L’écrivain cinéaste dénonce la violence d’une société
hypocrite vis-à-vis de la sexualité.
Par Ghalia Kadiri (contributrice Le Monde Afrique)
LE MONDE Le 11.06.2017 à 18h25 • Mis à jour le 11.06.2017 à
18h29
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L'auteur marocain Abdellah Taïa.
Ecrivain, homosexuel, marocain, musulman. Abdellah Taïa est
tout ça à la fois et dans n’importe quel ordre. A 43 ans, il est l’un des
premiers auteurs du monde arabo-musulman à avoir révélé son homosexualité
publiquement. C’était en 2006, dans un journal marocain, défiant ainsi la loi
qui condamne les homosexuels. Depuis, il entretient un lien à la fois complexe
et attachant avec sa famille et son pays, qu’il a quittés il y a près de vingt
ans pour poursuivre ses rêves de cinéma et de littérature à Paris.
Auteur d’un film et de plusieurs romans inspirés de son
enfance, lauréat du prix de Flore en 2010, Abdellah Taïa a choisi d’apprendre
le français pour raconter le Maroc des pauvres, où il est né et a grandi. Sur
la « planète » Hay Salam, un quartier populaire de Salé, près de Rabat, dans
une famille de neuf enfants, où ni le français ni l’homosexualité n’avaient
leur place. Son dernier roman, Celui qui est digne d’être aimé, est en lice
pour le prix Renaudot cette année. Dans un entretien au Monde Afrique, Abdellah
Taïa revient sur son enfance tourmentée et les nombreuses contradictions qui
continuent de ronger la société marocaine.
Vous avez découvert votre homosexualité très jeune. Comment
construire son identité dans un pays qui la condamne ?
Abdellah Taïa A l’époque, l’idée d’avoir une identité
homosexuelle ne me traversait même pas l’esprit. Dans les années 1970 et 1980,
il n’y avait pas de place pour une telle chose. Même aujourd’hui, la
construction sexuelle dans un pays comme le Maroc est très perturbée, car nous
vivons dans une grande hypocrisie. Les relations sexuelles hors mariage ne sont
pas autorisées et, dans le même temps, on laisse des champs libres, des lieux
plus ou moins cachés pour exprimer sa sexualité. Tant que c’est fait en
cachette, c’est pratiquement autorisé.
Le problème, c’est que cela génère de la violence et j’en ai
moi-même fait les frais. J’ai été violé par des hommes du quartier, qui
voulaient assouvir leurs besoins sexuels. Je suis devenu l’objet sexuel de tout
un monde. Pour moi, c’était normal d’être maltraité. Aujourd’hui encore, il y a
des centaines de petits garçons qui sont violés tous les jours au Maroc, en
silence.
Lire la critique :
Abdellah Taïa, aux origines de l’exil et du malheur
Dans votre dernier roman, « Celui qui est digne d’être aimé
», inspiré de votre propre vie, le personnage principal règle ses comptes avec
sa mère, qu’il décrit comme un tyran. En voulez-vous à votre propre mère de ne
pas vous avoir protégé ?
Que pouvait-elle faire ? Assumer devant tout le quartier ?
Cela reviendrait à se rendre inférieure dans le jeu social. Ma mère ne pouvait
pas devenir révolutionnaire. Elle l’était déjà dans la mesure où elle assurait
tous les jours la survie de neuf enfants, avec le salaire de mon père qui ne
dépassait pas 1 000 dirhams par mois (90 euros). Pour moi, ça, c’est déjà une
bataille politique. Mes parents n’étaient ni ignorants ni homophobes, ils
vivaient dans la réalité de la pauvreté. Ils n’avaient d’autre choix que de
rejeter le petit « pédé » que j’étais. J’ai le droit de leur en vouloir sur le
plan intime, mais pas sur les plans politique et social. S’il fallait faire un
procès, ce serait celui des politiciens, ce sont eux qui ont laissé les gens
dans la souffrance.
L’homophobie est-elle une question politique au Maroc ? Les
homosexuels ne sont-ils pas lynchés par les citoyens eux-mêmes ?
C’est une homophobie du système politique. A partir du
moment où la loi marocaine dit qu’un citoyen homosexuel est un criminel, elle
donne l’autorisation à tous les autres citoyens de maltraiter les homosexuels.
Les lynchages sont une continuité du silence du pouvoir. En évitant de
condamner les agressions, les responsables politiques les encouragent de fait.
La réaction sociale est liée au pouvoir. Il faut d’abord changer la loi pour
changer les mentalités.
Même dans un pays musulman ?
