Reste à comprendre, et ceci
est le point important pour le maître qui enseigne, comment nous en venons à
choisir le pire, à nous faire librement bêtes.
Alain prend l'exemple de la
géométrie, qui vaut pour la mathématique tout entière.
Comme Descartes, Alain
observe que la géométrie, loin d'être
obscure, est le modèle même de la clarté déductive. Il n'y a pas de mystère
dans la géométrie ; pas d'implicite à deviner ; pas de sens à décrypter. Tout est
posé bien à plat dans la lumière des postulats et des définitions. La commune raison,
le « bon sens » comme dit Descartes, suffisent pour « s'en rendre maître ».
Comment se fait-il que la chose la plus limpide du
monde soit réputée si difficile ?
C'est qu'elle exige la plus
stricte probité ; qu'elle ne permet ni supercherie ni faux semblant puisque
toute proposition doit être établie avec la même clarté que les propositions
liminaires. Les intuitions fulgurantes, l'inspiration géniale, sont hors de
propos dans la géométrie élémentaire où démontrer n'est pas synonyme de
deviner. Pour démontrer une proposition, il faut et il suffit de décomposer la
difficulté en éléments simples, et de procéder par ordre pour ramener l'inconnu
au connu.
De plus, la géométrie
montre clairement qu'il n'y a pas de degrés dans l'intelligence : Pierre
comprend peut-être plus vite que Paul, mais il ne comprend pas mieux que Paul,
ni autre chose que Paul. Comme Descartes l'avait remarqué « n'y ayant qu'une
vérité en chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu'on peut en savoir
; par exemple, un enfant instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition
selon ses règles, se peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il
examinait, tout ce que l'esprit humain saurait trouver ».
Où est donc la difficulté si elle n'est pas inhérente
à la chose ?
Dans le sujet qui
l'aborde, tout simplement : « Rien n'est difficile, c'est l'homme qui est
difficile à lui-même. Je veux dire que le sot ressemble à un âne qui secoue les
oreilles et refuse d'aller. Par humeur, par colère, par peur, par désespoir ».
Ce qui nous est
insupportable dans la géométrie, c'est qu'elle met à nu notre responsabilité
absolue dans l'acte d'intellection : si elle est simple et que nous ne la
comprenons pas, c'est bien que l'incompréhension est notre faute. Quand je
jette le livre en jurant que je ne comprends rien, je confesse que je renonce à
comprendre.
J'espérais la grâce,
l'illumination passive, et la géométrie me ramène à moi : l'intelligence est un
travail, l'intelligence n'est que mon travail.
Or, comme le remarque
Alain, « à raisonner on ne veut pas travailler ». Notre idée de l'intelligence
est mystique. Le travail nous semble indigne de l'esprit ; nous attendons la
révélation. Nos erreurs, nos errements plutôt, nous mettent bientôt en fureur
et, par infatuation, nous nous condamnons : il y a dans
les « têtes bornées comme une damnation volontaire ».
Tant que je ne soumets pas
mon intelligence à l'épreuve de comprendre quelque chose, je peux croire en mon
intelligence. Plutôt tout ignorer, donc, que de m'exposer au risque de
l'humiliation.
Faute d'avoir pu nous
élever au-dessus de nous-mêmes, nous nous plaçons au-dessous.
Belle leçon pour
le maître s'il comprend que l'élève, « cet animal sensible, orgueilleux,
ambitieux, chatouilleux, aimera mieux faire la bête dix ans que travailler
pendant cinq minutes en toute simplicité et modestie ».
Ce qui signifie
que les travaux d'écolier, tous les travaux, « sont des épreuves pour le
caractère, et non pour l'intelligence. Que ce soit orthographe, version ou
calcul, il s'agit d'apprendre à vouloir ».
Bref, la mesure de l'intelligence, la
classification de ses formes, ne sont d'aucun intérêt pour déterminer ni la
méthode ni le contenu de l'enseignement. Mais il n'est pas inutile, en
revanche, de savoir l'origine de la sottise, afin d'être à même de veiller,
comme le souhaite Alain, à ce que l'enfant n'en vienne jamais à se condamner.
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