6 novembre 2012

La crise de l'éducation (Hannah Arendt, 1961)





LA CRISE DE L'ÉDUCATION
Traduction de Chantal Vezin. 


I
La crise générale qui s'est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l'activité humaine se manifeste différemment sui­vant les pays, touchant des domaines différents et revêtant des formes différentes. En Amérique, un de ses aspects les plus caractéristiques et les plus révéla­teurs est la crise périodique de l'éducation qui, au moins pendant ces dix dernières années, est devenue un problème politique de première grandeur dont les journaux parlent presque chaque jour. Certes, il rie faut pas beaucoup d'imagination pour déceler les dangers d'une baisse constante des niveaux perceptible à travers tout le système scolaire. Les innombrables et vains efforts des autorités responsables pour endiguer le mouvement soulignent bien la gravité du problème. Cependant, si l'on compare cette crise de l'éducation aux événements politiques des autres pays au xxe siècle, à la tourmente révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale, aux camps de concentration et d'extermination, ou même au profond malaise qui, sotie des apparences de prospérité, s'est répandu dans toute l'Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est quelque peu difficile d'accorder à une crise de l'éducation toute l'attention qu'elle mérite. En effet, on est tenté de la considérer comme un phénomène local, sans rapport avec les problèmes plus considéra­bles du siècle et dont il faut attribuer la responsabilité à certaines particularités de la vie aux États-Unis, dont on ne saurait trouver d'équivalent dans d'autres parties du monde.
Mais s'il en était bien ainsi, la crise de notre système scolaire ne serait pas devenue une question politique et n'aurait pas pris de court les autorités responsables de l'éducation. C'est que le problème, ici, ne se limite sûrement pas à l'épineuse question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire. De plus, on est toujours tenté de croire qu'il s'agit de problèmes spécifiques, bien délimités par l'histoire et les frontières nationales et qui n'importent qu'à ceux qui sont directement touchés. C'est précisément cette attitude qui s'est cons­tamment révélée fausse de nos jours. On peut, en effet, poser comme règle générale de notre époque que tout ce qui peut arriver dans un pays, peut aussi, dans un avenir prévisible, arriver dans presque tous les autres pays.
En dehors de ces raisons d'ordre général qui semble­raient conseiller à l'homme de la rue de s'intéresser aux problèmes qui se posent dans des domaines dont, du point de vue du spécialiste, il ignore tout (et ceci est bien sûr mon cas quand je parle de la crise de l'éducation, puisque je ne suis pas éducatrice de profession), s'ajoute une autre raison beaucoup plus péremptoire pour obliger l'homme de la rue à s'intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c'est l'occasion, fournie par le fait même de la crise — qui fait tomber les masques et efface les préjugés — d'explorer et de s'interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l'essence du problème, et l'essence de l'éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu'elles étaient à l'origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c'est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aigus mais encore elle nous fait passer à côté de cette expé­rience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu'elle fournit.
Si clairement que se présente un problème d'ordre général en période de crise, il reste néanmoins toujours impossible d'isoler complètement l'élément universel des circonstances concrètes et particulières dans lesquelles il se manifeste. Quoique la crise de l'éducation puisse affecter le monde entier, il est caractéristique que ce soit en Amérique qu'elle revête sa forme la plus extrême. C'est peut-être parce que ce n'est qu'en Amé­rique qu'une crise de l'éducation pouvait vraiment devenir un facteur politique. C'est un fait que, en Amé­rique, l'éducation joue un rôle différent, et politique­ment incomparablement plus important, que celui qu'elle joue dans d'autres pays. Cela s'explique techni­quement par le fait que l'Amérique a toujours été un pays d'immigration ; il est clair que c'est seulement par la scolarisation, l'éducation et l'américanisation des enfants d'immigrants que l'on peut tenir cette gageure de fondre les groupes ethniques les plus divers en un seul peuple ; gageure jamais tout à fait réussie, mais réussissant toujours au-delà de toute attente. Pour la plupart des enfants d'immigrants, l'anglais n'est pas la langue maternelle et doit donc être appris en classe ; par suite, il est évident que les écoles ont à jouer un rôle qui, dans toute autre nation, serait naturellement assuré par les parents.


Cependant, la place que tient l'immigration incessante dans. la conscience politique et l'esprit du pays est plus décisive pour notre propos. L'Amérique n'est pas seule­ment une terre de colonisation en quête d'immigrants nécessaires à son peuplement, mais qui n'entreraient pas en ligne de compte dans sa structure politique. Pour l'Amérique, la devise inscrite sur chaque dollar Novus Ordo Saeclorum — Un Nouvel Ordre du Monde — a toujours été le facteur déterminant, et les immi­grants, les nouveaux venus, constituent pour le pays la garantie qu'il représente bien ce nouvel ordre. Le but de ce nouvel ordre, de cette création d'un monde  nouveau opposé à l'ancien a été et est toujours de supprimer la pauvreté et l'oppression. Mais en même temps, et c'est ce qui fait sa grandeur, ce nouvel ordre, depuis le début, ne s'est pas coupé du monde extérieur pour le confronter à un modèle idéal — comme cela a été la coutume partout ailleurs dans la fondation d'uto­pies. Il n'a pas non plus cherché à faire valoir des prétentions impérialistes ou à être prêché aux autres comme un évangile. Bien plutôt, le rapport de cette république au monde extérieur a été caractérisé dès le départ par le fait qu'elle se donnait pour but d'abolir la pauvreté et l'esclavage et qu'elle a accueilli tous les pauvres et les opprimés de la terre. Comme le disait John Adams dès 1765, c'est-à-dire avant la Déclaration d'Indépendance : « Je considère toujours l'établissement de l'Amérique comme le début d'un grand dessein de la Providence en vue de l'illumination et de l'émancipation de tous les opprimés de la terre. » Telle est l'intention fondamentale ou la loi fondamentale conformément à laquelle l'Amérique commença son existence historique et politique.
