Comment amener les gens
à faire librement
ce qu'ils doivent faire ?
à faire librement
ce qu'ils doivent faire ?
Avertissement
Toute chose est à la fois elle-même et son contraire.
Héraclite (540-480 av.
J.-C.).
Il en va de la
manipulation comme il en va de la langue d’Ésope. Elle peut être la pire et la
meilleure des choses. En effet, et aussi étonnant que cela puisse paraître,
elle peut être mise au service des causes les plus sombres comme des causes les
plus nobles. Qu’on le veuille ou non, on peut, par manipulation, amener une
personne à brûler ses vaisseaux et à s’aliéner dans une secte, mais on peut
aussi bien par manipulation rendre quelqu’un honnête, serviable, généreux, responsable...
Les ressorts psychologiques sont strictement les mêmes dans les deux cas. La
sagesse populaire nous dit : « Qui vole un œuf, vole un bœuf. » En l’occurrence,
elle ne se trompe pas. Dommage qu’elle oublie, en même temps, de nous dire :
«Qui donne un œuf, donne un bœuf», histoire de ne pas voir le monde que par un
côté de la lorgnette. Ces ressorts qui tantôt nous font glisser sur la mauvaise
pente et tantôt nous aide à la remonter, on les connaît. Ils relèvent de la psychologie de l’engagement. Leur étude
scientifique commence avec les années 50. C’est dire la masse de connaissances
disponibles aujourd’hui. Et que nous apprennent ces connaissances qui, pour
sentir un peu la poudre, n’ont guère été diffusées ? Elles nous apprennent que,
pour transformer les mentalités et pour changer les comportements des gens,
dans le bon sens ou dans le mauvais, la question n’est pas tant de savoir
choisir ce que l’on va bien pouvoir leur dire, ses arguments donc, que de savoir choisir ce que l’on va bien
pouvoir leur faire faire. Oh, d’abord, pas grand-chose, un petit rien le
premier jour, un autre petit rien le lendemain. Il reste que ces petits riens
vont les conduire, après-demain, à voler un bœuf, ou à en offrir un, ce qui n’est
pas tout à fait la même chose.
Comme on s’en doute, cette psychologiede l’engagement sera mise, dans cet ouvrage, au service exclusif de causes
parfaitement respectables : la lutte contre le chômage, les accidents de
travail, le Sida, etc. On verra aussi qu’elle peut permettre d’optimaliser des
pratiques sociales aussi diverses que la thérapie, le marketing ou le
management.
Introduction
Les lecteurs du Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens connaissent
bien Mme O., cette jeune femme dolmate, plus souvent manipulée qu’à son tour.
Nous allons la retrouver quelques dix ans plus tard. Qui aurait pu imaginer qu’elle
décide un jour de tourner la page du passé et de recommencer à zéro. Elle vient
de quitter son mari et, avec lui, le confort bourgeois auquel elle s’était si
bien habituée. Son mari ayant mis un point d’honneur à lui faire payer au prix
fort son émancipation, il lui faut désormais gagner sa vie. La voilà donc
institutrice dans une école de banlieue. Il se trouve qu’aujourd’hui il lui
faut quitter sa classe quelques minutes avant l’heure. Ce sont donc les élèves
qui devront, pour une fois, éteindre la lumière en partant. Le troisième choc
pétrolier ayant sensibilisé les dolmates aux économies d’énergie, Mme O., comme
beaucoup de ses compatriotes, est toute acquise à cette bonne cause nationale.
