on ouvre son livre de lecture intitulé Histoires et Leçons de choses, on sera bien convaincu que les deux termes sont souvent confondus.

Toute leçon de choses doit avoir pour but d'habituer les enfants à se servir de leurs sens, à observer. Il faut les mettre à même de voir nettement les objets et d'en reconnaître les différentes propriétés. L'instituteur doit montrer les objets, faire entendre les sons, toucher et manier les corps, flairer les odeurs ; il doit faire des expériences et y faire participer les élèves. C'est donc nécessairement sur un objet que la leçon de choses proprement dite doit porter, non pas sur un objet qu'on fait miroiter de loin aux yeux des enfants, et le plus souvent enfermé dans un tube ou une boîte, mais sur un objet que les enfants ont entre leurs mains et qu'ils peuvent examiner à l'aise sans entrave aucune.

Dans ce travail d'observation, l'enfant, contrairement à l'opinion de Rousseau, a besoin d'être guidé : il lui faut une règle, une discipline. Les propriétés des corps sont très diverses. Comment demander à l'enfant de les classer, de les examiner suivant leur ordre d'importance ? Ce ne peut être là que le rôle de l'instituteur. Au début, il lui sera peut-être nécessaire d'adopter une règle fixe pour l'ordre à suivre, et celle de Mme Pape-Carpantier nous paraît naturelle. Néanmoins, peu à peu, il saura s'en dégager pour éviter la monotonie, et surtout pour habituer les enfants, selon le sage conseil de Mme Necker de Saussure, à saisir ce qu'il y a d'important, de principal dans un objet. Le plus important, dans les propriétés diverses d'un corps, ce n'est que bien rarement ce qui est le plus apparent. Du reste, l'apparence saisit immédiatement les enfants. C'est ce qui fait dire à Bain qu'il faut éviter de perdre un temps précieux à des choses que les enfants savent nécessairement ou qu'ils apprendront.
En un mot, la forme même de la leçon de choses, l'ordre dans la marche que l'instituteur doit suivre et faire suivre, doit être essentiellement variable. L'instituteur, sur ce point, doit se laisser guider par les circonstances, par la nature de son sujet, tout en ne perdant jamais de vue le but qu'il se propose : les connaissances nouvelles que l'enfant doit acquérir. De la nécessité d'une préparation sérieuse et raisonnée avant chaque leçon.

Les leçons de choses ainsi comprises ne sauraient être considérées comme une partie limitée d'un programme. Elles doivent être la base et l'âme de tout enseignement élémentaire. Il sera certainement utile de faire au début quelques leçons spéciales, afin d'habituer les enfants à l'observation méthodique des objets, mais c'est dans tout l'enseignement que le caractère de la méthode doit se retrouver.

C'est du reste ce qui ressort nettement de l'esprit des programmes pour les différents degrés d'enseignement.

Dans les écoles maternelles, l'ouïe, la vue, le toucher, doivent être exercés par une suite graduée de petits jeux et de petites expériences propres à faire l'éducation des sens. Les leçons de choses tiennent naturellement une large place dans les programmes des écoles maternelles sous les noms de » connaissances sur les objets usuels » et de « premières notions d'histoire naturelle ».

Le programme de l'enseignement primaire est conçu dans le même ordre d'idées. « En tout enseignement, le maître, pour commencer, se sert d'objets sensibles, fait voir et toucher les choses, met les enfants en présence de réalités concrètes, puis, peu à peu, il les exerce a en dégager l'idée abstraite, à comparer, à généraliser, à raisonner sans le secours d'exemples matériels. »
Le but des leçons de choses est nettement indique dans ces quelques lignes. Il s'agit d'initier les élèves par l'usage de leurs sens aux connaissances qu'ils doivent acquérir à l'école.

Divers enseignements se prêtent plus particulièrement aux leçons de choses : la lecture courante avec les explications qu'elle comporte, la géographie avec les promenades et le matériel qui s'y rattache, le système métrique avec les poids et les mesures, l'arithmétique et la géométrie enseignées au moyen des objets sensibles, des solides et des figures en relief, le dessin appliqué aux objets usuels, et enfin les éléments des sciences physiques et naturelles. L'instituteur habituera les élèves à voir, à observer, à se rendre compte. Il les exercera à dégager l'idée abstraite, à comparer, à généraliser, en un mot à passer insensiblement de l'intuition des sens à l'intuition intellectuelle.

C'est là en somme ce qui constitue la véritable valeur de la méthode. Plus l'enfant a vu de choses, plus il a observé, plus il est à même d'acquérir des idées nouvelles. D'un autre côté, habitué peu à peu à voir par lui-même, il pourra, une fois sorti de l'école, augmenter le cercle de ses observations et de ses connaissances, appliquer ses facultés à une étude déterminée, sans avoir besoin d'un secours étranger. C'est la préparation méthodique à l'initiative individuelle dans l'éducation.

