9 septembre 2011

Comment doit-on interroger ? E. BOUTROUX





Il est clair qu’il faut avoir en vue, exclusivement, l’intérêt et le profit des élèves. Il ne faut pas interroger pour soi-même, pour éblouir son auditoire par des questions savantes, pour s’amuser ou se moquer de l’ignorance des enfants, pour faire des études et des expériences à leurs dépens. Il ne faut pas poser des questions qui répondent à des préoccupations personnelles, qui ne sont intelligibles que pour ceux qui sont dans le secret de vos travaux, de vos thèses favorites, de vos habitudes, de vos préoccupations, de vos paradoxes. Vous ne sauriez exiger que l’élève suive dans ses méandres une pensée qui se cherche elle-même. La première condition pour qu’une question soit légitime, c’est que l’interrogateur puisse y répondre. Il est bon que d’autres puissent y répondre également.

Il ne faut pas non plus voir dans l’interrogation un simple moyen de discipline. En posant aux élèves des questions captieuses, et leur faisant dire des sottises, on les amène à se moquer les uns des autres, et l’on s’acquiert la réputation de maître qui tient bien sa classe ; mais on développe de mauvais sentiments dans l’âme de ses élèves.

Tous ces préceptes sont assez évidents. Ils se déduisent immédiatement de la fin de l’enseignement, qui est de travailler à l’éducation intellectuelle et morale de la jeunesse, de poursuivre le bien des enfants mêmes qui nous sont confiés. Convient-il d’y joindre des préceptes plus spéciaux ?

L’art de l’interrogation a-t-il des difficultés propres, auxquelles il importe de prendre garde ?

Nous rencontrons ici plusieurs opinions qu’il est intéressant d’examiner.

Selon un célèbre paradoxe de Jacotot, il n’est pas nécessaire de savoir pour enseigner. Il suffit qu’on ait un bon livre, et qu’on sache s’en servir. Ce principe s’appliquerait très bien, semble-t-il, à l’interrogation. A tout livre d’élève correspond aujourd’hui le livre du maître. Armé ainsi de la loi et des prophètes, quoi de plus facile que de questionner, juger, corriger, donner de bons et de mauvais points, récompenser et punir, sans savoir même de quoi il s’agit ? On dit que cette méthode est assez pratique, et qu’elle suffit à assurer aux élèves des succès aux examens. Leur procure-t-elle quelque connaissance effective ? C’est une autre question. En tout cas, elle est inadmissible, parce qu’elle est immorale. C’est ici le mensonge qui se fait fort de marcher de pair avec la sincérité. Ce maître qui ne sait pas enseigne à ses élèves qu’ils seront reçus à leur examen sans savoir davantage, mais en affectant quelque apparence de savoir. Loin qu’on puisse à bon droit enseigner ce qu’on ignore, on ne doit, à la lettre, enseigner que ce qu’on sait. De quel droit un maître imposerait-il à ses élèves des connaissances que lui-même n’a pu acquérir on n’a pu conserver ? La science n’est pas une collection de formules qu’on se repasse les uns aux autres ; c’est la vie même de l’intelligence. Qui en est privé ne peut l’éveiller chez les autres. C’est pourquoi on ne saurait trouver bon que le professeur, pour interroger et même pour enseigner, s’entoure de livres, de notes et de secours. Tout cela ne sert que s’il enseigne des choses qu’il ne sait pas, et il ne doit pas enseigner de telles choses. Le véritable maître porte avec soi, incorporé à sa substance, tout ce qu’il doit apprendre à ses élèves, et c’est dans son propre fonds qu’il puise les questions, les explications, les développements. Condition sans doute difficile à remplir, si le maître prétend étonner ses élèves, leurs familles et leurs répétiteurs par l’imprévu de ses recherches et l’actualité de son érudition, mais réalisable pour toute intelligence moyenne, si l’on n’a d’autre ambition que de communiquer à la jeunesse la somme de connaissances dont, en fait, vivent les honnêtes gens.