Cet extraordinaire enthousiasme pour tout ce qui est nouveau, que révèlent presque tous les aspects de la vie quotidienne en Amérique et qui va de pair avec cette confiance en une « perfectibilité indéfinie ». qui, notait. Tocqueville, constitue le credo de l'homme ordinaire et « sans instruction » et qui, en tant que tel, précède de presque cent ans la même évolution dans d'autres pays occidentaux, serait probablement advenu dans tous les cas si l'on avait accordé une plus grande attention et une plus grande signification aux nouveaux venus par la naissance : les enfants, que les Grecs appelaient tout simplement oi neoi, — les nouveaux — à partir du moment où ils quittaient l'enfance pour, adolescents, entrer dans la communauté des adultes. Vient s'ajouter à cela, cependant, le fait que ce pathos de la nouveauté n'est devenu un concept et une notion politique qu'au XVIIIe siècle, quoiqu'on le retrouve bien avant cette époque ; et ce fait a pris une importance décisive en matière d'éducation. C'est à partir de là que s'est développé un idéal d'éducation teinté de rousseauisme, et de fait directement influencé par Rousseau, chez qui l'éducation devint un moyen politique et la politique elle-même une forme d'éducation.
Le rôle, que de l'antiquité à nos jours, toutes les utopies politiques prêtent à l'éducation, montre bien combien il paraît naturel de vouloir fonder un nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature. Pour ce qui est de la politique, il y a là, bien sûr, une profonde erreur de conception : au lieu de se joindre à ses semblables en s'efforçant d'agir par persuasion et en courant le risque d'échouer, on inter­vient d'une façon dictatoriale, qui se fonde sur la supé­riorité absolue de l'adulte, et on essaie de mettre en place le nouveau comme un fait accompli, c'est-à-dire comme s'il existait déjà. C'est pour cela qu'en Europe ce sont surtout les mouvements révolutionnaires à tendance tyrannique, qui croient que pour mettre en place de nouvelles conditions il faut commencer par les enfants, et ce sont ces mêmes mouvements qui, lorsqu'ils accédaient au pouvoir, arrachaient les enfants à leur famille et se bornaient à les endoctriner. L'éducation ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c'est toujours à ceux qui sont déjà éduqués que l'on a affaire. Quiconque se propose d'éduquer les adultes se propose en fait de jouer les tuteurs et de les détourner de toute activité politique. Puisqu'on ne peut éduquer les adultes, le mot « éducation » a une fâcheuse réso­nance en politique ; on prétend éduquer alors qu'en fait on ne veut que contraindre sans employer la force. Celui qui veut vraiment créer un nouvel ordre politique par le moyen de l'éducation, c'est-à-dire en ne faisant appel ni à la force ni à la contrainte, ni à la persuasion, celui-là doit se rallier à la terrible conclusion platonicienne : bannir tous les vieux de l'État à créer. Mais en réalité on se refuse à accorder à ces mêmes enfants, dont on souhaite faire les citoyens d'un utopique lendemain, le rôle qui sera le leur dans le corps politique ; car du point de vue des nouveaux, si nouvelles que puissent être les propositions du monde adulte, elles sont néces­sairement plus vieilles qu'ils ne sont eux-mêmes. C'est bien le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l'intérieur d'un monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chancis d'innover.
Tout cela n'est absolument pas le cas en Amérique et c'est bien pour cela qu'il est si difficile d'y porter un jugement correct sur ces questions. Dans un pays d'immigrants, le rôle politique que joue bel et bien l'éducation, le fait que les écoles ne servent pas seule­ment à américaniser les enfants mais affectent aussi leurs parents, et contribuent à se défaire d'un monde ancien pour entrer dans un nouveau, tout cela entretient l'illusion que grâce à l'éducation des enfants un monde nouveau est en train de s'édifier. Bien entendu, la situation réelle n'est pas du tout celle-là. Même en Amérique, le monde dans lequel les enfants sont intro­duits est un monde ancien, c'est-à-dire un monde préexistant, construit par les vivants et les morts et qui n'est nouveau que pour ceux que l'immigration vient d'y introduire. Mais là l'illusion est plus forte que la réalité, car elle jaillit directement d'une expérience fondamentalement américaine : que l'on peut fonder un nouvel ordre et qui plus est, le fonder avec la conviction intime d'une continuité historique ; car l'expression « Nouveau Monde » n'a de sens qu'en réfé­rence à l'Ancien qui, bien qu'admirable à d'autres points de vue, fut rejeté parce qu'il ne pouvait trouver de solution aux problèmes de la pauvreté et de l'oppres­sion.
Or, en ce qui concerne l'éducation, il a fallu attendre notre siècle pour que l'illusion provenant du pathos de la nouveauté produise ses conséquences les plus graves. Tout d'abord, elle a permis à cet assemblage de théories modernes de l'éducation, qui viennent du centre de l'Europe et consistent en un étonnant salmigondis de choses sensées et d'absurdités, de révolutionner de fond en comble tout le système d'éducation, sous la bannière du progrès de l'éducation. Ce qui en Europe était resté une expérience tentée çà et là dans de rares écoles et dans les institutions isolées, puis étendant peu à peu son influence à certains secteurs, a, en Amérique, complètement bouleversé et pour ainsi dire du jour au lendemain, il y a de cela vingt-cinq ans, toutes les méthodes traditionnelles d'enseignement. Je n'entre­rai pas ici dans les détails et je laisse de côté les écoles privées et en particulier les écoles paroissiales catholiques romaines. Le fait significatif est que pour ne pas aller à l'encontre de certaines théories, bonnes ou mauvaises, on a résolument mis à l'écart toutes les règles du bon sens. Un tel procédé a toujours une signi­fication lourde de conséquences, surtout dans un pays dont la vie politique se fonde tellement sur le sens commun. Quand dans les questions politiques, la saine vison humaine achoppe et ne permet plus de fournir de réponses, on se trouve confronté à une crise. Car cette sorte de raison n'est que ce sens commun qui nous permet, nous et nos cinq sens individuels, d'être adaptés à un unique monde commun à tous et d'y vivre. La dis­parition de ce sens commun aujourd'hui est le signe le plus sûr de la crise actuelle. A chaque crise, c'est un pan du monde, quelque chose de commun à tous, qui s'écroule. Comme une baguette magique la faillite du sens commun indique où s'est produit un tel effondre­ment.