L’idée que la lumière puisse brûler toute la nuit la révolte. Aussi,
réfléchit-elle à la meilleure façon de s’y prendre avec ses élèves pour partir
l’esprit tranquille. Comme toute réflexion, celle de Mme O. s’appuie sur une
«théorie» qui ne choquera personne. Cette théorie suppose que les gens qui sont
convaincus de la nécessité de faire quelque chose le feront. Elle en vient donc
tout naturellement à penser que le plus simple est encore de convaincre ses
élèves de l’utilité des économies d’énergie. Sa réflexion n’aura duré que le
temps d’un exercice de calcul. Après avoir pesé chacun de ses mots, elle leur
tint à peu près ce langage : «Aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, je vais
devoir vous quitter à 5 heures moins le quart. Vous ferez donc seuls le
prochain exercice de calcul en attendant la sonnerie de la cloche. Avant que je
m’en aille, je voudrais vous dire quelque chose de très important: vous savez
tous que la Dolmatie n’a pas beaucoup de ressources d’énergie. Je vous en ai
parlé lors de notre dernière leçon de géographie. Elle doit par conséquent
acheter de l’énergie et l’énergie coûte très cher. Vous comprenez, si elle
dépense tout son argent en énergie, elle ne peut plus en dépenser ailleurs,
pour faire des routes ou des stades de football, par exemple. C’est vrai aussi
pour notre école : plus on dépense d’électricité, moins on peut acheter de
crayons, de livres, de ballons... Je suis sûre que vos parents vous ont appris
qu’il ne faut pas gaspiller l’électricité. Je vous demande donc de ne pas
oublier d’éteindre la lumière de la classe en partant. C’est bien compris ? Au
revoir, mes enfants... et surtout n’oubliez pas d’éteindre la lumière. »
Convaincue d’avoir su trouver et les
mots et le ton justes, Mme O. quitte l’école le front rasséréné. Elle doit
déchanter le lendemain : les lumières de sa classe brillent de tous leurs feux.
Si Mme O. pense, à l’instar des femmes dolmates de sa génération, qu’elle est
une fine psychologue, elle n’en demeure pas moins sensible à la signification
des faits. Ou elle n’a pas été suffisamment persuasive — ce dont elle doute —
ou la persuasion n’est pas le meilleur moyen d’amener les gens à faire quelque
chose. Peut-être, finit-elle par se dire, ai-je raisonné de façon trop
simpliste. Certes, pour que quelqu’un fasse quelque chose, il doit être
convaincu du bien-fondé de ce quelque chose. Mais cela est-il vraiment
suffisant ? En un éclair, les cours de psychopédagogie dispensés durant sa
formation à l’IUFMD (Institut universitaire de formation des maîtres dolmates)
lui revinrent en mémoire. Motivation, motivation, combien de fois n’avait-elle
pas entendu ses formateurs prononcer ce mot ? Mme O. en vint alors à penser qu’elle
avait quelque peu négligé de motiver ses élèves. Elle les avait convaincus mais
probablement pas motivés. Et là était la raison de son insuccès. Un dernier
effort de mémoire fut récompensé.
Elle se souvenait maintenant d’avoir appris lors d’un cours de psychopédagogie,
plus captivant encore que les autres, que l’une des motivations essentielles
des gens était la responsabilité. D’ailleurs,
un récent sondage de l’IDSS (Institut dolmate de sondages subtils) ne
montrait-il point que 93,8% des adolescents de son pays voulaient avoir des
responsabilités ? La prochaine fois, se dit-elle, je ne manquerai pas de faire
appel à leur sens des responsabilités, et elle eût, en effaçant le tableau, une
pensée pleine de reconnaissance pour ces enseignants
de psychopédagogie qui lui avaient tant appris.
La prochaine fois devait être très proche. Un coup de téléphone de l’inspecteur
Tourangeot allait conduire Mme O. à quitter le soir même la classe avant 5
heures.
«Je suis désolée, mes enfants, ce n’est pas dans mes habitudes, mais il
me faut encore vous quitter précipitamment. Vous vous souvenez, hier, je vous
avais demandé d’éteindre la lumière en partant. Et bien, en arrivant ce matin j’ai
dû constater que personne ne l’avait fait. Aujourd’hui, j’espère qu’il se
trouvera parmi vous quelqu’un de suffisamment responsable pour y penser. Vous
savez : une lampe qui brûle toute la nuit c’est de l’argent jeté par les
fenêtres. Je ne vais pas insister davantage, car je sais que vous avez tous,
autant que vous êtes, le sens des responsabilités. Je compte sur vous. A
demain. »
Un dernier coup d’œil en direction de
sa classe, après avoir eu raison de sa ceinture de sécurité, et la voilà qui
quitte à la hâte le parking. Il est 5 heures moins dix. Elle est cette fois
convaincue, avec cet appel à une motivation d’ordre supérieur, d’avoir touché
une corde sensible. Sa déception n’en fut donc que plus grande le lendemain
matin.