Un autre paradoxe du même Jacotot consiste à dire que tout est dans tout ; d’où résulte qu’on peut tout enseigner à propos de tout. Selon ce paradoxe, il est inutile, dans l’interrogation, de procéder par ordre et suivant une méthode. Il suffira de faire, à propos de tout objet qui se présente, telle ou telle question que suggère cet objet. Cette thèse n’est pas aussi fausse que la précédente. Il est certain que l’interrogation doit mettre la vie dans l’enseignement, et que la vie ne va pas sans une souplesse d’allure qui exclut la rigidité de la ligne droite. Il arrive d’ailleurs que, dans le voisinage des notions proprement inhérentes au sujet, s’en trouvent d’autres qui n’y touchent que peu ou point, et qui sont importantes en elles-mêmes. L’interrogation est un bon moyen de les saisir au passage. On admettra donc que l’interrogateur ne se considère pas comme tenu d’enchaîner les questions aux questions de la manière dont la géométrie lie entre elles les parties de la démonstration. Maître de son sujet, puisqu’il sait à fond ce qu’il enseigne, il est digne et capable de s’y mouvoir avec liberté. Mais cette liberté même, si le maître a l’esprit bien fait, sera celle de l’artiste qui trace sans compas une courbe une et harmonieuse, non celle du flâneur dont le hasard est le seul guide. Il n’oubliera pas qu’il doit exercer les élèves à saisir les rapports des choses ; que l’ordre, la liaison, l’unité est un élément essentiel de tous les chefs d’œuvre de la nature et de l’esprit ; et, loin de rompre par une marche capricieuse la suite des idées qu’il aura en vue, il s’appliquera à la mettre en relief, à l’imprimer dans l’esprit des élèves. D’une manière générale, il convient, comme le disait Descartes, de diviser la difficulté et de s’enfermer dans le sujet qu’on traite. A se disperser et papillonner, on fatigue sa mémoire, et l’on se rend incapable d’acquérir ces notions stables, fixées par la connaissance des causes, dont parle le philosophe grec.

Enfin, une troisième manière de simplifier le problème qui nous occupe consiste à soutenir que, comme l’interrogation doit être vivante et s’inspirer des circonstances, il est inutile de la préparer. Nous ne saurions repousser cette opinion au même degré que la première ou même que la seconde. Il est bien vrai qu’on ne doit pas apprendre soi-même, au dernier moment, ce qu’on se propose de demander à ses élèves. On n’a le droit de les interroger que sur les objets dont soi-même on est parfaitement maître. La préparation, c’est, avant tout, l’instruction solide qu’on a reçue et qu’on entretient par l’exercice. Mais il ne s’ensuit pas que toute préparation spéciale soit inutile ou mauvaise. Si fortement, au contraire, qu’on possède un sujet, toutes les fois qu’on veut en parler, il faut se recueillir, rassembler ses connaissances, songer à la manière de les disposer et du les présenter. Le maître réfléchira donc d’avance aux choses sur lesquelles il devra interroger ses élèves.

Enfin, il faut exercer les enfants au raisonnement proprement dit, à la déduction et à l’induction. Dans la déduction, l’interrogation amène l’élève à rassembler tous les éléments du raisonnement et à en tirer à lui seul la conséquence qu’ils enferment. Exercice agréable autant qu’il est utile. La rigueur de la méthode discipline l’esprit; et, en même temps, c’est pour l’élève une satisfaction d’avoir en main tous les éléments du problème et d’arriver par lui-même à le résoudre complètement. Au contraire, l’élève souffre qu’on lui pose des questions pour lesquelles des données manquent. Pourtant il le faut exercer aussi à l’induction. C’est ici que l’art de l’interrogation sera particulièrement subtil et ingénieux. Généraliser à propos est le chef-d’œuvre de l’intelligence. Il faut ici guider l’élève, en lui montrant qu’on le guide, faire travailler méthodiquement son esprit et lui donner la joie de la découverte, sans l’enorgueillir et lui fermer les yeux sur les difficultés. Il s’agit proprement ici de la manière dont se forme la science. Ou voudrait pouvoir parcourir soi-même en raccourci la route qu’a suivie l’esprit humain pour parvenir à ses connaissances actuelles. Le maître tâchera de faire cette promenade avec ses élèves.

A qui maintenant doit s’adresser l’interrogation ? Une coutume intéressante à signaler est celle qui existe en Allemagne et qui consiste à poser chaque question à la classe entière et à désigner ensuite l’élève qui doit y répondre. Si celui-ci reste muet, le maître désigne un autre élève, et ainsi de suite jusqu’à ce que la réponse soit donnée d’une manière exacte et complète. Cette méthode est très vivante. Elle tient en haleine, d’un bout de l’interrogation à l’autre, tous les élèves. Elle réalise l’idée d’une collaboration constante des élèves entre eux et avec le maître. Quoi qu’il en soit, ce qui est indispensable, c’est que les élèves soient très fréquemment interrogés, les faibles aussi bien que les forts, et que le maître veille à ce que tous s’intéressent aux questions posées...

E. BOUTROUX, Comment doit-on interroger?
Extrait d’une conférence faite à l’École de Fontenay-aux-Roses le 14 novembre 1895, Revue pédagogique, 1896, tome I, p. 9.

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MODES, MÉTHODES ET PROCÉDÉS D'ENSEIGNEMENT
F. Brémond, Lectures de pédagogie pratique, Librairie Delagrave , Paris, 1931, pages 39-61 :

La méthode active, H. MARION
De la manière d’interroger, E. CAZES
Chapitre disponible en entier : http://michel.delord.free.fr/bremond_37-61-methodes.pdf 




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