Que doit enseigner l’école aux nouvelles générations ?
Réforme des programmes scolaires - Mercredi, 15 Octobre, 2014
source : http://www.humanite.fr/que-doit-enseigner-lecole-aux-nouvelles-generations-554748
source : http://www.humanite.fr/que-doit-enseigner-lecole-aux-nouvelles-generations-554748
Photo : DR
Par
Edgar Morin, sociologue et philosophe, Marine Roussillon, responsable
du réseau
école du PCF et Denis Paget, de Institut de recherche de la
FSU et membre
du Conseil supérieur des programmes Réforme des
programmes scolaires
- "Dès le primaire : un programme interrogatif" par Edgar Morin, sociologue, philosophe et auteur de l’ouvrage Enseigner à vivre (Éd. Actes Sud)
Un programme interrogatif conçu pour interroger l’homme, découvrir
sa triple nature, biologique, psychologique donc individuelle et
sociale. Interroger la biologie, pour découvrir que tous les êtres
vivants sont de mêmes matières que les autres corps physico-chimiques et
en diffèrent par leur organisation. Pour comprendre ce qui inscrit
l’humanité dans le monde physique et vivant et ce qui l’en différencie,
je propose de raconter l’aventure cosmique telle qu’on peut se la
représenter actuellement, en indiquant ce qui est hypothétique, ce qui
est inconnu, ce qui est mystérieux ; la formation des particules,
l’agglomération de la matière en protogalaxies, puis la formation des
étoiles et des galaxies, la formation des atomes de carbone au sein de
soleils antérieurs au nôtre, puis la constitution sur terre, peut-être
avec le concours de matériaux venus de météorites, des macromolécules ;
de poser le problème de la naissance de la vie, ce qui fait surgir celui
de la nature de l’organisation vivante. Alors physique, chimie,
biologie, tout en devenant des matières distinctes, ne seront plus
isolées.
À partir du scénario de l’hominisation sera posé le problème de
l’émergence d’Homo sapiens, de la culture, du langage, de la pensée, ce
qui permettra de faire émerger la psychologie et la sociologie. Des
leçons de connexions bio-anthropologiques devront être fournies, afin de
faire comprendre que l’homme est à la fois 100 % biologique et 100 %
culturel, que le cerveau étudié en biologie et l’esprit étudié en
psychologie sont les deux faces d’une même réalité, et que, pour que
l’esprit puisse émerger, il faut qu’il y ait langage, c’est-à-dire
culture. Je suis convaincu que c’est dès l’école primaire que l’on peut
essayer de mettre en place – en activité – la pensée reliante car elle
est présente à l’état sauvage, spontané, chez tout enfant. Cela peut se
faire à partir des grandes interrogations, notamment de la grande
interrogation anthropologique : « Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où
allons nous ? » Il est évident que si l’on pose cette question, on peut
répondre à l’enfant, à travers une pédagogie adéquate et progressive, en
quoi et comment nous sommes des êtres biologiques, en quoi ces êtres
biologiques sont à la fois des êtres psychochimiques, des êtres
psychiques, des êtres sociaux, des êtres historiques, des êtres dans une
société vivant en économie d’échanges, etc. L’étape du secondaire
devrait être celle de la jonction des connaissances, de la fécondation
de la culture générale, de la rencontre entre la culture des humanités
et la culture scientifique. La littérature y tiendrait un rôle éminent
car elle est une école de la vie. C’est là que nous apprenons à nous
connaître nous-mêmes, à nous reconnaître, à reconnaître nos passions. Il
s’agit aussi de complexifier l’enseignement de l’histoire en
l’élargissant aux problèmes économiques, des conceptions de la vie, de
la mort, des mœurs. Il faut réintroduire les événements qu’elle a voulu
chasser pendant un temps. Quant à l’université, il faut à la fois
adapter l’université à la modernité, c’est-à-dire intégrer les savoirs
contemporains, et adapter la modernité à l’université. Adapter
l’université à la modernité, c’est contrebalancer la tendance à la
professionnalisation, la technicisation, la rentabilité économique.