En tout cas, la réponse à la question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire, ou à la question plus large de savoir pourquoi le niveau scolaire de l'école américaine moyenne reste tellement en dessous du niveau moyen actuel de tous les pays d'Europe, cette réponse n'est malheureusement pas que ce pays est jeune et n'a pas encore rattrapé le Vieux Monde, mais tout au contraire que dans ce domaine, ce pays est le plus « avancé » et le plus moderne du monde. Et cela est vrai en un double sens : nulle part les problèmes d'éducation d'une société de masse ne se sont posés avec tant d'acuité et nulle part ailleurs les théories pédagogiques les plus modernes n'ont été acceptées de façon si servile et si peu critique. Ainsi, la crise de l'éducation en Amérique annonce d'une part la faillite des méthodes modernes d'éducation et d'autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d'une société de masse et en réponse à ses exigences.
Dans cette optique, nous devons garder présent à l'esprit un autre facteur plus général, qui, s'il est bien certain qu'il n'est pas cause de la crise, l'a pourtant sérieusement aggravée : il s'agit du rôle unique que joue et a toujours joué dans la vie américaine la notion d'égalité. Cette notion va beaucoup plus loin que la simple égalité devant la loi, plus loin aussi que le nivel­lement des différences de classes, plus loin même que ce qu'évoque l'expression « égalité de chances », qui, à ce point de vue, a pourtant une signification plus grande car, au point de vue des Américains, le droit à l'éducation est l'un des droits civiques inaliénables. C'est ce dernier point qui a déterminé la structure de l'enseigne­ment secondaire dans lequel les écoles secondaires, au sens européen, n'existent qu'à titre d'exception. Puisque la scolarité est obligatoire jusqu'à l'âge de seize ans, chaque enfant doit entrer au lycée, et le lycée, par conséquent, n'est au fond qu'une sorte de prolonge­ment de l'école primaire. Il résulte de ce manque d'ensei­gnement secondaire que la préparation à l'enseignement supérieur doit être assurée par les facultés elles-mêmes, dont les programmes sont donc toujours surchargés, ce qui se répercute sur la qualité même du travail qu'on y fait.
A première vue, on pourrait peut-être penser que cette anomalie est due à la nature d'une société de masse où l'éducation n'est plus le privilège des classes aisées. Un coup d'œil sur l'Angleterre, où, comme chacun sait, depuis quelques années, toutes les classes de la population ont également accès à l'enseignement secondaire, montrera qu'il n'en est rien. Car en Angle­terre a été institué pour les élèves de onze ans, à la fin des études primaires, le redoutable examen qui ne conserve que dix pour cent environ d'élèves aptes à poursuivre des études. Même en Angleterre, la rigueur de cette sélection n'a pas été acceptée sans susciter des protestations ; en Amérique, cela eût été tout simple­ment impossible. L'Angleterre tend à instaurer une « méritocratie », ce qui revient clairement à établir une oligarchie, fondée cette fois non plus sur la richesse ou la naissance mais sur les aptitudes. Mais quand bien même les Anglais n'en seraient pas tout à fait conscients, cela signifie que, même sous un gouvernement socia­liste, leur pays continuera à être gouverné comme il l'a toujours été depuis des temps immémoriaux, c'est-à-dire non pas comme une monarchie ni comme une démocratie, mais bien comme une oligarchie ou une aristocratie, cette dernière entendue au sens où ce sont les plus doués qui sont les meilleurs, ce qui est loin d'être une certitude. En Amérique on trouverait intolé­rable de faire une distinction presque physique entre les enfants « doués » et « non doués ». La méritocratie ne contredit pas moins les principes d'égalité ou de démocratie égalitaire que toute autre oligarchie.
Ainsi en Amérique, ce qui rend la crise d'éducation si aiguë, c'est le caractère politique de ce pays, qui, de lui-même, se bat pour égaliser ou effacer, autant que possible, la différence entre jeunes et vieux, doués et non doués, c'est-à-dire finalement entre enfants et adultes et en particulier entre professeurs et élèves. Il est évident que ce nivellement ne peut se faire qu'aux dépens de l'autorité du professeur et au détriment des élèves les plus doués. Cependant, au moins pour qui­conque connaît le système d'éducation américain, il est également évident que cette difficulté, enracinée dans l'attitude politique du pays, présente aussi de gros avantages, non seulement du point de vue humain, mais aussi sur le plan de l'éducation ; en tout cas, ces facteurs généraux ne peuvent ni expliquer la crise dans laquelle nous nous trouvons actuellement, ni. justifier les mesures par lesquelles on a précipité la crise.

II

Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d'expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu'il existe un monde de l'enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu'on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. C'est le groupe des enfants lui-même qui détient l'autorité qui dit à chacun des enfants ce qu'il doit faire et ne pas faire ; entre autres conséquences, cela crée une situation où l'adulte se trouve désarmé face à l'enfant pris indivi­duellement et privé de contact avec lui. Il ne peut que lui dire de faire ce qui lui plaît et puis empêcher le pire d'arriver. C'est ainsi qu'entre enfants et adultes sont brisées les relations réelles et normales qui proviennent du fait que dans le monde des gens de tous âges vivent ensemble simultanément. L'essence de cette première idée de base est donc de ne prendre en considération que le groupe et non l'enfant en tant qu'individu.
