CHAPITRE V
|
LA MULTIPLICATION
|
Il s’agissait
maintenant de partir, Pinchinette pour retourner chez la marraine, les deux
frères pour aller vendre leurs pommes, chacun à ses pratiques.
Ramasse-Tout,
qui était de beaucoup le plus fort, laissait d’habitude l’âne à son petit
frère, et s’en allait trottant sur le chemin, sa jolie hotte d’osier sur le
dos. Il la remplit jusqu’en haut de sacs, prétendant qu’il serait plus commode
de les avoir sous la main par dizaines à la fois. C’était lui qui servait les
grosses maisons.
Partageur
commença par vider ses deux paniers qui, pleins, étaient bien trop lourds pour qu’il
pût les monter sur l’âne. Puis, quand ils furent placés, il y fit pleuvoir les
pommes à la débandade, pour s’éviter la peine d’ouvrir plus tard à chaque
instant les sacs, car il n’avait guère que de petits acheteurs qui prenaient rarement
dix pommes à la fois.
Comme ils allaient
se mettre en route, Pinchinette, qui s’était amusée à les regarder faire, eut
tout à coup une idée. Vous n’avez pas oublié qu’elle aussi était propriétaire
de pommes, puisqu’on lui en avait donné 1.056. Elle s’en était peu occupée
d’abord, ne sachant trop qu’en faire, car elle ne pouvait pas penser à les
apporter sur ses bras chez la marraine. L’idée lui vint qu’elle pourrait bien
aussi les vendre, ou du moins les faire vendre, et que cela lui rapporterait de
l’argent. Les petites filles ne sont jamais fâchées d’avoir quelque chose à
elles.
Elle tira
deux boîtes de son panier, et les tendant aux deux garçons.
— Chers
frères, dit-elle, vous seriez bien gentils de vendre aussi de mes pommes. J’ai
vu, l’autre jour, à l’un des magasins qui sont sur la place, un beau ruban rose
qui m’a plu tout à lait. Et puis, il y a sur mon chemin une pauvre cabane où je
suis entrée bien souvent. Cela me ferait un grand plaisir d’y porter une jolie
paire de sabots pour le petit enfant, dont les sabots sont tout fendus.
Ramasse-Tout
prit la boîte, qu’il attacha avec précaution sur sa hotte, aidé de Pinchinette
qui lui tenait la ficelle.
Pendant ce temps-là,
Partageur ouvrait machinalement les sacs de sa sœur, comme il avait fait des
siens, et les pommes tombaient comme grêle dans les paniers, où elles se
confondaient avec les siennes à lui.
— Ah !
mon Dieu ! s’écria Pinchinette quand elle eut fini l’aîné et qu’elle se
retourna du côté du cadet, ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu fais là?
Comment pourras-tu reconnaître ce qui est à moi dans les paniers?
— Sois
tranquille. Je vendrai une pomme pour moi, une pomme pour toi; et, quand ce
sera ton tour, je mettrai bien soigneusement de côté ce qui te reviendra.
— Je ne suis
pas encore bien rassurée ; mais nous verrons demain à retrouver notre compte.
Elle partit,
et les deux petits marchands de pommes partirent aussi, chacun de leur côté.
Il faut vous dire
qu’on avait pour monnaie dans ce pays-là de toutes petites pièces de cuivre,
grosses à peine comme nos centimes, qu’on appelait des tocars, et qui étaient
percées au milieu d’un petit trou par lequel on les enfilait, dans un gros fil,
qui servait ainsi de bourse. Partageur avait pris deux fils, l’un pour sa sœur,
l’autre pour lui. Ramasse-Tout n’avait emporté qu’un fil, où tout allait, qu’il
vendit des sacs de la boîte ou de ceux de la hotte. n faut vous dire aussi que,
comme leurs pommes étaient les meilleures du pays, elles se vendaient assez
cher, et qu’on leur donnait huit tocars pour une pomme. C’était un prix fait,
et jamais maîtresse de maison ne se serait avisée de marchander avec eux. Dieu
sait pourtant si les dames ont du plaisir à marchander! Mais on savait que cela
n’aurait servi à rien.
Quand
Pinchinette arriva le lendemain matin pour chercher son argent, elle trouva les
deux garçons tout penauds.
Ramasse-Tout
savait bien ce qu’il avait vendu de pommes de la boîte : il était facile de
voir ce qui manquait. Mais il ne pouvait pas trouver ce qu’il devait à sa sœur.
Partageur
savait bien ce qu’il avait d’argent pour elle : son fil était là. Mais il ne
pouvait pas lui dira combien il avait vendu de ses pommes, et combien il en
restait.
Ils n’osaient
pas trop d’abord lui avouer leur embarras; il fallut bien pourtant en venir là.
