Enseignants et élèves sont prisonniers de
programmes d'histoire conçus de façon déraisonnable. Les conséquences sont
dramatiques, raconte le professeur d'histoire-géographie au lycée, Barbara
Lefebvre.
Le projet poursuivi est la destruction de l'attachement à la nation, à cet héritage forgé par l'histoire et porté par des mœurs et des coutumes communes.
«Non, Monsieur Macron, notre époque n'a rien à voir avec les années 30» (Barbara Lefebvre)
On dira qu'il en a toujours été ainsi, depuis la
IIIe République, Lavisse et Ferdinand Buisson. Mais il existe une
différence notable. L'objectif que l'on assigne à l'enseignement de l'histoire
n'est plus de forger un sentiment d'appartenance nationale. L'histoire
scolaire, telle qu'elle fut conçue au moins jusqu'au milieu des années 1960, ne
pouvait pas survivre au triomphe de l'histoire postnationale. Désormais,
l'historiographie change perpétuellement les perspectives d'analyse. L'histoire
volte-face, l'histoire sans point fixe tourne comme une girouette au gré de
l'air du temps. Le bougisme a saisi la discipline.
«L'enseignant est prié d'enjamber les siècles, d'effacer
des acteurs pour en glorifier d'autres au mépris du contexte historique»
Aussi les enseignants du secondaire sont-ils transformés en
porte-voix souvent malhabiles d'une doxa académique faite d'un sabir technique
et idéologique dont ils ne maîtrisent pas tous les codes. Quand vous êtes voués
à enseigner l'histoire de l'humanité «des origines à nos jours», de la sixième à
la terminale, il est difficile d'être un spécialiste de chaque période, chaque
civilisation, chaque thématique. Dès lors, vous faites confiance à l'Inspection
générale de l'éducation nationale pour tracer la route. Et c'est là qu'on peut
parler d'itinérance. L'enseignant est prié d'enjamber les siècles, d'effacer
des acteurs pour en glorifier d'autres au mépris du contexte historique afin de
satisfaire les aspirations sociétales du temps (femmes, minorités sexuelles,
ethniques, religieuses). Il doit faire fi du lien entre histoire et géographie
mais se piquer de sociologie, d'anthropologie, voire de psychologie sociale,
bien qu'il n'en maîtrise guère les savoirs.
Une vision renouvelée
S'agissant de l'enseignement de 14-18, un tri mémoriel
reflète l'historiographie dominante depuis plus de vingt ans: une explication
globalisante autour de la notion de «culture de guerre», de la «violence de
guerre». Les hommes ont subi une guerre injuste, leur patriotisme a été
instrumentalisé par des nationalismes sans scrupule, leur sens du devoir fut
dévoyé par l'État-nation, ils en sortiront tous pacifistes, enseigne-t-on.
Cette lecture interprétative de la Grande Guerre porte toute l'attention sur
les constructions idéologiques des pouvoirs publics de l'époque. Si l'histoire
de la Grande Guerre s'est en effet enrichie d'une vision renouvelée de
l'événement par une vision depuis le bas, à l'échelle du combattant et du
civil, elle en a oublié de transmettre son histoire événementielle. Le conflit
est désormais réduit à une seule entrée thématique, celle du carnage
pré-totalitaire. Il n'est plus rien d'autre que cela pour une génération
d'élèves qui ne peuvent parler que de la boue des tranchées et l'organisation
de la cagna, des mutineries de 1917 et de l'horreur des blessures de guerre.
Les ressources officielles qui explicitent les programmes
sont accessibles au public (sur le site Eduscol). La guerre de 14-18 est
insérée dans un thème, subdivisé en grandes questions, elles-mêmes subdivisées
en sujets d'étude! Les thèmes répondent à une problématique purement
universitaire. En première, la Grande Guerre s'insère dans le thème «La guerre
au XXe siècle» qui demande d'étudier en dix-sept heures guerres mondiales,
guerre froide et «nouvelles conflictualités» du présent incluant le terrorisme
djihadiste. L'enseignant est prié d'aborder ces conflits dans une «perspective
dynamique». La Grande Guerre ouvre ainsi la question «Guerres mondiales et
espoirs de paix» de neuf heures (évaluations incluses!), ce qui signifie que
l'enseignant dispose de moins de trois heures pour la traiter.