Quant à l'enfant dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu'avant, car l'autorité d'un groupe, fût-ce un groupe d'enfants, est toujours beau­coup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d'un individu, si sévère soit-il. Si l'on se place du point de vue de l'enfant pris individuellement, on voit qu'il n'a pratiquement aucune chance de se révolter ou de faire quelque chose de sa propre initiative. Il ne se trouve plus dans la situation d'une lutte inégale avec quelqu'un qui a, certes, une supériorité absolue sur lui — situation où il peut néanmoins compter sur la solidarité des autres enfants, c'est-à-dire de ses pairs — mais il se trouve bien plutôt dans la situation par définition sans espoir de quelqu'un appartenant à une minorité réduite à une personne face à l'absolue majorité de toutes les autres. Même en l'absence de toute contrainte extérieure, bien peu d'adultes sont capables de supporter une telle situation, et les enfants en sont tout simplement inca­pables.
Affranchi de l'autorité des adultes, l'enfant n'a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s'échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont ten­dance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux.
La deuxième idée de base à prendre en considération dans la crise présente a trait à l'enseignement. Sous l'influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l'enseignement en général, au point de s'affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d'enseigner... n'importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maî­triser un sujet particulier. Comme nous le verrons plus loin, cette attitude est naturellement très étroitement liée à une idée fondamentale sur la façon d'apprendre. En outre, au cours des récentes décennies, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. Puisque le professeur n'a pas besoin de connaître sa propre discipline, il arrive fréquemment qu'il en sait à peine plus que ses élèves. En conséquence, cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d'affaire par leurs propres moyens, mais que désormais l'on tarit la source la plus légitime de l'auto­rité du professeur, qui, quoi qu'on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent. Ainsi le professeur non autoritaire qui, comptant sur l'autorité que lui confère sa compétence, voudrait s'abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister.
Mais c'est une théorie moderne sur la façon d'appren­dre qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle. Cette théorie était tout simplement l'application de la troisième idée de base dans notre contexte, idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l'on ne peut savoir et comprendre que ce qu'on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l'éducation est aussi élémentaire qu'évidente : substituer, autant que possible, le faire à l'apprendre. S'il n'était pas considéré comme très important que le professeur domine sa discipline, c'est qu'on voulait l'obliger à conserver l'habitude d'apprendre pour qu'il ne transmette pas un « savoir mort », comme on dit, mais qu'au contraire il ne cesse de montrer comment ce savoir s'acquiert. L'intention avouée n'était pas d'enseigner un savoir, mais d'inculquer un savoir-faire : le résultat fut une sorte de transformation des collèges d'enseignement général en instituts profession­nels qui ont remporté autant de succès quand il s'est agi d'apprendre à conduire une voiture, à taper à la machine, ou — plus important encore pour l' « art de vivre » — à se bien comporter en société et à être popu­laire, qu'ils ont récolté d'échecs quand il s'est agi d'incul­quer aux enfants les connaissances requises par un programme d'études normal.
Cependant cette description pèche non tant par son exagération évidente pour les besoins de la cause, que par son insuffisance à se rendre compte comment dans ce processus on s'est surtout efforcé de supprimer autant que possible la distinction entre le travail et le jeu, au profit de ce dernier. On considérait que le jeu est le mode d'expression le plus vivant et la manière la plus appropriée pour l'enfant de se conduire dans le monde, et que c'était la seule forme d'activité qui jaillisse spontanément de son existence d'enfant. Seul, ce qui peut s'apprendre en jouant correspond à sa viva­cité. L'activité caractéristique de l'enfant — du moins pensait-on — est de jouer ; apprendre, au vieux sens du terme, en forçant l'enfant à adopter une attitude de passivité, l'obligeait à abandonner sa propre initiative qui ne se manifeste que dans le jeu.
L'enseignement des langues illustre directement le lien étroit entre ces deux points ; la substitution du faire à l'apprendre et du jeu au travail : l'enfant doit prendre en parlant, c'est-à-dire en faisant et non en étudiant la grammaire et la syntaxe ; en d'autres termes, il doit apprendre une langue étrangère comme il a appris sa langue maternelle : comme en jouant et sans rompre la continuité de son existence habituelle. Si on laisse de côté la question de savoir si cela est possible ou non (et dans une certaine mesure c'est pos­sible, à condition de pouvoir garder toute la journée l'enfant dans une ambiance où l'on ne parle que la langue étrangère), il est parfaitement clair que cette méthode cherche délibérément à maintenir, autant que possible, l'enfant plus âgé au niveau infantile. Ce qui précisément devrait préparer l'enfant au monde des adultes, l'habitude acquise peu à peu de travailler au lieu de jouer, est supprimée au profit de l'autonomie du monde de l'enfance.
Quel que soit le lien qui existe entre le faire et le savoir, ou quelle que soit la valeur de la formule pragma­tique, l'application de celle-ci à l'éducation, c'est-à-dire à la façon dont l'enfant apprend, tend à faire du monde de l'enfance un absolu, exactement comme nous l'avions remarqué dans le cas de la première idée de base. Ici également, sous prétexte de respecter l'indépendance de l'enfant, on l'exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien, dans la mesure où celui-ci peut être appelé un monde. Cette façon de tenir l'enfant à l'écart est artificielle, car entre enfants et adultes elle brise les relations naturelles qui, entre autres, consistent à apprendre et à enseigner, et parce qu'elle va en même temps contre le fait que l'enfant est un être humain en pleine évolution et que l'enfance n'est qu'une phase transitoire, une préparation à l'âge adulte.
