En 2002, Barbara Lefebvre évoquait pour
la première fois les «territoires perdus» de la République. Le discours
prononcé mercredi par Gérard Collomb semble lui donner aujourd'hui raison :
l'ancien Ministre de l'Intérieur a décrit un pays ghettoïsé, en proie à un
communautarisme qui menace dangereusement la paix civile.
extrait : "Le premier territoire perdu, c'est-à-dire abandonné, fut notre école publique.
L'école de la République avait été fondée pour construire la nation, développer le sentiment d'appartenance à une identité française, la Grande patrie n'empêchant pas l'amour des petites patries comme l'ont toujours affirmé les pères de l'école laïque et républicaine.
A partir des années 1950-1960, s'est imposée en Occident et singulièrement en France et aux États-Unis, l'idéologie de la déconstruction. La table rase était la condition nécessaire pour la rédemption de l'humanité qui surviendrait avec la fin de la multiséculaire lutte de classes. La «fin de l'histoire» semblait proche, nos beaux esprits s'en réjouissaient.
Il fallait donc abattre tous les repères dits bourgeois : la famille, l'école qui est le lieu de transmission des savoirs, l'histoire nationale, la morale, les autorités institutionnelles."
Par Barbara Lefebvre Publié le 04/10/2018 à 11h33
Essayiste et auteur de Génération“J'ai
le droit” (Albin Michel, 2018), Barbara Lefebvre a également
contribué à l'ouvrage collectif Les Territoires perdus de la
République (2002, rééd. 2015), qui fit événement, et à Une
France soumise - Les voix du refus (Albin Michel, 2017).
Dans la cour de l'Hôtel de Beauvau, le
discours d'adieu de Gérard Collomb a résonné ce mercredi comme un avertissement
cinglant. Avertissement politique à Édouard Philippe présent à ses
côtés, mais surtout à Emmanuel Macron qui semble perdre pied avec la réalité
des fractures françaises. Un jour, il fustige brutalement un collégien pour son
interpellation familière malgré les plates excuses de ce dernier, un jour il
s'adonne à la calinothérapie avec un (ex) braqueur, considérant qu'on n'aurait
pas «le choix de faire des bêtises quand on est né dans certains quartiers». On
imagine que beaucoup de familles des Antilles et d'ailleurs qui connaissent des
conditions de vie difficiles mais éduquent correctement leurs enfants, ont dû
s'étouffer en entendant pareille ineptie. Que la «question sociale» n'intéresse
pas le président ne fait aucun doute, mais on ne comprend pas plus sa vision de
la «question sociétale». N'est-ce pas en creux ce que Gérard Collomb exprimait
dans ce discours en forme d'avertissement? Gérard Collomb n'avait apparemment
pas mesuré en 2016 que le jeune et dynamique capitaine n'avait pas de cap. Il a
donc décidé, deux ans plus tard, de quitter un navire approchant dangereusement
des récifs. Sauve qui peut. En outre, les épisodes de l'affaire Benalla, dont l'épilogue
n'est pas encore arrivé, ont probablement joué dans l'éloignement du fidèle
Collomb qui vécut probablement son audition devant les commissions d'enquête
comme une humiliation imméritée.
» LIRE AUSSI - Gérard
Collomb: «Je ne pensais pas provoquer ce choc-là»
Pas de périphrase. Pas de «et en même temps». Pas de
métaphores fumeuses. Pas de off auprès de journalistes. Gérard Collomb a décidé
de mettre le premier ministre et le président au pied du mur: la situation d'un
grand nombre de territoires urbains ou périurbains français est «très
dégradée», tout le monde s'est souvenu de la partition évoquée par un
François Hollande, président spectateur. Gérard Collomb a pris un risque en
déclarant cela au moment de quitter le ministre plutôt qu'en y arrivant, le
risque de donner le sentiment d'une impuissance du politique.
