De nos jours, l'enseignement fait beaucoup de dégâts en fabriquant une pensée stéréotypée, une «pensée par slogan» qui n'est pas du tout une pensée, mais qui relève par contre d'un authentique endoctrinement. (Laurent Fidès)
Laurent Fidès est agrégé de philosophie, ancien élève de l'École normale supérieure. Il vient de publier Face au discours intimidant. Essai sur le formatage des esprits à l'ère du mondialisme (Éd. du Toucan, 2018).
FACE AU DISCOURS INTIMIDANT
ESSAI SUR LE FORMATAGE DES ESPRITS À L'ÈRE DU MONDIALISME
Laurent Fidès
2015
C’est un fait qu’aujourd’hui des donneurs de leçons nous disent ce que nous devons penser, ce en quoi nous devons croire, et surtout ce que nous devons espérer : un monde sans frontières, sans peuples, enfin libéré des vieilles traditions et débarrassé des « identités », peuplé de « citoyens du monde ».
L’idéologie contemporaine, « migratoire », mondialiste, antiraciste, multiculturaliste, présente comme des « vérités » ce qu’on imaginait être des « positions », empêche le débat d’idées et fausse la compétition démocratique. Elle stigmatise tout individu qui oserait mettre en doute ce qui apparaît désormais comme un dogme incontestable.
Ce discours intimidant n’a pas d’adversaire, ce qui supposerait un combat à armes égales. C’est un discours culpabilisant, qui diabolise voire criminalise toute pensée non conforme, dans le but d’échapper à une argumentation construite et rationnelle.
Cette idéologie a son lexique, qui agit sur nos représentations et oriente notre perception du réel. La standardisation du langage façonne nos esprits et perturbe nos manières de voir, de comprendre le monde, de nous comprendre nous-mêmes comme êtres permanents, animés par la sourde volonté de durer, de continuer ce qui a été commencé.
La philosophie abstraite, exclusivement axée sur la citoyenneté et les conditions formelles de la démocratie, ne peut s’exonérer de sa responsabilité dans ce processus de désintégration identitaire qui conduit non pas à une culture universelle, mais à l’universelle similitude.
« Notre
démocratie est gangrenée par l'idéologie progressiste »
Par Paul
Sugy
Publié le 23/11/2018 à 20h58
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans son dernier livre, Laurent
Fidès s'attaque à tous les mythes de l'idéologie progressiste dominante. Il
déconstruit, un à un, tous les ressorts du discours «politiquement correct».
Laurent Fidès est agrégé de philosophie, ancien élève de
l'École normale supérieure. Il vient de publier Face
au discours intimidant. Essai sur le formatage des esprits à l'ère du
mondialisme (Éd. du Toucan, 2018).
FIGAROVOX.- Votre livre déconstruit les ressorts de
l'idéologie contemporaine dominante. De quelle «idéologie» s'agit-il? Et le
terme n'est-il pas exagéré, ou trop lourdement connoté?
Laurent FIDÈS.- L'idéologie dont je parle est
multiculturaliste, échangiste, déconstructiviste, elle nous promet un monde
sans frontières, sans différences, atomisé, peuplé d'entités négociables et
remplaçables. Plusieurs indices me font penser que nous avons affaire à une
idéologie plutôt qu'à une doxa, même si elle n'est pas formalisée: le fait que
ces idées soient présentées comme des vérités, voire comme des vérités
scientifiques (portées par les «sciences humaines» qui jouent ici un rôle
spécifique), le déni de réalité (l'idéologie est vraie, c'est le réel qui ment,
comme lorsque vous croyez assister au changement de peuple qui se déroule sous
vos yeux et que l'on vous explique que ce que vous voyez n'existe pas), la mobilisation
de l'appareil idéologique d'État, de l'école primaire (qui inculque
l'antiracisme dogmatique comme un catéchisme) à la Justice (qui criminalise les
idées non conformes) en passant par l'Université et bien sûr les médias. Mais
surtout cette idéologie, comme toute idéologie à toute époque, correspond aux
intérêts de la classe dominante: cette hyperclasse d'affairistes et de
financiers à laquelle s'agrègent tous les gagnants de la mondialisation ainsi
que cette fraction de la petite bourgeoisie urbaine cultivée qui profite des
retombées sociétales du système et y trouve en tout cas son compte.
Vous parlez d'une «dichotomisation interne» à cette
idéologie: qu'est-ce que vous entendez par là?
