- I -
L’idée d’aptitude réunit
les notions d’intelligence et d’intérêt.
Une fois encore, le
Pédagogue s’appuie sur le Psychologue et ils glosent de concert sur le lieu
commun.
Cette notion, en effet, est
confuse et son usage est des plus aventureux.
Tel élève aime la géométrie
et y réussit avec facilité ; tel autre, rétif à la beauté des théorèmes, montre
du goût pour les langues, où le premier s’ennuie.
N’est-ce pas la preuve que
les individus sont dotés par la nature d’aptitudes différentes ?
N’est-il pas logique, dès
lors, d’enseigner à chacun selon ce qu’il est et non selon des règles générales
indifférentes aux particularités individuelles ?
Heureuse nature qui, sans
rien savoir des lettres et des sciences, a institué chez l’un une
prédisposition à l’étude de l’algèbre ; chez l’autre, à l’étude du grec.
La notion d’aptitude, comme
celle l’intelligence, est complètement métaphysique.
Elle rend compte des effets par l’action
de puissances occultes.
Que l’on sache, une
aptitude ne peut jamais être constatée autrement que dans son exercice
effectif. Tant et si bien qu’il est absolument impossible de distinguer la
cause de l’effet.
Bien mieux, si l’on tient
absolument à conserver cette notion, il est clair que, pour l’essentiel, c’est
l’effet qui produit la cause – fabricando fit faber (« c’est en forgeant qu’on devient
forgeron »). L’aptitude à une tâche est une disposition acquise par
la pratique même de cette tâche.
Certes, celle-ci présuppose
une disposition plus fondamentale qui, elle, n’est pas acquise ; mais ce n’est que
la forme humaine dans toute son abstraite généralité : aptitude à effectuer certains
mouvements, aptitude à effectuer certaines opérations mentales. En un mot, la
structure du corps humain et la commune raison sont les seules données de
nature de toutes nos aptitudes.
S’agissant de l’enfant, qui
ne s’est encore essayé à rien, art ou science, avec assiduité et méthode, et
pendant de longues années, qui osera, sauf quelque fée malfaisante, se
prononcer sur ses aptitudes – et du même mouvement préjuger de son destin ? «
Que peut-on savoir des aptitudes, demande Alain, quand on se trouve devant
l’enfant » ?
- II -
À supposer même que les tests qui prétendent discerner l’avenir
de l’homme dans les gribouillages de l’enfant vaillent mieux que les prédictions
de l’augure scrutant les entrailles de l’oiseau, à quoi bon ce savoir pour le maître
qui enseigne ?
« Vous dites qu’il faut connaître ceux qu’on instruit ; je ne sais. Il est peut-être plus important de bien connaître ce qu’on enseigne » – et de savoir à quelle fin.
Si la géométrie est bonne, par exemple, pour faire découvrir à l’esprit qu’il est souverain en matière de preuves, elle est bonne absolument, quelles que soient les aptitudes de l’élève, et il faut l’enseigner à tous : « Qu’un garçon ne fasse voir aucune aptitude pour les mathématiques, cela avertit qu’il faut les lui enseigner obstinément et ingénieusement. S’il ne comprend pas ce qui est le plus simple, que comprendra-t-il jamais ? » (XX).
« Vous dites qu’il faut connaître ceux qu’on instruit ; je ne sais. Il est peut-être plus important de bien connaître ce qu’on enseigne » – et de savoir à quelle fin.
Si la géométrie est bonne, par exemple, pour faire découvrir à l’esprit qu’il est souverain en matière de preuves, elle est bonne absolument, quelles que soient les aptitudes de l’élève, et il faut l’enseigner à tous : « Qu’un garçon ne fasse voir aucune aptitude pour les mathématiques, cela avertit qu’il faut les lui enseigner obstinément et ingénieusement. S’il ne comprend pas ce qui est le plus simple, que comprendra-t-il jamais ? » (XX).
La pédagogie des aptitudes (ou plutôt des inaptitudes),
c’est-à-dire la pédagogie de la différence, n’est d’aucun secours : il ne
s’agit pas d’enseigner autrement les mathématiques mais de les enseigner
mieux – ce qui suppose d’abord de les savoir très bien.
- III -
Enfin, « l’indiscrétion » du psychologue et du
Pédagogue a ceci de redoutable qu’elle construit, par ses enquêtes, une image
de l’enfant à laquelle celui-ci va se conformer : « La nature humaine se
façonne aisément d’après les jugements d’autrui ». Qu’il soupçonne, dans le regard du maître instruit
par le psychologue, qu’on le croit faible ici ou là, il le deviendra aussitôt. L’enfant,
« tendre et fragile objet », ne peut donc être livré sans péril « au regard
psychologique qui change l’objet humain sur lequel il se porte ».