L’université est un lieu de transmission et de rénovation de l’ensemble
des savoirs, des idées, des valeurs, de la culture. Il est nécessaire de
développer l’aptitude naturelle à l’esprit humain à situer toutes ses
informations dans un contexte et un ensemble. Il est nécessaire
d’enseigner les méthodes qui permettent de saisir les relations
mutuelles et influences réciproques et entre parties et tout dans un
monde complexe.
- "Les programmes scolaires, véritable enjeu politique" par Marine Roussillon, responsable du réseau école du PCF
La question des programmes scolaires apparaît souvent comme une
question technique, réservée aux experts. Les conditions d’élaboration
et de discussion des nouveaux programmes renforcent cette impression :
la « consultation » des enseignants est une fois de plus expéditive,
rendue difficile par la dégradation des conditions de travail en cette
rentrée. Et rien n’est fait pour instruire et organiser un débat
démocratique au-delà des murs de l’école. Pourtant, quoi de plus
essentiel à la démocratie que ce que la collectivité transmet, par le
biais d’une institution obligatoire, à l’ensemble des futurs citoyens ?
Pour les communistes, la refondation des programmes doit se donner
un double objectif : démocratiser l’appropriation des savoirs et
construire une culture commune de haut niveau. L’évolution de la société
rend nécessaire l’appropriation par le plus grand nombre de savoirs
complexes. Mais l’école ne peut pas tout enseigner. Pire, elle échoue
déjà à transmettre à tous les contenus fixés par les programmes. Comment
concilier ambition et égalité ? Il est tout d’abord nécessaire
d’affirmer que l’école a les mêmes ambitions pour tous les élèves : cela
implique d’en finir avec les objectifs différenciés (le socle pour les
uns, les programmes pour les autres), mais aussi avec la prolifération
des options et l’individualisation des parcours. Il importe ensuite de
ne pas dissocier la réflexion sur les contenus de celle sur les
pratiques d’enseignement. Refonder les programmes sans rien prévoir pour
la formation continue des enseignants, comme le fait le gouvernement,
c’est vouer la réforme à l’échec ! Enfin, si l’on veut enseigner des
choses plus complexes à plus d’enfants, il faut du temps. La refonte des
programmes, pour être efficace, devrait aller de pair avec un
allongement du temps scolaire : une obligation scolaire étendue de trois
à dix-huit ans, avec le droit à l’école dès deux ans pour les familles
qui le souhaitent et la restitution de la demi-journée d’école supprimée
par la droite. Et les contenus ? Face aux inégalités croissantes dans
l’appropriation des savoirs, se replier sur un corpus limité de
« fondamentaux » (lire, écrire, compter, cliquer…), c’est réduire la
mission de l’école à la transmission du bagage indispensable pour
évoluer dans notre société. Nous, communistes, faisons au contraire le
pari d’une conception évolutive et vivante de ce qui est transmis et
construit par l’école : non pas un « bagage » constitué une fois pour
toutes mais des pratiques de construction de la connaissance qui peuvent
prendre pour support des objets divers et qui permettront aux adultes
de demain non seulement d’évoluer dans la société, mais de la faire
évoluer. Nous attendons donc des nouveaux programmes qu’ils rompent avec
la logique d’accumulation des savoirs dans d’interminables listes pour
privilégier une logique d’approfondissement et la construction d’une
culture cohérente.
Comment l’école peut-elle articuler la transmission d’un patrimoine
et l’ouverture d’espace de liberté et d’action rendant possible la
transformation de l’individu et de la société, indissociablement ? C’est
la question politique essentielle posée par l’élaboration des
programmes : comment construire le commun nécessaire au débat
démocratique tout en ouvrant la possibilité d’un dissensus et d’une
conflictualité ? Dans cette perspective, la question du rôle politique
de l’école – permettre aux adultes de demain de faire société et de
décider ensemble quelle société ils font – ne saurait se résoudre dans
un cours d’éducation civique et morale. Qu’est-ce qu’un cours prônant le
respect et le vivre ensemble quand tous les autres cours portent un
regard méprisant sur la culture familiale et construisent l’exclusion ?
