6 novembre 2012

L’erreur orthographique, l’apprentissage implicite et la question des méthodes de lecture - écriture (Brissiaud)


N°440 - Dossier "Orthographe"

L’erreur orthographique, l’apprentissage implicite et la question des méthodes de lecture - écriture

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Par Rémi Brissiaud



L’une des craintes que suscite la réhabilitation des méthodes de lecture dites « syllabiques pures » (celles du type Boscher) a trait à l’orthographe. Comme Eveline Charmeux l’a récemment rappelé : « en lui proposant des phrases dépourvues de marques orthographiques pertinentes, on habitue l’enfant à n’attacher aucune importance à de telles marques - même lorsqu’il rencontre un texte où elles existent ». Or, les méthodes de ce type installent initialement l’enfant dans un système où l’orthographe est simplifiée à l’extrême et ce n’est peut-être pas sans conséquences pour certains enfants. Évidemment, la crainte principale que suscitent les méthodes de ce genre concerne l’accès à une lecture courante (éviter l’ânonnement !). Cependant, certains travaux récents en psychologie (ceux concernant l’apprentissage implicite) montrent que l’appropriation de l’orthographe et celle de la lecture courante ont partie liée. C’est ce thème que je développerai dans ce texte, en reliant l’apprentissage de la lecture à celui de la production d’écrit et au statut de l’erreur orthographique.


Je remercie Jean-Emile Gombert et André Ouzoulias pour leurs remarques après la lecture d’une première version de ce texte. Elles ont été à l’origine de plusieurs améliorations.

Dans un guide de rentrée destiné aux jeunes professeurs débutants [1], Michel Fayol leur donne le conseil suivant : « Il faut faire en sorte que les enfants ne mémorisent pas une orthographe erronée, y compris dans le cadre d’activités où elle n’est pas au premier plan ». Mais qu’en est-il de l’erreur orthographique chez l’enfant débutant en lecture - écriture ? Certains pédagogues, Jacques David [2]notamment, recommandent la pratique de ce qu’ils appellent les « écritures inventées ». Or l’« invention » de l’orthographe à partir de ce qui s’entend, c’est-à-dire en produisant un écrit plausible du point de vue phono - graphologique conduit évidemment à de nombreuses erreurs orthographiques : « cadeau », par exemple, peut être écrit « cado » de manière plausible, etc. La préconisation de M. Fayol vaut-elle dans le cas de l’élève débutant qui commence à s’approprier l’écrit ? Auquel cas, il conviendrait de favoriser d’emblée la production d’écrits sans erreurs comme d’autres pédagogues nous ont appris à le faire, Danielle De Keyzer [3] et Micheline Daumas [4] notamment.
Aujourd’hui, il n’est guère possible d’aborder un tel débat sans se référer aux travaux sur l’apprentissage implicite. En effet, il y a 15 ans environ, un changement important est intervenu dans la façon de théoriser l’automatisation dans le domaine de l’écrit (c’est-à-dire l’accès à une lecture courante ou à la production d’un écrit bien orthographié sans effort, par exemple). A la suite des travaux d’un chercheur américain, Logan, les psychologues ont été conduits à mettre en relation deux secteurs de recherches qui s’étaient d’abord développés séparément : les recherches sur l’automatisation et celles sur l’apprentissage implicite. On dispose aujourd’hui d’un très beau texte de Jean-Émile Gombert sur la place des apprentissages implicites dans l’apprentissage de l’écrit (Cahiers pédagogiques [5], n° 422, mars 2004). Je m’y référerai souvent ici.
Dans le même texte, et pour illustrer son propos sur l’apprentissage implicite, Gombert aborde également le rôle des analogies orthographiques dans le traitement de l’écrit chez le débutant. Rappelons qu’on appelle ainsi la stratégie utilisée par un enfant qui, par exemple, découvre le début de la lecture de « matin » parce que ça commence comme « maman », mot qu’il sait lire et, mieux encore, écrire. Les débuts des mots « matin » et « maman » présentent une similitude graphique et l’enfant en déduit une similitude phonologique (comme il sait écrire « maman », il n’utilise pas seulement un « appariement de silhouettes » mais l’appariement de groupes de lettres, m et a, ordonnées de manière identique). Or la question de la place des analogies orthographiques dans une pédagogie de l’écrit, était déjà au cœur d’un premier débat qu’avec André Ouzoulias et Jean Paul Fischer [6], nous avons essayé de faire émerger, il y a 8 ans environ, lors de la parution d’un livre de l’Observatoire National de la Lecture (ONL [7]) : pour aider les enfants à découvrir le principe alphabétique (celui qui est à la base du B - A, BA), est-on certain qu’un enseignement très direct de ce principe soit la seule solution pédagogique envisageable et même souhaitable ? En s’appuyant sur des analogies orthographiques, ne serait-il pas possible d’amener plus sûrement l’ensemble des élèves à découvrir le principe alphabétique ? En ce début 2006, ce débat est d’actualité ! Par certains aspects, le débat concernant le statut de l’erreur orthographique n’est qu’un prolongement de l’ancien et ces deux débats vont vraisemblablement se développer de manières coordonnées dans les années à venir.
Un premier débat
Sur la 4e de couverture de l’ouvrage de l’Observatoire national de la lecture, on pouvait lire : « Cette synthèse remarquable de clarté et de sérieux doit servir de base à toute réflexion pédagogique ».
Or, à la question (p. 76) « comment faire, concrètement, pour que l’enfant découvre le principe alphabétique ? », la réponse apportée dans le livre était : « l’expérience montre que, pour la majorité des enfants, quelques semaines, voire pour certains enfants quelques heures d’entraînement individuel sont suffisantes ». Et suivait dans le livre la description d’un exemple d’un tel entraînement où, à partir des lettres P, F, A et I, le maître commençait par enseigner les lectures de PA et de PI en les différenciant de celles de A et de I. Il formait ensuite la séquence FA en disant à l’enfant que c’est le nom d’une souris et il l’interrogeait sur le nom de sa petite sœur FI.
Rappelons que ce qu’on appelle la connaissance du « principe alphabétique » est la compréhension du « B-A ->BA ». Cette compréhension, contrairement à l’idée de facilité que la locution « B-A ->BA » évoque dans le langage courant et contrairement à ce que beaucoup de gens croient, est loin d’aller de soi. Ce n’est pas la voyelle A qui est source de difficultés, parce que son écriture correspond effectivement à un son. C’est la consonne B qui pose problème parce qu’aucun son ne correspond à cette consonne : elle ne sonne pas en elle-même, elle ne fait que modifier le son de la voyelle (A) qui la suit. Le pédagogue qui ne sait pas que les consonnes ne sonnent pas, risque des désillusions. Ainsi, certains pédagogues essaient d’expliquer le « B-A ->BA » aux jeunes enfants en rajoutant après le B un petit son e, aussi bref que possible, pour tenter de faire comprendre à l’enfant qu’en disant : « Be-A ->BA », le début de cette locution est une tentative pour faire sonner la lettre B et non la simple dénomination de cette lettre. Certains élèves, ayant ainsi compris que le début de cette locution attire leur attention sur la succession de deux sons, disent très logiquement : « Be-A ->BeA » !
Depuis qu’il y a plus de 30 ans, les psychologues ont collaboré à la mise au point de machines qui synthétisent la parole, ils savent que la plupart des consonnes ne sonnent pas, qu’elles ne font que « co-sonner » (lorsqu’on efface sur un enregistrement de BA ce qui correspond à A, il ne reste qu’un grésillement indistinct de celui qu’on obtient en faisant la même manipulation avec PA). Les linguistes, d’ailleurs, pour rendre compte du fait que les diverses consonnes modifient la façon de sonner des voyelles, ont inventé un concept, celui de « phonème » qui leur permet d’éviter le terme trop approximatif de « son ». Les phonèmes vocaliques (ceux qui correspondent aux voyelles de la langue orale) correspondent effectivement à des sons (a, i, ou, in...), la plupart des phonèmes consonantiques, non ! L’adulte lettré qui croit entendre sonner les consonnes isolément est victime d’une sorte d’illusion : c’est parce qu’il a conceptualisé (théorisé) les phonèmes correspondants que cette illusion fonctionne. En psychologie, on distingue souvent les traitements « dirigés par les données » (données extérieures à la personne) et les traitements « dirigés par les concepts » (concepts présents dans la tête de la personne). L’illusion d’entendre sonner isolément certaines consonnes résulte typiquement d’un traitement dirigé par des concepts.