J'appelle «dichotomisation interne» une technique de
manipulation qui consiste à faire croire à un conflit en opposant simplement
deux sensibilités prises au sein d'un même courant. En procédant ainsi, en
faussant les lois de la symétrie et en marginalisant les contradicteurs
sérieux, le système peut se reproduire à l'infini sans entorse apparente au
principe du pluralisme.
Les oligarques et les technocrates qui détiennent le
pouvoir sans l'avoir conquis ont besoin des formes de la démocratie pour
asseoir leur légitimité.
En fait, les oligarques et les technocrates qui détiennent
le pouvoir sans l'avoir conquis (leur pouvoir étant d'origine économique) ont
besoin des formes de la démocratie pour asseoir leur légitimité. Le problème
est donc pour eux d'infléchir la consultation démocratique dans le sens de leur
politique, du moins quand le peuple est consulté, ce qui n'est pas toujours le
cas (il y a aussi des cas où l'on ne tient pas compte du résultat de la
consultation parce qu'il ne va pas dans le sens attendu, comme au référendum de
2005). Pour cela il existe différentes techniques que j'analyse dans le livre.
La dichotomisation interne en est une parmi d'autre. Par exemple on s'arrange
pour maintenir la fausse division entre deux partis dits «de gouvernement»,
l'un de droite, l'autre de gauche, qui poursuivent en réalité les mêmes
objectifs et ne diffèrent que par les moyens de les atteindre. L'alternance
droite-gauche en France, a longtemps fonctionné sur ce modèle. Les voix
dissidentes sont marginalisées, comme on l'a fait aux dernières présidentielles
en décrétant qu'il y avait de grands et de petits candidats, et que les petits
ne méritaient pas un temps de parole équivalent à celui des grands, ce qui
manifeste une bien étrange conception de la compétition démocratique. Le
mouvement «populiste» actuel déjoue ce procédé dichotomique en renvoyant dos à
dos droite et gauche «de gouvernement» pour installer un autre clivage, non
plus horizontal, mais vertical, politiquement plus significatif.
Certaines idées, à l'inverse, sont «criminalisées»: par
qui? Comment?
Oui, le discours intimidant est un discours culpabilisant,
qui diabolise, criminalise, anathémise, déshonore toute pensée non-conforme en
la désignant comme fasciste, négationniste, monstrueuse et pathologique. Le
coupable doit en venir à se mépriser, à se regarder comme infâme, indigne
d'appartenir à l'humanité, il doit se détester ou se repentir. Vous me demandez
par qui les idées non-conformes sont criminalisées? Je vous répondrai: par les
gardiens de la pensée unique, journalistes, enseignants, universitaires, bref,
par ceux que vous trouvez à tous les niveaux de l'appareil idéologique d'État.
Voyez par exemple comment les journalistes traitent du «grand remplacement»: il
faut toujours qu'ils disent «la théorie délirante du grand remplacement» alors
que son inventeur, Renaud Camus, dit lui-même qu'il ne s'agit pas d'une
«théorie». Dans un autre genre, voyez l'affaire Sylvain Gouguenheim.
Les intellectuels non-alignés ne sont pas si présents que
cela.
Ce professeur de l'École normale supérieure de Lyon,
spécialiste d'histoire médiévale, avait voulu montrer dans un ouvrage
académique que les textes grecs s'étaient transmis non pas principalement par
le truchement des savants arabes, mais aussi par une filière latine que les
historiens avaient tendance à négliger. Aussitôt une cabale fut organisée
contre lui, par voie de pétition, pour l'accuser d'islamophobie. En réalité,
beaucoup des signataires n'avaient pas ouvert le livre, la plupart ne
connaissaient rien au sujet, et certains d'entre eux publiaient régulièrement
des essais engagés à gauche, en qualité d'universitaires, sans trop se soucier
pour leur propre compte de «la nécessaire distinction entre recherche
scientifique et passions idéologiques» qui figurait dans leur pétition.