Après des mois à arpenter ces quartiers, à lire des notes
remontant du terrain et échanger avec ses acteurs, la réalité a sauté au visage
de Gérard Collomb. «Mieux vaut tard que jamais» diront les cyniques, mais la
situation est suffisamment grave pour qu'on ne raille pas le réalisme d'un
politique même quand il nous semble tardif. La réalité de la désintégration de
nombreux quartiers est assez forte pour que Gérard Collomb juge indispensable
de «voir ce que l'on voit et, plus difficile encore, de dire ce que
l'on voit», pour paraphraser Péguy. Voici en effet ce qu'il dit :
«Monsieur le Premier ministre, si j'ai un message à faire
passer - je suis allé dans tous ces quartiers, des quartiers nord de Marseille,
au Mirail à Toulouse, à ceux de la couronne parisienne Corbeil, Aulnay, Sevran
- c'est que la situation est très dégradée et le terme de reconquête
républicaine prend là tout son sens parce qu'aujourd'hui dans ces quartiers
c'est la loi du plus fort qui s'impose, celle des narcotrafiquants et des
islamistes radicaux, qui a pris la place de la République. Il faut à nouveau
assurer la sécurité dans ces quartiers mais je crois qu'il faut
fondamentalement les changer, quand des quartiers se ghettoïsent, se
paupérisent, il ne peut y avoir que des difficultés et donc (…) il faut une
vision d'ensemble car on vit côte à côte et je le dis, moi je crains que demain
on ne vive face à face, nous sommes en face de problèmes immenses», et le
ministre démissionnaire d'enchaîner sur la loi asile et immigration en
affirmant qu'il faut accueillir une partie des nouveaux venus mais en ne les
installant surtout pas «dans les cités dont je viens de parler sinon la
situation deviendra demain totalement ingérable.»
En disant cela en partant, et non en arrivant, Gérard
Collomb révèle l'impuissance du politique.
Les Français ont en mémoire les coups de menton et les mots
creux de Nicolas Sarkozy ou de Manuel Valls qui prétendaient parler vrai mais
ne traduisirent pas en actions politiques leur constat sur la partition
socioculturelle en cours. Il est donc rare qu'un ministre, un élu, ait un
discours aussi clair que celui de Gérard Collomb hier. «La loi du plus fort»
c'est celle des trafiquants de drogue et des islamistes? Aveu terrible de notre
réalité, qui est d'abord celle que supportent au quotidien tant de gens paisibles
dans ces zones de non droit. En effet la loi française, celle de la République,
a déserté ces quartiers. La loi n'est pas faible parce qu'elle est
démocratique, elle est faible parce qu'on ne l'a pas fait respecter depuis
bientôt trente ans, et d'abord à l'école qui est le premier lieu de
socialisation de l'enfant.
Nous le disions déjà dans Les Territoires perdus de
la République en 2002: dans de trop nombreux établissements de ces
quartiers, au tournant des années 1990, lorsque des violences survenaient, que
l'entrisme religieux se déployait, que le racisme, l'antisémitisme et le
sexisme se banalisaient, la réponse institutionnelle était souvent inexistante
alors qu'elle aurait dû être sans indulgence. Pourquoi cet abandon de
l'autorité? Car le contexte idéologique qui a longtemps prévalu dans l'école
postmoderne voulait que la culture de l'excuse tienne lieu de règlement
intérieur officieux. Dans cette école confondant autorité et domination,
obéissance et aliénation, savoirs exigeants et encyclopédisme, ce n'était
jamais vraiment de la faute de l'agresseur, c'était à la victime de faire
preuve de compréhension. L'institution ne devait ni stigmatiser, ni accabler
ces petits tyrans qui harcelaient, frappaient, insultaient, trafiquaient sous
le nez des chefs d'établissement. En fait, elle achetait la paix sociale comme
le firent ensuite nombre d'élus locaux. Toutes ces petites démissions du
quotidien mises bout à bout, cette guerre des tranchées du fait accompli nous
ont conduit au constat du Ministre de l'Intérieur sur le départ: la loi qui
règne dans ces quartiers est celle des délinquants qui deviennent souvent des
criminels et des idéologues du suprémacisme islamique.
Le moment de bascule est proche, tout le monde le sent
venir. La question dépasse largement la querelle des pessimistes et des
optimistes, les spéculations sur la guerre civile qui vient ou ne vient pas.
