10 octobre 2012

La multiplication - Chapitre 5 de Histoire de deux petits marchands de pommes


CHAPITRE V
LA MULTIPLICATION

Il s’agissait maintenant de partir, Pinchinette pour retourner chez la marraine, les deux frères pour aller vendre leurs pommes, chacun à ses pratiques.

Ramasse-Tout, qui était de beaucoup le plus fort, laissait d’habitude l’âne à son petit frère, et s’en allait trottant sur le chemin, sa jolie hotte d’osier sur le dos. Il la remplit jusqu’en haut de sacs, prétendant qu’il serait plus commode de les avoir sous la main par dizaines à la fois. C’était lui qui servait les grosses maisons.
Partageur commença par vider ses deux paniers qui, pleins, étaient bien trop lourds pour qu’il pût les monter sur l’âne. Puis, quand ils furent placés, il y fit pleuvoir les pommes à la débandade, pour s’éviter la peine d’ouvrir plus tard à chaque instant les sacs, car il n’avait guère que de petits acheteurs qui prenaient rarement dix pommes à la fois.
Comme ils allaient se mettre en route, Pinchinette, qui s’était amusée à les regarder faire, eut tout à coup une idée. Vous n’avez pas oublié qu’elle aussi était propriétaire de pommes, puisqu’on lui en avait donné 1.056. Elle s’en était peu occupée d’abord, ne sachant trop qu’en faire, car elle ne pouvait pas penser à les apporter sur ses bras chez la marraine. L’idée lui vint qu’elle pourrait bien aussi les vendre, ou du moins les faire vendre, et que cela lui rapporterait de l’argent. Les petites filles ne sont jamais fâchées d’avoir quelque chose à elles.
Elle tira deux boîtes de son panier, et les tendant aux deux garçons.
— Chers frères, dit-elle, vous seriez bien gentils de vendre aussi de mes pommes. J’ai vu, l’autre jour, à l’un des magasins qui sont sur la place, un beau ruban rose qui m’a plu tout à lait. Et puis, il y a sur mon chemin une pauvre cabane où je suis entrée bien souvent. Cela me ferait un grand plaisir d’y porter une jolie paire de sabots pour le petit enfant, dont les sabots sont tout fendus.