Certaines voix pourtant se font entendre, et depuis
plusieurs années déjà! Vous les citez: Zemmour, Lévy, Finkielkraut, Bruckner…
En effet, on assiste depuis quelque temps à une libération
de la parole, y compris dans les grands médias. Je crois qu'il y a plusieurs
raisons à cela. Peut-être d'abord certaines règles du CSA. Sans doute aussi la
course aux parts de marché: Zemmour, c'est vendeur! Et puis les journalistes
savent que les idées dominantes ne sont pas majoritaires dans le pays: donc il
faut bien aller un peu dans le sens de la majorité, sinon on se coupe d'une
grande partie du public. Enfin, simple hypothèse, il n'est pas impossible que
certains sentent le vent tourner et se préparent à la suite. Quoi qu'il en
soit, tout cela reste sous contrôle. Les intellectuels non-alignés ne sont pas
si présents. On en voyait dans l'émission de Frédéric Taddéi, soigneusement
programmée en fin de soirée pour en limiter l'impact, mais l'émission a
disparu, sans explication bien claire. J'ai beau regarder assez souvent la
télévision, je n'y vois ni Alain de Benoist, ni Olivier Rey, ni Chantal Delsol,
ni Hervé Juvin, ni Michèle Tribalat, etc. etc. Ceux-là, vous les trouvez sur
les médias alternatifs, que dans le Camp du Bien on appelle «la fachosphère».
Tiens, voilà un bel exemple de discours intimidant, n'est-ce pas ?
Vous dénoncez aussi un manque de rationalité, paradoxal
puisque la plupart des débats de société sont pourtant assis sur des
considérations qui se revendiquent de la plus parfaite objectivité
scientifique… vous citez notamment, comme exemple, les discussions en matière
de bioéthique ?
D'abord, quand on suit les débats médiatiques, on est
consterné par tant de confusions et de tant de mauvaise foi. Par exemple
l'avortement est présenté comme un «droit fondamental»: ce droit, c'est celui
qu'a la femme de disposer de son corps. Il est vrai que c'est un droit
fondamental incontestable, mais il concerne essentiellement la contraception.
Quand la femme est enceinte, la relation à son corps se complique d'une
relation à autrui, autrui étant ce petit être qui est dans son corps mais qui
n'y est pas comme une partie corporelle (un organe). C'est là qu'on attend les
experts : leur rôle devrait être de poser les problèmes éthiques correctement,
rationnellement, pour apporter aux citoyens l'éclairage nécessaire.
Au lieu de cela, ils s'alignent sur l'idéologie dominante.
C'est pitoyable. En réalité, il ne faut pas se raconter d'histoires : le droit à
l'avortement n'a rien à voir avec l'éthique, c'est un choix de société qui
correspond au mode de vie contemporain de la classe moyenne éduquée, urbaine,
dans lequel la femme travaille, exerce des responsabilités, aspire à faire
carrière, etc. On peut concevoir que la société ne soit pas prête à faire un
autre choix, mais de là à se cacher derrière un «droit fondamental», c'est
vraiment donner dans la sophistique. On voit ici qu'il y a des tabous. Je pense
que ce n'est pas sain. Les gens devraient être au clair sur des questions qui
les concernent autant.
Comment la langue se fait-elle également l'instrument de
ce «discours intimidant»?
Nous sommes un peu manipulés par les mots, mais c'est
compréhensible. Il est difficile, quand nous utilisons de façon habituelle un
cadre posé par convention, de ne pas croire à la réalité intrinsèque de cette
convention. Les gens qui exercent le pouvoir connaissent toute l'importance de
la sémantique. Il n'est pas innocent de dire «extrême-droite» tandis qu'on dit
«la gauche de la gauche» pour éviter «extrême gauche». Personne n'a envie de se
voir coller l'étiquette «extrémiste», parce qu'un extrémiste est un personnage
violent, avec lequel il est impossible de discuter. On crée aussi des mots
comme «europhobe» pour faire croire que ceux qui détestent la technostructure
eurocratique sont des ennemis de la belle idée d'Europe, alors que c'est
l'inverse qui est vrai: quand on aime l'Europe on est amené à détester cette
organisation stérile qui l'affaiblit et la condamne à l'impuissance. Il y a bien
d'autres mots piégés. Même le mot «français» est devenu trompeur puisqu'on
parle de «djihadistes français», comme si le djihadisme et la francité ne
s'excluaient pas mutuellement de manière flagrante. Il y a également une
manière d'utiliser les mots qui vise à ce que les choses ne puissent pas être
nommées. On parle ainsi des «jeunes» des «quartiers sensibles». C'est une sorte
de langage crypté à la Orwell. Cela pourrait être assez drôle si ces manières
de parler n'étaient pas aussi des manières de penser. De nos jours,
l'enseignement fait beaucoup de dégâts en fabriquant une pensée stéréotypée,
une «pensée par slogan» qui n'est pas du tout une pensée, mais qui relève par
contre d'un authentique endoctrinement.