Mes
élèves sont-ils d’incurables énergumènes, des irresponsables fermés à tout
argument ou m’y suis-je une nouvelle fois mal prise avec eux ? se
demanda-t-elle, dépitée, en poussant la porte de sa classe. Elle avait beau
éplucher le programme des enseignements qu’elle avait reçus à l’IUFMD, elle ne
trouvait rien qui puisse l’aider à trancher, rien non plus qui puisse l’aider à
surmonter ce nouvel échec. Elle était sur le point de désarmer quand un
souvenir déjà ancien la submergea. Elle a
dix ans de moins et les cheveux plus courts ; elle ne se déteste pas dans son
petit maillot de bain. Une ambiance de vacances et de crèmes solaires. Elle se
revoit sur la plage de San Valentino laissant un voleur emporter, sous ses
yeux, le transistor d’une voisine. Elle se revoit aussi quelques heures plus
tard, au restaurant, bondissant à la poursuite d’un individu sur le point de
dérober une valise. Elle avait longtemps réfléchi à cette contradiction — dans
un cas elle avait fait preuve d’une passivité presque honteuse, dans l’autre
elle avait montré un courage exemplaire — et la conclusion avait fini par s’imposer
d’elle-même : elle avait réagi dans la seconde situation, et dans la seconde
situation seulement, parce que dans cette situation elle avait explicitement
accepté de surveiller la valise. Au restaurant, quelqu’un l’avait priée de
surveiller ses affaires et elle avait dit « oui »; à la plage, personne ne l’avait
sollicitée. Comme quoi un simple «oui », même lorsqu’on ne peut décemment pas
dire non, peut transformer une femme passive en héroïne de roman (cf. Joule et
Beauvois, 1987, p. 19 et s.).
C’est
la morale de cette vieille histoire que Mme O. résolut de mettre à profit. Si
un simple « oui » peut transformer à ce point le comportement d’une femme de ma
trempe, se dit-elle, il doit pouvoir modifier aussi le comportement de jeunes
banlieusards. Il lui tarde de pouvoir mettre à l’épreuve cette nouvelle idée.
Il lui tarde tant qu’elle va provoquer elle-même l’événement. Bien qu’elle n’ait
ce jour-là aucune espèce d’obligation, elle décide d’arrêter la classe, comme
les jours précédents, à 5 heures moins le quart.
«Mes
enfants, ne m’en voulez pas... mais je dois encore partir ce soir avant l’heure.
Qui veut bien éteindre les lumières en partant ? » Sans laisser le silence s’installer,
elle poursuivit le plus naturellement du monde :
«Pierre, tu veux bien, n’est-ce pas ? » Pierre surpris ne peut que
répondre un timide «Oui, M’dame ».
«Tu
es bien d’accord, renchérit-elle, sinon je demande à quelqu’un d’autre. » A
nouveau Pierre ne peut que répondre « oui ».
A
5 heures les lumières étaient cette fois parfaitement éteintes.
Les
trois tentatives faites par Mme O. pour obtenir un comportement précis de la
part de ses élèves (éteindre les lumières) sont sous-tendues par divers
présupposés. Ces présupposés s’inscrivent du point de vue d’une approche
psychologique dans deux grands cadres théoriques. Le premier est dans notre
culture le plus naturel. Il donne lieu aux convictions les plus courantes et c’est
probablement celui qu’ont transmis à Mme O. les formateurs de l’IUFMD: l’Homme
agit en fonction de ses idées et de ses motivations. Pour changer le comportement
de quelqu’un, il convient donc de jouer sur ses idées et d’aviver ses motivations.