C’est la définition même des contenus enseignés et des pratiques
d’enseignement qui fonde la possibilité d’un en commun ou qui produit au
contraire de l’exclusion.
- "L’école ne peut plus être ce qu’elle a été" par Denis Paget, de l'Institut de recherche de la FSU et membre du Conseil supérieur des programmes Réforme des programmes scolaires
On ne peut plus repenser le contenu d’une culture scolaire commune
en se référant à ce qui existe ou a existé. Nous vivons dans un univers
bouleversé par les révolutions scientifiques et technologiques, par de
nouvelles pratiques culturelles. L’évolution du monde nous oblige à nous
ouvrir à une multitude de cultures et de visions de ce dernier. Nous
devons nous envisager autant comme citoyens du monde qu’héritiers d’une
vieille nation. L’évolution de la famille et ses conséquences sur
l’éducation des enfants participent également de ce renouvellement. Il
faut prendre la mesure de ces bouleversements pour repenser les contenus
scolaires, les manières de les enseigner et de les apprendre. « Lire,
écrire, compter » ne sont plus les seuls apprentissages indispensables.
Nous devons apprendre une multitude de langages : scientifiques tels le
numérique, les langues étrangères, les langages des sons et des images,
le langage du corps. Communiquer et penser dans tant de langages impose à
l’individu contemporain d’entrer dans des systèmes et des réseaux qu’il
doit comprendre et hiérarchiser. Il doit en même temps acquérir des
automatismes de lecture et de production d’oraux, d’écrits, d’images ou
de gestes. L’école doit former les enfants à se séparer de leur
comportement d’usagers pour qu’ils adoptent une position distanciée qui
les aidera à considérer ces langages comme des objets et des véhicules
du savoir. C’est ce décentrage que notre système éducatif ne parvient
pas à transmettre aux nombreux élèves en échec.
C’est une grande épreuve de concilier l’universalité scientifique,
la rationalité d’une pensée argumentée et le relativisme des cultures
dans lesquelles sont immergés tous les élèves. Mais il faut comprendre
qu’à nier les singularités des pratiques, des références et des
origines, l’école n’a aucune chance de lutter contre les
discriminations. Elle ne parviendra pas à faire accepter la nécessité de
références communes qui permettent, comme le disait Pierre Bourdieu,
« l’intégration logique en même temps que l’intégration morale et
sociale » qui font que s’instaurent des complicités suffisantes entre
les individus pour communiquer, même quand ces personnes sont en
désaccord. L’élargissement des temps et des espaces propres à notre
monde est une chance pour sortir définitivement de notre ethnocentrisme
post-colonial et de ses avatars historiques et géographiques. Il l’est
aussi pour faire valoir l’apport irremplaçable de notre patrimoine
littéraire, philosophique et anthropologique, issu des humanismes et des
Lumières, pour porter très loin la soif de connaissance et de vérité,
d’esprit critique et de laïcité, pour éduquer à l’altérité, au respect
de la condition humaine. C’est pourquoi une éducation morale qui
viserait à éclairer ces choix est essentielle.
Le citoyen d’aujourd’hui est placé devant des problèmes cruciaux
pour agir. Il doit disposer de connaissances vastes et actualisées dans
le domaine des sciences. Un immense effort de vulgarisation scientifique
doit être réalisé, indissociable d’une réflexion sur ses usages, de
l’histoire, des représentations que l’humanité produit sur elle-même. De
ce point de vue, il ne faut pas entretenir d’opposition entre les
sciences et les autres domaines du savoir. Un effort s’impose pour que
l’école renforce la place de l’action, du « faire » à côté du « dire ».
La pratique des techniques, leur raison d’être, la création artistique,
la performance physique et sportive doivent entrer de plein droit et à
égalité avec les disciplines de la spéculation et du discursif et même
constituer un moyen d’accès efficace à ces savoirs. La France poursuit
une aventure multiculturelle qui la fonde depuis ses plus lointaines
origines. Elle doit assumer, dans la tradition universaliste et laïque
qui fait son exception et sa richesse, le perpétuel métissage renouvelé
de sa population.
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