En Amérique, la crise actuelle résulte et de la prise de conscience de l'aspect destructeur de ces trois idées de base et de l'effort désespéré qui est tenté pour réformer tout le système d'éducation, c'est-à-dire pour le transformer complètement. Ce faisant, exception faite des projets qui visent à augmenter considérable­ment l'es moyens d'enseignement mis à la disposition des sciences physiques et de la technologie, on ne tente rien d'autre qu'une restauration : on rétablira une fois de plus l'autorité dans l'enseignement ; on ne jouera plus pendant les heures de classe et on fera de nouveau du travail sérieux ; on mettra l'accent non plus sur les activités extra-scolaires, mais sur les matières du pro­gramme. Enfin on parle même de modifier les pro­grammes actuels de formation des professeurs qui devront eux-mêmes apprendre quelque chose avant d'être lâchés auprès des enfants.
Les réformes envisagées qui en sont encore au stade de la discussion et qui ne concernent que les Américains n'ont pas à figurer ici, et je n'ai pas compétence pour discuter la question plus technique (encore que peut-être plus importante à longue échéance) de la réforme des programmes de l'enseignement primaire et secon­daire dans tous les pays, afin de les adapter aux besoins entièrement nouveaux du monde actuel. Ce qui nous importe ici se ramène à une double question. Quels aspects du monde moderne et de sa crise se sont réel­lement révélés dans la crise de l'éducation, ou en d'au­tres termes, pour quelles raisons a-t-on pu, pendant des années, parler et agir en contradiction si flagrante avec le bon sens ? Et, deuxièmement, quelles leçons pouvons-nous tirer de cette crise quant à l'essence de l'éducation, non pas au sens où l'on peut toujours tirer une leçon des erreurs qui n'auraient pas dues être commises, mais plutôt en réfléchissant au rôle que l'éducation joue dans toute civilisation, c'est-à-dire à l'obligation que l'existence des enfants entraîne pour toute société humaine. Nous commencerons par la deuxième question.


III

Une crise de l'éducation susciterait en tous temps de graves problèmes même si elle n'était pas, comme dans le cas présent, le reflet d'une crise beaucoup plus géné­rale et de l'instabilité de la société moderne. Car l'édu­cation est une des activités les plus élémentaires et les plus nécessaires de la société humaine, laquelle ne saurait jamais rester telle qu'elle est, mais se renouvelle sans cesse par la naissance, par l'arrivée de nouveaux êtres humains. En outre, ces nouveaux venus n'ont pas atteint leur maturité, mais sont encore en devenir. Ainsi l'enfant, objet de l'éducation, se présente à l'édu­cateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain. Ce double aspect ne va absolument pas de soi et ne s'applique pas aux formes animales de la vie ; il correspond à un double mode de relations, d'une part la relation au monde et d'autre part la relation à la vie. L'enfant partage cet état de devenir avec tous les êtres vivants; si l'on considère la vie et son évolution, l'enfant est un être humain en devenir, tout comme le chaton est un chat en devenir. Mais l'enfant n'est nouveau que par rapport à un monde qui existait avant lui, qui continuera après sa mort et dans lequel il doit passer sa vie. Si l'enfant n'était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante pas encore achevée, l'éducation ne serait qu'une des fonctions de la vie et n'aurait pas d'autre but que d'assurer la subsistance et d'apprendre à se débrouiller dans la vie, ce que tous les animaux font pour leurs petits.
Cependant, avec la conception et la naissance, les parents n'ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l'enfant, mais aussi celle de la continuité du monde. Ces deux responsabilités ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit. En un certain sens, cette responsabilité du déve­loppement de l'enfant va contre le monde : l'enfant a besoin d'être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde aussi a besoin d'une protection qui l'empêche d'être, dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération.
Puisque l'enfant a besoin d'être protégé contre le monde, sa place traditionnelle est au sein de la famille. C'est là qu'à l'abri de quatre murs, les adultes reviennent chaque jour du monde extérieur et se retranchent dans la sécurité de la vie privée. Ces quatre murs à l'abri desquels se déroule la vie de famille constituent un rempart contre le monde et en particulier contre l'aspect public du monde. Ils délimitent un endroit sûr sans lequel aucune chose vivante ne peut prospérer. Ceci est valable non seulement pour la vie de l'enfant, mais pour la vie humaine en général — partout où cette dernière est constamment exposée au monde sans la protection de l'intimité et la sécurité privée, sa qualité vitale est détruite. Dans le monde public, commun à tous, les personnes comptent, et aussi l'œuvre, c'est-à-dire l'œuvre de nos mains par laquelle chacun de nous contribue à notre monde commun, mais là, la vie en tant que vie ne compte pas : le monde ne peut pas s'y inté­resser et elle doit s'en cacher et s'en protéger.
Toute vie, et non seulement la vie végétative, émerge de l'obscurité, et si forte que soit sa tendance naturelle à se mettre en lumière, a néanmoins besoin de la sécurité de l'obscurité pour parvenir à maturité. C'est peut-être ce qui explique que si souvent les enfants de parents célèbres tournent mal : la célébrité s'insinue entre les quatre murs, envahit le domaine privé, apportant avec elle, surtout dans les conditions actuelles, la lumière impitoyable. du domaine public, qui vient inonder toute la vie privée de ceux-ci, si bien que les enfants ne dis­posent plus de l'abri sûr où ils peuvent grandir. Mais c'est exactement le même processus de destruction de l'espace vital qui advient partout où l'on tente de transformer les enfants eux-mêmes en une sorte de monde. Dans ces groupes homogènes une vie publique d'un certain genre apparaît, et indépendamment du fait que ce n'est pas une « vraie » vie publique et que toute cette tentative est une espèce de fraude, le fait désastreux reste que des enfants, c'est-à-dire des êtres humains en devenir et non encore accomplis, sont ainsi obligés de s'exposer à la lumière de l'existence publique.