Pour
jouer sur les idées[1], le bon
sens nous invite à recourir à l’argumentation et donc à la persuasion. On s’efforcera
alors de diffuser de nouveaux arguments ou d’insister sur d’anciens. L’homme
étant supposé rationnel, on présume qu’il adhérera aux arguments qu’on lui
soumet, pour peu évidemment que ces arguments soient raisonnables, cette
adhésion se traduisant par une modification de ses idées. L’homme étant supposé consistant, on
présume en outre que de nouvelles idées engendreront de nouveaux comportements.
Mme O. présume ainsi dans sa première tentative que si elle parvient à trouver
les bons arguments, elle parviendra aussi à convaincre ses élèves. Mais elle
présume surtout que si ses élèves sont convaincus de la nécessité de faire des
économies d’énergie, et en particulier des économies d’électricité, ils ne se
comporteront pas comme s’ils n’en étaient pas convaincus.
Pour jouer sur les motivations, les
stratégies ne manquent pas, des plus élémentaires aux plus sophistiquées. Les
plus élémentaires sont pleinement adaptées aux gros bras, aux âmes peu
sensibles, aussi bien qu’aux ânes et aux chiens. Il s’agit des stratégies qui
reposent sur le maniement de la carotte et du bâton ou, pour le dire de façon
plus policée, des stratégies fondées sur les récompenses et sur les punitions.
Mme O. ayant retenu de son passage à l’IUFMD que les élèves ne sont ni des
ânes, ni des chiens, cette stratégie ne lui a même pas effleuré l’esprit. Nul
doute que si elle avait promis à ses élèves de les emmener au cinéma, si elle
avait trouvé les lumières éteintes le lendemain, elle eût obtenu satisfaction.
Nul doute non plus qu’une menace de dix exercices de calcul supplémentaires eût
été aussi efficace. Mais Mme O. ne veut pas de l’efficacité à n’importe quel
prix, elle se fait une trop haute idée de sa mission éducative pour recourir à
des pratiques que sa récente vocation réprouve.
Les stratégies de motivations les plus
sophistiquées n’ont rien de commun avec les précédentes. Elles font appel à
quelques principes internes permettant aux gens de se considérer comme
automotivés. Les psychologues scientifiques parlent de motivation intrinsèque
pour signifier que les déterminants du comportement sont à rechercher dans la
personne elle-même (son caractère, sa personnalité, ses traits, ses valeurs,
convictions...) et non dans la situation (pressions, récompenses, punitions,
normes sociales, concours de circonstances...). Le sens des responsabilités est
l’un de ces principes internes particulièrement prisés dans nos sociétés
libérales et la Dolmatie n’échappe pas à la règle. Il en est d’autres, comme le
plaisir que l’on peut prendre à faire ce que l’on a à faire. Ces stratégies de motivations
ont un avantage non négligeable sur les précédentes : elles ne reposent pas sur
les options fortes du pouvoir et ont de ce fait un coût relationnel plus
faible. Malheureusement, on ne peut les appliquer qu’à des gens disposés à
trouver quelque satisfaction personnelle dans la réalisation de valeurs
abstraites. On comprendra qu’il soit plus osé de motiver intrinsèquement quelqu’un
qui a tout dans les bras et rien dans la tête que quelqu’un qui a tout dans la
tête et rien dans les bras ou, pour prendre un exemple, un docker qu’un
informaticien.
Dans sa deuxième tentative, Mme O. a choisi
cette stratégie de motivation. Ses élèves n’en ont pas davantage éteint les
lumières. On peut toujours se dire qu’en faisant appel au sens des
responsabilités Mme O. n’a pas choisi le registre de motivation le mieux adapté
à ses élèves. Mais on peut aussi se dire que son choix d’une stratégie de
motivation n’était tout simplement pas le bon.
Ce premier cadre théorique qui pose que l’homme agit dans le fil de ses
idées et de ses motivations fournit de nos semblables une image plutôt
réjouissante. Dommage qu’il n’ait pas permis à Mme O. d’arriver à ses fins.
