Au jeu des pronostics politiques, Laurent Bigorgne était bien coté pour devenir ministre. Cet agrégé d’histoire de 42 ans, spécialiste de l’éducation, est à la tête de l’Institut Montaigne, un think tank proche du patronat. Pendant la campagne, il a discrètement modelé une partie du programme de son «ami» Emmanuel Macron en jonglant pendant plusieurs mois entre un rôle de conseiller officieux et son poste à «Montaigne». Et une fois élu, le nouveau président de la République a choisi pour le ministère de l’Education Jean-Michel Blanquer, un vieux compagnon de route de l’Institut Montaigne. C’est une nomination au goût de victoire pour lui et une boutique qui a toujours défendu un courant libéral de l’enseignement.
Cela fait déjà plusieurs années que Laurent Bigorgne souffle des idées à l’oreille d’Emmanuel Macron. Il avait pris l’habitude de lui rendre visite à l’Elysée, quand ce dernier était encore le secrétaire général adjoint du président Hollande. Les deux hommes s’étaient rencontrés par l’entremise de Richard Descoings, illustre et décrié directeur de Sciences-Po, mort en 2012. Quand une petite équipe s’active autour de Macron début 2016, Bigorgne participe aux réunions. «Avant le lancement officiel du mouvement, quelques personnes avaient pris l’habitude de se rencontrer assez fréquemment. On devait être une dizaine, on discutait, de fil en aiguille ce petit groupe s’est consolidé», détaille le directeur de l’Institut Montaigne.

«Structure apolitique»

Ce think tank fondé en 2000 par Claude Bébéar, longtemps PDG d’Axa et figure tutélaire du patronat français, a la vocation «d’élaborer des propositions concrètes dans les domaines de l’action publique, de la cohésion sociale, de la compétitivité et des finances publiques». L’Institut Montaigne et sa quinzaine de salariés sont financés quasi intégralement grâce aux adhésions d’une centaine d’entreprises, dont plusieurs sont membres du CAC 40. Avec une limite : une société ne peut pas apporter plus de 2 % du budget total. Pourtant réputé comme proche de la droite, l’organisme se réclame «indépendant» des partis. C’est Bébéar qui recrutera Laurent Bigorgne et le placera directeur des études en 2009. L’année suivante, il deviendra directeur général.
En s’engageant avec En marche, Laurent Bigorgne a surtout joué avec le feu. Lorsque Mediapart révèle que l’association du parti est hébergée à son domicile privé, il doit organiser à la hâte un déjeuner avec l’équipe du think tank pour expliquer sa démarche. «Il nous a dit qu’il avait compris l’avertissement et qu’il allait prendre ses distances avec Emmanuel Macron», se rappelle un collaborateur. Claude Bébéar, dont il est proche, le rappelle à l’ordre. Il confie : «Quand j’ai créé l’Institut Montaigne, j’ai édicté le principe d’une structure apolitique et si on ne respecte pas ça, on tue l’Institut.» A la même période, Emmanuel Macron va proposer à Laurent Bigorgne de devenir délégué général de son nouveau parti. Une offre qu’il décline mais continue de s’investir «sur son temps privé» dans la campagne présidentielle. La lecture des nombreux échanges contenus dans les MacronLeaks permet de saisir son influence. Un mois après le lancement d’En marche, il rédige par exemple une ébauche de lettre où Macron s’exprime à la première personne pour rappeler les fondamentaux de son mouvement politique. Il participe également aux réunions stratégiques et file un coup de main pour la levée de fonds en incitant quelques proches à contribuer.

«Veux-tu en être ?»

Mais le directeur de l’Institut Montaigne est surtout sollicité pour piloter les questions liées à l’éducation, à l’enseignement supérieur et à la recherche. C’est lui qui prépare l’argumentaire du discours que prononce Macron devant la Conférence des présidents d’université, au lendemain de sa démission du ministère de l’Economie à la fin de l’été. Lors d’une conversation en octobre, Laurent Bigorgne demande un retour critique sur les premières grandes orientations du programme de Macron en matière d’éducation à Gilles de Margerie, assureur nommé directeur de cabinet au ministère de la Santé. S’en suit une discussion où Bigorgne expose sa stratégie pour préparer le terrain en cas de victoire : «Il faut pouvoir discuter avec le Snes et le SNUIPP, l’Unsa et la CFDT… sans en attendre beaucoup. C’est un milieu où les archéos pèsent beaucoup et ils ne veulent aucun vrai changement.» Avant de rassurer son interlocuteur : «On a déjà pas mal de relais dans l’administration centrale.» Puis l’invite : «Je vais lancer un premier gpe éduc, veux-tu en être ?» Des échanges de moins en moins fréquents à partir de 2017. «Je prends la décision de laisser la caravane partir», raconte Bigorgne dont les idées ont déjà bien infusé dans la campagne d’Emmanuel Macron. Et d’expliquer : «J’étais convaincu que s’ils allaient au bout, il y aurait Jean-Michel Blanquer, un type que je connais par cœur, qui deviendrait ministre et que ce serait très bien.»