Après la parution de l’ouvrage de l’ONL, il y a 8 ans, nous étions quelques uns [8] à avancer de façon critique qu’un entraînement du type « souris FI et FA » a des effets contrastés. Pour les élèves qui découvrent effectivement le principe alphabétique, tout va bien ! Mais pour ceux qui ne le découvrent pas (et il y en a !), ces séquences risquent de freiner leur progrès car elles les conduisent souvent à perdre de vue la fonction signifiante de l’écrit. De plus, avec A. Ouzoulias, nous avancions qu’à partir des connaissances disponibles en psychologie cognitive de la lecture, on ne pouvait pas conclure qu’un entraînement du type « souris FI et FA » serait incontournable. Nous nous référions principalement à la pratique d’une ancienne maîtresse de CP, Danièle de Keyzer qui a mis au point une version de la méthode naturelle particulièrement intéressante. A aucun moment, elle n’installe un tel entraînement mais elle s’appuie de manière privilégiée sur des analogies orthographiques pour amener les élèves à découvrir le principe alphabétique (pas tous en même temps !). Cette pratique pédagogique nous semblait (et nous semble toujours !) compatible avec l’état des connaissances en psychologie.
Dans un texte récent rédigé dans le cadre d’une « conférence de consensus », Laurence Rieben [9] utilise une argumentation similaire. Ainsi, elle évoque l’existence d’un ouvrage américain de 2003 qui est censé fonder ses analyses sur une synthèse de 100 000 études scientifiques ! Or, pour les auteurs de cet ouvrage, quiconque pense pouvoir se passer d’un entraînement du type « souris FI et FA », est considéré comme se plaçant en dehors des conclusions de la science ! Comme L. Rieben a elle-même expérimenté des pratiques de classe proches de celles de D. de Keyzer (production du commentaire d’un dessin avec l’aide d’un texte de référence permettant de chercher les mots pour écrire), il n’est guère étonnant qu’elle souligne, elle aussi, que ces chercheurs ont des conclusions hâtives (nous examinerons plus loin ce qu’il convient de penser des études qui ont été menées dans les pays de langue anglaise et qui visent à comparer les diverses méthodes).
Un second débat
Un second débat émerge aujourd’hui concernant l’usage pédagogique de ce qu’on appelle généralement les « écritures inventées » [10]. J. David, qui a beaucoup étudié l’insertion de cette pratique pédagogique au sein de la classe, la défend à partir de son expérience. Contre cette position, il me semble qu’il faut prendre au sérieux la mise en garde de L. Rieben [11] : « Comme nous le suspections, les travaux existants n’ont pas testé l’hypothèse selon laquelle la pratique des écritures inventées pourrait avoir ultérieurement un effet négatif sur l’orthographe, en particulier sur les mots irréguliers. »
Pourquoi faut-il prendre au sérieux une telle mise en garde ? En premier lieu parce que l’enjeu est de taille : il ne s’agit pas seulement de savoir si la pratique des écritures inventées serait préférable à telle ou telle aide pédagogique de nature différente, il s’agit de savoir si, par la pratique des écritures inventées, le pédagogue n’aurait pas un effet négatif sur l’apprentissage de l’orthographe. Le risque est donc qu’il empêche le progrès. Un enseignant ne peut accepter un tel risque que lorsque le progrès en question apparaît clairement comme secondaire, c’est-à-dire pouvant être reporté à plus tard, voire à jamais. Or, c’est ce qui vient spontanément à l’esprit de nombreux pédagogues lorsqu’on leur parle de l’apprentissage de l’orthographe. En effet, ce mot leur évoque un ensemble de virtuosités permettant d’effectuer la dictée de Pivot sans trop de « fautes », virtuosités dont l’appropriation n’a effectivement rien d’urgent.
En fait, lorsque des pédagogues parlent avec des psychologues à propos d’orthographe, ils sont très souvent les uns et les autres victimes d’un malentendu. Lorsqu’on prononce le mot « orthographe », cela évoque chez les psychologues des propriétés très différentes de celles qui viennent spontanément à l’esprit d’une personne qui se rappelle la façon dont elle a appris l’« orthographe scolaire ». Pour le psychologue, l’orthographe n’est pas seulement importante pour écrire, elle l’est également et même surtout pour lire !
Apprendre à orthographier pour apprendre à lire ?
Pour de nombreux psychologues : « Apprendre à lire et apprendre à ortho-graphier, c’est la même chose, ou pratiquement la même chose » [12]. Les psychologues utilisent d’ailleurs l’adjectif « orthographique » pour qualifier la lecture de l’expert, il ne leur sert pas seulement à en qualifier l’écriture. Pour prendre conscience du fait que la lecture automatisée de l’expert est orthographique il suffit d’observer que, face à un mot inconnu, il n’utilise pas les conversions graphèmes-phonèmes (CGP), il utilise des correspondances de plus grand empan, au niveau de grandes unités orthographiques (il utilise ce qu’on appelle des analogies orthographiques). Pour le montrer, je reproduis ci-dessous un extrait d’un livre d’André Ouzoulias [13] (pages 178-179) :
(Comment) les bons lecteurs décodent (-ils) ? Observons ce qui se passe sur les pseudomots suivants (que le lecteur devra oraliser à voix haute) :
oignonde sarfemme secondille orchidème ratient
Si nous utilisions les CGP nous prononcerions le OI de « oignonde » sur le modèle de « roi », le FEMME de « sarfemme » sur le modèle de « flemme », le CON de « secondille » sur celui de « contrat », le CH de « orchidème » comme dans « chicorée ». Or ce n’est pas ainsi que nous prononçons chacun de ces pseudomots ! Quant à RATIENT, sa pronon-ciation variera suivant le contexte grammatical : « il est vraiment très ratient » (pseudoadjectif sur le modèle de patient) ; « les enfants ratient dans la cour » (il s’agit alors du pseudoverbe du premier groupe « ratier » à la troisième personne du pluriel) ou « il la tient et même la ratient » (il s’agit alors du pseudoverbe « ratenir » à la troisième personne du singulier). Le lecteur habile, ici, n’utilise pas les CGP, mais décode par analogies orthographiques. Et il ne choisit pas d’utiliser cette manière de prononcer ces pseudomots, ou des mots similaires qu’il verrait pour la première fois. Il ne peut pas s’empêcher de rapprocher chaque stimulus d’un mot fréquent ou de plusieurs mots, il le fait de manière involontaire, irrépressible. De même, lors de rencontres avec des syllabogrammes fréquents, le lecteur ne repasse pas par la fusion des phonèmes mais reconnaît directement ces blocs syllabiques, qui peuvent être considérés comme des analogies particulières, privilégiées par la structure du français.
 [14]
On pourrait objecter que les pseudomots utilisés par Ouzoulias sont formés de telle manière qu’ils sont peu représentatifs des « vrais mots » de notre langue. Cette objection ne tient pas : comme le note Gombert, à partir d’une étude de Rey-Robert, on est sûr que 69 % des mots du Robert méthodique sont formés ainsi du fait qu’il s’agit de mots complexes décomposables en plusieurs morphèmes : radical, préfixe, suffixe, marques du pluriel... Avec une écriture très morphémique comme celle du français, il n’y a pas de lecture experte, c’est-à-dire automatisée, qui ne fasse un usage important de procédures orthographiques.
Or, comme le montre également Gombert dans son article, l’usage d’analogies orthographiques s’observe dès le CP chez les élèves (le plus souvent, avec des unités orthographiques de plus petite taille : attaque, rime...). De plus, lorsque dans un CP, l’usage d’analogies orthographiques n’a pas été enseigné, on l’observe quand même chez les élèves de cette classe. Et ils utilisent alors les analogies orthographiques sans en avoir conscience, à leur insu ! Bien qu’il faille considérer que les élèves de CP sont des débutants en lecture, il faut donc, dans le même temps, souligner la présence chez ces débutants, d’une part d’expertise (c’est-à-dire, dans ce cas, de traitements automatisés qui s’effectuent en dehors de toute conscience et sans « coût cognitif ») : celle qui correspond à l’usage d’analogies orthographiques.
Du coup, lorsqu’on s’intéresse à la place de l’orthographe dans les méthodes de lecture, celles-ci peuvent être classées selon leur plus ou moins grande proximité avec l’un des deux pôles extrêmes suivants :
  • D’une part les méthodes qu’avec A. Ouzoulias et J.P. Fischer nous avons qualifiées d’« orthographiques » [15]. En favorisant un usage explicite des analogies orthographiques, elle vise à « cultiver la part d’expertise » qui est celle de tout apprenti lecteur ayant commencé à fréquenter l’écrit. Ces méthodes, comme toutes les autres, se donnent évidemment pour but que les enfants, à terme, découvrent le principe alphabétique. Mais elles s’arrangent pour qu’ils le fassent en raisonnant le plus souvent possible sur un écrit correctement orthographié (pour favoriser l’usage d’analogies !). De plus, elles n’exigent pas que les élèves découvrent tous le principe alphabétique en même temps ou dans un laps de temps très court. Par ailleurs, en écriture, pour produire une orthographe correcte, les enfants sont initialement conduits à la retrouver dans des textes référents ou à solliciter le maître ou des élèves plus avancés.