Dans ce cadre théorique, en effet, les gens apparaissent comme raisonnables,
motivés et consistants. Et lorsqu’ils font ce qu’ils doivent faire, ce n’est
guère que parce que cela leur convient. Ils sont donc parfaitement adaptés à la
démocratie. Autant dire que ce cadre théorique trouvera toujours un excellent
accueil auprès du public et, surtout, de ses porte-parole. La seule ombre au
tableau est celle de la carotte et du bâton. Difficile de se voiler la face :
carotte et bâton constituent des déterminants irrémédiablement externes du
comportement humain et la simple évocation de leur ombre nous oblige à sortir
de nos confortables habitudes de pensée qui dirigent ordinairement nos analyses
vers les seules déterminations internes du comportement. Donc acte.
Le second grand cadre théorique permet de comprendre la dernière
stratégie utilisée par Mme O. Ce cadre ne lui a probablement pas été transmis
par les formateurs de l’IUFMD, tant il s’oppose aux idéologies ambiantes et aux
idées reçues qui, dans les salons, attestent de notre grand humanisme. Il est en
profonde rupture avec le premier : l’homme
agit et pense en fonction de ses actes antérieurs.
Pour amener une personne à agir comme on le souhaite, il convient donc, avant toute chose, d’obtenir d’elle un acte, l’acte le plus à même de la prédisposer à faire ce qu’on attend d’elle. Comment s’y prend Mme O. dans sa dernière stratégie ? Elle obtient de Pierre un acte préalable, d’une banalité confondante : l’émission d’un simple « oui», acte que ni lui, ni ses camarades n’auraient pu lui refuser. Cet acte d’acceptation suffit pourtant à installer Pierre dans une voie comportementale qui va le conduire à 5 heures à éteindre les lumières de la classe. Qu’on ne s’y méprenne pas, si ce simple « oui» a débouché sur l’extinction des feux, ce n’est pas pour rien. Mme O. l’a sollicité de telle sorte qu’il ait les vertus d’un oui qui engage Pierre dans la décision qu’il a prise malgré lui d’éteindre la lumière. Revoyons la scène. Mme O. ne se contente pas de la timide acceptation de Pierre («Oui, M’dame »). Elle en rajoute afin que Pierre soit véritablement lié à son acceptation: «Tu es bien d’accord, sinon je demande à quelqu’un d’autre?» A coup sûr, pour pratiquer comme elle pratique, en allant bien au-delà d’une acceptation ordinaire à laquelle Pierre n’aurait probablement pas prêté cas, Mine O. dispose d’une sorte de théorie. Nous verrons bientôt que cette théorie n’est pas sans fondement, puisque, à bien la connaître, on peut transformer des actes banals et d’une quotidienneté désarmante en outils redoutables d’engagement et, le cas échéant, de manipulation.
Pour amener une personne à agir comme on le souhaite, il convient donc, avant toute chose, d’obtenir d’elle un acte, l’acte le plus à même de la prédisposer à faire ce qu’on attend d’elle. Comment s’y prend Mme O. dans sa dernière stratégie ? Elle obtient de Pierre un acte préalable, d’une banalité confondante : l’émission d’un simple « oui», acte que ni lui, ni ses camarades n’auraient pu lui refuser. Cet acte d’acceptation suffit pourtant à installer Pierre dans une voie comportementale qui va le conduire à 5 heures à éteindre les lumières de la classe. Qu’on ne s’y méprenne pas, si ce simple « oui» a débouché sur l’extinction des feux, ce n’est pas pour rien. Mme O. l’a sollicité de telle sorte qu’il ait les vertus d’un oui qui engage Pierre dans la décision qu’il a prise malgré lui d’éteindre la lumière. Revoyons la scène. Mme O. ne se contente pas de la timide acceptation de Pierre («Oui, M’dame »). Elle en rajoute afin que Pierre soit véritablement lié à son acceptation: «Tu es bien d’accord, sinon je demande à quelqu’un d’autre?» A coup sûr, pour pratiquer comme elle pratique, en allant bien au-delà d’une acceptation ordinaire à laquelle Pierre n’aurait probablement pas prêté cas, Mine O. dispose d’une sorte de théorie. Nous verrons bientôt que cette théorie n’est pas sans fondement, puisque, à bien la connaître, on peut transformer des actes banals et d’une quotidienneté désarmante en outils redoutables d’engagement et, le cas échéant, de manipulation.