— Écoute, Pinchinette,
dit en terminant Ramasse-Tout qui avait pris bravement la parole, il ne reste
plus que neuf pommes dans ta boîte. Je t’ai donc vendu neuf sacs et une pomme,
ce qui fait 91, si je me souviens bien. Chacune a été payée huit tocars, comme
tu sais. Voilà mon fil de tocars! Prends ce que tu voudras : je ne peux pas te
dire mieux.
— Je te
demande bien pardon, tu pourrais dire mieux. Ce serait bien meilleur pour moi
de savoir au juste ce qui me revient. Je n’ai pas plus envie de prendre ton
argent que tu n’as envie de garder le mien. Essayons quelque chose de plus
raisonnable. Tu dis que tu as ver lu 91 pommes à 8 tocars la pièce. Si on les
avait payées 1 tocar la pièce, cela ferait juste 91 tocars. A 2 tocars la
pièce, cela ferait donc 2 fois 91 tocars; à 3 tocars, 3 fois 91, et ainsi de
suite. On les a payées 8 tocars. Il me revient donc 8 fois 91 tocars. Écris 91
huit fois à la suite, de haut en bas, et nous allons additionner.
— Tu as, ma
foi, raison. Gomment Walle pas pensé plus tôt à cela?
Il commença
donc à écrire :
91
91
9...
— Arrête! lui
cria tout à coup Pinchinette. Je viens de trouver mieux.
Ayant pris le
charbon, elle écrivit :
91
8
..8
Dans 91,
dit-elle, il y a neuf dizaines, plus une unité. Voyons à mesure ce qu’ont
rapporté d’abord l’unité, et ensuite les neuf dizaines. Nous serons dispensés
d’en écrire si long.
Pour l’unité,
j’ai d’abord 8 tocars, c’est tout simple.
Pour chaque
dizaine qui confient dix fois plus de pommes, j’aurai dix fois plus de tocars,
c’est à-dire 8 dizaines.
Pour les 9
dizaines, j’aurai donc 9 fois 8 dizaines, ou 8 fois 9 dizaines, cela revient au
même.
8 fois 9?...
Voyons, Ramasse-Tout, et toi, Partageur, 8 fois 9, qu’est-ce que cela fait?
Les deux têtes
se baissèrent aussitôt. Elle vit tout de suite qu’elle ne pouvait pas compter
sui eux.
Je le
trouverai bien sans vous, fit-elle, un peu piquée de se voir arrêtée ainsi dans
son calcul.
Et comptant
sur ses doigts ;
Une fois neuf…….. neuf,
Deux fois
neuf ….. dix-huit,
Trois fois
neuf ….. vingt-sept, etc.
Elle écrivit
à mesure, sur une ligne de petits carrés numérotés, ce qui suit :
1
|
2
|
3
|
4
|
5
|
6
|
7
|
8
|
9
|
9
|
18
|
27
|
36
|
45
|
54
|
63
|
72
|
81
|
— Je le
tiens, s’écria-t-elle ensuite toute joyeuse : 8 fois 9, cela fait 72 !
Tu me dois
pour les 9 dizaines de pommes, 72 dizaines de tocars, ou 720. Avec les 8 tocars
qui me reviennent pour la pomme vendue en dehors des dizaines, cela fait en
tout 728 tocars. Donne-les-moi, nous serons quittes.
— Ah !
je suis bien content, dit Ramasse-Tout; mais explique-moi encore une chose. Tu viens
de me dire tout à l’heure que 9 fois 8, ou 8 fois 9, cela revient au même. En
es-tu bien sûre ?
Pour toute
réponse, Pinchinette reprit le charbon, et fit un grand nombre de traits
disposés ainsi :
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
I
|
— Combien y
a-t-il de traits sur chaque ligne ?
— Huit.
— Et combien
y a-t-il de lignes?
— Neuf.
— Compte tous
ces traits en suivait chaque ligne tout du long, l’une après l’autre... Combien
en trouves-tu?
—
Soixante-douze.
— Qu’as-tu
fait là? Tu as compté neuf fois huit traits, puisqu’il y a neuf lignes de huit traits
chacune. Et si maintenant tu comptais les traits par rangées de haut en bas, en
descendant d’une ligne d’autre, combien en aurais-tu?
— Quelle
demande! soixante-douze. Que je compte en long ou en large, les traits sont toujours
là. Ils restent les mêmes, cela saute aux yeux.
— Je suis
tout à fait de ton avis. Eh bien! en comptant de haut en bas, tu aurais eu huit
rangées de neuf traits chacune, ou huit fois neuf traits. Tu vois bien que 9
fois 8, ou 8 fois 9, cela revient au même, et tu aurais d’autres nombres,
n’importe lesquels, que ce serait absolument la même chose. Mille fois quatre.
Ou quatre fois mille, cela fera toujours quatre mille.
Donne-moi mes
728 tocars, et sois bien tranquille; tu peux être persuadé que c’est mon compte.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Aidez-moi à améliorer l'article par vos remarques, critiques, suggestions... Merci beaucoup.