  • D’autre part, et ce sont les méthodes les plus nombreuses, les méthodes « phonémiques ». Elles visent à ce que l’enfant découvre le plus vite possible le principe alphabétique c’est-à-dire conceptualise le plus vite possible ces entités abstraites que sont les phonèmes consonantiques. Dans ces méthodes, au début, il importe peu qu’en situation de production, le raisonnement de l’enfant le conduise fréquemment à produire des écritures erronées. L’orthographe, dans ces méthodes, n’est pas une priorité. La pratique pédagogique des écritures inventées a toute sa place dans ce genre de méthode. Cela aide à la découverte de la décomposition de la syllabe en phonèmes, exerce cette décomposition et renforce l’association entre phonèmes et graphèmes. Chez les débutants au moins, cette pratique les conduit à produire un grand nombre d’erreurs orthographiques parce qu’ils croient qu’à un son ou à un phonème donné, correspond une graphie et une seule (ce qui est loin d’être le cas : sot, seau, saut, sceau,...). Pour autant, cette pratique pédagogique s’inscrit de toute évidence dans le cadre d’une pédagogie « active » et même « interactive » (avec le maître, avec les autres élèves). Elle se révèle d’ailleurs très efficace pour que de nombreux enfants découvrent vite le principe alphabétique. Son utilisation semble particulièrement en accord avec le choix d’une méthode « phonémique ».
Méthode « orthographique » ou méthode « phonémique » ?
Certains croient pouvoir répondre simplement à cette question à partir de l’observation courante qu’il existe de très bons lecteurs qui ont une mauvaise orthographe lorsqu’ils sont dans une tâche de production (rappelons que tout bon lecteur d’une langue écrite comme le français, a nécessairement la compétence de bien traiter l’orthographe en situation de lecture !).
Leur interprétation de cette observation est la suivante : cela prouve que devenir expert dans la production d’une orthographe correcte est plus difficile que devenir expert en lecture. Comme ça semble de bon sens de commencer par le plus facile, il convient que les élèves apprennent d’abord à lire et il faut arrêter de faire une crispation sur l’orthographe. Cependant, l’observation selon laquelle il y a des bons lecteurs qui sont de mauvais « orthographieurs » s’interprète aussi bien en faisant des méthodes phonémiques les plus couramment employées, la cause d’un tel phénomène. Il est clair en effet que les méthodes phonémiques ont une certaine efficacité. Sinon, cela fait longtemps qu’on les aurait abandonnées et les maîtres ne se précipiteraient pas dessus dès qu’ils ont l’impression d’être entrés dans une période d’incertitude théorique. Or, si les maîtres n’utilisent pas l’orthographe en production comme point d’appui pour aider au traitement de l’orthographe en situation de lecture, il est normal qu’on observe des cas où le traitement le moins exigeant du point de vue du fonctionnement cognitif (celui de l’orthographe en lecture) s’automatise et non le traitement le plus exigeant (celui en production). Le tenant d’une méthode orthographique qui raisonne ainsi pourrait même conclure : « Quel dommage que les pédagogues n’aient pas fait le choix d’une méthode orthographique parce que ce choix aurait permis, à terme, que les deux sortes de traitements aient un coût cognitif faible ! ». On voit que lorsqu’on cherche à échapper au simple raisonnement de bon sens, pour ne tirer que les conclusions valides à partir des faits, la première interprétation qui vient à l’esprit perd alors de son évidence.
Par ailleurs, si l’on évoque ce type d’observation courante, il faut absolument évoquer l’observation du même type selon laquelle pratiquement tous les bons « orthographieurs » en production sont aussi de bons lecteurs. Dans une étude portant sur 343 enfants de CE2 et 357 de 6e, Brucks & Waters (1990) [16] ne trouvent aucun contre-exemple ! Dans une étude menée récemment avec des élèves français, Elsa Eme et Caroline Golder obtiennent des résultats très proches dès le CE1 [17]. Ces observations pourraient être utilisées par les tenants d’une méthode orthographique de la manière suivante : comme tout bon « orthographieur » en production est aussi un bon lecteur, en développant le comportement de « bon orthographieur », on va aussi développer celui de bon lecteur ! Mais, là encore, l’observation précédente se comprend tout aussi bien selon l’autre point de vue : pour expliquer que tous les bons « orthographieurs » en production sont de bons lecteurs, il suffit de considérer que, quelle que soit la méthode, produire une orthographe correcte est beaucoup plus difficile qu’apprendre à lire. Encore une fois, à défaut de savoir ce qui est la cause et ce qui en est la conséquence, on ne peut pas trancher entre ces deux interprétations.
La conclusion s’impose : ce genre d’observations ne permet de trancher ni dans un sens, ni dans l’autre ! Pour avancer, il faut moins s’intéresser aux caractéristiques des apprentis à un moment donné de leur parcours d’apprentissage, qu’à la dynamique de cet apprentissage. Or les tenants d’une méthode orthographique et ceux d’une méthode phonémique s’accordent sur le fait que l’expert en lecture utilise l’orthographe pour lire, ce qui explique que les traitements correspondants, à terme, soient automatisés. Aussi convient-il de s’intéresser à la question suivante : comment conçoit-on aujourd’hui l’automatisation des traitements dans le domaine de l’écrit ? Un grand nombre d’erreurs orthographiques en début d’apprentissage est-il un frein à l’automatisation ou bien le processus d’automatisation est-il indépendant du nombre d’erreurs orthographiques commises ? Aujourd’hui, les psychologues, de façon très majoritaire, considèrent que l’automatisation des traitements de l’écrit a fortement partie liée avec l’apprentissage implicite de la structure orthographique de cet écrit. Mais qu’appelle-t-on un apprentissage implicite ?
L’apprentissage implicite : un résumé du texte de Gombert (Cahiers Pédagogiques, n° 422, Mars 2004) pour « poser le décor » :
  • Des éléments de définition de l’apprentissage implicite :
    « L’individu qui est confronté à un environnement structuré va progressivement tenir compte de la structure de cet environnement sans s’en apercevoir » (p. 48)
    « Ce type de processus qui se traduit par l’installation de connaissances à l’insu du sujet joue sans aucun doute un rôle important dans l’apprentissage de la lecture. » (p. 48)
    « Ces acquisitions s’amorcent dès que l’enfant porte son attention de façon répétée sur l’écrit, éventuellement bien avant le début de l’instruction formelle ». (p. 49)
  • Sur la façon dont les apprentissages implicites et explicites s’articulent :
    « L’apprentissage de la lecture peut ainsi être conçu comme la collaboration entre des apprentissages explicites et des apprentissages implicites » (p. 49)
    « Le moteur des apprentissages implicites est de nature fréquentielle » (p. 49)
    « Contrairement aux apprentissages explicites qui requièrent un effort délibéré pour la mémorisation de nouvelles connaissances, l’apprentissage implicite se nourrit de la simple répétition de l’attention portée aux objets de connaissance. » (p. 49)
    « L’enseignement de la lecture au CP a pour conséquence, en autres, une considérable augmentation de la manipulation d’écrits. De ce fait, les apprentissages explicites provoqués par l’enseignement de la lecture, loin de se substituer aux apprentissages implicites, ont pour effet indirect de les décupler » (p. 50)
    « Les habiletés installées par apprentissage implicite ne semblent pas être disponibles pour l’accès conscient et pour une utilisation intentionnellement pilotée par le lecteur. » (p. 50)
  • Sur la façon dont chacun des apprentissages participe à l’accès aux automatismes de lecture :
    « A chaque niveau d’expertise de la lecture (y inclus le niveau débutant), ce qui est automatique dans les traitements est la manifestation comportementale du niveau actuel des connaissances implicites » (p. 50)
    « En parallèle, l’apprentissage explicite (conscient) de la lecture (et de l’orthographe) et les hypothèses que l’élève élabore, construisent progressivement un ensemble de connaissances explicites que le lecteur peut utiliser intentionnellement pour compléter ou contrôler le produit des traitements automatiques. Tout en étant essentielles à l’évolution des réponses automatiques par apprentissage implicite, ces connaissances ne deviennent pas automatiques elles-mêmes. » (p. 50-51)
Ce dernier point est le plus important parce que c’est à ce niveau que s’effectue la rupture avec le « cognitivisme classique ». Lorsqu’on adopte le point de vue du « cognitivisme classique », par exemple, l’apprentissage de l’orthographe grammaticale peut être pensé de la manière suivante. Dans un premier temps, en faisant réfléchir les élèves sur des phrases dont l’orthographe utilise une règle grammaticale, l’enseignant va faire expliciter cette règle aux élèves. Puis, ils vont l’utiliser de manière contrôlée c’est-à-dire en faisant attention à bien l’appliquer. Cette utilisation va permettre à l’élève de « roder » l’usage de la règle [18] et ce « rodage » va conduire à l’automatisation c’est-à-dire à un usage de cette règle sans « coût cognitif ». Ils seront ainsi capables de produire « sans effort » une orthographe grammaticale correcte.