La méthode est générale. Elle ne s'applique pas seulement aux écoles primaires. Les écoles normales, les collèges et les lycées doivent lui emprunter ses procédés et les conserver jusqu'au terme des études avec les modifications que les milieux commandent. On n'enseignera jamais bien les sciences physiques et naturelles sans faire porter les leçons sur des objets ou des expériences qui s'y rattachent.

Terminons par quelques réflexions fort justes, que nous empruntons à Georges Pouchet, sur l'erreur de ceux qui se sont imaginé que la leçon de choses pouvait être tout simplement un exposé didactique fait par l'instituteur, une sorte de conférence ou de récit plus ou moins dialogué :

« Les prétendues leçons de choses que nous avons trouvées dans certains journaux pédagogiques — dit l'éminent professeur — sont tout simplement des leçons sur des objets quelconques : ici sur les fonctions du corps humain, là sur les insectes et les produits qu'ils fournissent à l'industrie. Pour donner à cet enseignement un ton enfantin, l'auteur suppose que le maître parle en présence de ses élèves et leur adresse une ou deux questions sur le sujet qu'il traite, auxquelles Jean, Pierre ou Paul répondent nécessairement avec une précision parfaite. Puis, après quelques lignes, l'auteur se fatigue lui-même de ce discours, si peu dialogué qu'il soit: le petit interlocuteur disparaît et la leçon continue sur le mode usuel, traitant de sujets invisibles et intangibles, de faits historiques, par exemple ; et quand on arrive à la fin on se demande : « Si c'est là une leçon de choses, en quoi » donc diffère-t-elle des leçons des anciens livres classiques? » Va-t-on appeler leçon de choses tout ce qui n'est pas grammaire, arithmétique, orthographe, histoire ou géographie? Il semble que ce soit un peu la tendance, et qu'on appelle en définitive aujourd'hui leçons de choses tout l'enseignement qui ne rentre pas dans le vieux cadre pédagogique d'il y a vingt ans.

« Il est certain que l'enseignement public a fait sous ce rapport de grands progrès. L'enfant est initié davantage à la connaissance des objets qui l'entourent ; l'instruction est plus moderne en ce sens qu'elle prépare mieux l'écolier au monde, tandis que l'ancienne éducation semblait, à tout prendre, faite pour le cloître. Mais c'est là une extension de l'enseignement, ce n'est point une modification de l'enseignement, et il est tout à fait illogique d'intituler « leçon de choses » une leçon où l'on apprend à l'enfant les faits et gestes, d'ailleurs fort intéressants, d'un empereur de Chine qui vivait il y a quelques centaines d'années. Nous avions toujours pensé, pour notre part, que cette expression leçon de choses désignait un procédé, une méthode spéciale d'enseignement, quelque chose de neuf et de parfaitement inconnu dans l'ancienne pédagogie, et nous ajouterons : quelque chose qui ne peut pas s'écrire et s'exprimer. Nous pouvons nous tromper, mais telle est la signification que nous avons toujours donnée et qu'il serait bien, croyons-nous, de conserver à ces trois mots : leçons de choses.

« Le but qu'on doit se proposer par elles, à notre avis, est moins d'instruire l'enfant, d'augmenter ses connaissances, que de lui apprendre à se servir de ses sens, de son intelligence, de son raisonnement, pour le mettre en état d'augmenter lui-même son savoir. La leçon de choses, toujours d'après nous, doit servir à former le jugement de l'enfant, à lui apprendre à vivre, à se rappeler, à décrire, à observer ce qui l'environne, et à s'en rendre un compte exact. Ce n'est pas le maître qui la fait, il n'est là que pour guider l'élève, le redresser, le ramener quand il s'écarte. La leçon de choses, comme nous la comprenons, consiste à mettre entre les mains de l'enfant ou sous ses yeux un objet quelconque, même la représentation d'un objet quelconque, et à s'assurer qu'il sait le comprendre, l'observer, en fixer par des expressions nettes et précises les caractères essentiels. L'objet peut être très simple : une balle, un bouchon, une feuille de papier, une pierre, un morceau de vitre. Il peut être très complexe, comme un livre, une plante ou un insecte. C'est toujours la même méthode, et l'enfant devra indiquer nécessairement les particularités de poids, de formes, de dimension, de couleur, d'impression sur nos sens, etc., que cet objet présente. Quand à l'histoire même de cet objet, de son rôle dans la nature et dans la civilisation, ce n'est plus la leçon de choses qui peut l'apprendre, c'est l'enseignement du maître, enseignement qui ne diffère pas des autres qu'il donne, et qui n'a aucune raison de s'appeler d'un nom spécial. »

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