«Une philanthropie à l’américaine»

Pour cause, le nouveau ministre de l’Education est un fidèle du think tank depuis de nombreuses années. Il a participé à plusieurs de ses rapports et appartient au comité directeur Agir pour l’école depuis sa création. Cette organisation, présidée par Bigorgne, est un satellite de «Montaigne». Dédié à l’école élémentaire, il multiplie les expériences depuis plusieurs années pour mettre en œuvre ses idées dans le domaine de l’éducation. C’est par exemple grâce à cette structure hébergée dans les mêmes locaux que l’Institut Montaigne que Céline Alvarez a pu lancer une expérimentation mêlant la méthode d’apprentissage Montessori et les neurosciences, narrée dans son best-seller, les Lois naturelles de l’enfant. A l’époque Jean-Michel Blanquer est directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco) au côté du ministre de droite Luc Chatel (de 2009 à 2012). Blanquer va soutenir le projet d’Alvarez et lui permettre de franchir les portes de l’enseignement public de 2011 à 2014. Agir pour l’école lui apporte de son côté un soutien financier pour équiper sa classe et rémunérer partiellement une assistante pour «environ 20 000 euros», précise Laurent Cros qui dirige ce satellite de l’Institut Montaigne. L’association s’est également chargée de mesurer les résultats de l’expérimentation de Céline Alvarez, neurosciences à l’appui. Le développement de certaines zones du cerveau des enfants a par exemple été observé à l’aide d’IRM. Dans un premier temps plébiscité, le protocole de Céline Alvarez est devenu l’objet de nombreuses critiques des professionnels de l’éducation : depuis leur terme en 2014, les tests effectués n’ont fait l’objet d’aucune publication dans une revue scientifique. «La période où Jean-Michel Blanquer était à la Dgesco, était la plus faste en expérimentation mesurée», décompte Laurent Cros. «Blanquer et "Montaigne" incarnent une approche scientiste de l’éducation, à la recherche permanente de la martingale. Comme s’il existait quelque part une bonne façon d’enseigner qui résoudrait tous les problèmes», tacle un chercheur spécialiste de l’analyse des politiques éducative.
A la même période, le nouveau ministre de l’Education avait aussi aidé Agir pour l’école pour lancer son projet «Lecture», en «trouvant des classes et en parlant à quelques recteurs», précise Laurent Cros. C’est l’expérimentation la plus importante de l’association, mise en œuvre dans des écoles de quartiers populaires. Son but est de préparer activement les enfants à la lecture dès la grande section de maternelle. «Il y a chez eux une philanthropie à l’américaine, ils veulent sauver les gamins des banlieues en contournant ce qu’ils considèrent comme des archaïsmes de l’école publique», estime Laurence de Cock, professeure d’histoire et docteure en sciences de l’éducation. Ce projet a été financé en grande partie par des fortunes privées dont Axa (200 000 euros), Bettencourt (180 000 euros) et Dassault (100 000 euros). Avec l’Institut Montaigne, le nouveau ministre de l’Education a aussi publié à l’automne l’Ecole de demain. Beaucoup des idées développées dans ce livre programme sont proches de celles défendues par la droite pendant la campagne présidentielle. «C’est une personnalité reconnue dans le milieu éducatif et Jean-Michel Blanquer a eu des contacts à ce titre avec François Fillon, fait savoir Annie Genevard, députée LR du Doubs et responsable éducation de l’ex-candidat. J’avais moi-même demandé à le rencontrer.» Blanquer a d’ailleurs nommé comme directeur de cabinet Christophe Kerrero, engagé au côté de Fillon pendant la campagne. Mais l’Ecole de demain contenait également plusieurs mesures fortes de la feuille de route de Macron. On retrouve par exemple les propositions de «diviser par deux la taille des classes» en éducation prioritaire, de «bâtir un système d’évaluation permettant de mesurer les performances des établissements et les acquis des élèves» et de laisser les chefs d’établissement «libres» de constituer leur équipe pédagogique.

«libérer les énergies»

Dans la cour du ministère, lors de la passation de pouvoir le 17 mai, Jean-Michel Blanquer imprime tout de suite la marque de l’Institut Montaigne avec des formules types, telles que «libérer les énergies», «différenciation des parcours», «sciences cognitives», «expérimentation», «rôle essentiel des chefs d’établissement», «excellence»… Blanquer a aussi nommé comme conseillère spéciale Fanny Anor, qui a quitté le think tank pour rejoindre son cabinet ministériel. «Pour l’instant, l’influence de l’Institut Montaigne est relative car leurs expérimentations ne concernent que quelques milliers d’élèves, tempère Olivier Noblecourt, ex-directeur de cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, qui vient de quitter la rue de Grenelle. Mais avec la nomination de Blanquer, ils vont sûrement avoir une place beaucoup plus importante.» De son côté, Laurent Bigorgne assure qu’il n’a pas reçu d’offre de dernière minute pour entrer au gouvernement et que, malgré sa proximité avec Jean-Michel Blanquer, il devra désormais «prendre rendez-vous» pour voir le ministre.