Il est clair qu'en essayant d'instaurer un monde propre aux enfants, l'éducation moderne détruit les conditions nécessaires de leur développement et de leur croissance. Il est pour le moins étrangement frappant que cette éducation fasse tant de mal à l'enfant, elle qui ne préten­dait avoir d'autre but que de le servir et qui rejetait les méthodes du passé comme ne tenant pas assez compte de sa nature profonde et de ses besoins. « Le Siècle de l'Enfant », comme on peut s'en souvenir devait émanciper l'enfant et le libérer des normes tirées du monde des adultes. Mais comment a-t-on pu négliger, ou simplement ne pas reconnaître les conditions de vie les plus élémentaires nécessaires à la croissance et au déve­loppement de l'enfant ? Comment a-t-on pu exposer l'enfant à ce qui plus que toute autre chose caractérise le monde adulte, c'est-à-dire à la vie publique, alors que l'on venait de s'apercevoir que l'erreur de toutes les anciennes méthodes avait été de considérer l'enfant comme un « petit adulte »?
La raison de cet étrange état de choses n'est en rien directement liée à l'éducation ; elle doit plutôt être cherchée dans les jugements et les préjugés sur la nature de la vie privée et du monde public et de leur relation mutuelle, qui ont été caractéristiques de la société moderne depuis le début des temps modernes, et que les éducateurs acceptèrent lorsqu'ils se décidèrent enfin — et relativement tard — à moderniser l'éduca­tion comme des évidences, sans se rendre compte des conséquences qu'ils auraient nécessairement sur la vie des enfants. Sans qu'il y ait là rien d'évident, la parti­cularité de la société moderne est de considérer la vie, c'est-à-dire la vie terrestre de l'individu aussi bien que celle de la famille, comme le plus grand des biens ; et c'est pour cette raison, qu'à la différence de tous les siècles précédents, la société moderne a affranchi cette vie ainsi que toutes les activités qui la préservent et l'enrichissent du secret de l'intimité pour l'exposer à la lumière du monde public. C'est la véritable significa­tion de l'émancipation des femmes et des travailleurs, non comme personnes, certes, mais dans la mesure où ils remplissent une fonction nécessaire dans le processus vital de la société.
Les derniers à être touchés par ce processus d'émanci­pation furent les enfants et ce qui justement pour les femmes et les travailleurs avait signifié une véritable libération — car ce n'étaient pas seulement des femmes et des travailleurs, mais aussi des personnes, qui pou­vaient donc prétendre légitimement accéder au monde public, c'est-à-dire avaient le droit de regard sur lui et de s'y faire voir, d'y parler et d'y être entendus —fut un abandon et une trahison dans le cas des enfants qui sont encore au stade où le simple fait de vivre et de grandir a plus d'importance que le facteur de la person­nalité. Plus la société moderne supprime la différence entre ce qui est privé et ce qui est public, entre ce qui ne peut s'épanouir qu'à l'ombre et ce qui demande à être montré à tous dans la pleine lumière du monde public, autrement dit plus la société intercale entre le public et le privé une sphère sociale où le privé est rendu public et vice versa, plus elle rend les choses difficiles à ses enfants qui par nature ont besoin d'un abri sûr pour grandir sans être dérangés.
Si grave que puisse être ce non-respect des conditions de la croissance vitale, il est sûr qu'elle a été tout à fait involontaire ; tous les efforts de l'éducation moderne se sont concentrés sur le bien-être de l'enfant. C'est un fait, bien sûr, même si les efforts qui ont été faits n'ont pas toujours réussi à promouvoir le bien-être de l'enfant de la manière espérée. La situation est entièrement différente quand l'éducation ne s'adresse plus à l'enfant, niais au jeune, au nouveau venu, à l'étranger, à celui qui est né dans un monde déjà existant qu'il ne connaît pas. Ce sont les écoles qui sont d'abord, mais non exclu­sivement responsables de cela. Elles ont à enseigner et à faire apprendre ; l'échec en ce domaine est, aujourd'hui, en Amérique, le problème le plus urgent. Que trouve-t-on au fond de ce problème?
Normalement, c'est à l'école que l'enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l'école n'est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel ; c'est plutôt l'institution qui s'intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde. C'est l'État, c'est-à-dire ce qui est public, et non la famille, qui impose la scolarité, et ainsi, par rapport à l'enfant, l'école représente le monde, bien qu'elle ne le soit pas vraiment. A cette étape de l'éducation, les adultes sont une fois de plus responsables de l'enfant, mais leur responsabilité n'est plus tant de veiller à ce qu'il grandisse dans de bonnes conditions, que d'assurer ce qu'en général on appelle le libre épanouissement de ses qualités et de ses dons caractéristiques. D'un point de vue général et essentiel, c'est cela qui est la qualité unique qui distingue chaque être humain des autres et qui fait qu'il n'est pas seulement un étranger dans le monde, mais « quelque chose » qui n'a jamais existé auparavant.
Dans la mesure où l'enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l'y introduire petit à petit ; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s'insérant dans le monde tel qu'il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d'un monde dont, bien qu'eux-mêmes ne l'aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent diffé­rent de ce qu'il est. Cette responsabilité n'est pas imposée arbitrairement aux éducateurs ; elle catit implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d'assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation.
Dans le cas de l'éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l'autorité. L'autorité de l'éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu'il n'y ait pas d'autorité sans une cer­taine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d'elle-même l'autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde. »
Or, nous savons tous ce qu'il en est aujourd'hui de l'autorité. Quelle que soit l'attitude de chacun envers ce problème, il est évident que l'autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie publique et politique ou du moins ne joue qu'un rôle largement contesté, car la violence et la terreur en usage dans les pays totalitaires n'ont bien sûr rien à voir avec l'autorité. Cela cependant veut, au fond, simplement dire qu'on ne veut plus demander à personne de prendre ni confier à personne aucune responsabilité, car, partout où a existé une véritable autorité, elle était liée à la responsabilité de la marche du monde. Si l'on retire l'autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la res­ponsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais, cela peut aussi vouloir dire qu'on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences (lu monde et son besoin d'ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d'y obéir. Dans la dispa­rition moderne de l'autorité, il n'y a pas de doute que ces deux intentions jouent chacune un 'rôle et qu'elles ont souvent travaillé simultanément et inextri­cablement.