Non seulement, donc, il n’importe
guère de discerner les aptitudes pour éclairer le travail du maître, mais il
est essentiel de les présupposer toutes comme possibles, si l’on veut les faire
paraître ; aussi Alain oppose-t-il à la pédagogie indiscrète la pédagogie
généreuse : « Louer ce qui est bien, et négliger le reste, n’en point parler ».
- IV -
Certes – qui en douterait ? – il y a des différences
naturelles entre les individus. Mais Alain, contrairement à la pédagogie
prophétique, refuse d’y voir la préfiguration de quoi que ce soit : « On se
hâte toujours de décider qu’une nature est bonne ou mauvaise et que l’éducation
n’y changera rien ».
Qu’est-ce que la nature de
chacun ? Ce qui, en lui, n’est pas de lui, ce dont il n’est pas l’auteur et
qu’il ne peut pas changer – sa morphologie, son tempérament, « un véritable
système rassemblé et équilibré ».
Ce qu’il y a en nous de
nature est très en deçà de ce qu’imaginent les psychologues ; ce n’est
finalement que la singularité de notre corps, une donnée brute et dépourvue de
sens : « Je crois que les natures sont immuables pour le principal ; mais ce
fond de structure et d’humeur est bien au-dessous du bien et du mal » (XXII).
Ce que nous ferons de ce
que nous sommes, nul ne peut le dire ; si ce n’est que nos œuvres porteront la marque qui est la nôtre.
De chaque homme tout est possible, et le pire aussi
bien. Nul n’est né « coiffé de vertu
» ; nul n’est condamné : « En n’importe quel corps humain, toutes les passions
sont possibles, toutes les erreurs sont possibles, et se multiplieront les unes
par les autres si l’ignorance, l’occasion et l’exemple y disposent ». Mais
toujours, il est vrai, « selon la formule de vie inimitable, unique, que chacun
a pour lot ».
Il n’y a pas plus à espérer d’un esprit doué qu’à désespérer
d’un esprit rétif. Par l’abandon à la
facilité, le premier tombera au plus bas ; par l’effort suivi, le second peut
espérer le meilleur : « Qu’est-ce qu’un esprit bien doué s’il cède à la
tentation de plaire ou de flatter ? Et qu’est-ce qu’un esprit mal fait s’il est
capable de comprendre la moindre chose? ». La
nature n’est rien sans la volonté qui en use.
C’est lorsque nous n’en
faisons rien que nous l’invoquons, justement, pour nous excuser, pour nous
absoudre de notre responsabilité : « Je suis ainsi, je n’y peux rien ». La nature, c’est l’alibi de la mauvaise
foi.
Inutile, donc, de spéculer sur la nature de l’enfant :
l’éducation ne s’adresse qu’à sa liberté.
- V -
Mais cela même qui ne peut
être changé peut, doit, être sauvé : « Il y a un salut pour chacun aussi, et
propre à lui, de la même couleur que lui, du même poil que lui ». Comment ? La réponse d’Alain peut
sembler paradoxale : par la commune
méthode et non par une attention particulière à cette singularité.
Un exemple, une analogie plus exactement, permet de
saisir l’idée : l’apprentissage du violon. C’est par la répétition des mêmes gestes, par la même gymnastique et
les mêmes exercices que le maître de musique amène chaque élève à produire le «
son » qui est le sien : « Ces arts difficiles et patients font bien voir que la
même méthode est bonne pour tous, quoique tous soient différents. Je dirais
même que la méthode commune n’a point pour fin de les rendre semblables, mais
au contraire de les rendre encore plus différents ». La méthode commune ne peut
donc être rien d’autre que la plus haute, la plus exigeante. Celui qui n’a pas
été instruit du meilleur, dans chaque ordre, n’a pas reçu l’éducation qui lui
convenait. On ne saura tout ce qu’il pouvait être que si lui a été ouverte la
possibilité d’être tout. Au contraire, une éducation adaptée à ce qu’il est
supposé devenir aura pour effet de l’y conduire immanquablement. Le fatalisme pédagogique est redoutable en
ce qu’il produit ce qu’il prédit ; et qu’il en conclut triomphalement à sa
clairvoyance.
