Ce texte est la suite de Leçon de choses.
Revenons aux images qui – de même que les objets – sauveraient
les enfants de l’abstraction ; malheureusement la manière dont on les emploie dans
nos écoles maternelles leur fait perdre plus des trois quarts de leur valeur :
les mêmes images servent aux plus petits comme aux plus grands – ce qui exclut
toute gradation, – on montre de loin, aux plus petits, comme aux plus grands,
une seule image suspendue au porte-tableau, ce qui rend, pour les premiers,
l’exercice complètement inutile.
Pour les « petits » – c’est toujours par eux qu’il faut
commencer, – il est nécessaire d’avoir autant d’exemplaires de la même image
qu’il y a d’enfants autour d’une même maîtresse, car chaque enfant doit avoir
un exemplaire entre les mains ; il faut que l’image soit pour un instant bien à
lui, qu’il la tourne, qu’il la retourne, qu’il la voie d’abord avec les doigts,
et qu’il arrive de lui-même à reconnaître l’objet ou l’être qu’elle représente.
L’image – pour les petits – doit, au début, être très
simple. Elle doit représenter un seul objet, un seul animal, choisi parmi ceux
qu’ils voient tous les jours. Ces objets sont ceux qui composent le mobilier, la
batterie de cuisine, la vaisselle, auxquels on ajoutera peu à peu, pour animer
la causerie, un chien, un chat, un âne, un oiseau. Mais que de surprises nous
ménagent les enfants ! Leur ignorance de certaines choses qu’on se figure leur
être familières est tout à fait invraisemblable. Rien de plus relatif que ces
mots : « objets familiers ». Ce que nous voyons tous les jours, ou ce que
nous voyons de temps en temps, quelques enfants ne l’ont jamais vu. Ainsi quoi
de plus familier, nous semble-t-il, que le «petit mouton» ou le petit agneau
paissant dans la prairie ? Depuis qu’il y a des écoles dans les villes et des
enfants dans ces écoles, le mouton est le sujet le plus rebattu ; la maîtresse
en parle toujours comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance ! Eh
bien, le mouton, le vrai, le mouton « en vie », est cependant un mythe pour
beaucoup d’enfants. J’ai fait à ce sujet une enquête intellectuelle dans
quelques écoles maternelles de Paris.
Dans une classe de soixante enfants de quatre à six
ans, un seul avait vu un mouton, et il l’avait vu… à l’abattoir ! Quant à
l’étendue verte et fleurie qui défraye tant de poésies et d’historiettes
enfantines, c’était seulement des mots pour presque tous ; il a fallu nous
contenter de la comparer aux pelouses de nos squares, et à l’herbe poussiéreuse
et pelée du talus des fortifications ! La même ignorance, pour des choses
différentes, existe chez les petits campagnards ; elle existe, pour des choses différentes
encore, chez les indigents Il est donc nécessaire, pour que l’enseignement donné
par l’image porte ses fruits, que les maîtresses choisissent toujours la
représentation de ce que les enfants ont pu voir dans le milieu qu’ils habitent
; celles qui négligent cette précaution font, malgré l’image, de l’enseignement
abstrait.
A mesure que l’enfant se développe, on devrait lui
mettre entre les mains des images plus compliquées, représentant chacune deux
ou trois choses ; non pas des choses disparates, mais chacune d’elles placée
dans son milieu, à l’endroit qu’elle occupe ordinairement. Si c’est une
soupière, par exemple, elle serait sur la table, et une assiette serait placée à
côté. Par la même occasion le champ intellectuel s’élargirait, les rapports des
choses entre elles s’accuseraient. Pourquoi la soupière est-elle sur la table ?
Pourquoi l’assiette est-elle à côté de la soupière ? Que faudrait-il mettre sur
la table pour que l’on pût servir la soupe ? Et pour que l’on pût la manger ?
Si une troisième
série d’images représentait le couvert mis, et une quatrième série la famille réunie autour de la table, on aurait
ainsi une gradation qui, partie du premier degré de l’échelle matérielle, se
serait élevée jusqu’à la vie morale.