Nous n'avons aucun orgueil à avoir été aux avant-postes en 2002 en
publiant Les territoires perdus de la République. Nous alertions
sur cette situation mortifère pour la République, pour la France. Nous
avertissions sur la progression d'une religiosité islamique radicale, la menace
d'une sécession ethnoculturelle de certains quartiers, les connivences entre
islamistes et trafiquants se partageant le terrain pour gérer des populations
que l'école ne voulait plus ni assimiler, ni même intégrer. Notre livre était
centré sur l'école car tout s'est joué sur ce terrain dans les années
1980-1990. Le premier territoire perdu, c'est-à-dire abandonné, fut notre école
publique. L'école de la République avait été fondée pour construire la nation,
développer le sentiment d'appartenance à une identité française, la Grande
patrie n'empêchant pas l'amour des petites patries comme l'ont toujours affirmé
les pères de l'école laïque et républicaine. A partir des années 1950-1960,
s'est imposée en Occident et singulièrement en France et aux États-Unis,
l'idéologie de la déconstruction. La table rase était la condition nécessaire
pour la rédemption de l'humanité qui surviendrait avec la fin de la
multiséculaire lutte de classes. La «fin de l'histoire» semblait proche, nos
beaux esprits s'en réjouissaient. Il fallait donc abattre tous les repères dits
bourgeois : la famille, l'école qui est le lieu de transmission des savoirs,
l'histoire nationale, la morale, les autorités institutionnelles.
À partir des années 1980 l'école de la République est ainsi
devenue la terre de mission de ces libérateurs de l'humanité, prêcheurs du
relativisme et de l'égalitarisme niveleur. Au moment où la gauche abandonnait
la «question sociale» pour se jeter dans les bras de la loi du marché, elle
inventait la doxa antiraciste, le vivre ensemble, le multiculturalisme, la
société inclusive. L'ouvrier n'étant plus la figure messianique rédemptrice,
l'immigré allait le devenir. Les immigrés d'origine maghrébine et africaine et
leurs enfants nés en France n'eurent donc pas la chance de connaître cette
école républicaine assimilatrice ou intégrationniste dont avaient bénéficié les
précédentes vagues migratoires. Ils étaient cet «Autre» qui devait rester un
étranger pour qu'on continue à le charger de réaliser nos utopies
progressistes. On se refusa donc par esprit de tolérance à contester et
condamner certaines de leurs pratiques sur le territoire national en dépit de
leur incompatibilité complète avec nos mœurs, nos us et coutumes. Ce fut
particulièrement flagrant s'agissant du droit des femmes, comme si cela
relevait de la stricte sphère domestique privée. Qu'il s'agisse de la
polygamie, l'excision, des mariages forcés, les répudiations, le voilement des
visages et des corps, on n'entendit guère les féministes ni la gauche morale
s'émouvoir, sinon pour nous expliquer qu'après tout, toutes les pratiques
culturelles étaient également admissibles.
On nous traita de nouveaux réactionnaires, de
nostalgiques de la République coloniale.
Mais en 1989, année charnière de l'histoire mondiale à bien
des égards, la machine se grippa: l'affaire des collégiennes voilées de Creil,
et les clivages intellectuels qui en surgirent au sein de la gauche, eut raison
des belles promesses du multiculturalisme naissant. Notre livre portait
témoignage de cet échec, mais il était encore trop tôt en 2002 pour être
entendus. Nous soulignions l'erreur d'avoir renoncé à une école de la nation
pour valider - sans l'assumer - une école des communautés. Nous implorions les
élus, à toutes les échelles, de reprendre
le chemin de la raison républicaine et de la fermeté dans ces
territoires avant que la minorité tyrannique (des islamistes et des
trafiquants) n'y prenne le pouvoir. On nous traita de nouveaux réactionnaires,
de nostalgiques de la République coloniale (puisque la mode est de réduire
l'œuvre de Jules Ferry à l'impérialisme), de sionistes islamophobes (termes
consubstantiels dans l'esprit des indigénistes et leurs compagnons de route).
1989-2004: quinze ans pour que le politique adopte la loi d'interdiction des
signes religieux ostentatoires à l'école. Loi qui demeure violemment contestée
par les militants de l'islam politique. Loi qui aurait été - comme tant
d'autres - inutile si l'État, les élus locaux, avaient fait leur travail au
moment requis, s'ils n'avaient pas laissé partout, presque tout le temps, la
situation pourrir en espérant que le temps (électoral) jouerait pour eux.