Dans le cas de l'éducation, au contraire, une telle ambiguïté en ce qui concerne l'actuelle disparition de l'autorité n'est pas possible. Les enfants ne peuvent pas rejeter l'autorité des éducateurs comme s'ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d'adultes — même si les méthodes modernes d'éducation ont effective­ment essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L'autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d'assumer la responsa­bilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants.
Il existe bien sûr un lien entre la disparition de l'auto­rité dans la vie publique et politique et sa disparition dans les domaines privés et prépolitiques de la famille et de l'école. Plus la méfiance envers l'autorité devient systématique dans la sphère publique, plus il devient naturellement probable que la sphère privée en soit affectée. A cela s'ajoute le fait — et c'est probablement le point décisif — que depuis des temps immémoriaux notre tradition de pensée politique nous a 'habitués à considérer l'autorité des parents sur les enfants, des professeurs sur les élèves, comme le modèle qui permet de comprendre l'autorité politique. C'est justement ce modèle que l'on trouve déjà chez Platon et Aristote, qui rend si extraordinairement ambigu le concept d'au­torité en politique. ll se fonde d'abord sur une supé­riorité absolue, telle qu'il ne peut jamais en exister parmi les adultes et qui, du point de vue de la dignité humaine, ne doit jamais exister. En second lieu, sui­vant le modèle de la petite enfance, il se fonde sur une supériorité purement temporaire et par suite se contredit lui-même si on l'applique à des relations qui, par nature, ne sont pas temporaires, telles que les rela­tions de gouvernés à gouvernants. Ainsi la nature du sujet — c'est-à-dire à la fois la nature de la crise actuelle de l'autorité et la nature de notre pensée poli­tique traditionnelle — implique que la disparition de l'autorité qui se manifesta d'abord dans le domaine politique s'achève dans le domaine privé ; et ce n'est pas un hasard si l'endroit où l'autorité politique a d'abord été ébranlée, à savoir l'Amérique, est aussi celui où la crise actuelle de l'éducation se fait le plus fortement sentir.
En fait, cette disparition générale de l'autorité ne pouvait guère se manifester de façon plus radicale qu'en s'introduisant dans la sphère prépolitique, où l'autorité semblait prescrite par la nature elle-même, indépendam­ment de tous les changements historiques et de toutes les conditions politiques. D'autre part, l'homme moderne ne pouvait exprimer plus clairement son mécontentement envers le monde et son dégoût pour les choses telles qu'elles sont qu'en refusant d'en assumer la responsabilité pour ses enfants. C'est comme si, chaque jour, les parents disaient : « En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s'y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon vous n'avez pas de comptes à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort. »
Cette attitude n'a bien sûr rien à voir avec le désir révolutionnaire d'un nouvel ordre du monde — Novus Ordo Saeclorum, qui anima jadis l'Amérique : elle est plutôt symptomatique de l'actuelle aliénation du monde (estrangement from the world) que l'on peut observer partout, mais que les conditions d'une société de masse font apparaître sous une forme particulièrement radicale et désespérée. Il est vrai que ce n'est pas seulement en Amérique que les. expériences modernes d'éducation ont pris des allures tout à fait révolutionnaires, ce qui, jusqu'à un certain point, a augmenté la difficulté d'avoir une vue nette de la situation et amené un certain degré de confusion dans la discussion du problème ; car contrairement à tous les comportements de ce type, demeure ce fait indiscutable : tant que l'Amérique a été vrai­ment animée par cet esprit, elle n'a jamais songé à introduire le nouvel ordre dans l'éducation, mais elle est, au contraire, restée conservatrice dans ce domaine.
Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'en­tourer et de protéger quelque chose — l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l'éducation, ou plus exacte, ment dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conser­vatrice — qui accepte le monde tel qu'il est et ne lutte que pour préserver le statu quo — ne peut mener qu'à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocable­ment livré à l'action destructrice du temps sans l’intervention d'êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf. Les mots d'Hamlet : « Le temps est hors des gonds. Ô sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir», sont plus ou moins vrais pour chaque génération, bien que depuis le début de notre siècle, ils aient acquis une plus grande valeur persuasive qu'avant.
Au fond, on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, car c'est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s'use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constam­ment le remettre en place. Le problème est tout simple­ment d'éduquer de façon telle qu'une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l'élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ; mais c'est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu'en lui que nous détruisons tout si nous essayons de cana­liser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu'il sera. C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine.


IV
La véritable difficulté de l'éducation moderne tient au fait que, malgré tout le bavardage à la mode sur un nouveau conservatisme, il est aujourd'hui extrêmement difficile de s'en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l'éduca­tion est tout simplement impossible. Il y a à cela de bonnes raisons. La crise de l'autorité dans l'éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c'est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé. Pour l'éducateur cet aspect de la crise est particulièrement difficile à porter, car il lui appartient de faire le lien entre l'ancien et le nouveau : sa profession exige de lui un immense respect du passé. Pendant des siècles, c'est-à-dire tout au long de la période de civilisation romano-chrétienne, il n'avait pas à s'aviser qu'il possédait cette qualité, car le respect du passé était un trait essentiel de l'esprit romain et le Christianisme n'a ni modifié, ni supprimé cela, mais l'a simplement établi sur de nouvelles bases.