Ramasse-Tout prit la boîte, qu’il attacha avec précaution sur sa hotte, aidé de Pinchinette qui lui tenait la ficelle.
Pendant ce temps-là, Partageur ouvrait machinalement les sacs de sa sœur, comme il avait fait des siens, et les pommes tombaient comme grêle dans les paniers, où elles se confondaient avec les siennes à lui.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria Pinchinette quand elle eut fini l’aîné et qu’elle se retourna du côté du cadet, ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu fais là? Comment pourras-tu reconnaître ce qui est à moi dans les paniers?
— Sois tranquille. Je vendrai une pomme pour moi, une pomme pour toi; et, quand ce sera ton tour, je mettrai bien soigneusement de côté ce qui te reviendra.
— Je ne suis pas encore bien rassurée ; mais nous verrons demain à retrouver notre compte.
Elle partit, et les deux petits marchands de pommes partirent aussi, chacun de leur côté.
Il faut vous dire qu’on avait pour monnaie dans ce pays-là de toutes petites pièces de cuivre, grosses à peine comme nos centimes, qu’on appelait des tocars, et qui étaient percées au milieu d’un petit trou par lequel on les enfilait, dans un gros fil, qui servait ainsi de bourse. Partageur avait pris deux fils, l’un pour sa sœur, l’autre pour lui. Ramasse-Tout n’avait emporté qu’un fil, où tout allait, qu’il vendit des sacs de la boîte ou de ceux de la hotte. n faut vous dire aussi que, comme leurs pommes étaient les meilleures du pays, elles se vendaient assez cher, et qu’on leur donnait huit tocars pour une pomme. C’était un prix fait, et jamais maîtresse de maison ne se serait avisée de marchander avec eux. Dieu sait pourtant si les dames ont du plaisir à marchander! Mais on savait que cela n’aurait servi à rien.
Quand Pinchinette arriva le lendemain matin pour chercher son argent, elle trouva les deux garçons tout penauds.
Ramasse-Tout savait bien ce qu’il avait vendu de pommes de la boîte : il était facile de voir ce qui manquait. Mais il ne pouvait pas trouver ce qu’il devait à sa sœur.
Partageur savait bien ce qu’il avait d’argent pour elle : son fil était là. Mais il ne pouvait pas lui dira combien il avait vendu de ses pommes, et combien il en restait.
Ils n’osaient pas trop d’abord lui avouer leur embarras; il fallut bien pourtant en venir là.
— Écoute, Pinchinette, dit en terminant Ramasse-Tout qui avait pris bravement la parole, il ne reste plus que neuf pommes dans ta boîte. Je t’ai donc vendu neuf sacs et une pomme, ce qui fait 91, si je me souviens bien. Chacune a été payée huit tocars, comme tu sais. Voilà mon fil de tocars! Prends ce que tu voudras : je ne peux pas te dire mieux.
— Je te demande bien pardon, tu pourrais dire mieux. Ce serait bien meilleur pour moi de savoir au juste ce qui me revient. Je n’ai pas plus envie de prendre ton argent que tu n’as envie de garder le mien. Essayons quelque chose de plus raisonnable. Tu dis que tu as ver lu 91 pommes à 8 tocars la pièce. Si on les avait payées 1 tocar la pièce, cela ferait juste 91 tocars. A 2 tocars la pièce, cela ferait donc 2 fois 91 tocars; à 3 tocars, 3 fois 91, et ainsi de suite. On les a payées 8 tocars. Il me revient donc 8 fois 91 tocars. Écris 91 huit fois à la suite, de haut en bas, et nous allons additionner.
— Tu as, ma foi, raison. Gomment Walle pas pensé plus tôt à cela?
Il commença donc à écrire :
91
91
9...
— Arrête! lui cria tout à coup Pinchinette. Je viens de trouver mieux.
Ayant pris le charbon, elle écrivit :
91
  8
..8
Dans 91, dit-elle, il y a neuf dizaines, plus une unité. Voyons à mesure ce qu’ont rapporté d’abord l’unité, et ensuite les neuf dizaines. Nous serons dispensés d’en écrire si long.
Pour l’unité, j’ai d’abord 8 tocars, c’est tout simple.
Pour chaque dizaine qui confient dix fois plus de pommes, j’aurai dix fois plus de tocars, c’est à-dire 8 dizaines.
Pour les 9 dizaines, j’aurai donc 9 fois 8 dizaines, ou 8 fois 9 dizaines, cela revient au même.
8 fois 9?... Voyons, Ramasse-Tout, et toi, Partageur, 8 fois 9, qu’est-ce que cela fait?
Les deux têtes se baissèrent aussitôt. Elle vit tout de suite qu’elle ne pouvait pas compter sui eux.
Je le trouverai bien sans vous, fit-elle, un peu piquée de se voir arrêtée ainsi dans son calcul.
Et comptant sur ses doigts ;
Une fois neuf……..  neuf,
Deux fois neuf …..   dix-huit,
Trois fois neuf …..   vingt-sept, etc.
Elle écrivit à mesure, sur une ligne de petits carrés numérotés, ce qui suit :

1
2
3
4
5
6
7
8
9
9
18
27
36
45
54
63
72
81

— Je le tiens, s’écria-t-elle ensuite toute joyeuse : 8 fois 9, cela fait 72 !
Tu me dois pour les 9 dizaines de pommes, 72 dizaines de tocars, ou 720. Avec les 8 tocars qui me reviennent pour la pomme vendue en dehors des dizaines, cela fait en tout 728 tocars. Donne-les-moi, nous serons quittes.
— Ah ! je suis bien content, dit Ramasse-Tout; mais explique-moi encore une chose. Tu viens de me dire tout à l’heure que 9 fois 8, ou 8 fois 9, cela revient au même. En es-tu bien sûre ?
Pour toute réponse, Pinchinette reprit le charbon, et fit un grand nombre de traits disposés ainsi :

I
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I

— Combien y a-t-il de traits sur chaque ligne ?
— Huit.
— Et combien y a-t-il de lignes?
— Neuf.
— Compte tous ces traits en suivait chaque ligne tout du long, l’une après l’autre... Combien en trouves-tu?
— Soixante-douze.
— Qu’as-tu fait là? Tu as compté neuf fois huit traits, puisqu’il y a neuf lignes de huit traits chacune. Et si maintenant tu comptais les traits par rangées de haut en bas, en descendant d’une ligne d’autre, combien en aurais-tu?
— Quelle demande! soixante-douze. Que je compte en long ou en large, les traits sont toujours là. Ils restent les mêmes, cela saute aux yeux.
— Je suis tout à fait de ton avis. Eh bien! en comptant de haut en bas, tu aurais eu huit rangées de neuf traits chacune, ou huit fois neuf traits. Tu vois bien que 9 fois 8, ou 8 fois 9, cela revient au même, et tu aurais d’autres nombres, n’importe lesquels, que ce serait absolument la même chose. Mille fois quatre. Ou quatre fois mille, cela fera toujours quatre mille.
Donne-moi mes 728 tocars, et sois bien tranquille; tu peux être persuadé que c’est mon compte.


 

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