«En histoire on n'apprend plus rien, on survole tout»
Afin d'accomplir cet exploit, il faut problématiser à
l'extrême cette étude. Ce sera «l'expérience combattante dans une guerre
totale». Exit causes de la guerre, chronologie du conflit, cartographie
rigoureuse des fronts. Il est écrit dans les instructions officielles: «sans
s'attarder sur le détail des événements». On ne doit surtout pas «réduire le
thème à une histoire politique ou militaire du XXe siècle», mais se
contenter d'une bataille ou d'un personnage (si possible en évitant le général
Pétain). Ce qui compte, c'est «l'expérience combattante», donc l'histoire vue
sous l'angle du poilu, figure de la victime, et des «populations civiles elles
aussi profondément atteintes»(sic). Le professeur doit également établir les
liens entre Première et Seconde Guerre mondiale sous «l'angle de la guerre
totale».
Logique au regard de l'enseignement du thème qui prévaut dès
la troisième:«L'Europe, un théâtre majeur des guerres totales 1914-1945». Les
deux conflits se voient rassemblées dans un même descriptif. L'angle européen
vise en creux à célébrer la construction européenne - leitmotiv des programmes
d'histoire depuis Giscard. Le «fil conducteur» de l'étude doit être «la notion
de crise». Selon le programme, en effet, la Première Guerre mondiale
résulterait d'une succession de crises en tous genres, mais «attention à ne pas
développer une vision trop mécanique des choses», préviennent les instructeurs.
On ne sait plus où donner de la tête, d'autant qu'il est prescrit dans le même
temps «de mettre en place une progression chronologique continue pour ce thème
[l'Europe théâtre majeur des guerres totales] mais le concept de crise permet
un tri événementiel et une mise en place globale». Comprenne qui peut.
En troisième, la formulation de l'étude de la guerre,
«Civils et militaires dans la Première Guerre mondiale», est quasi identique à
la problématique du lycée illustrant la dimension répétitive de cet
enseignement et sa triste uniformité intellectuelle. Tout cela s'enseigne en
éludant le plus possible la dimension chronologique et politique:«regardez vite
la frise… vous avez repéré les cinq dates à retenir?, c'est bon! Passons à
l'étude des mutineries.»
La Grande Guerre «n'est alors pas véritablement enseignée
pour elle-même, mais replacée dans un temps plus long», comme l'assume
l'Inspection générale. C'est bien le sentiment que partagent familles,
enseignants et parfois même élèves: cette impression qu'en cours d'histoire on
n'apprend plus rien, on survole tout. Plus aucun sujet n'est «enseigné pour
lui-même», il est au service d'un projet plus grand que lui, un discours
méta-historique, politique, sociologique. De ce discours savant qui a sa place
à l'université, il ne reste dans le secondaire que du fumeux qui décrédibilise
la discipline, n'intéresse pas les élèves, car il leur manque les connaissances
factuelles solides pour établir des liens d'intelligence entre des faits qui
peuvent être très éloignés dans le temps.
Les enseignants du secondaire se sont ainsi mis à
l'itinérance, guidant plus ou moins adroitement leurs élèves sur les chemins
d'une histoire scolaire épurée de ses tares: la chronologie et le récit
intelligent des faits. Itinérance d'un enseignement-zapping fait d'une
succession de pastilles sur lesquelles on discute en cheminant et qu'on oublie
à mesure qu'on avance. Vers où allons-nous? On ne sait guère, mais l'essentiel
était d'avancer, en troupeaux. On souhaite bon courage à Jean-Michel Blanquer
pour y remédier !
* Auteur de Génération “J'ai le droit”
(Albin Michel, 2018, 240 p., 18 €).
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