Nous ne tirons aucune fierté d'avoir eu raison contre
(presque) toute la classe politico-médiatique et une partie des intellectuels
bien-pensants. Nous sommes au contraire profondément affligés du temps perdu,
de certaines récupérations purement politiciennes de notre diagnostic, des
anathèmes et excommunications prononcés pour nous faire taire y compris dans
les rangs de ceux qui prétendent lutter contre le racisme et l'antisémitisme
mais ont choisi de vivre de la «rente morale antiraciste» plutôt que combattre
ceux qui mettent en péril la communauté nationale. J'emploie le collectif
«nous» car je sais que tous ceux qui ont témoigné en 2002 et 2004 (sous
pseudonymes pour poursuivre leur carrière professionnelle ou simplement leur
sécurité), ainsi que ceux qui ont contribué à Une France soumise paru
en 2017, ont le sentiment d'avoir vidé la mer à la petite cuillère pendant tant
d'années. Avoir perçu, analysé ce qui se jouait dans ces quartiers, avoir
cherché à convaincre en vain les acteurs politiques qu'il fallait agir avant
que la situation ne se dégrade plus encore, aurait pu nous rendre amers. C'est
davantage la colère sourde qui nous a gagnés à force de compter les morts,
depuis Ilan Halimi jusqu'à Adrien Perez en passant par Abel Chennouf et Arnaud
Beltrame. Notre colère est toujours restée fidèle aux valeurs républicaines
dans ses modes d'expression. Nous n'avons jamais rien souhaité d'autre que
débattre démocratiquement, même quand nous fûmes exclus du débat dans les hauts
lieux de la bien-pensance.
La France, que nous sommes si nombreux à aimer, peut mourir
demain sous l'effet d'un terrible poison : le déni de réalité au service de
l'esprit munichois. Gérard Collomb a parlé de «problèmes immenses» qui peuvent
demain, sous l'effet de migrations incontrôlées, conduire à «une situation
ingérable». Oui, cela est anxiogène. C'est précisément pourquoi ceux qui
édictent la doxa du politiquement correct et vivent à l'abri (socialement,
culturellement, économiquement, géographiquement) préfèrent maintenir le déni
quant à l'existence d'une fracturation sociétale qui s'aggrave. Pourquoi Gérard
Collomb brise-t-il ce déni au moment de quitter ses fonctions ? Il ne
s'adressait pas aux Français qui ont majoritairement conscience de cette
situation. Il a sans doute voulu signifier d'une part qu'il était sur la même
longueur d'onde qu'eux, d'autre part, en miroir négatif, que ce n'était pas le
cas du gouvernement et du chef de l'État, enfermés dans le déni. Ce
développement adressé directement à Édouard Philippe éclaire peut-être aussi
une des causes de cette démission : Gérard Collomb n'avait ni l'écoute de
l'exécutif, ni les moyens de mettre en œuvre la politique sécuritaire
indispensable pour restaurer l'ordre républicain dans ces territoires.
Les progressistes comme Emmanuel Macron n'ont rien
compris à l'histoire.
En dépit de la cruelle réalité, les progressistes, à
l'instar du président Macron à la tête de ses troupes qui risquent d'aller en
se clairsemant, croient encore à l'hypothèse d'une finalité historique telle
qu'elle est portée par l'idéologie du progrès depuis le XVIIIe siècle. Ils sont
persuadés de «faire l'histoire» et d'en saisir le sens au nom du Bien et du
Progrès. Leurs contradicteurs ou adversaires politiques ne sont que des
lépreux, des nationalistes, des réactionnaires, des antimodernes et j'en passe.
Tout à leur utopie de nantis, ils ne semblent rien avoir compris de la
dimension tragique de l'histoire, se gargarisant du «devoir de mémoire» pour ne
pas avoir à comprendre l'histoire. Ils sont incapables d'admettre que
l'histoire puisse se faire sans eux, malgré eux. En essayant de rappeler le
président Macron à plus de lucidité devant les risques de fracturation de notre
société, d'humilité, de vision dans l'action, et de détermination dans sa
réalisation, Gérard Collomb a peut-être voulu, à sa façon, rompre avec cette
utopie progressiste qui ne veut jamais se retourner vers le passé, seul à même
de nous apprendre quelque chose de nous-mêmes et de l'Autre, ne veut jamais
observer lucidement le présent avant qu'il ne nous échappe, mais qui préfère
toujours se perdre dans les rêveries d'un futur paradisiaque improbable.
Barbara Lefebvre
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