Malheureusement ces séries d’images graduées n’existent
pas encore ; les essais tentés dans les dernières années n’ont pas été heureux,
surtout si l’on considère la classe des petits. Puis la grande image suspendue
est toujours en honneur, et à son vice rédhibitoire – celui de ne pouvoir être
maniée par les enfants – j’en ajoute un second qui a bien son importance,
l’image est presque toujours trop compliquée, et un troisième : nous ne
revenons pas assez souvent sur les mêmes. Les enfants les ont-ils vues cinq ou
six fois chacune ? Les ont-ils lues cinq
ou six fois ? Les ont-ils racontées cinq ou six fois ? Pas toutes, c’est
certain. Cependant une image qui n’a été vue que cinq ou six fois, c’est
presque une inconnue pour L’enfant ! une histoire qu’il a entendue cinq ou six
fois, ne lui dit presque rien ! C’est
à la vingtième, à la cinquantième fois, qu’il commence à bien la goûter. C’est
à la centième fois qu’il l’aime. Craindre la satiété pour ce genre d’exercice, c’est
ne pas connaître l’enfant, c’est ne l’avoir jamais étudié. Il me souvient d’un
bébé âgé de vingt-cinq mois, fils unique, sur lequel se concentraient toutes
les tendresses du père, de la mère, de la grand’mère, des tantes : toutes
les tendresses, toutes les anxiétés mais aussi toutes les espérances, tous les
bons soins. Cet enfant, que j’ai suivi, étudié, scruté, enveloppé, beaucoup par
attraction irrésistible, mais beaucoup aussi en pensant aux sept cent mille
petiots qui encombrent nos écoles maternelles de France, devait presque tout
son vocabulaire aux images. Parmi les livres qu’on lui avait donnés, deux
avaient alors ses préférences. C’était l’histoire de Jean-Jean Gros-Pataud, une historiette fort mouvementée, vu la
maladresse du pauvre héros, et un volume d’animaux. Tous les jours, plusieurs fois,
mon petit ami s’emparait de Yean-Yean
GosPataud et racontait, dans son adorable jargon, quelques-unes des
mésaventures du malheureux, toujours les mêmes, ne s’attardant qu’à celles qui
l’avaient frappé au début et dédaignant les autres. Pour les animaux, c’était
la même chose ; il y avait surtout le gros buffle
(mon petit ami prononçait gos buffe)
vers lequel il allait du premier coup, auquel il revenait toujours quand on
essayait d’attirer son attention sur un autre animal. Et lorsque les livres étaient
fermés, à table, au jardin, en s’endormant, Yean-Yean
Gos Pataud et le gos buffe
faisaient encore les frais de la conversation que l’enfant entretenait avec les
autres ou avec lui-même.
En observant dans quel ordre d’idées restreint se
mouvait le charmant petit bonhomme, je déplorais de plus en plus le tourbillon
dans lequel nous lançons les petits enfants des écoles maternelles, enfants
moins bien doués, moins bien entourés chez eux, et je me persuadais de plus en
plus que nous faisons de [la] mauvaise besogne.
Puisqu’il est entendu – pour qui réfléchit – que
l’image suspendue ne vaut rien ou presque rien ; puisqu’il est entendu que
l’enfant ne voit l’image et ne la comprend que lorsqu’il l’a entre les mains,
il faut adopter le système des albums de toile, ou de percale ou de coutil. La
maîtresse taille des bandes d’étoffe, et y colle les images – cette petite
opération doit être faite avec beaucoup de soin, surtout aux angles.