Quoi
qu’il en soit, dans ce second cadre théorique, le comportement humain est
davantage le fait de conditions externes que de conditions internes. Ce n’est
pas parce que Pierre est intimement convaincu de la nécessité de faire des
économies d’électricité, ni parce que quelque motivation personnelle le pousse
à le faire, qu’il éteint la lumière. C’est parce que sa maîtresse s’est
arrangée pour obtenir de sa personne un acte d’acceptation qui ne lui serait
même pas venu à l’esprit si elle ne s’était pas adressée à lui. A ce titre, ni
convaincu, ni motivé, mais faisant malgré tout ce qu’on attendait de lui,
Pierre a bel et bien été manipulé.
Avec
ce nouveau cadre théorique, nous sommes donc confrontés aux déterminations externes du comportement.
Certes, avec les stratégies de motivations fondées sur le maniement de la
carotte et du bâton, nous avions déjà été confrontés à ce type de motivations.
Mais ces nouvelles déterminations externes sont radicalement différentes des
précédentes et ne sauraient d’ailleurs convenir aux ânes et aux chiens, si
elles peuvent convenir aux gros bras et aux âmes peu sensibles. Si, à l’occasion,
les sanctions peuvent s’avérer réellement efficaces, elles souffrent d’une
limite majeure : arrêtez les sanctions et vous n’obtiendrez vite plus rien.
Ceux qui les utilisent le savent bien, les sanctions ne sont pas porteuses d’avenir.
Elles n’affectent, en effet, qu’assez peu - quand elles les affectent - les
idées que les gens peuvent se faire de ce qu’ils aiment, de ce à quoi ils
croient, de ce qui compte pour eux, bref de toutes ces déterminations internes
que les gens peuvent trimballer avec eux en tous lieux et en toutes saisons. La
troisième stratégie utilisée par Mme O. ne connaît pas pareille limite. Même si
son efficacité tient également à des sollicitations externes, elle implique,
contrairement aux stratégies basées sur les sanctions, la création d’un lien
entre la personne et son acte qui va désormais agir comme un facteur interne de
réalisation comportementale. L’avenir est donc mieux assuré
Ce livre a deux ambitions. La première
est de familiariser le lecteur avec une des théories les plus représentatives
de ce second cadre théorique : la théorie
de l’engagement de Kiesler (1971), théorie qui n’est autre que la théorie
du lien dont nous venons de parler entre un individu et ses comportements. Nous
tenons cette théorie comme l’une des grandes théories de la psychologie sociale. Aussi,
acceptons-nous mal qu’elle soit encore à ce point négligée, en France
notamment. Cette négligence s’explique davantage — nous l’avons déjà souligné
ailleurs — par sa déviance à l’égard des standards psychologiques diffusés par
les maîtres à penser, les IUFM, les médias et autres feuilletons qui
nourrissent nos démocraties, que par quelque faiblesse inhérente à la théorie
elle-même. Cette première ambition, nous l’avions déjà en publiant en 1987
notre Petit
traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Le succès rencontré
par cet ouvrage nous incite donc à réactualiser les connaissances qui, en dix
ans, se sont accumulées sans pour autant modifier, un tant soit peu, le fond de
la théorie.