Selon la nouvelle manière de théoriser l’automatisation, ce n’est pas ainsi que les enfants deviennent experts dans la production d’une orthographe grammaticale correcte. Si l’exercice répété des règles grammaticales conduit bien à en « roder » l’usage et à en amoindrir le « coût cognitif », il ne conduit pas en lui-même à l’automatisation. L’usage de règles conserve toujours un « coût cognitif » non négligeable. Comme le dit Gombert en parlant des connaissances explicites : « ces connaissances ne deviennent pas automatiques elles-mêmes ». On pense aujourd’hui qu’« à chaque niveau d’expertise de la lecture (y inclus le niveau débutant), ce qui est automatique dans les traitements est la manifestation comportementale du niveau actuel des connaissances implicites ». Ce n’est pas parce que l’usage de la règle, à terme, a un « coût cognitif » nul qu’il y a automatisation, c’est parce que la rencontre répétée avec la bonne orthographe dans le contexte d’écrits ayant une structure grammaticale commune, a pour conséquence que cette orthographe correcte vient immédiatement à l’esprit, sans usage de la règle.
La plupart des pédagogues connaissent mal la notion d’apprentissage implicite, ils ignorent que cette forme d’apprentissage « joue sans aucun doute un rôle important dans l’apprentissage de la lecture. ». Lorsqu’on leur parle d’apprentissage implicite, très souvent, de nombreuses réticences leur viennent immédiatement à l’esprit. Peut-être se sentent-ils dépossédés ! Une manière de lever ces réticences est de les aborder de front en tentant de répondre aux objections telles qu’elles s’expriment le plus souvent. La première de ces objections est que l’apprentissage implicite serait antidémocratique. La seconde est que cette notion n’apporterait rien de nouveau : ça fait longtemps qu’on sait que l’orthographe lexicale s’apprend de façon implicite (on parle d’ailleurs d’« orthographe d’usage ») alors que l’orthographe grammaticale s’apprend de façon explicite. Comme les erreurs d’orthographe d’usage ne sont pas bien graves (sauf pour les intégristes de l’orthographe) pourquoi accorder autant d’importance à la notion d’apprentissage implicite ?
L’apprentissage implicite serait-il anti-démocratique ?
En fait, il n’est pas simple d’utiliser la notion d’apprentissage implicite et l’on a vite fait d’adopter des formulations inappropriées. C’est ainsi que la proposition « L’apprentissage implicite est anti-démocratique » n’a pas de sens ! Elle n’en a pas plus qu’une proposition comme : « L’océan atlantique est anti-démocratique », « L’argile est anti-démocratique », etc. L’apprentissage implicite, comme l’océan atlantique ou l’argile, n’est pas une création humaine ; il ne relève donc pas de jugements du type : démocratique ou non, souhaitable ou non...
La principale caractéristique de l’apprentissage implicite est d’être : on ne peut pas ne pas apprendre de façon implicite ! Il fait partie de la nature comme l’océan atlantique et l’argile en font partie. Dès que l’homme porte son attention vers des éléments d’une situation, il dispose de l’aptitude à se comporter ultérieurement dans les situations similaires, comme s’il avait « capté » les propriétés structurales de la situation. Et cela reste vrai quand les propriétés structurales en question sont d’une complexité incroyable ! La complexité structurale de l’orthographe du français (cf. l’œuvre de Nina Catach) n’est donc pas un obstacle : l’apprentissage implicite de l’orthographe commence dès qu’un enfant porte son attention sur de l’écrit.
Cette propriété importante de l’apprentissage implicite (celle d’être incontournable) fonctionne pour le meilleur et pour le pire. En lisant un mot bien orthographié dans une phrase bien orthographiée, on apprend cette orthographe de manière implicite. En lisant un mot mal orthographié dans une phrase mal orthographiée, on apprend de même cette orthographe erronée, qu’on le veuille ou non. Lorsqu’on écrit de façon erronée, c’est pire ! L’attention est évidemment plus engagée dans une tâche de production écrite que dans une tâche de lecture, et l’apprentissage implicite s’en trouve renforcé. Chez des étudiants, en utilisant un lexique savant qui leur est totalement inconnu, on montre qu’une seule production erronée suffit à déstabiliser la connaissance de l’orthographe que 9 lectures avaient commencé à installer (pourvu que l’écriture erronée soit plausible, notamment sur le plan graphophonologique). Il convient donc d’hésiter avant de laisser les enfants produire de nombreuses erreurs en situation d’écriture.
Il est ainsi clair que la proposition selon laquelle l’apprentissage implicite serait anti-démocratique est mal formulée. Quelle idée cependant une telle proposition tente-t-elle de véhiculer ? Rappelons que l’apprentissage explicite est incontournable car il « booste » l’apprentissage implicite. L’apprentissage explicite s’accompagne d’une augmentation de la fréquence avec laquelle l’enfant manipule de l’écrit et, comme le moteur de l’apprentissage implicite est la fréquence, l’apprentissage explicite en amplifie l’effet, bien que ce soit de manière indirecte. Derrière l’affirmation que l’apprentissage implicite serait anti-démocratique, c’est donc en réalité une éventuelle absence d’apprentissage explicite qui doit être considérée comme anti-démocratique (et non l’apprentissage implicite lui-même).
Mais encore une fois, l’effet d’amplification qui est celui de l’apprentissage explicite est susceptible de fonctionner pour le meilleur et pour le pire. Considérons ainsi le cas d’un enseignant (méthode orthographique) dont les élèves ont rencontré dans divers textes les écritures des mots « lapin » et « sapin ». Il leur fait remarquer que ces deux mots ont quatre lettres en commun ; il fait mettre cette similitude graphique en relation avec la similitude phonologique correspondante : dans les deux mots, on entend « apin » ; il demande aux élèves pourquoi ces deux mots ne se prononcent pas exactement de la même manière. C’est ce genre d’activité que L. Rieben [19] appelle : « ne pas laisser échapper les occasions » lors de situations complexes de lecture - écriture. Cette pratique pédagogique correspond à un enseignement explicite dont l’effet est triple :
  1. Certains enfants sont susceptibles de découvrir le principe alphabétique.
  2. L’apprentissage explicite de l’orthographe de ces deux mots profitera à tous les élèves qui auront suivi ce moment pédagogique.
  3. Même si un enfant n’a pas été attentif à l’ensemble de ce moment pédagogique, pour peu qu’à un moment ou à un autre il ait lu ces deux mots, sa connaissance de leur orthographe s’en trouvera renforcée par apprentissage implicite.
En revanche, un apprentissage explicite comme la pratique des écritures inventées, s’il offre lui aussi la possibilité aux enfants de découvrir le principe alphabétique, n’a pas du tout le même effet sur le versant de l’apprentissage implicite. Dans un premier temps au moins, cette pratique laisse croire aux élèves ou à une partie d’entre eux qu’ils peuvent inventer l’orthographe. Cela aura pour effet de « booster » l’apprentissage implicite d’erreurs parce que les élèves vont en commettre beaucoup (cadeau écrit cado) ! C’est pourquoi, il me semble, il convient d’hésiter avant de laisser croire aux élèves qu’ils peuvent inventer l’orthographe.
L’orthographe lexicale s’apprendrait-elle de façon implicite et l’orthographe grammaticale de façon explicite ?
La réponse à cette question est négative : l’orthographe lexicale comme l’orthographe grammaticale s’apprennent à la fois de façon explicite et de façon implicite.
Concernant l’orthographe lexicale, il faut distinguer le cas des mots morphologiquement complexes (avec préfixe ou suffixe, par exemple), de celui des mots morphologiquement simples. Mais, dans un premier temps, allons à l’essentiel : le seul fait de regrouper dans une même liste l’écriture des mots « lien, bien, rien... » et de lire cette liste, conduit à apprendre de façon explicite l’orthographe de ces mots (cette activité, en effet, explicite une propriété de correspondance entre une similitude graphique et une similitude phonologique, portant ici sur la rime de ces mots monosyllabiques). Mais, dans le même temps, on apprend cette orthographe de façon implicite puisqu’un tel apprentissage implicite est incontournable. Les deux formes d’apprentissage sont présentes à la fois. De même, et toujours concernant l’orthographe lexicale, mettre « femme » dans une liste qui contient : « flamme, rame, dame... », c’est apprendre de manière explicite et implicite cette exception.