Les gens s’appuient sur la religion pour légitimer
l’homophobie alors que ce mal est foncièrement politique. D’ailleurs, les
agressions homophobes avaient lieu bien avant l’arrivée des islamistes au
pouvoir.
Je suis musulman et la religion n’a rien à faire dans ce
combat. Pour moi, l’islam, même s’il est manipulé de nos jours à des fins
politiques, c’est avant tout un espace, une histoire, une civilisation, des
philosophes, des poètes. Loin de la vision stérile que l’Occident peut en avoir
aujourd’hui.
Plus de dix ans après la révélation de votre homosexualité
dans la presse marocaine, qui a provoqué l’ire des milieux conservateurs,
pensez-vous que les mœurs se libèrent ?
Une partie de la population pousse au changement. Mais dès
qu’on veut faire bouger les lignes, il y a des gens qui veulent nous ramener à
nos prétendues traditions. Comme si celles-ci ne pouvaient pas évoluer ! On en
revient à la question de la loi : tant que les changements de mentalité ne sont
pas appuyés par des changements de loi, ils se dilueront et ceux qui les
portent finiront par rejoindre le camp conservateur. Même la bourgeoisie
marocaine, éduquée et libre en apparence, finit toujours par se rétracter, pour
protéger ses intérêts économiques.
La mobilisation de la société civile sur les réseaux sociaux
accompagne-t-elle ces changements ?
Internet permet de pointer le manque de liberté, mais je ne
suis pas dupe de la nouvelle dictature du clic, du sensationnalisme. On est
scandalisé par la vidéo d’un homosexuel marocain tabassé et, la minute d’après,
on regarde quelle robe Rihanna a porté la veille.
Vous avez choisi d’écrire en français, que vous n’avez
appris qu’à l’âge de 18 ans. Pourquoi vous êtes-vous acharné à maîtriser cette
langue ?
Par vengeance au début. Parce qu’au Maroc, le français est
la langue des riches qui écrasent les pauvres et moi, j’étais pauvre. Je ne
voulais pas laisser le mektoub (« destin » en arabe) m’écraser. J’ai très vite
compris que cette chose qu’on appelle le français allait me permettre de
quitter l’irrévocable place assignée au pauvre.
Pauvre et homosexuel, c’est la double peine ! Comme je ne
pouvais pas mener le combat avec ma famille pour leur demander de m’aimer, je
suis allé sur un terrain beaucoup plus politique, plus ambitieux. Maîtriser le
français, c’était prendre le pouvoir. Mais j’étais trop jeune, je ne me rendais
pas compte des enjeux politiques liés à cette langue.
Lire aussi : La
terreur au cœur d’une famille marocaine, par Abdellah Taïa
Quels sont ces enjeux ?
Le français continue d’instaurer une forme d’apartheid
social au Maroc. Il ouvre la porte à une certaine classe sociale, à certains
postes et même à une légitimité intellectuelle. Ceux qui ne le maîtrisent pas
n’ont pas réellement de valeur sur le marché du travail, ni dans les milieux
intellectuels. C’est du racisme, il faut le dire. Dans tout cela, je vois une
permanence du colonialisme français.
Si le français est source de racisme, pourquoi
n’écrivez-vous pas en arabe ?
Je comprendrais qu’on m’en fasse le reproche. Mais je n’ai
eu conscience de ces enjeux que plus tard. Aujourd’hui, je ne sais pas si je
parviendrais à écrire en arabe. Cette langue me domine. Avec le français, que
je ne maîtrise pas aussi bien, il y a une guerre, il y a le feu. C’est ce qui
me pousse à écrire. Je crois que c’est même cela qui donne une singularité à
mon style, démystifié, où le rythme vient beaucoup de la langue arabe. J’ai
l’impression que le français peut s’arrêter du jour au lendemain en moi.
Cette année, vous étiez invité au Salon du livre à Paris, où
le Maroc était à l’honneur. Comment expliquer que le pouvoir marocain vous
mette en avant malgré votre militantisme pour la cause homosexuelle ?
Parce que je ne suis pas Brad Pitt ! Le jour où je deviens
le Brad Pitt de la littérature, que je me mettrai à vendre des best-sellers,
les autorités marocaines seront obligées de changer d’attitude. Mais l’idée
n’est pas de rentrer dans un combat avec le pouvoir. Je veux tenter de
sensibiliser les Marocains, et venir en aide à ces petits garçons victimes de
violences sexuelles.
En savoir plus sur
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/06/11/abdellah-taia-la-loi-marocaine-encourage-les-lynchages-d-homosexuels_5142303_3212.html#xoi87ml8D0HH3jvt.99
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