source du texte : http://www.neoprofs.org/t54453p760-alphabetique-syllabique-globale-mixte-le-classement-des-manuels-de-lecture-pour-apprendre-a-lire-aux-enfants#2218060
Jean-Henry Fabre (1823-1915) fut d'abord instituteur avant de devenir un grand naturaliste et écrivain (proposé pour le Prix Nobel de littérature), auteur des Souvenirs entomologiques. Il est bien plus connu au Japon où les écoliers étudient ses textes.
Issu d'une famille pauvre du rude plateau rouergat du Lévezou, il décrit dans le chapitre Mon école son premier contact avec la lecture. Il commence par peindre son école :
« Avec les sept ans, l'heure est venue d'aller à l'école. (...) Comment appellerai-je la salle où je devais faire connaissance avec l'alphabet ? Le terme juste ne se trouverait pas, car la pièce servait à tout. C'était à la fois, école, cuisine, chambre à coucher, réfectoire, et par moments poulailler, porcherie. (...)
Que pouvions-nous apprendre à pareille école ? Parlons d'abord des jeunes, dont je faisais partie. Chacun de nous avait, ou plutôt était censé avoir entre les mains un petit livre de deux sous, l'alphabet, imprimé sur papier gris. Cela débutait, sur la couverture, par un pigeon ou quelque chose d'approchant. Venait après une croix, suivie de la série des lettres. La page tournée, se présentait le terrible ba, be, bi, bo ,bu, écueil du plus grand nombre. Ce redoutable feuillet franchi, nous étions censés savoir lire et admis parmi les grands.
Mais pour utiliser le petit livre, fallait-il au moins que le maître s'occupât un peu de nous et nous montrât de quelle manière il fallait s'y prendre. Le loisir manquait au brave homme, trop occupé par les grands. Le fameux alphabet à pigeon nous était imposé uniquement pour nous donner contenance d'écoliers. Nous devions le méditer sur notre banc, le déchiffrer à l'aide du voisin, si par hasard quelques lettres lui étaient connues. Nos méditations n'aboutissaient guère, à tout instant troublées par la visite aux pommes de terre des chaudrons, la dispute entre camarades pour une bille, l'invasion grognante des porcelets, l'arrivée des poussins. Ces distractions aidant, nous attendions avec patience que l'on nous fît sortir. C'était là notre travail le plus sérieux. (...)
Les grands écrivaient. (...) A eux le peu de lumière de la salle, (...) à eux la grande et unique table entourée de bancs. L'école ne fournissant rien, pas même une goutte d'encre, chacun devait arriver avec son complet outillage. L'encrier d'alors, (...) était un long étui de carton divisé en deux étages. Le compartiment supérieur recevait les plumes, venues de l'aile du dindon et de l'oie et taillées avec le canif ; l'inférieur contenait dans une petite fiole un peu d'encre obtenue avec de la suie délayée dans du vinaigre. (...)
Que lisait-on dans mon école ? - Tout au plus, en français, quelques morceaux d'histoire sainte. Le latin revenait plus souvent, pour nous apprendre à chanter à vêpres comme il se doit. Les plus avancés essayaient de déchiffrer le manuscrit, l'acte de vente, grimoire de quelque tabellion. »
(Il décrit ensuite son maître à la fois barbier, sonneur de cloches, chantre au lutrin)
« Avec telle école, tel maître, tels exemples, que deviendront mes goûts naissants, à peine indiqués ? En ce milieu, ils doivent périr, étouffés pour toujours. Eh bien, non : le germe est vivace ; il me travaille les veines et n'en sortira plus. Il trouve aliment partout, jusque sur la couverture de mon alphabet de deux sous. Il y a là une rustique image de pigeon que j'étudie, que je médite avec bien plus de zèle que je ne fais de l'ABC. (...)
Ce qui ne progressait pas, c'était la connaissance des lettres, bien négligées pour le pigeon. J'en étais là, toujours inexpert au revêche alphabet, lorsque mon père, par une inspiration fortuite, m'apporta de la ville ce qui devait me donner l'élan dans la voie de la lecture. Malgré son rôle considérable dans mon éveil intellectuel, l'acquisition n'était pas ruineuse, oh ! non. C'était une grande image de six liards, coloriée et subdivisée en compartiments où des animaux de toutes sortes enseignaient la série des lettres par les initiales de leur nom. (...)
Cela débutait par l'âne, la sainte bête. Son nom, à grosse initiale, m'apprenait la lettre A. Le boeuf m'enseignait le B, le canard m'instruisait du C, le dindon faisait sonner le D. Ainsi des autres. Quelques compartiments, il est vrai, manquaient de clarté. J'étais en froideur avec l'hippopotame, le kamichi, le zébu, qui prétendaient me faire dire H, K et Z. Ces animaux étrangers, ne donnant pas à l'abstraction de la lettre l'appui d'une réalité connue, me firent hésiter quelque temps sur leurs récalcitrantes consonnes.