Notre seconde ambition
est spécifique à ce nouveau livre. Nous voulons montrer que la théorie de l’engagement
peut faire — et a fait – l’objet d’applications
scientifiques socialement utiles. Les applications, qui seront décrites dans
les chapitres qui vont suivre, touchent des causes aussi variées que les
économies d’énergies, la prévention du Sida, la lutte contre les accidents de
travail, la recherche d’emploi... Elles ont été conduites avec des exigences
méthodologiques permettant d’administrer la preuve de l’efficacité des
pratiques d’engagement. A côté de ces applications qu’il nous a été donné de
réaliser ces dernières années ou dont nous avons assuré la responsabilité, nous
évoquerons d’autres applications possibles de la théorie de l’engagement, dans
le secteur de l’éducation, de la sécurité routière, de la thérapie, mais aussi
du management et du marketing.
Nous éviterons dans le cours de notre
présentation d’ouvrir un débat sur les questions idéologiques et morales que
posent les applications de la théorie de l’engagement. Il va néanmoins de soi
que nous ne terminerons pas ce livre sans réfléchir aux implications
déontologiques de la recherche appliquée. Il apparaîtra que la question n’est
pas tant de savoir si la manipulation
au service des bonnes causes est encore de la manipulation,
que de savoir si cette pratique-là de la manipulation est plus répréhensible
que d’autres formes de pratiques sociales pour lesquelles il ne viendrait à l’idée
de personne de parler de manipulation.
[1] Comme nous sommes entre honnêtes gens nous
nous interdirons de parler de propagande. A chacun son bon sens. (Pour une
distinction entre persuasion et propagande, on se reportera à l'ouvrage de
Pratkanis et Aronson, 1992.)
Sommaire
Avertissement, 1 Introduction, 3
Chapitre 1 — Trouver un emploi, 13
Des chômeurs de longue durée, 13
Un contexte de formation, 13
Quelques mots mais qui changent tout, 15
Au sixième dessous, 19
Une population difficile, 19
Préparation des séances de formation, 20
Groupe contrôle et groupe expérimental, 22
Resserrer le lien entre la personne et ce qu'elle est
amenée à faire, 25
Manipulation et automanipulation, 29
La découverte de l'effet de gel, 29
Les pièges de l'automanipulation, 33
L'amorçage, 37
Comment
amener des étudiants à se rendre au laboratoire à sept heures du matin pour
participer à une expérience ?, 37
Comment
amener des étudiants à choisir une tâche rébarbative plutôt que réjouissante ?,
38
Le pied-dans-la-porte,
40
Comment
amener des ménagères à recevoir chez elles une équipe de plusieurs hommes prêts
à fouiner partout ?, 41
Chapitre 3 — La psychologie de l'engagement, 52
Qu'est-ce que l'engagement ?, 55
Définition de l'engagement, 60
Comment produire de l'engagement ?, 63
1. La taille de l'acte, 63
2. Les raisons de l'acte, 69
Quels sont les effets de
l'engagement ?, 73
Les
effets de l'engagement dans un acte non problématique, 74
Les
effets de l'engagement dans un acte problématique, 81
Identification
de l'action et engagement, 91
Chapitre 4 — Économiser l'énergie, 95
Préalable, 95
Le cadre de l'intervention, 98
L'intervention, 100
Première phase : le pied-dans-la-porte, 101
Deuxième phase : l'amorçage, 104
Troisième phase : l'engrenage, 105
Quatrième phase : les mesures postexpérimentales, 105
Résultats, 106
Les
effets sur les comportements, 106
Les
effets sur les attitudes, 107
Chapitre 5 — Lutter contre les accidents de travail, 110
Prévenir les troubles auditifs, 112
Le
cadre de l'intervention, 112
L'intervention,
113
Première phase : l'observation préalable, 113
Deuxième phase : l'obtention d'un premier acte
préparatoire, 113
Troisième phase : les entretiens de groupe, 114
Quatrième phase : l'observation finale, 115
Résultats, 115
Le port des équipements
de sécurité, 116
Le
cadre de l'intervention, 116
L'intervention,
118
Première
phase : l'observation préalable donne lieu à un premier pied-dans-la-porte, 118
Deuxième phase : le questionnaire, 118
Troisième phase : les entretiens sur le harnais, 119