Concernant l’orthographe grammaticale, il est clair que l’explicitation d’une règle de grammaire correspond à un apprentissage explicite. Mais, pour que cette règle soit explicitée, il faut que les graphies correspondantes soient présentes et qu’elles soient correctement orthographiées : leur présence et l’attention qui leur est consacrée font qu’il y a nécessairement apprentissage implicite. Là encore, les deux formes d’apprentissage sont présentes à la fois.
La proposition selon laquelle l’orthographe lexicale s’apprendrait de façon implicite et l’orthographe grammaticale de façon explicite est donc, pour le moins, mal formulée. En fait, lorsqu’il s’agit de penser la façon dont les apprentissages explicites et implicites s’articulent pour favoriser le progrès en orthographe, la distinction la plus pertinente n’est pas celle qui distingue l’orthographe lexicale de l’orthographe grammaticale, c’est celle qui distingue la simplicité et la complexité morphologique. En effet, lorsqu’un mot est morphologiquement complexe, son orthographe peut être mise en relation avec celle d’autres mots (feuillage et feuille, chanteur et chant..., mais aussi : chant et chantent, feuille et feuilles...). Cette orthographe peut donc être réfléchie en manipulant les unités de sens que sont les morphèmes. Pour les mots simples, ce n’est pas le cas : les éventuelles analogies orthographiques sont, de ce point de vue, fortuites comme dans le cas de lapin et sapin.
Concernant l’orthographe des mots morphologiquement simples, il est clair que l’apprentissage implicite joue un grand rôle. Je vais essayer de montrer que, concernant l’orthographe des mots morphologiquement complexes, c’est également le cas. Nous allons voir que, pour analyser la façon dont les apprentissages explicites et implicites concourent aux progrès dans l’orthographe des mots morphologiquement complexes, il est nécessaire de distinguer comment les « bons » et les « moins bons » élèves sont susceptibles de progresser. Il est également nécessaire de préciser la façon dont on théorise les liens entre l’apprentissage implicite et l’automatisation (point de vue du cognitivisme classique ou nouvelle théorisation ?). L’analyse ci-dessous est faite dans le cas le plus défavorable pour qui veut plaider la thèse de l’importance de l’apprentissage implicite : celui de l’orthographe grammaticale (chant et chantent). La même analyse pourrait être menée concernant l’orthographe lexicale des mots complexes (feuillage et feuille, chanteur et chant...).
L’erreur orthographique chez le bon et le moins bon élève : le cas de l’orthographe grammaticale
Considérons le cas d’un maître Orth (méthode « orthographique »). D’une manière générale, ce maître favorise le doute orthographique chez ses élèves : avant qu’ils écrivent, il leur rappelle qu’ils doivent se demander s’ils savent écrire le mot correspondant. Mais on ne peut guère espérer qu’un élève de CP maîtrise dès le début de l’année la règle du pluriel en « nt » des verbes à la troisième personne ! Comment éviter ce type d’erreur ? Tôt dans l’année, il attire l’attention de ses élèves sur ce phénomène orthographique. De plus, il essaie d’éviter les situations où les enfants seraient susceptibles de produire cette erreur. Il anticipe, par exemple, son apparition : « Attention, il va falloir que tu écrives Lise et Luc chantent. Je vais t’écrire une phrase qui est presque pareille (il écrit Amélie et ses frères parlent)... Lis cette phrase... Est-ce que tu te rappelles pourquoi j’ai écrit nt ici ? ». En revanche, un autre maître, Phon (méthode « phonémique »), est très content quand ses élèves écrivent « Lise et Luc chante » parce que dans cette production, la correspondance grapho-phonologique est respectée et parce qu’il n’a pas eu besoin d’aider les élèves en question. Il se contente de rajouter « nt » à la production des élèves en justifiant ou non cet ajout. En fait, pour lui, l’usage de la règle du pluriel en « nt » des verbes du premier groupe relève plutôt du programme du CE1. Et, dans un premier temps, il lui importe peu de ne pas mettre en œuvre une éducation au doute orthographique : de son point de vue, c’est dans un deuxième temps seulement qu’il conviendra de s’en préoccuper.
Soyons clairs : un conseiller pédagogique ou un IEN qui observeraient aujourd’hui ces deux scènes, valoriseraient très probablement le choix du maître Phon. Celui-ci leur apparaîtrait moins interventionniste. Très souvent, il leur semblerait qu’il « mâche » moins le travail des élèves que l’autre maître, qu’il respecte mieux leur rythme d’apprentissage, etc. Qu’en penser lorsqu’on adopte le point de vue de la psychologie cognitive : est-on certain que ce soit le maître Phon qui aide le mieux ses élèves à progresser vers l’automatisation du traitement de l’écrit ? Pour répondre à cette question, je raisonnerai successivement dans les deux cadres théoriques possibles : celui de la psychologie cognitive classique et celui de la nouvelle théorisation de l’automatisation.
  • Lorsqu’on pense l’automatisation du point de vue de la psychologie cognitive classique, le choix pédagogique du maître Phon (laisser les élèves produire beaucoup d’erreurs au CP) n’a que peu de conséquences néfastes. En effet, dans ce cadre théorique, l’automatisation va dépendre seulement de sa capacité à faire comprendre la règle au CE1 et à la faire utiliser fréquemment par ses élèves (y compris grâce à des exercices ad hoc) pour qu’ils « rodent » l’usage de cette règle. Et, selon ce point de vue, ce « rodage » suffit pour qu’à terme, l’utilisation de la règle n’ait plus de « coût cognitif ». En raisonnant toujours dans ce cadre théorique, comment analyser le cas des élèves qui sont dans la classe du maître Phon et qui sont plutôt en difficulté ? Il est vraisemblable qu’ils continueront plus longtemps que les autres, à faire des erreurs (chez eux, le « rodage » de la règle prend plus de temps). Cependant, s’ils bénéficient des aides pédagogiques appropriées (aide à la compréhension de la règle, aide au contrôle de leur comportement...) et à force d’exercice de la règle, chez ces élèves aussi l’automatisation s’observera plus ou moins tardivement. Le maître Phon pense donc que, parmi ses élèves, ceux qui n’automatisent pas sont seulement victimes d’un retard dans l’automatisation. On sait qu’un tel jugement est optimiste parce que, malheureusement, certains élèves n’automatisent jamais.
  • Avec la nouvelle façon de théoriser l’automatisation, cependant, le choix pédagogique du maître Phon, s’analyse très différemment et a des conséquences plus néfastes. Dans le nouveau cadre théorique, c’est l’apprentissage implicite, « boosté » par l’apprentissage explicite, qui explique l’automatisation. Or le moteur de l’apprentissage implicite est de nature fréquentielle. Aussi, les graphies erronées que les élèves ont accumulées au CP et au début du CE1, vont-elles, après enseignement de la règle, entrer dans une sorte de bilan comptable où elles vont concurrencer les graphies correctes. Tant que le bilan ne sera pas franchement en faveur des graphies correctes, il n’y aura pas d’automatisation. Concernant les « bons élèves », ceux qui exercent un haut niveau de contrôle de leur travail, le stock d’erreurs passées n’est pas trop gênant parce que l’exercice répété de la règle les conduit de façon constante au bon résultat et le bilan comptable a rapidement les caractéristiques permettant l’automatisation. La situation est très différente concernant les élèves qui ont du mal à maintenir un tel niveau de contrôle. Alors qu’on les a, dans un premier temps, incités à produire des écritures qui sont seulement plausibles du point de vue grapho - phonologique, ils comprennent mal ensuite que ce rapport à l’écriture se trouve condamné (la loi orthographique risque de leur apparaître comme une rigidité des adultes). Ils n’arrivent pas à acquérir le doute orthographique. Ceux-là continueront à produire des graphies erronées longtemps après l’apprentissage de la règle. Ces graphies erronées viendront s’ajouter au stock de celles qui ont été accumulées avant l’apprentissage de la règle. Et chaque erreur en production pèsera d’un poids important dans le bilan final. Une conséquence possible est qu’ils n’accèdent jamais à l’automatisation. C’est malheureusement ce qu’on observe souvent.