N'importe : le père intervenant dans les cas difficiles, les progrès furent rapides au point qu'en peu de jours je pouvais feuilleter avec fruit mon petit livre à pigeon, jusque-là indéchiffrable. J'étais initié, je savais épeler. Mes parents étaient émerveillés. Ce progrès inattendu, aujourd'hui je me l'explique. L'image révélatrice, me mettant en société des bêtes, concordait avec mes instincts. (...) Par d'autres voies j'y serais parvenu sans doute, mais non avec cette rapidité et cet agrément. »
Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, sixième série - chapitre 4 (Robert Laffont, 1989)
Voici comment apprit à lire en 1830, dans une école rurale du Massif Central, celui qui deviendra bientôt un grand savant de son temps et dont les travaux continuent d'inspirer ceux de notre époque (voir la longue préface que lui consacre Yves Delange, du Muséum national d'histoire naturelle, dans mon édition de 1989 de chez Robert Laffont).
Pourquoi le petit Fabre n'arrive-t-il pas à apprendre à lire ?
Il a pour tout support un alphabet qui ressemble à l' « Alphabet chrétien» d'une quinzaine de pages, datant du milieu du XIXe siècle, dont Jean-Noël Lalande fait la description dans son chapitre VII de L'apprentissage de la langue écrite, du b-a ba à la b.d (PUF, 1985).
Il s'agit de la plus ancienne des méthodes, en usage chez les Grecs et les Latins, et restée sans concurrence jusqu'au XVIIIe siècle où Nicolas Adam invente la méthode globale. C'est en fait la vraie méthode alphabétique (ou syllabique en raison de l'importance accordée à la syllabe).
A la première page des lettres succède la seconde page de syllabes : c'est le b-a ba.
On étudie d'abord les lettres dans l'ordre alphabétique, puis les syllabes, puis les mots d'une syllabe (coq, main, fort), puis les mots de deux syllabes, de trois syllabes avec des espacements intersyllabiques (sé mi nai re / dis ci pli ne), etc.
Enfin viennent les phrases.
La langue écrite est donc présentée comme un système autonome avec ses propres règles de fonctionnement, séparée de la langue orale car le petit Fabre semble incapable de relier ce code écrit aux mots du langage parlé. Les deux codes sont tellement séparés qu'on présente même des séries de syllabes dont certaines ne se prononcent pas de la même façon : CA CE (à lire KE) CI (à lire KI) CO CU ou GA GE GI GO GU.
Ce principe de priorité du code écrit sur le code oral est imputé par J.N. Lalande au prestige de la langue écrite qui est la forme administrative et culturelle du pouvoir à cette époque alors que la masse des gens, illettrée, utilise le patois dans la vie quotidienne. Même s'il n'y fait pas allusion, on peut supposer que J.H. Fabre parle tout le temps occitan: dans l'enquête du Ministère de l'Instruction publique de 1863 sur l'usage de la langue française, aucune des 282 communes de l'Aveyron ne parle le français (Eugen Weber, La fin des terroirs, la modernisation de la France rurale, 1870-1914, Fayard, 1983).
Non seulement Jean-Henri Fabre ne fait pas le rapport entre ce qui est écrit et le langage parlé mais il ne connaît même pas, semble-t-il, la prononciation des lettres puisqu'il est obligé de temps en temps de demander au voisin !
Ce qui l'a sauvé est donc cette fameuse image ramenée de la ville par son père.
Le fait qu'une lettre soit associée à un son, qui est le premier d'une série constituant un mot qu'il connaît, lui permet de relier le langage oral au langage écrit : en voyant la lettre A jointe au dessin de l'âne (ce qui suppose qu'il connaît quand même certains mots de français), il comprend comment ce signe se prononce et donc ce qu'est le langage écrit, transposition de la parole.
Enfin, il est à signaler que son goût pour les animaux l'a beaucoup aidé dans cette découverte.
LouisBarthas sur Neoprofs
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Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone. - George Orwell
Mais leur plus grande félicité vient du continuel orgueil de leur savoir. Eux qui bourrent le cerveau des enfants de pures extravagances. - Erasme
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. - Albert Camus
Aller apprendre l'ignorance à l'école, c'est une histoire qui ne s'invente pas ! - Alexandre Vialatte
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Le véritable ennemi, c'est l'esprit réduit à l'état de gramophone. - George Orwell
Mais leur plus grande félicité vient du continuel orgueil de leur savoir. Eux qui bourrent le cerveau des enfants de pures extravagances. - Erasme
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. - Albert Camus
Aller apprendre l'ignorance à l'école, c'est une histoire qui ne s'invente pas ! - Alexandre Vialatte
Ce n'est pas l'abécédaire dont parle l'auteur. Ceci est seulement une illustration. Source de l'image : http://www.arbreauxsouhaits.com/stickers-serigraphies-posters/931-abecedaire-illustre-ancien-3295389017290.html |
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