Récemment, on a vu Marc-Olivier Fogiel, qui pourtant a eu
des enfants par GPA alors même que ce procédé est interdit en France, faire le
tour des médias avec la bienveillance des journalistes. Mehdi Meklat vient à
présent aussi de faire part de sa rédemption, avec l'indulgence du public…
quand on est dans le bon camp, tout est permis?
Qu'il puisse y avoir deux poids, deux mesures, cela ne fait
aucun doute. Mais je suis favorable par principe à la plus grande liberté
d'expression et j'approuve donc que Marc-Olivier Fogiel puisse donner son avis.
Ce que je regrette, c'est plutôt l'absence de vrai débat. On parle beaucoup de
la GPA et moins de la PMA. Or, voyez-vous, il me semble que le principe de la
PMA est au moins aussi discutable. En effet dans «procréation médicalement
assistée», il y a le mot «médical».
Que je sache, la médecine a pour rôle de soigner et les
homosexuels ne sont pas assimilables à des malades, sinon quelque chose m'a
échappé. Quand je dis «soigner», j'inclus la palliation des défaillances de la
nature, comme l'infertilité. Mais dans le cas d'un couple homosexuel, je pense
qu'on a en vue autre chose: un droit à l'enfant, vu comme un droit au bonheur
familial. Je me demande alors comment on peut justifier le glissement du «désir
d'être heureux» vers le «droit au bonheur», un droit que la société aurait
nécessairement à charge de satisfaire. En fait, l'institution du «mariage pour
tous» entraîne l'application du principe d'égalité juridique à des situations
qui sont par essence dissemblables ; d'où les problèmes philosophiques et
éthiques que cela soulève. Mais qui pose ces questions dans le débat public? En
tout cas je crois que sur des sujets aussi sérieux, nous ne pouvons pas nous
contenter de témoignages émouvants. Nous avons besoin d'une pensée construite
et argumentée. Nous avons besoin de rationalité. Nous souffrons beaucoup, en
démocratie, du triomphe du pathétique sur la pensée méthodique, patiente,
construite, démonstrative.
Ce «camp dominant», et les vérités qu'il impose à la
collectivité, a-t-il définitivement eu raison de notre modèle de civilisation?
Je dirais plutôt que le discours intimidant affaiblit nos
défenses immunitaires. Plus nous l'intériorisons, plus nous devenons
vulnérables. Beaucoup de gens admettent aujourd'hui qu'il faut respecter les
religions, toutes les religions, comme si l'irrespect dans ce domaine n'était
pas un des marqueurs de notre civilisation. Une difficulté majeure, que ne
connaissent pas les pays d'Europe de l'Est, est la confiance naïve dans notre
dispositif de citoyenneté. C'est un dispositif inclusif, au sens de l'inclusion
politique, mais point du tout au sens de l'inclusion culturelle. Or on voit
bien qu'aujourd'hui le problème majeur est d'ordre culturel. On se trompe
pareillement sur la fonction de la laïcité: la laïcité n'est pas du tout
interventionniste culturellement, c'est simplement un principe de neutralité
dans la sphère publique qui est elle-même autre chose que l'espace de la
société civile. En revanche, la neutralité qu'elle impose peut parfois se
retourner contre nos traditions culturelles, comme les crèches dans les écoles,
etc. En réalité, rien de ce qui est propre à la citoyenneté ne s'applique
directement aux problèmes culturels, c'est ce qu'il faut bien avoir à l'esprit.
Ma thèse là-dessus est que nous avons une conception juridique et formelle de
la citoyenneté qui n'est plus adaptée aux problèmes que nous rencontrons - pas
seulement d'ailleurs au niveau de la pression migratoire, mais à d'autres
niveaux également. À cette conception juridique et formelle, j'oppose la
politique au sens fort du terme, qui concerne l'action efficace, la «décision
qui institue», la souveraineté territoriale, etc. Je pense d'ailleurs qu'il y a
dans le populisme une espèce de revanche du politique sur le juridique, qui
prend la forme d'une contestation de «l'État de droit». Je ne dis pas que c'est
forcément une bonne chose, mais je l'analyse comme un phénomène assez
remarquable.
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