    En résumé, selon l’ancienne théorisation, l’automatisation dépend essentiellement de l’exercice de la règle à apprendre et le pédagogue peut toujours se dire de manière optimiste : « Des erreurs passées, faisons table rase... »
    En revanche, selon la nouvelle théorisation, l’automatisation dépend de manière essentielle de l’expérience passée. L’enseignant est face à une réalité moins rose parce qu’il est contraint de se dire : « Les erreurs passées, quel boulet ! Surtout avec les élèves en difficulté ! » [20]
    Les données expérimentales plaident largement en faveur de la nouvelle théorisation (Miche Fayol a largement contribué à étayer ce point de vue en montrant que l’orthographe grammaticale est très sensible à des effets de fréquence chez l’expert lorsque celui-ci fonctionne en « pilotage automatique »). Lorsqu’on va dans les classes, il me semble également que ce qu’on y observe appuie cette nouvelle théorisation (le passé pédagogique semble bien peser de cette manière sur le présent !). On peut vouloir à tout prix conserver l’ancienne théorisation pour son côté optimiste. Il est toujours plus efficace de ne pas détourner la tête des difficultés.
Retour sur la question des méthodes : quid des comparaisons menées dans les pays de langue anglaise ?
Dans le débat sur les méthodes de lecture, un des principaux arguments de ceux qui veulent imposer l’enseignement du B - A, BA dès le début de l’année de CP, consiste à rappeler les résultats des études comparatives qui ont été menées dans les pays de langue anglaise. Ces études, considérées dans leur ensemble, prouvent la supériorité des méthodes phonémiques sur les méthodes qualifiées de « whole - word methods » (cette locution est souvent traduite en français par « méthodes globales » et c’est la source de nombreux malentendus). Ces recherches prouveraient-elles que, de manière générale, les méthodes phonémiques qui y sont étudiées sont préférables à la méthode naturelle orthographique de D. De Keyzer ? Prouveraient-elles seulement qu’une seule de ces méthodes phonémiques lui est préférable ? Non, parce que les « whole - word methods » qui servent à la comparaison n’ont rien à voir avec la méthode naturelle orthographique de D. De Keyzer. Rappelons que celle-ci se fonde dans l’utilisation d’analogies orthographiques (les élèves découvrent par exemple le début de la lecture de « matin » parce que ça commence comme « maman », mot qu’ils savent écrire). Pour être possible, pour être seulement envisageable, une telle méthode pédagogique nécessite l’usage d’une langue ayant la propriété suivante : les similitudes graphiques doivent s’y traduire presque toujours par des similitudes phonologiques (en français, c’est le cas dans 82 % des similitudes graphiques). Or c’est loin d’être le cas en anglais ! Comment déduire le début de la lecture de « motor » de la similitude graphique avec « move » ou « more » ? Comment déduire la lecture du début de « care » de la similitude graphique avec « call », « canal » ou « cane » ?
Ainsi, les études comparatives qui sont menées dans les pays de langue anglaise, excluent nécessairement de leur champ d’investigation des méthodes qui, comme la méthode naturelle orthographique, sont des créations culturelles originales des pays de langue française. C’est une erreur politique grave de vouloir légiférer concernant les méthodes de lecture dans la communauté linguistique française en s’appuyant sur le résultat de recherches qui ont exclu des méthodes que beaucoup de pédagogues considèrent comme le fleuron de notre culture pédagogique (rappelons que Freinet est à l’origine de la méthode naturelle orthographique).
De plus, comme nous allons le voir, les méthodes naturelles (qu’elles soient orthographiques ou non) ne peuvent pas être qualifiées de « globales » (quand ce mot désigne une « whole - word method ») parce qu’il s’agit de méthodes de lecture - écriture.
La comparaison des méthodes : ne parlons pas de lecture sans parler d’écriture
Il est impossible de comparer des méthodes de lecture sans, dans le même temps, analyser la façon dont elles envisagent la production d’écrit. En effet, pour écrire un mot, on ne peut pas se contenter d’en reproduire la silhouette, il faut l’analyser lettre par lettre. Il suffit donc que, dans le cadre d’une méthode, les élèves soient incités à produire beaucoup d’écrit pour que celle-ci soit d’emblée analytique et qu’elle favorise la découverte du principe alphabétique. On ne peut plus parler de « méthode globale ».
En adoptant le point de vue partiel consistant à comparer les méthodes dans les seules activités de lecture, on risque d’appeler « appariement de silhouettes » ce qui est en réalité une analogie orthographique et d’accuser de ne pas favoriser la découverte du principe alphabétique, des maîtres qui ont l’ambition de favoriser cette découverte sans que cela se fasse au détriment de l’appropriation de l’orthographe.
Rappelons que certaines comparaisons de méthodes menées dans des pays de langue française (par exemple : Content et Leybaert, 1992 et Le Bastard & Suchaut, 2000) [21] concluent à la supériorité des méthodes qui ne débutent pas par un enseignement direct du B - A, BA. Dans l’étude de 2000, la méthode qui conduit aux meilleurs résultats s’inspire des travaux de Jacques Fijalkow et il s’agit donc d’une méthode où les élèves produisent de nombreux écrits. Bien que cela ne soit pas précisé, parions que c’est aussi le cas dans l’étude de 1992. Cette étude, menée par Content et Leybaert en Belgique, est d’autant plus intéressante que ses auteurs sont des collègues psychologues a priori très favorables à un enseignement direct du B - A, BA.
Proposant une épreuve de compréhension de phrases en situation de lecture (ce que l’on peut considérer comme un test de « lecture courante »), ces chercheurs observent un avantage initial des élèves ayant suivi une méthode phonémique mais ensuite, au cours de la scolarité, ces résultats s’inversent et les élèves qui ont suivi la méthode qu’ils qualifient de « globale » deviennent les meilleurs lecteurs. De plus, la supériorité des élèves qui ont appris avec la méthode dite « globale » s’accroît les années suivantes ! Content et Leybaert sont étonnés parce que lors de leur première investigation (en CE1), les élèves ayant suivi la méthode qu’ils qualifient de « globale » utilisent des relations grapho-phonologiques pour lire des mots ou des pseudo - mots. Cela leur apparaît paradoxal. Comme le note Roland Goigoux [22], nos collègues ignorent probablement que les méthodes de ce genre incluent également une étude des relations graphophonologiques, fondée sur l’utilisation d’analogies orthographiques. Mais comment expliquer que la supériorité de la méthode dite « globale » augmente au cours de la scolarité ?
L’analyse présentée dans ce texte fournit une explication plausible : dans le cas où ce genre de méthode privilégie d’emblée la production d’un écrit correctement orthographié, elle développe d’emblée le doute orthographique, les enfants sont d’emblée attentifs à produire la bonne orthographe et ils entrent dans un « cercle vertueux » où la production d’un écrit bien orthographié favorise aussi un accès plus précoce à une lecture orthographique (automatisée), par apprentissage implicite. Remarquons que cette analyse est cohérente avec l’ensemble des données recueillies dans cette recherche, dont le compte - rendu le plus complet se trouve dans la version anglaise [23]. Ainsi :
  1. Très vite au cours de la scolarité, les élèves ayant suivi une méthode dite « globale » ont effectivement de meilleures performances orthographiques en production d’écrit.
  2. D’autres épreuves de lecture dont l’interprétation des résultats est plus technique [24], confortent l’hypothèse selon laquelle la méthode dite « globale », sur le long terme, favorise mieux que la méthode phonémique, l’accès à une lecture orthographique.
Par le passé, les succès de la méthode naturelle ont souvent été expliqués du fait qu’elle développe la motivation de lire et d’écrire. On voit que les recherches récentes en psychologie cognitive permettent d’avancer de nouvelles explications des succès observés dans le cas où cette méthode naturelle est aussi orthographique.
Une classification des méthodes de lecture - écriture
Nous avons vu que Content et Leybaert donnent peu de précisions concernant la méthode qu’ils étudient et qu’ils qualifient de « globale » (indûment de mon point de vue). Ils ne donnent guère de précision non plus concernant la méthode phonémique dont ils étudient les effets. On ne sait pas si c’est une des méthodes que les partisans du retour à la tradition qualifient de « syllabiques pures ». Là encore, il conviendrait mieux de qualifier les méthodes de ce type de « synthétiques pures » parce qu’elles visent à favoriser l’entrée dans la lecture en faisant sonner séparément les lettres [25]. Parions que ce n’est pas une méthode de cette sorte que Content et Leybaert ont étudiée parce que jusqu’à très récemment, son usage avait pratiquement disparu.
En fait, lorsqu’on compare les méthodes en adoptant le point de vue qui est celui de ce texte, elles apparaissent extrêmement diverses. La classification avancée au début de ce texte où l’on a différencié les méthodes « orthographiques » et les méthodes « phonémiques » est trop grossière et une analyse a priori permet de distinguer plus finement :
  • Les méthodes qui seraient « orthographiques » à la fois sur le versant de la lecture et sur celui de la production d’écrit, comme c’est le cas de la méthode naturelle orthographique de D. De Keyzer.