- VI -
L’acte de s’instruire, d’ailleurs, n’est rien d’autre
qu’un processus de transformation volontaire du sujet par lui-même. Celui qui sait une chose n’est pas le même que celui
qui ne la savait pas. D’abord parce qu’il la sait, et que ce savoir, aussitôt,
fait partie de ce qu’il peut, de ses aptitudes, donc, au vrai sens du terme ;
ensuite, parce qu’il se sait capable d’apprendre et que sa puissance propre est
redoublée de sa foi en elle-même ; enfin parce qu’il découvre ce qu’il est par
la résistance même des choses qu’il apprend.
« Sa vraie nature, c’est sa nature développée » et non
sa nature immédiate. Ce qu’il est n’est pas l’être hypothétique qu’il était
mais l’être en acte qu’il est devenu.
Assurément, ce qu’il est
devenu portera l’empreinte de cette nature « tout à fait animale » qui n’est
qu’à lui, qui est lui, mais dépassée, et par là même « sauvée », comme dit
Alain : « Chacun gardera le pli de ses cheveux et la forme de son corps ;
chacun imprimera toujours à toute idée commune sa marque naturelle ; la
différence des écritures devrait le faire entendre, car cette différence se développe
selon la culture ». Par le travail, le
naturel problématique et illisible s’est élevé à la vérité d’un style
:
« C’est pourquoi les
psychologues se trompent sur tout et sur eux-mêmes, par cette manie de vouloir connaître au lieu de changer et d’élever.
Connaître ma pensée, c’est la faire ; connaître mon sentiment, c’est l’élever
et l’humaniser ». C’est le rôle des grandes
œuvres de la culture que de nous donner les moyens de construire l’humain
en nous selon une forme à la fois singulière et universelle. Autrement dit, non seulement il est inutile
de connaître l’enfant pour l’instruire, mais il faut même l’instruire pour le
connaître.
- VII -
La dialectique du singulier et de l’universel est
subtile.
D’abord, il est clair que nul ne peut faire fond que
sur ce qu’il est. Alain, qui
revendique hautement sa dette envers Spinoza, observe que nous ne pouvons développer notre nature que selon nos puissances
propres. Nul ne peut devenir autre que ce qu’il est si ce n’est en devenant
plus fortement ce qu’il est déjà. Ce que nous ne sommes pas n’est rien ; le peu
que nous en savons n’est connu que par comparaison avec autrui.
Si nous reprenons l’exemple
de l’intelligence évoqué plus haut, nous voyons qu’il n’y a aucun sens à
demander à Pierre d’être aussi intelligent que Paul. Mais Pierre peut devenir
plus intelligent qu’il n’est, à sa manière, avec ses ressources propres. Ce
qu’Alain formule ainsi : « La vertu est un héroïque amour de soi, entendez que
nul être ne peut se sauver par la perfection d’autrui ».
C’est ainsi que nos
passions ont nécessairement le visage de nos émotions ; c’est-à-dire,
finalement, la forme de notre corps propre. Et c’est de nos passions que nous
ferons nos vertus morales, non des vertus du voisin.
Il faut pour cela les
penser et les vouloir selon l’universel, c’est-à-dire selon ce qui vaut pour
tous, comme sont les preuves du géomètre : « Il faut se penser soi-même
universellement et non comme une généralité ; universellement comme unique et
inimitable ; ce qui est proprement se sauver » (LVIII).
Alain illustre l’idée par
deux exemples : l’avarice, l’ambition.
Dans l’avarice, « il y a
l’esprit d’ordre, qui est universel ; il y a le respect du travail, qui est
universel [...]. Ces pensées, car ce sont des pensées, sauveront très bien
l’avare s’il ose seulement être lui-même, et savoir ce qu’il veut » (Ib.).
De même, l’ambitieux «
voudra une louange qui vaille, et ainsi honorera l’esprit libre, les
différences, les résistances » (Ib.).
Ces exemples sont au plus
près de notre propos, car ils montrent comment la singularité se dépasse et se
conserve en s’universalisant ; ils montrent que se faire, c’est se parfaire. Bien loin que la « commune méthode » soit
le laminoir des particularités, comme le prétend le Pédagogue, qui ne songe
qu’à diversifier à l’infini ses pratiques selon les aptitudes, elle est, au
contraire, en tant qu’elle s’en tient à l’universel dans le contenu et la
méthode de l’enseignement, ce qui donne au sujet tous les instruments de sa
singularisation la plus accomplie.
La singularité de l’élève, son caractère « unique et
inimitable », comme dit Alain, n’est pas l’affaire de l’éducateur, encore moins
celle du psychologue indiscret, c’est la sienne. Nul n’a à en préjuger. Pas
même lui ; il est trop tôt encore. Qu’il travaille d’abord.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Aidez-moi à améliorer l'article par vos remarques, critiques, suggestions... Merci beaucoup.