L’adoption des albums dans nos écoles marquera un
véritable progrès vers la méthode maternelle ; car il faut le répéter encore,
les enfants ne comprennent pas nos leçons. Ce n’est pas par plaisir, ce n’est
pas par manie que je reviens constamment sur cette idée ; c’est que chaque jour
ma conviction devient plus profonde… parce que chaque jour mon champ
d’expériences s’élargit. Il y a quelques années, en effet, je croyais que les difficultés
que rencontrent les maîtresses des écoles maternelles, difficultés presque
insurmontables dans les pays à patois ou à dialectes, en Gascogne, en Provence,
en Bretagne, n’existaient pas ou du moins étaient peu inquiétantes dans toutes
les autres parties de la France. Aujourd’hui je pense autrement, non parce que
j’ai changé, mais parce que j’ai appris, en voyageant dans toutes les
régions de la France. Même à Paris, le peuple parle une autre langue que celle
des livres ; même à Tours et à Blois, où se parle le français le plus pur, il a
ses locutions à lui et sa prononciation à lui : « AL AJETTE TOUJOURS, A
N’PORTE JAMAIS » (elle achète toujours des objets de toilette qu’elle ne porte
jamais), me disait, il y a quelque temps, une Parisienne de Paris qui n’a jamais
quitté sa boutique. « AL A PEUR QUE SON GÂS SE NOUEYE », m’a répondu tout
récemment une fillette de Tours, à qui je demandais pourquoi une maman avait
défendu à son enfant d’aller seul au bord de l’eau. « LES QU’AVONT (ceux qui
ont) des bonbons veulent les manger », disent les enfants d’Angoulême.
Dans le Nord ? Oh ! dans le Nord, dans le Pas-de-Calais,
dans les Ardennes, sur vingt mots il y en a bien quinze qui appartiennent au
terroir ou encore à la profession du père de famille. Il y a le langage du
mineur ; il y a le langage du manufacturier. Tous ces langages fleurissent à
l’école maternelle, et opposent au français une digue fort difficile à franchir
; il faudrait donc que les maîtresses fissent une étude toute spéciale du
langage des enfants, pour pouvoir remplacer par le français tous ces patois
disparates. Autrefois on pouvait trouver que ces différences de langage étaient
indispensables à la couleur locale, qu’elles faisaient partie du pittoresque ;
aujourd’hui qu’elles constituent dans l’école un effroyable malentendu il faut en avoir raison. Enseignez donc
le français aux enfants, au lieu de leur faire ânonner tant de chants soi-disant
patriotiques auxquels ils ne comprennent ni A ni B ! Vous ferez ainsi du
patriotisme sérieux, du patriotisme dont personne ne pourra contester
l’utilité.
Les enfants
ne comprennent pas le français ; je
le répète encore. Or ces enfants qui ne comprennent pas le français apprennent
des poésies, récitent des définitions, écoutent (ou du moins sont censés écouter)
l’histoire de la féodalité ou de Louvois ; des explications sur les
tremblements de terre avec la théorie du
feu central ; ailleurs ils font des copies et conjuguent des verbes…
Croyez-moi, ils sont dans le noir, et je suis convaincue que cette obscurité
les accompagne ensuite à l’école primaire et dans leur vie tout entière.
En dehors du jeu, où l’enfant parle de lui-même, et où
la leçon donnée en passant, et comme par hasard, serait très fructueuse, en
dehors du jeu, je ne vois d’abord que les images. Tous les exercices de langage
essayés sans leur secours sont nuls, et dégoûteraient plutôt les enfants de la
langue française. On aura beau dire vingt fois par jour à un enfant de deux à
trois ans « Qu’est-ce que je tiens à la main ? à quoi cela sert-il ? en quoi
cela est-il fait ? » on ne lui enseignera pas à parler. En présence d’une image
placée près de lui sur la table, il se lance ; il reconnaît un à un les objets
et les nomme tout seul, ou avec l’aide d’un camarade ou d’une maîtresse ; il
comprend bien les actions des individus, et les commente à sa manière ; les images
délient les langues. Partout où j’en trouve au cours de mes tournées, le
développement des enfants est incontestablement en progrès.
Les albums font des prodiges. Quelques maîtresses,
n’ayant pu en faire un pour chacun de leurs nombreux élèves, ont collé leurs
images sur des feuilles volantes (feuilles de coutil ou de grosse étamine), les
enfants font entre eux des échanges et le but est atteint.
CINQUIÈME PARTIE, ÉDUCATION INTELLECTUELLE, CHAPITRE III
Voir aussi ici :
L'imagerie des animaux
Père Castor - Dico des Petits
Imagiers des verbes
Imagiers : sites et docs
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