  • Des méthodes qui seraient « mixtes » [26] sur le versant de la lecture et orthographiques sur celui de l’écrit (où l’on s’interdirait la pratique des « écritures inventées »). Une méthode « mixte » sur le versant de la lecture est par exemple une méthode où le maître enseigne le B - A, BA mais où il ne se contente pas de cet enseignement. Il fait aussi prendre conscience aux enfants qu’en utilisant la structure morphémique de la langue on accède facilement à la lecture de « redire », de « refaire »... à partir de celle de « dire » et « faire », sans avoir besoin de « faire sonner les lettres isolément ».
  • Des méthodes qui seraient phonémiques (ou « mixtes ») sur le versant de la lecture et « mixtes » sur celui de la production de l’écrit. Par exemple : l’enseignant utilise les écritures inventées, mais il fait suivre immédiatement cette pratique d’un débat au sein du groupe d’enfants sur ce que serait la bonne orthographe (c’est ce que recommande J. David). Nous avons vu que lorsqu’on se situe dans le cadre théorique du cognitivisme classique, il est raisonnable d’espérer que ce choix est sans conséquences funestes mais que la nouvelle théorisation de l’automatisation incite à penser le contraire.
  • Des méthodes qui seraient phonémiques sur le versant de la production d’écrit comme sur celui de la lecture. L’enseignant utilise par exemple les écritures inventées et il ne fait que corriger subrepticement les erreurs orthographiques, considérant que l’accès à une orthographe correcte un objectif ultérieur : il félicite l’élève dès que l’écrit est plausible du point de vue grapho - phonologique.
    Une grande variété de méthodes est donc envisageable mais, dans cet ensemble de méthodes possibles, il en est une qu’il faut situer en opposition complète avec la méthode naturelle orthographique : c’est la méthode synthétique stricte, celle qui est censée permettre « aux enfants de faire méthodiquement le rapport entre la forme écrite d’une lettre et le son qu’elle donne » (Gilles de Robien, 2006) et dont le parangon est la fameuse méthode Boscher. Sur le versant de la production d’écrit, à travers une activité comme la dictée de syllabes, on illusionne l’enfant sur l’orthographe du français : que faut-il écrire quand on entend le son [so] : so, sot, seau, sceau ou saut ? Et sur le versant de la lecture, l’enfant est longtemps confronté à un écrit simplifié à l’extrême du point de vue orthographique : « la pipe de papa ». Ce mode de traitement pédagogique de l’orthographe ne peut avoir que des conséquences catastrophiques pour les enfants les plus en difficulté (rappelons que lorsque la méthode Boscher était à son apogée, vers 1960, près de 30 % des enfants redoublaient le CP !). Avec cette méthode, les enfants qui découvrent tardivement le principe alphabétique (fin de CP, début de CE1), le découvrent alors qu’ils ont fréquenté sur une longue durée un écrit aux marques orthographiques réifiées. Lorsqu’ils commencent enfin à lire et écrire de « vrais mots » dans de « vraies phrases », ils ont une orthographe déplorable en situation de production et ils « butent » en situation de lecture sur tous les mots qui ne s’écrivent pas comme ils se prononcent. A ce moment, seule une rééducation orthographique peut laisser espérer qu’ils accèdent un jour à une lecture courante.
    Lorsqu’on analyse les méthodes du point de vue adopté dans ce texte, la méthode naturelle orthographique et la méthode synthétique stricte apparaissent ainsi comme des extrêmes. Mais en l’occurrence, les extrêmes ne se valent pas ! Certes, on peut reprocher à la méthode naturelle orthographique de devoir être confiée à un praticien expert, un praticien qui « ne laisse pas échapper les occasions » de favoriser la découverte du principe alphabétique [27]. Mais quand c’est le cas, on peut considérer que c’est une des meilleures méthodes imaginables. En revanche, la méthode synthétique stricte, même confiée à un praticien expert (mais quel expert en voudrait ? [28]), n’en conduirait pas moins à ses conséquences funestes en termes d’échec scolaire.
La méthode naturelle orthographique est-elle à l’origine d’une « épidémie de dyslexie » ?
Cette méthode est tellement peu utilisée que la réponse négative s’impose évidemment d’elle-même. Mais modifions la question : les recherches récentes confirment-elles que ce genre de méthode aurait le défaut rédhibitoire de produire des enfants « dyslexiques » ? Certaines recherches incitent à penser exactement le contraire ! Considérons par exemple un article récent et facilement accessible au public, intitulé : « Dyslexie : vers une nouvelle rééducation ? » [29]. Il rapporte un ensemble de travaux d’un intérêt majeur. On sait que les « vrais dyslexiques » ont des difficultés pérennes avec ce qu’on appelle la conscience phonologique ou, plus précisément, avec la conscience phonologique des consonnes. Les auteurs de l’article étudient de « vrais dyslexiques » qui, bien qu’ils aient cette déficience, ont réussi à s’engager dans des études supérieures. Une de leurs recherches prouve que ces étudiants dyslexiques utilisent plus que des lecteurs normaux des procédures orthographiques qui se fondent dans la structure morphémique de notre langue. Pour lire « bijoutier », par exemple, ces étudiants dyslexiques tirent mieux parti du fait que ce mot contient la racine « bijou » que les autres étudiants.
Les auteurs concluent : « Ces données nous ont conduits à penser que le développement de cette procédure de lecture pourrait constituer une voie prometteuse en matière de rééducation des troubles dyslexiques ». Aussi mettent-ils au point une « nouvelle sorte de rééducation » avec des collégiens dyslexiques (donc des sujets plus jeunes) : ils leur apprennent à reconnaître « relire », par exemple, en extrayant le préfixe « re » et la racine « lire ». Et ça marche : les collégiens dyslexiques qui bénéficient de cet entraînement à l’identification de morphèmes pour accéder à une lecture orthographique, progressent plus qu’un groupe contrôle de collégiens, eux aussi dyslexiques, qui avaient bénéficié d’un autre type de soutien scolaire.
De mon point de vue, le raisonnement doit être prolongé : ces données ne doivent-elles pas nous conduire à penser que l’usage dès le début de l’apprentissage (avec des sujets encore plus jeunes, donc !) d’une procédure de lecture cohérente avec celle des « dyslexiques compensés » pourrait constituer une voie prometteuse en matière d’éducation de tous les enfants et surtout de ceux qui sont « de la graine de dyslexique » ? Lorsqu’au CP l’accent est mis sur l’apprentissage du B - A, BA dès le début septembre (méthode synthétique stricte), ces enfants à risque de dyslexie se trouvent en grande difficulté et pour que leur déficience ne se transforme pas en handicap, ils doivent, sans aucune aide, fonctionner à rebours de ce qu’on leur enseigne à l’école en utilisant les analogies orthographiques correspondant aux morphèmes de la langue, plutôt qu’en essayant de faire sonner des lettres qu’ils échouent à faire sonner. N’est-ce pas raisonnable de faire l’hypothèse que la méthode synthétique stricte a pour effet d’enfermer un grand nombre d’enfants « graines de dyslexiques » dans leur déficience alors qu’une méthode orthographique serait susceptible de les aider ? [30].
Si l’analyse menée dans ce texte a quelque pertinence, il est peu douteux qu’un retour à la tradition d’une méthode synthétique stricte, tel qu’il est préconisé par le ministre de l’éducation nationale en poste en ce début 2006, aurait une conséquence doublement négative : 1°) Les élèves les plus fragiles accèderaient plus difficilement encore à une lecture courante. 2°) Non seulement on n’assisterait pas une diminution du nombre de « vrais dyslexiques », mais on peut même faire l’hypothèse que ce nombre serait en augmentation. L’effet d’un tel retour à la tradition serait ainsi à l’opposé de ce que ses promoteurs affirment [31].
Rémi Brissiaud, MC de Psychologie Cognitive à l’IUFM de Versailles UA 4004 Laboratoire « Cognition & Usage ».

[1Guide du jeune professeur 2005/2006. Le Monde de l’Education / Hors série
[2Voir par exemple : David J. (2003) Linguistique génétique et acquisition de l’écriture in Faits de Langues 22, 37-46.