Quatrième
phase : les entretiens sur la Charte Sécurité, 120
Cinquième
phase : l'observation finale, 120
Résultats, 121
Principes d'économie et
d'optimalisation, 122
Utiliser des préservatifs, 127
Adhérer à un pacte, 127
Militer pour la prévention, 129
Les
conditions expérimentales, 130
Sida,
mettez-vous à l'abri, 132
Résultats, 133
Un
préservatif en poche, 135
Trois
stratégies, 137
La
stratégie de persuasion, 137
La
stratégie de sensibilisation, 138
La
stratégie d'engagement, 139
Résultats, 139
Le dépistage volontaire,
142
Une première série d'échecs, 143
Des pieds-dans-la-porte aux décisions en groupe, 148
La stratégie de base, 148
Polémiques et brebis galeuses, 150
Chapitre 7 — La théorie de
l'engagement : champs d'application, principes et règles, 154
Engager les gens, 155
L'agent social et les populations, 155
L'agent social, les groupes et les personnes,
159
Quelques principes d'action, 160
Désengager
les gens, 166 Quelques règles simples, 166
Chapitre 8 — Une
conception de la psychologie sociale appliquée, 169
Psychologues sociaux appliqués du premier et
du deuxième type, 176
Des difficultés d'une psychologie
scientifique appliquée, 179
De l'écoute ou du savoir, 179
Une concurrence plus ou moins loyale, 181
Et de ses atouts, 182
Un
savoir spécifique, 182
L'évaluation par les pairs, 182
Sans oublier l'administration de la preuve, 184
Conclusion —
Manipulation, éthique et idéologie, 188
Une pratique idéale, 190
Une certaine image de
l'homme, 194
Internalité et externalité, 194
Et les bonnes raisons qu'on a de faire ce que l'on fait
?, 196
Une théorie difficilement assimilable, 198
Des pratiques peu transparentes ?, 200
Mais quelle est cette étrange liberté ?, 205
Bibliographie, 209
Dans leur Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens,
Beauvois et Joule nous ont expliqué comment on manipulait plus
efficacement autrui en s'appuyant sur son consentement qu'en le
soumettant par la contrainte. Dans ce nouvel ouvrage, à prétention plus
scientifique, ils poursuivent l'exposé de leur théorie de l'engagement
qui s'inspire des travaux de psychologie expérimentale développés aux
États-Unis. Le fait psychologique qu'ils mettent en évidence est que la
parole engage le sujet parlant : nous nous sentons beaucoup plus
impliqués par nos décisions que par celles des autres et nous éprouvons
toujours quelque embarras à nous rétracter après avoir donné librement
notre accord.
Mais où est la découverte ? Que nous rechignions à
nous dédire, les logiciens le savent bien et ont érigé cette répugnance
en règle de non-contradiction, énoncée pour la première fois par
Parménide. Que la servitude se fonde sur un acte de consentement,
La Boétie s'en étonnait déjà dans son Traité de la servitude volontaire.
Que nous ne nous sentions obligés que par notre seule volonté, Kant l'a
le premier pleinement mis en valeur dans sa doctrine morale. Enfin, que
nos paroles engagent tout notre être, la psychanalyse l'a dit et redit
avec Freud et Lacan.
Si la théorie de l'engagement se sert de
l'autorité de la science pour cautionner et banaliser les pratiques de
manipulation du sentiment de liberté, le propos est peu humaniste. S'il
énonce que l'homme n'adhère vraiment qu'à ce qu'il a librement consenti,
c'est un formidable message éthique et démocratique. Au lecteur de
juger. --Emilio Balturi
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Amener quelqu’un à faire en toute liberté ce qu’il doit faire est
finalement moins compliqué qu’on ne le pense. Nous disposons d’une somme
de connaissances scientifiques qui permettent de peser sur les
comportements d’autrui sans qu’il s’en rende compte. Évidemment, c’est
de la manipulaion, mais celle-ci peut être mise au service des causes
les plus sombres comme les plus nobles. Ces connaissances relèvent de la
psychologie de l’engagement. Les auteurs illustrent leurs applications
dans des domaines aussi variés que la formation, le management, le
marketing.
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