2 octobre 2016

«L'indépendance d'esprit est en danger dans les universités françaises» (26.09.2017)


Publié le 26/09/2017 à 16h55

TRIBUNE - Idéologie, sectarisme et poids des réseaux font des ravages dans l'enseignement supérieur sans que l'opinion en soit informée, s'alarme l'universitaire Jean-Claude Pacitto.
L'Université devrait constituer l'espace de débat par excellence et l'a assurément été à certaines périodes de son histoire. L'est-elle aujourd'hui? Deux exemples récents, révélateurs du climat intellectuel pesant qui règne à l'Université, démontrent le contraire.

Fabrice Balanche a brisé l'omerta sur certaines pratiques de sélection et de recrutement des candidats dans des établissements d'enseignement supérieur. Il a mis en lumière les vraies raisons - clientélistes, politiques - qui président à des exclusions, en particulier dans les sciences humaines et sociales

Le cas de Fabrice Balanche est exemplaire. Enseignant-chercheur à l'université de Lyon-2, agrégé de géographie et docteur en géographie politique, ce spécialiste du monde arabe et du Moyen-Orient a vécu dix ans au Liban et en Syrie. Or, il a été exclu du processus final de sélection à un poste de maître de conférences sur le monde arabe à l'IEP de Lyon pour un motif surréaliste: sa sur-qualification! Pour tous ceux qui suivent le conflit syrien, Fabrice Balanche n'est pas un inconnu. Il livre sur ce conflit des analyses très fouillées qui vont à rebours de ce qui est avancé d'ordinaire. L'enseignant-chercheur avait établi que le régime de Damas, quelles que soient ses turpitudes, disposait de réels soutiens dans la population syrienne et était plus solide qu'on ne le prétendait habituellement. Facteur aggravant, ses analyses se sont avérées justes.

Fabrice Balanche, après cette exclusion, ne s'est pas laissé faire. Il a formé un recours devant le tribunal administratif, qui a annulé la décision du comité de sélection de Sciences Po Lyon au motif que celui-ci a commis une «erreur manifeste d'appréciation» et, plus grave, a méconnu «le principe d'impartialité». L'enseignant-chercheur a ainsi brisé l'omerta sur certaines pratiques de sélection et de recrutement des candidats dans des établissements d'enseignement supérieur. Il a mis en lumière les vraies raisons - clientélistes, politiques - qui président à des exclusions, en particulier dans les sciences humaines et sociales. Fabrice Balanche a révélé la domination de certains courants de pensée sur les études consacrées au Moyen-Orient, souvent marquées soit par une complaisance envers l'islamisme, soit par un prisme d'extrême gauche, soit par les deux à la fois. Précisons que Fabrice Balanche, de guerre lasse, s'est expatrié aux États-Unis et est aujourd'hui chercheur invité au think-tank Washington Institute for Near East Policy.

Dans le système de recrutement qui est celui de notre Université, un indépendant a peu de chance de survivre. Dès ses premiers pas dans la carrière, le chercheur comprend que c'est sa dépendance qui sera sa planche de salut

Le cas de Marc Crapez est aussi révélateur. Brillant chercheur indépendant dans le domaine des idées politiques, il a publié de nombreux ouvrages dont deux dérangeants s'agissant de l'histoire de la gauche: La Gauche réactionnaire, ouvrage issu de sa thèse, et Naissance de la gauche. Nombre de spécialistes de l'histoire des idées ont qualifié ces livres de remarquables, avec raison. Mais problème, Marc Crapez démontre qu'il a existé au XIXe siècle, au sein de la gauche, un courant antisémite, voire racialiste. Il montre aussi que le clivage gauche-droite tel qu'on le connaît aujourd'hui ne s'est constitué qu'au moment de l'affaire Dreyfus. On se doute de la suite décrite par l'auteur dans un chapitre au titre évocateur: «Comment on ne devient pas universitaire».

Il n'existe qu'une discipline caractérisée par le vrai pluralisme qui devrait être la règle dans toutes les sciences sociales, c'est l'économie. C'est d'ailleurs une situation insupportable pour des centaines d'enseignants-chercheurs en économie qui se proclament «hétérodoxes», «atterrés» et prennent la pose de résistants face à l'hégémonie prétendue de leurs collègues libéraux. Curieusement, les mêmes ne se soucient nullement de la liberté d'expression et de recherche des enseignants-chercheurs de sensibilités minoritaires en sociologie ou en histoire, disciplines où le pluralisme est soit très faible, soit inexistant.

On aurait tort, pour autant, de penser que cette situation dramatique pour l'enseignement supérieur et la recherche en France ne serait que la conséquence d'un étouffement de la droite par la gauche à l'université. Les nouveaux progressistes sont assez éloignés de la gauche historique. Et des indépendants classés à gauche comme Michéa ou Onfray auraient été confrontés aux mêmes problèmes que les impertinents de droite ou classés comme tels.

La réforme universitaire de 2007 due à Valérie Pécresse n'a fait que généraliser ces pratiques en octroyant aux présidents d'université les pleins pouvoirs - dont celui académique - en oubliant que ces mêmes présidents, qui se présentent volontiers comme des gestionnaires neutres, sont très souvent des politiques

Dans le système de recrutement qui est celui de notre Université, un indépendant a peu de chance de survivre. Dès ses premiers pas dans la carrière, le chercheur comprend que c'est sa dépendance qui sera sa planche de salut. Dépendance interpersonnelle et dépendance par rapport aux réseaux qui font une carrière. Marcel Gauchet, lorsqu'il parle de mœurs mafieuses (revue Le Débat, no 156, septembre-octobre 2009), emploie les mots justes. Un sociologue italien, Diego Gambetta, a explicité les ressorts de ce processus dans un article de la revue des Annales des Mines,«Gérer & Comprendre»(septembre 2006), article intitulé «La valeur de l'incompétence: de la mafia tout court à la mafia universitaire: une approche méthodologique».

Cette dépendance entraîne le conformisme de la pensée et l'esprit courtisan dont beaucoup s'accordent à penser qu'il est un des fléaux de l'Université. La réforme universitaire de 2007 due à Valérie Pécresse n'a fait que généraliser ces pratiques en octroyant aux présidents d'université les pleins pouvoirs - dont celui académique - en oubliant que ces mêmes présidents, qui se présentent volontiers comme des gestionnaires neutres, sont très souvent des politiques. Donner aux universités le pouvoir de recruter et promouvoir tous leurs enseignants-chercheurs en supprimant l'échelon national du Conseil national des universités serait, de ce point de vue, désastreux. La déconnexion entre pouvoir gestionnaire et pouvoir académique est une absolue nécessité et devra être mise en œuvre. Dans une même perspective, il serait souhaitable que, pour les disciplines concernées, la majorité des épreuves du concours de l'agrégation dite du supérieur soient anonymes et écrites.

Ce manque de pluralisme et cette chasse - car c'est le mot - aux esprits indépendants à l'Université interrogent. La France n'est-elle jamais sortie de cette tentation toute soviétique qui consiste à envisager le débat qu'en termes d'élimination des adversaires? Élimination physique hier, élimination ou marginalisation professionnelle et sociale aujourd'hui. Et qui s'en inquiète?

Maître de conférences en sciences de gestion à l'université Paris-Est.

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