[3Danielle De Keyzer a été responsable du secteur « lecture » au sein du mouvement Freinet. Elle a diffusé auprès de ses collègues une version de la méthode naturelle qui favorise d’emblée une production d’écrits sans erreur orthographique. C’est dans le contexte d’une formation d’adultes illettrés qu’elle a menée pendant 15 ans (après sa retraite de l’éducation nationale), qu’elle décrit le plus précisément cette méthode d’enseignement de la lecture - écriture : De Keyzer D. (1999) Apprendre à lire et à écrire à l’age adulte. Paris : Retz
Le CRDP de Versailles diffuse une cassette vidéo intitulée : Apprendre à lire naturellement enregistrée dans sa classe de CP durant sa dernière année d’activité.
[4Daumas, Micheline et Bordet Françoise, 1990, L’apprentissage de l’écrit au cycle 2 : écrire pour lire, Nathan, Paris.
[6Ouzoulias A., Fischer J. P. & Brissiaud R. (2000), Comparaison de deux scénarios d’appropriation du lexique écrit. Enfance, 4, 393-416.
[7Observatoire National de la Lecture, Apprendre à lire, Centre National de Documentation Pédagogique - Odile Jacob, 1998.
[8Voir par exemple : Alves Martins & Silva, 2001 ; Brissiaud, 2001 ; Ouzoulias, 2001) ; Ces trois textes figurent dans un ouvrage coordonné par G. Chauveau : Comprendre l’enfant apprenti lecteur, Retz, 2001. Sa publication visait à débattre des thèses défendues dans l’ouvrage de l’ONL.
Alves Martins Margarida & Silva Cristina : « Le rôle de la conscience phonologique dans l’apprentissage de la lecture : apports et limites », pp 89 -100.
Brissiaud Rémi : « La capacité à faire « parler » le contexte : quelle contribution à la réussite ? », pp. 46 -71.
Ouzoulias André : « L’émergence de la conscience phonèmique : apprentissage sensoriel ou développement conceptuel ? », pp. 101-127.
[9Rieben L. (2003) Document envoyé au PIREF en vue de la conférence de consensus sur l’enseignement de la lecture à l’école primaire les 4 et 5 décembre 2003.
[10Il faut distinguer l’usage pédagogique des « écritures inventées » de leurs usages comme outil de recherche ou comme outil d’évaluation qui, eux, font l’unanimité.
[11Rieben L. (2003) Ecritures inventées et apprentissage de la lecture et de l’orthographe in Faits de Langues 22, 37-46.
[12 La phrase entre guillemets est le titre du chapitre 11 rédigé par Linnea Ehri de l’ouvrage Des orthographes et leur acquisition sous la direction de Laurence Rieben , Michel Fayol et Charles Perfetti, Genève : Delachaux et Niestlé, 1997.
[13Ouzoulias A. (2004), Favoriser la réussite en lecture : les MACLE , Paris : Retz
[14Face à un mot connu, la lecture orthographique correspond à ce qu’on appelle souvent l’usage de la « voie directe » (ou à la lecture par « adressage ») qui repose sur la connaissance de l’orthographe du mot et qui permet au lecteur d’accéder d’emblée à toutes les informations associées à l’orthographe (signification, phonologie, caractéristiques syntaxiques).
[15Ouzoulias A., Fischer J. P. & Brissiaud R. (2000), Ibid.
[16An analysis of the component spelling and reading skills of good readers-good spellers, good readers-poor spelllers, and poor readers-poor spellers, in T. Carr & B. Levy (Eds.), Reading and its development (pp. 161-206). San Diego, CA : Academic Press.
[17Eme E. & Golder C. (2005), Word - reading and word - spelling styles of French beginners : Do all children learn to read and spell in the same way ?
[18Le mot « rodage » est une métaphore qui renvoie au domaine de la mécanique (il y a plusieurs années, on « rodait » le moteur d’une voiture neuve) ; dans les modèles informatiques qui essaient de modéliser le phénomène de l’automatisation dans le cadre cognitiviste classique (celui d’Anderson, par exemple), la procédure informatique utilisée est une « compilation ».
[19Rieben L. (2003) Ibid.
[20C’est principalement en lecture que ce défaut d’automatisation est très pénalisant pour ces élèves. Ils auront tendance, par exemple, à lire de la même manière les deux occurrences de la graphie « content » dans le texte suivant : « Julien, content, rejoint sa collègue Amélie dans la bibliothèque. Ensemble, Amélie et Julien content alors une histoire à leurs élèves... ». Le caractère pénible de toute lecture ne les incitera guère à lire et le manque de pratique s’ajoutant à la production d’erreurs...
[21Content, A. et Leybaert J. (1992), L’acquisition de la lecture : influence des méthodes d’apprentissage, in P. Lecocq (Ed.), La lecture. Processus, apprentissage, troubles (pp. 181-211). Lille : Presses Universitaires de Lille.
Le Bastard S. & Suchaut B. (2000), Lecture-écriture au cycle II. Evaluation d’une démarche innovante, Les Notes de l’irédu, n° 1.
[22Goigoux R. (décembre 2005) Tribune libre sur le site Education et Devenir
[ Consulter le site ]
[23Leybaert, J. et Content, A. (1995), Reading and spelling acquisition in two different teaching methods : a test of the independence hypothesis, Reading and writing, 7, 65-88.
[24Par exemple : comparaison des performances en lecture de mots et de pseudo - mots, comparaison en lecture de pseudo - mots homophones de mots et de pseudo - mots qui ne le sont pas, etc.
[25En fait, aucune méthode ne mérite mieux le qualificatif de « syllabique » que la méthode naturelle orthographique. Rappelons en effet que lorsqu’un lecteur expert rencontre des syllabogrammes fréquents, il ne repasse pas par la fusion des phonèmes mais il reconnaît directement ces blocs syllabiques. Ceux-ci peuvent être considérés comme les supports d’analogies particulières. La méthode naturelle orthographique, parce qu’elle favorise d’emblée l’usage de cette sorte d’analogie, mérite mieux ce qualificatif qu’une méthode qui commence par faire sonner les lettres isolément !
[26Le mot « mixte » n’est évidemment pas utilisé ici dans son sens traditionnel.
[27La méthode de Micheline Daumas, proche de celle de Danielle De Keyzer, est d’une mise en œuvre pédagogique plus facile. Par ailleurs, le reproche de « devoir être confiée à un praticien expert » doit-il être adressé à la méthode ou aux institutions de formation initiale et continue ?
[28En fait, la mise en œuvre d’une telle méthode demande très peu d’expertise et, donc, de formation. Ne serait-ce pas l’une des raisons qui incitent certains à la promouvoir ?
[29Colé P., Casalis S., Leuwers C. & Sprenger - Charolles (2005), Dyslexie : vers une nouvelle rééducation ?, Cerveau & Psycho, 12, 78-82.
[30Le plus étonnant est que le dernier des auteurs de l’étude précédente fait partie des principales cautions scientifiques des promoteurs du retour à la tradition du B - A, BA !
[31Avant d’achever ce texte, il convient d’insister encore une fois : la pratique d’une méthode naturelle et orthographique telle que l’a élaborée une praticienne experte comme Danielle De Keyzer, n’est d’aucune manière incompatible avec l’ « état de la science » en psychologie cognitive. En 1998, avec la parution de l’ouvrage de l’ONL, cette pédagogue et tous les enseignants qui s’inspirent de ce type de pratique pédagogique se sont trouvés condamnés par certains discours s’affichant comme « scientifiques » : comme ils ne commençaient pas l’apprentissage de la lecture au début du CP par un enseignement du « B - A, BA », ils étaient considérés comme ne prenant pas en compte « les avancées récentes des sciences cognitives ». Ces pédagogues avaient ensuite été partiellement rassurés car les programmes de 2002 ont été préservés d’un tel dogmatisme. Depuis, c’est en s’appuyant sur une présentation caricaturale de leurs pratiques, que la campagne en faveur du retour à la tradition, s’est développée. Cette campagne a malheureusement trouvé caution chez certains scientifiques.
De façon générale, les scientifiques qui ne connaissent que d’assez loin la réalité de la pratique de la classe devraient exposer avec prudence leurs opinions sur ce qu’il convient de faire ou ne pas faire en classe. En effet, leurs discours peuvent très vite s’avérer extrêmement blessants. Les pédagogues français qui s’inspirent des travaux du mouvement Freinet sont parmi les professionnels de l’éducation les plus impliqués dans leur métier et les discours approximatifs qui se parent de l’autorité de la science, peuvent être pour eux (et pour tous ceux qui s’inspirent de leurs travaux), à l’origine de grandes colères mais aussi de profonds découragements. Ces scientifiques devraient regarder le film vidéo rapportant une année d’apprentissage de l’écrit dans la classe de Danielle De Keyzer et répondre ensuite en leur âme et conscience : Est-ce cette professionnelle qui doit changer sa pratique ? Ou est-ce ma théorie qu’il convient d’affiner ?


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