L'essence même de cet esprit romain (bien qu'on ne puisse appliquer cela à toute civilisation, ni même à l'ensemble de la tradition occidentale) était de consi­dérer le passé en tant que passé comme modèle, et dans tous les cas les ancêtres comme de vivants exemples pour leurs descendants. Il croyait même que toute grandeur réside dans ce qui a été, que la vieillesse est donc le sommet de la vie d'un homme et qu'étant déjà presque un ancêtre, le vieillard doit servir de modèle aux vivants. Tout cela est en contradiction non seulement avec notre époque et les temps modernes depuis la Renaissance, niais aussi par exemple avec l'attitude grecque en face de la vie. Quand Goethe dit que vieillir c'est « se retirer progressivement du monde des apparences », il fait là un commentaire dans l'esprit même des Grecs pour lesquels être et appa­raître ne font qu'un. La conception latine serait que c'est justement en vieillissant et en disparaissant peu à peu de la communauté des mortels que l'homme atteint sa plus caractéristique manière d'être même si, par rapport au monde des apparences, il est en train de disparaître ; car c'est alors seulement qu'il atteint ce mode d'existence où il sera une autorité pour les autres.
Avec l'arrière-plan intact de cette tradition où l'éducation jouait un rôle politique (et ce fut un cas unique), il est en fait relativement facile de faire ce qu'il faut en matière d'éducation, sans prendre la peine de réfléchir à ce que l'on est en train de faire : l'éthique particulière des principes d'éducation est en parfait accord avec les principes éthiques et moraux de la société en général. Eduquer, selon les termes de Polybe, c'était simplement « vous faire voir que vous êtes tout à fait digne de vos ancêtres » et dans cette tâche, l'éducateur pouvait être un « partenaire dans la dis­cussion » et un « partenaire dans le travail », car lui aussi, bien qu'à un niveau différent, passait sa vie les yeux fixés vers le passé. Camaraderie et autorité n'étaient dans ce cas que les deux faces d'une même chose et l'autorité de l'éducateur était fermement fondée dans l'autorité plus vaste du passé en tant que tel. Cependant, nous ne sommes plus dans cette situa­tion aujourd'hui et cela ne veut pas dire grand-chose d'agir comme si nous nous y trouvions encore et comme si nous ne nous étions éloignés du droit chemin que par accident, restant libres de le retrouver n'importe quand. Cela signifie que partout où la crise a éclaté dans le monde moderne, nous ne pouvons nous contenter de continuer, ni même simplement de retourner en arrière. Un tel retour en arrière ne fera jamais que nous ramener à cette même situation d'où justement a surgi la crise. Ce retour ne serait qu'une simple répétition — bien que peut-être différente dans la forme — car il est toujours possible de présenter toute absurdité et toute notion extravagante comme étant le dernier mot de la science. D'autre part, une simple persévérance sans réflexion, qu'elle agisse dans le sens de la crise ou qu'elle demeure attachée au train-train quotidien qui croit naïvement que la crise ne submergera pas son domaine particulier, peut seulement, parce qu'elle s'abandonne au cours du temps, conduire à la ruine ; elle peut seulement, pour être plus précis, accroître cette aliénation du monde, situation qui nous menace déjà de toutes parts. Qui réfléchit sur les principes d'éducation doit tenir compte de ce processus d'aliénation par rapport au monde ; il peut même admettre que nous nous trou-vous sans doute là en face d'un processus automatique, à la seule condition qu'il n'oublie pas que la pensée et l'action de l'homme peuvent interrompre et arrêter un tel processus.
Dans le monde moderne, le problème de l'éducation tient au fait que par sa nature même l'éducation ne peut faire fi de l'autorité, ni de la tradition, et qu'elle doit cependant s'exercer dans un monde qui n'est pas structuré par l'autorité ni retenu par la tradition. Mais cela signifie qu'il n'appartient pas seulement aux professeurs et aux éducateurs, mais à chacun de nous, dans la mesure où nous vivons ensemble dans un seul monde avec nos enfants et avec les jeunes, d'adopter envers eux une attitude radicalement différente de celle que nous adoptons les uns envers les autres. Nous devons fermement séparer le domaine de l'édu­cation des autres domaines, et surtout celui de la vie politique et publique. Et c'est au seul domaine de l'édu­cation que nous devons appliquer une notion d'autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent, mais qui n'ont pas une valeur générale et ne doivent pas prétendre détenir une valeur générale dans le monde des adultes.
En pratique, il en résulte que premièrement, il fau­drait bien comprendre que le rôle de l'école est d'ap­prendre aux enfants ce qu'est le monde, et non pas leur inculquer l'art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu'eux, le fait d'apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu'on ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme de grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la communauté des adultes, comme s'ils ne vivaient pas dans le même monde et comme si l'enfance était une phase autonome dans la vie d'un homme, et comme si l'enfant était un état humain autonome, capable de vivre selon des lois propres. On ne peut pas établir de règle générale qui déterminerait dans chaque cas le moment où s'efface la ligne qui sépare l'enfance de l'âge adulte ; elle varie souvent en fonction de l'âge, de pays à pays, d'une civilisation à une autre, et aussi d'individu à individu. Mais à l'éducation, dans la mesure où elle se distingue du fait d'apprendre, on doit pouvoir assigner un terme. Dans notre civilisation, ce terme coïn­cide probablement avec l'obtention du premier diplôme supérieur (plutôt qu'avec le diplôme de fin d'études secondaires) - Respectivement : graduation from college et graduation from high shcool (N. d. T.). - car la préparation à la vie professionnelle dans les universités ou les instituts techniques, bien qu'elle ait toujours quelque chose à voir avec l'éduca­tion, n'en est pas moins une sorte de spécialisation. L'éducation ne vise plus désormais à introduire le jeune dans le monde comme tout, niais plutôt dans un secteur limité bien particulier. On ne peut éduquer sans en même temps enseigner ; et l'éducation saris enseignement est vide et dégénère donc aisément en une rhétorique émotionnelle et morale. Mais on peut très facilement enseigner sans éduquer et on peut continuer à apprendre jusqu'à la fin de ses jours sans jamais s'éduquer pour autant. Mais tout cela n'est que détails, que l'on doit vraiment abandonner aux experts et aux pédagogues.
Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée — la pédagogie — c'est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c'est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandon­ner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entre­prendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun.

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